Fin d’un monde

Vivre bien la fin de notre monde ?

 À propos de la collapsologie, et autres collapsosophies[1], selon l’ouvrage Une autre fin du monde est possible, vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) de Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Anthropocène Seuil, 2018.

L’idée de l’ouvrage, et de ceux sur le même thème qui l’ont précédé depuis 2015, parait simple. Nous vivons, sans en avoir conscience, l’effondrement de la vie planétaire, et le pire est sans doute à venir. Que faire, si on croit que cette perspective fatale est inéluctable ? Si on pense que ni les politiques, ni les scientifiques ne peuvent imaginer des solutions à la hauteur de la complexité des problèmes posés à l’humanité ? Pour ces survivalistes et autres collapsonautes, c’est en apprenant à vivre avec l’effondrement que l’humanité trouvera des solutions inédites pour se réinventer.

Comment résister aux catastrophes naturelles plus ou moins brutales (inondations, ouragans, sécheresses, tremblements de terre, coulées de boues, tsunamis, éruptions volcaniques …) ou lentes (perte de la biodiversité, montée des eaux, épidémies, famines…) et à leurs conséquences dramatiques (migrations, révoltes, ségrégations, agressions, misère…) en dépassant les émotions de chacun (peur, panique, détresse, dépression, violence…) ? Les auteurs imaginent d’autres mondes, ni idéaux (utopies), ni cauchemardesques (dystopies). En adoptant une perspective d’inspiration sociobiologique et « écopsychologiste », à partir de leurs propres expériences collectives, ils avancent d’autres mondes possibles (des plurivers à la place de l’univers) sans préciser les contours de ces alternatives.

L’on sait seulement que les femmes y créeront la place qui leur revient (éco-féminisme), que la nature sauvage y prodiguera ses bienfaits, que les êtres non humains (surtout naturels) auront droit aux mêmes égards (dons et contre-dons) que les humains. Inspirés des thèses des anthropologues (P. Descola et A. Escobar notamment), ces mondes possibles seront pluriculturels. Ils prendront de la distance avec le dualisme cartésien pour emprunter au totémisme et à l’animisme. Ils seront fondés sur de nouveaux récits, sur de nouveaux mythes, pour donner sens aux mondes imaginés par leurs adeptes. À la manière du mycélium souterrain des champignons qui relie les racines des arbres d’une forêt, les nouveaux survivalistes créeront des groupes humains solidaires, généreux, attentifs, inclusifs, empathiques, capables d’imaginer empiriquement leurs nouvelles vies collectives selon leurs projets de résilience.

Peut-on croire à ces visions d’autres ontologies, à d’autres façons humaines et non humaines d’être au monde ?  Car les auteurs ne proposent pas autre chose que de changer de croyances, de manières de penser un monde, le nôtre, qui risque fort de devenir de plus en plus inhabitable s’il ne change pas de modèle.

Comme ils sont réalistes, bien que peu matérialistes, ils savent que ces mutations culturelles engagent le très long terme. Les conceptions holistiques de la connaissance et de l’action sont pourtant déjà à l’œuvre un peu partout. Mais elles ne se substituent pas aisément aux pensées héritées dominantes, notamment cartésiennes, celles qui séparent les ressources de la nature de ceux qui les exploitent.

Avouant ainsi une sorte d’impuissance, ils comptent plus sur une réaction collective d’adaptation. Non pour stabiliser l’humanité menacée par ses paradoxes, mais pour apporter aux habitants de la planète, à la manière des Stoïciens grecs[2], une vie sereine au milieu des dangers et des paniques. En se rebellant également, en désignant des ennemis (« l’hydre capitaliste, la finance internationale, le monde thermoindustriel »), ils invitent à un « Changement de Cap » avec trois modes opératoires : « réparer les dégâts à La Terre, aux écosystèmes, aux communautés et aux personnes », expérimenter des alternatives (l’agroécologie par exemple) et surtout changer la conscience de ce monde pour en inventer d’autres qui redécouvrent la mémoire (anamnésie) et les relations sensibles aux milieux de la vie (esthésie).

