27 novembre 2014
Les paysagistes dans le monde en 2014, par P. Donadieu
Texte collectif concluant les Chroniques de Topia (2008 – 2014) de Pierre Donadieu.
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9 décembre 2013
La gouvernance paysagère des territoires ? What else ? par P. Donadieu
On pourrait penser que la notion de gouvernance des paysages clôt le débat sur les modes démocratiques de construction des territoires comme milieux vécus ; que d’un côté il y aurait des pouvoirs publics (des Etats, des Régions, des villes, des communes) capables d’injonctions juridiques justifiées et efficaces, de l’autre des publics citoyens pouvant prendre en main leurs destins en ménageant leurs ressources, pensant à leur mieux-être tout en prenant acte des priorités de l’intérêt public ; et que le compromis serait la moins mauvaise solution quand tous les acteurs et habitants ne peuvent être gagnants.
N’est-ce pas une vision trop facile et trop idéale ? Dans la réalité, les publics n’émergent pas ou peu, et les injonctions sont vaines ou trop coercitives ; les relais manquent entre les Etats, les Régions et les collectivités ; les corps techniques des services publics sont fragmentés en entités indépendantes et sourdes aux injonctions de collaboration ; les niveaux de décision du supra étatique à l’infra communal ne communiquent pas (aux mieux ils informent) ; les corps politiques, sociaux et économiques peinent à se concerter dans les temps électoraux ; et les transitions (écologiques notamment) s’éternisent sans véritables ruptures avec les habitudes anciennes (de l’espace vert à la trame verte et bleue par exemple). Bref on sépare les faits et les valeurs, les moyens et les fins, ce qui est une hérésie.
En résumé l’idéal de la gouvernance cache la difficulté du cercle politique de la représentation démocratique à se recomposer de manière inventive, si bien que les électeurs se sentent de plus en plus frustrés et les élus de plus en plus seuls et critiqués. Et comme certains habitants le disent : « On a beaucoup de choses nouvelles dans la commune, sauf ce qu’on a demandé ».
Dans la mesure où il n’existe aucune référence admise par tous à ni la Science, ni la Loi, ni Dieu, ni l’Opinion publique, ni le Marché, ni le Progrès, ni la raison du plus fort, etc. -, n’a-t-on pas intérêt à changer les modes de production des connaissances du monde ?
À la manière métaphysique de l’anthropologue Bruno Latour[1], on peut démasquer le rationalisme des Modernes, répudier la distinction de l’objet et du sujet, de la nature et de la culture, accabler la pensée répétitive, et dénoncer les débordements de l’Economisme, des Fondamentalismes, et de toute Transcendance inopportune. On peut ainsi isoler des « modes d’existence » en transformation continue (au moins 15) « d’êtres-en-tant-qu’autres » : le Réseau, le Droit, la Technique, la Religion, la Référence objective, la Métamorphose psychique, la Fiction artistique et littéraire, la Moralité, l’Organisation, etc. et les réunir deux à deux en révélant leurs régimes de véridiction/malédiction, de trajectoire et d’altération. Recomposer « un monde commun » sur des bases nouvelles (les modes d’existence) pour des finalités nouvelles (être à la fois Terriens et Humains) devient alors un horizon de projet collectif, là où il peut être instauré.
Cette enquête sur les modes d’existence (EME), comme l’indique B. Latour, est un projet de recherche limité dans le temps (aout 2014) pour développer « des humanités numériques ». Elle interpelle cependant ceux qui se demandent comment dépasser les apories de la gouvernance des paysages pour le bien des ressources communes et du mieux-vivre local.
Au lieu de persister à analyser comment un sujet perçoit un paysage, le ressent, le comprend, l’objectifie et l’interprète ; comment il y projette ses intérêts et ses valeurs propres, et donc le juge ; et comment il rencontre nécessairement d’autres intérêts et valeurs contradictoires ou convergentes, qui obligent au compromis et à la diplomatie, ne peut-on pas se retirer de cette épistèmé difficile à manier ? Et se dire que la planète n’est pas un univers unique mais un « multivers » où le paysage est un « mode d’existence » parmi d’autres déjà cités.