L’apocalypse est en vue mais elle peut être heureuse, écrivent-ils pour conclure.

L’intérêt de ce manifeste est d’affronter le déni de l’effondrement de nos sociétés dans des contextes dysruptifs et de proposer une parade adaptative, une solution fondée sur la mise en commun des émotions et des esprits (ensemble est mieux que seul). En dénonçant l’impuissance des actions gouvernementales et en lui préférant le développement des initiatives de chaque éco-collectif dans le monde.

Bien que les auteurs, avec une bibliographie de presque cinq cent références, semblent à l’abri de tentations communautaristes ou sectaires, ce risque ne peut être écarté, ne serait-ce que du fait de leurs expériences collectives qui y font penser. On peut également leur reprocher leur “résignation fataliste” (D. Tanuro) et l’absence de paradigme clair et de méthodes pour fonder scientifiquement la « collapsologie ». Et pointer l’affinité de cette pensée avec les mouvements spiritualistes et la Deep ecology anglo-américaine.

Croire à cette croyance ? Croire à la fin d’un monde, et non à la fin du monde. Pourquoi pas ? Elle n’est pas naïve. Le président du Cercle des économistes fondé en 1992 le rappelle : «  Rarement nous ne connûmes autant de ruptures très difficiles à analyser et en raison desquelles nous avons énormément de mal à imaginer ce que sera le futur (…) Le pire n’est jamais sûr, loin de là, mais une chose est certaine, c’est que l’on peut sans nul doute évoquer la fin d’un monde »[3], notre monde.

Pourquoi ne pas s’engager avec enthousiasme dans cette voie lucide, mais avec précaution… ?  Croire c’est vivre.

Pierre Donadieu

11 mars 2019

[1]Science (collapsologie) et sagesse (collapsosophie) des ruptures, des effondrements (collapsus).

[2]L’École du Portique à Athènes créée en – 301 av. J.-C. Son principe : Ne pas se laisser atteindre par ce qui ne dépend pas de nous et parvenir à nous concentrer sur ce qui est en notre pouvoir.

[3]Le Monde, Jean-Hervé Lorenzi, Le Cercle des économistes, p. 4, mardi 12 mars 2019.

Quelles gouvernances pour les paysages agricoles ?

D’abord un petit rappel de vocabulaire pour deux mots polysémiques.
Gouvernance : tout mode de décision et d’évaluation, public et/ou privé, qui associe toutes les parties prenantes de ce qui est à décider et à évaluer.
Paysage : Partie de territoire, telle que perçue par les populations, et dont le caractère résulte de l’actions de facteurs naturels et/ou humains, et de leurs interrelations (article 1 de la Convention européenne du paysage de Florence, 2000).

Ces deux définitions signifient que la production des paysages agricoles par les agriculteurs dépend à la fois des conditions naturelles de leurs terroirs (notamment du climat et du sol), des conditions techniques, sociales et économiques des exploitations agricoles, ainsi que de leur cadre politique (la politique agricole commune européenne en particulier). Comme ces paysages sont également ceux des publics qui les perçoivent, ces derniers sont loin d’être indifférents à leur nature.
En résulte l’idée que la liberté de produire des paysages agricoles a des limites. Elle doit tenir compte des jugements de goût et de valeur des habitants des territoires autant que de leurs visiteurs. Depuis environ un siècle en France, il existe en effet des politiques publiques de paysage, qui visent autant la conservation de la nature, des monuments et des sites, que l’accompagnement de la production des paysages ordinaires par les services de l’Etat.
En France, les paysages sont administrés par l’application des codes de l’urbanisme, rural,  du patrimoine et de l’environnement. Comme les paysages agricoles concernent la moitié de la surface du territoire national, et que les modes de production de l’agriculture conventionnelle peuvent être remis en cause pour des raisons de santé publique et environnementale, les restrictions apportées à la liberté des agriculteurs d’entreprendre doivent être éclairées.
De manière plus positive, comment “écologiser” les modes intensifs de production agricole ? Par exemple en diminuant les quantités de pesticides sans diminuer la rentabilité de l’exploitation.
La première méthode, la plus courante, est de légiférer et de faire appliquer les normes prévues par la loi. Ce qui ne suffit pas, si l’on en juge par la persistance des proliférations d’algues vertes sur les rivages bretons, par la pollution chronique de nombreux cours d’eau et nappes phréatiques, due aux pesticides, par le drainage des zones humides, par la destruction des réseaux de haies et la régression continue de la biodiversité dans les espaces agricoles. En bref par la réduction de la diversité des paysages cultivés au profit de modèles intensifs spécialisés dans quelques productions.
En sont en partie responsables les incitations financières de la PAC qui privilégie le premier pilier (soutien aux marchés et aux revenus des agriculteurs), aux dépens du second (environnemental).
Dans ce contexte, l’inflexion des exploitations vers les chemins de l’agroécologie apparaît difficile si les incitations de la PAC ne changent pas radicalement. Les injonctions législatives récentes (lois Grenelles et Biodiversité) ne suffiront pas.

La seconde méthode consiste à renoncer à la seule administration descendante (top down) de l’agriculture par l’Etat, surtout si elle est fondée sur des normes non négociées avec le monde agricole concerné, ou si aucune évaluation de l’action publique n’est prévue ou possible.
En revanche, si dans chaque territoire (commune ou groupe de communes), il est possible de réunir des représentants de toutes les parties prenantes de la transformation des paysages (agriculteurs, propriétaires fonciers, acteurs publics, associations locales …), une gouvernance multiacteurs des paysages peut se mettre en place. Elle aura pour objectif de décider en parlant des paysages souhaitables, des modes de production les plus appropriés à la société locale. Les tensions et les conflits seront inévitables. Ils emprunteront des chemins juridiques (mobilisation d’un principe de précaution ou de prévention ?). Ils modifieront surtout la conscience locale des questions environnementales lorsque seront adoptés des indicateurs de processus de transformation des paysages agricoles.
Par exemple : le taux de boisement et de linéaires de haies de la commune, la surface de milieux favorables à la biodiversité ou à la réduction des GES, ou bien le retour de populations animales choisies localement ou encore le nombre d’espèces cultivées dans les assolements. Ces débats poseront également le problème local de la proximité et de la qualité des produits agroalimentaires surtout dans les régions urbaines.
Pour y parvenir, il faudra des professionnels du paysage pour organiser la médiation locale, car les élus ruraux n’en ont pas en général la capacité. Malheureusement, ces professionnels sont rares, et il faudra les former.
Pour approfondir le fond théorique de cette alternative : le pragmatisme démocratique du philosophe américain John Dewey,  l’ouvrage de Joëlle Zask (Introduction à John Dewey, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2015, 128 p.) est conseillé.

N’est-il pas naïf cependant de croire qu’il sera possible pour un médiateur du débat public de faire décider un public local partagé entre des logiques contradictoires, y compris avec des experts ? Pour une entreprise agricole  par exemple de maintenir son revenu en utilisant des pesticides sans polluer l’environnement. Cette incertitude ralentit considérablement la transition agroécologique.

Deux possibilités complémentaires existent pourtant pour  rendre compatible ce qui est contradictoire. L’on se souvient de la démonstration de la métaphore du chat d’Erwin Schrödinger : l’électron peut être simultanément dans deux états distincts de même que le chat dans la boite ou un danger le menace peut être à la fois mort et vivant pour l’observateur, même si c’est contre intuitif.  

De la même manière, l’on pourrait affirmer qu’une production agricole intensive aurait la possibilité d’être à la fois sous deux états : polluante et non polluante.  Mais il faudrait prouver scientifiquement comme Schrödinger l’avait montré avec la mécanique ondulatoire pour l’électron que deux états de l’exploitation agricole sont possibles en même temps : l’état polluant (les pesticides altèrent l’environnement) et l’état non polluant.