Le paysage se reproduit par hiatus et continuité ; il change avec le temps sans renoncer à sa subsistance : le paysage agricole remembré est distinct de celui qui ne l’est pas mais c’est toujours un paysage instauré par le regard de quelqu’un. Il s’inscrit dans une trajectoire de changement, hiatus après hiatus : la succession des paysages agricoles traditionnels, puis remembrés, puis recomposés avec des haies replantées, chaque étape étant engendrée par la précédente et préparant la suivante (l’urbanisation par exemple). Il dispose de son propre régime de véridiction/malédiction selon les regards : un paysage remembré sans arbres est bien/vrai pour l’agriculteur, insupportable/discutable ou indifférent pour l’habitant ou le randonneur esthète et amateur de pittoresque naturaliste. Le paysage comme mode d’existence cherche à instaurer des formes reliées à des fonctions et à des usages sociaux, harmoniques avec les regards qui les génèrent. Enfin, le paysage s’articule avec les autres modes d’existence par des régimes d’altération : avec le droit par exemple sous la forme du droit au/du paysage ; avec l%u2018économie sous la forme des externalités/aménités positives et négatives ; avec le religieux sous la forme des hauts lieux sacrés ; avec la technique sous la forme des aménagements paysagers ; avec les organisations et le politique sous la forme des débats publics multiacteurs, avec le patrimoine (un autre mode d’existence ?), etc. Et dans le cas du politique s’identifie la gouvernance des paysages comme modalité d’un régime d’altération du paysage en tant que mode d’existence.
Autrement dit, outre leurs indiscutables matérialités, le/les paysage (s) existerai(ent) en tant qu’extériorités immatérielles non transcendantes, en tant que mondes de l’esprit interpellant les humains et leur suggérant de croiser leur regards sur les milieux, ceux où ils vivent ou voyagent, avec d’autres modes d’existence qu’ils peuvent eux mêmes éprouver. Dans ce cas, la gouvernance des projets sociétaux de paysage est un bon outil pour penser le bien commun paysager fondé sur ce à quoi on tient (les valeurs), par exemple la sécurité et la santé, ou encore la beauté ou le plaisir. Un outil plus fiable qu’on ne le pense si on l’ouvre à tous les modes d’existence qui jouent un rôle dans la production des paysages. Et surtout si le politique ne se réduit pas à une injonction impatiente et contradictoire, ou si le public reste inconsistant, mais au contraire si le débat s’élargit à une reconnaissance des besoins habitants responsabilisés et associés pour penser la coexistence avec leurs altérités locales (y compris les élus !).
What else ? disais-je au début. La possibilité, je pense, de redonner à la gouvernance des paysages son rôle complet : non seulement de légitimer les décisions des élus (cette « démocratie » est utopique), mais de faire reconnaître dans le « colloque » local, les enjeux difficiles d’aujourd’hui (l’écologie à la place de l’économie, la résilience ou la vulnérabilité des sociétés, la relation à la certitude et à l’incertitude, l’esthétique comme rapport à l’altérité, etc.). C’est déjà beaucoup pour imaginer les paysages de demain.
[1] B. Latour, Enquête sur les modes d’existence, une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.
12 novembre 2013
Que manque t-il à Boughezoul, une ville nouvelle de la steppe algérienne ? par P. Donadieu et F. Trodi
Sur les hauts plateaux algériens, à mi-chemin entre Alger et Djelfa, au sud de la wilaya de Médéa, le gouvernement de la république démocratique et populaire d’Algérie a décidé en 2006 la création d’une ville nouvelle : Boughezoul. En 2030, 350 000 à 400 000 personnes devraient habiter les lieux, venues pour beaucoup d’entre elles d’Alger (et de certaines wilayas limitrophes : Djelfa, Tiaret, M’sila) avec les sociétés d’Etat décentralisées.
En octobre 2013, sur les bords d’un ancien lac de barrage, à côté de l’ancienne cité, la ville sort des chaumes poussiéreux et des pâturages desséchés. Les camions et les scrappers fourmillent sans trêve au milieu des tranchées et des remblais. Deux entreprises sont à l’œuvre : le groupe coréen Daewoo (concepteur du projet et chargé des travaux de terrassement) et le groupe portugais Zagope chargé de l’aménagement du lac. Une avenue principale (dite « La magistrale ») de huit kilomètres est prévue. Les premières plantations de palmiers, de cyprès et de feuillus dans les avenues perpendiculaires à l’avenue magistrale ont déjà commencé. Sur plusieurs milliers d’hectares de la future ceinture verte, les jeunes oliviers et les plantations forestières promettent de créer une immense et salutaire campagne boisée au pied des contreforts arides de l’Atlas tellien.