Pour y parvenir, il est possible de faire appel aux méthodes sophistiquées de l’agriculture raisonnée et de montrer que moins de pesticides, mieux utilisés, ne compromettent pas les revenus bruts de l’exploitation. Ce qui est constaté statistiquement par une enquête récente (Lechenet et al., Nature Plants, mars 2017) indiquant que “l’on peut réduire de 42 % en moyenne les pesticides sans effets économiques négatifs dans 59 % des  fermes sans label AB enquêtées en France)”.

Généralisons la perception de ces résultats. Pour les uns (des environnementalistes et des habitants exigeants), la diminution des pesticides ne sera pas suffisante (principe de précaution). Il n’en faut aucun ou des produits compatibles avec un label AB.  À leurs yeux, la production reste polluante et dangereuse pour la vie humaine et non humaine.

Pour les autres (les agriculteurs concernés par exemple), les normes environnementales locales prescrites (la qualité de l’eau des nappes de surface par exemple)  sont respectées et la production n’est pas polluante et dangereuse pour la santé humaine à leurs yeux. Ils dégagent leur responsabilité en cas de plaintes en la reportant sur les services de l’Etat qui définissent les normes.

De fait, les deux états contradictoires des exploitations agricoles (à la fois polluant et non polluant) se superposent, comme les états des électrons de Shrödinger. On pourrait penser que l’histoire de l’agriculture française sort ainsi de la trajectoire linéaire de la rationalisation qui respecte le principe de non contradiction : l’état non polluant souhaité doit éliminer l’état polluant. Ainsi interprété, le réel qui était simplifié devient multiple et avec lui l’incertitude réapparaît comme actrice légitime de la décision publique.

Le choix de la gouvernance paysagère s’en trouve alors modifié. Soit les décisions s’appuient sur des paysages agricoles univoques dépendant seulement des marchés et d’injonctions de l’Etat (leur sens est seulement économique comme aujourd’hui), soit sur des paysages plurivoques, multifonctionnels et multiusages (leurs sens -économique, écologique, social, culturel – seraient multiples, même en étant contradictoires dans la réalité). Dans ce dernier cas, celui des chemins agroécologiques à prendre, pourraient émerger de manière dialectique de véritables communs paysagers, construits collectivement dans les territoires. Lire de P. Donadieu, Paysages en communs, pour une éthique des mondes vécus, Presses Universitaires de Valenciennes, 2014)

 

Pierre Donadieu, 24 mars 2017

L'incertitude est inévitable, mais ce n'est pas une mauvaise nouvelle …

Dans un monde incertain, l’essentiel n’est-il pas de faire face aux événements ? C’est-à-dire ” à ce qui échappe à la prévision, et arrive de lui-même tel un fait accompli qui m’affecte au plus près” (Jean-Luc Marion, Philosophie Magazine, n° 108, p. 69). L’événement est effectif avant d’être rationnel ou explicable. Il s’impose émotionnellement et irrévocablement.
Les attentats du “11 septembre” en 2001 furent un événement majeur pour le monde entier. Comme ceux de Charlie Hebdo, du Bataclan et de Nice en 2015 et 2016. Mais d’autres faits, moins tragiques, relèvent de la même qualification.
La tempête de 1999 qui ravagea les forêts et les parcs français ; la canicule de 2003 ; la tempête Xynthia de 2010 ou l’épizootie qui amena, en 2016, à l’extermination des canards d’élevage, ont frappé de stupeur les opinons publiques. Ce n’est qu’ensuite que ces événements ont été plus ou bien expliqués.
Le réchauffement climatique va probablement apporter son lot de conséquences dramatiques sur la vie des habitants de la planète. Les uns ne sont pas prévisibles comme les inondations, les sécheresses et les tempêtes, ni même évidemment imputables aux dérèglements climatiques. Ce sont de véritables événements au sens philosophique. Il faut les “encaisser” avant de les accepter.
Les autres sont réels, explicables, mais peu perceptibles : les migrations climatiques des populations humaines, végétales et animales, le dégel du permafrost, la fonte des banquises, la montée lente du niveau des océans ne sont pas des événements, mais des faits qui n’impressionnent pas. L’on peut même en douter.
L’événement climatique m’interpelle. Il appelle une réaction de ma part. Vais je m’engager pour la cause écologique et militer pour la réduction des émissions de GES, ou rester indifférent, voire m’inscrire dans le déni ? C’est le dilemme qu’engendre l’événement.
Peut-on et doit-on alors s’armer de règles claires pour résister aux événements, notamment climatiques ? Le philosophe J.-L. Marion suggère de se munir de “principes”. L’on pense au principe d’incertitude : le monde est incertain et il est illusoire de vouloir le maîtriser ou le prévoir. Savoir cela pour soi ne prémunit pas contre les tragédies, mais indique qu’il est préférable de s’engager pour la réduction des GES plutôt que de ne rien faire et de se résigner en imitant les autruches !
Pierre Donadieu, 23 mars 2017.

Séances de l'Académie d'Agriculture de France

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Paysages agricoles et ruraux

Les  7 et 14 juin 2017, 14h 30, 18 rue de Bellechasse, Paris 7e, métro Solférino, entrée libre.


Les continuités écologiques dans les paysages agricoles ; mise en œuvre d’une politique

Séance du 7 juin 2017

Introduction : Pierre Donadieu, membre de l’Académie d’Agriculture de France,

Françoise Burel, directrice de recherche, CNRS, Rennes, Diversité et fonctionnalité des continuités écologiques dans les paysages agricoles,



Jacques Baudry, directeur de recherche INRA SAD, Rennes et François Papy, membre de l’Académie d’Agriculture de France, La construction des paysages agricoles par les agriculteurs ; un atout pour les continuités écologiques ? 
 

Pierre-Henri Bombenger, professeur en urbanisme à la Haute école spécialisée de Suisse occidentale, Corinne Larrue, professeure et directrice de l’école d’urbanisme de Paris, Armelle Caron, ingénieure de recherche à l’Inra et Jacques Baudry, directeur de recherche à l’Inra, L’élaboration des trames vertes aux différentes échelles,

Conclusion : François Papy, membre de l’Académie d’Agriculture de France.



 

Les politiques publiques de paysage dans le milieu rural, évaluation et perspectives

Séance du 14 juin 2017


Introduction : Guillaume Dhérissard, membre de l’Académie d’agriculture de France.

Yves Luginbühl, directeur de recherche émérite, CNRS, Paris. Les outils des politiques publiques de paysage en France et en Europe,

Hervé Davodeau, maître de conférences, Agrocampus Ouest Angers. Une photographie de l’action paysagère à partir de deux bases de données ministérielles,

Patrick Moquay, professeur, ENSP Versailles-Marseille. Dilemmes de l’action publique en matière de paysage.

Conclusion : Pierre Donadieu, membre de l’Académie d’Agriculture de France.

 

Transition agroécologique

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Un oublié de la transition agroécologique : l’habitant des territoires ruraux et urbains

 

Expérience de pensée

Imaginons une expérience de pensée à la façon des philosophes. Imaginons que quelque part, le gouvernement d’un pays ait mis en œuvre toutes les incitations fiscales et financières (subventions) favorables aux pratiques de l’agroécologie ; que les chercheurs aient montré qu’il existait plusieurs modèles d’agroécologie, et que chaque agriculteur ait trouvé une réponse pour être vertueux en y trouvant un intérêt financier ou éthique : moins de GES, moins ou peu de pesticides … plus de carbone dans le sol, moins d’érosion des sols, plus de diversité des cultures, plus de liens entre productions végétales et animales dans les exploitations, plus de main d’œuvre ou de robots selon les situations, plus de prévention des risques climatiques (sécheresse), et que les consommateurs, de proximité (circuits courts) et lointains (exportation) aient approuvé ces nouvelles pratiques en achetant les produits. La transition agrocologique en serait-elle pour autant aboutie ? Les territoires où cette agriculture alternative aura émergé en seront-ils plus habitables ? L’environnement territorial des habitants (eau, air, sol, biodiversité, patrimoine, paysage …) aura t-il acquis les qualités qu’ils souhaitent ? Si ce ne n’est pas le cas, c’est que la mutation des entreprises agricoles se sera faite sans eux !

Produire les services écosystémiques dans et hors du marché

Comment les agriculteurs peuvent-ils produire tout ou partie des services écosystémiques que précisent les rapports du Millennium ecosystem assessment publiés par l’ONU en 2005 ? Comment peuvent-ils intégrer l’idée rationnelle que la bonne santé des agrosystèmes peut être gérée à la fois au service de leurs intérêts (leur marge bénéficiaire, la qualité de leurs sols) et des intérêts collectifs (la santé et la sécurité publique) ? Comment leur est-il possible de développer à la fois des systèmes de production intensifs (agroalimentaires, énergétiques …) pour les marchés, et de produire des services territorialisés de régulation environnementale, sociaux, sociétaux et culturels, avec et hors du marché ?

Imaginons une deuxième expérience de pensée qui prolonge la précédente. Imaginons que les pouvoirs publics locaux (une intercommunalité en France par exemple) aient mis au vote par référendum la question suivante : « L’état lamentable de l’environnement de nos communes (pollution des eaux et disparition de la faune sauvage en raison de monocultures) ne peut être restauré qu’en payant les agriculteurs pour améliorer la situation (avec mise en place d’un observatoire indépendant de l’environnement). Acceptez vous, pour des raisons de santé publique et de qualité de l’environnement local, de voir augmenter votre taxe d’habitation de 10 % pour que la commune achète ces services aux agriculteurs ? Sachant que l’Etat, la Région et le département ne peuvent faire plus que ce qu’ils font et qui ne suffit pas.»

Chaque habitant fait face à un dilemme. Soit il pense que la liberté d’entreprendre ne doit pas nuire à autrui, et qu’il incombe aux pouvoirs publics, responsables de la sécurité des habitants, d’interdire les pratiques jugées dangereuses (en dépit des normes respectées !). Dans ce cas il vote non au référendum en sachant qu’il a de bonnes raisons de douter d’une régulation suffisante des pratiques agricoles conventionnelles. Et qu’il participe ainsi à transmettre à ses enfants un patrimoine immobilier dans un territoire peu habitable pour la vie humaine et non humaine.

Soit cette dernière éventualité lui paraît éthiquement inacceptable, pour lui, ses enfants et ceux des autres habitants. Alors il vote oui au référendum en se demandant quel sera le contrat entre la collectivité, les propriétaires fonciers et les agriculteurs. Et le profit individuel et collectif qu’il en tirera effectivement.

Selon la majorité sortant des urnes, seront ainsi distinguées des communes où le statut quo agricole sera conservé, et d’autres où une agroécologisation des exploitations agricoles peut être amorcée sous le regard des habitants citoyens et d’observatoires de l’environnement et des paysages. A la liberté d’entreprendre des uns sera opposée celle des autres de ne pas subir (ou de faire subir) les conséquences d’un modèle de développement agroéconomique dépassé.

Cette expérience indique qu’il n’est possible de sortir des modèles conventionnels d’agriculture qu’en territorialisant les enjeux nationaux (filières territoriales d’approvisionnement) et en ayant recours au débat public démocratique. Les exemples de certains cantons suisses (Genève) et des communes d’Ungersheim (« village en transition » en Alsace) et de Mouans-Sartoux (Alpes Maritimes) en témoignent. Il est possible pour les agriculteurs, avec les pouvoirs publics locaux, de produire et vendre des biens agricoles, et de fournir des biens et des services écologiques communs en étant explicitement, et de manière contractuelle, lié à une demande habitante locale, alimentaire, environnementale et paysagère.

L’alternative pour les sociétés locales est de rester prisonnier du piège de Lewis (la révolution verte et ses conséquences environnementales et sociales analysées par Arthur Lewis, prix Nobel en économie du développement en 1979). Cette impasse ne concerne qu’un tiers de l’humanité, ce qui veut dire que deux tiers, avec des agricultures traditionnelles, sont encore inscrits dans un chemin qui est proche de celui des principes de l’agroécologie … mais qui n’est pas nécessairement satisfaisant pour les agriculteurs ou les pouvoirs publics. Situations qu’il est nécessaire de reconnaître.

Reconnaître les situations et les choix agroécologiques

Imaginons une dernière expérience de pensée en s’inspirant à la fois des principes philosophiques de la reconnaissance développés par Paul Ricœur (1913-2005), de ceux du pragmatisme de l’Américain John Dewey (1859-1952) et des travaux sur les biens communs d’Elinor Ostrom (1933-2012).

Imaginons un agriculteur, quinquagénaire, exploitant 250 ha de céréales et d’oléoprotéagineux, qu’il loue pour l’essentiel. Il n’est pas indifférent à la critique adressée à l’agriculture industrielle intensive qu’il pratique et souhaite transmettre à son fils une exploitation viable avec des sols fertiles. Il se demande comment il pourrait prendre les chemins agroécologiques en conservant ou en améliorant ses revenus.

Doit-il passer à l’agriculture biologique en bénéficiant des aides publiques et vendre ses céréales pour la boulangerie locale ? Doit-il créer, avec une sole fourragère, un atelier d’élevage pour recycler les lisiers, à moins de les apporter à l’usine de méthane qui vient de s’installer à quelques kilomètres ? Doit-il planter des haies là où elles ont été détruites par les remembrements, pour limiter l’érosion des sols et restaurer la biodiversité locale ? A moins de planter des chênes truffiers sur les coteaux en friche ou d’ ouvrir à la circulation du public ses parcelles le long de la rivière, sur la partie enherbée, ce que le maire lui demande.

Comme il ne sait pas choisir et que son libre arbitre lui déconseille le risque de l’aventure, il attend de nouvelles incitations financières gouvernementales et européennes, ainsi que les expérimentations de ses voisins qui lui semblent aussi attentistes que lui. S’il hésite, c’est qu’il ne dispose que de la référence de son intérêt et de son expérience propre pour reconnaître la validité d’un nouveau choix. Mais avait-il le choix d’ éviter le piège de Lewis ?

Supposons qu’il prenne connaissance des attentes des habitants de sa commune, via une ONG ou la municipalité. Les uns vont lui suggérer de créer un atelier de maraichage bio pour alimenter les cantines scolaires ; d’éviter des épandages de pesticides à côté des écoles (pourquoi ne pas y localiser les cultures de luzerne ?) ; de mettre à disposition des habitants des surfaces pour des jardins communautaires ; de participer à l’exploitation des terres agricoles que voudrait acheter un groupe d’habitants privilégiant la production bio ; de se lancer dans l’agroforesterie ; de vendre à la ferme des produits transformés végétaux et animaux ; d’avoir recours à des semences d’espèces végétales et à des races locales … Les autres vont lui parler du patrimoine agricole local oublié, de la beauté des arbres que l’on ne regarde pas, de la raréfaction des oiseaux et des insectes, de la disparition des marais, de la tristesse et de la monotonie des paysages agricoles…

S’il doit choisir une voie et s’y engager, c’est, probablement, en recherchant autant la satisfaction du regard d’autrui que la viabilité de son exploitation. Cette reconnaissance – une mutualisation des services rendus entre personnes (Ricœur) – ancre l’action dans une construction du vivre ensemble entre mondes agricoles et mondes urbain et villageois. Elle s’appuie sur la mobilisation d’un public et des experts du domaine concerné pour éclairer la décision agricole privée, indissociable aujourd’hui de celle des pouvoirs publics (Dewey, Ostrom).

Nb : je dois l’idée du “Piège de Lewis” à  l’économiste Bruno Dorin (CIRAD), conférence au groupe agroécologie de l’Académie d’Agriculture de France (16 mars 2017)

Pierre Donadieu

17 mars 2017