Tous les ingrédients d’une ville durable exemplaire semblent réunis par les urbanistes et les ingénieurs des travaux publics. Maîtrise de la consommation énergétique et du rejet de C02 à partir du gaz et des sources éoliennes et solaires ; recyclage de l’eau issue des barrages et des forages parfois lointains, mais également des déchets domestiques ; et création d’emplois venus des secteurs innovants de recherche et de services.
Boughezoul rappelle le plan pilote de Brasilia par les rives de son lac, ses interminables avenues rectilignes et le milieu hostile le cerrado dans lequel elle a été installée. Les images fascinantes des vidéos des promoteurs, la maquette impressionnante de la ville, l’enthousiasme des responsables techniques et politiques, et la fébrilité des travaux en cours achèvent de convaincre les plus sceptiques. Boughezoul sera certainement à la hauteur de la vision futuriste de ses concepteurs. Peut-être même les ministères d’Alger viendraient-ils plus tard s’y localiser comme à Brasilia !
Pourtant, peu de choses indiquent que le futur habitant y trouvera un milieu de vie attractif. Même si 75 parcs sont prévus dont un « central park » prometteur. Non qu’il soit impossible d’installer une ville dans les conditions extrêmes de la steppe algérienne (longue sécheresse, pesante chaleur estivale et froid rude de l’hiver), comme les villes steppiques de M’sila, Djelfa et Bousaada le montrent aujourd’hui. Non que les liaisons routières, ferroviaires et aériennes avec les autres villes ne soient pas prévues, et que les lieux de loisirs et de culture, autant que les hôpitaux, les écoles et les centres sportifs n’aient pas été imaginés.
Ce qui semble manquer, et qu’il est certainement encore possible d’introduire, c’est l’accompagnement de la vie ordinaire et quotidienne de l’habitant dans l’espace public. Tel qu’il est représenté dans les documents de promotion, cet espace est celui de n’importe quelle ville nouvelle, n’importe où sur la planète ou presque. Il n’est pas imaginé, précisé, dessiné, adapté à la culture algérienne des steppes. Bou Saada et Msila disposent d’un périmètre irrigué et d’une palmeraie qui approvisionnent les marchés de la ville. Boughzoul n’a pas pensé, semble t-il, son autonomie alimentaire en produits frais (légumes, fruits, lait, etc.) en créant autour de la ville des périmètres irrigués de type oasien dans la ceinture verte. Celle-ci est conçue sur le mode forestier et agricole, alors que des circulations pédestres, cyclistes et avec des véhicules électriques permettraient de l’animer en permanence. La biodiversification du site n’est prévue que sur les bords des rives du lac de barrage sans relation fonctionnelle avec les parcs de la ville. D’une manière plus générale, les concepteurs n’ont pas pensé suffisamment le projet à partir des usages possibles de l’espace public et de leur hiérarchisation. Celui-ci risque de rester tel qu’il est prévu : un espace fonctionnel de circulation automobile et piétonnière, d’autant plus pollué que la ville est située dans une cuvette comme Ankara. À moins que ne soient généralisés les transports électriques privés et publics comme à Hanghzhou en Chine.
L’attractivité de la ville en souffrira d’autant.
Ne faudrait-il pas penser, avec précision et imagination, non seulement l’espace public de l’agglomération mais également celui de la totalité de la région urbaine ? Ne serait-il pas utile de préciser les stratégies végétales des espaces publics et des parcs en partie hors du modèle de l’espace vert irrigué, et par exemple semer des steppes d’armoise blanche dans la ville à la place de coûteux gazons irrigués ? Au lieu de craindre la menace de la progression du désert, ne conviendrait-il pas de construire la ville avec lui, comme l’ont fait les concepteurs des villes du M’zab au Sahara ?
Cette nouvelle éthique de la ville steppique, qui est aussi une esthétique à inventer, demande de nouvelles réflexions qui associent décideurs politiques, architectes, urbanistes, paysagistes, écologues, agronomes et anthropologues.
Brasilia disposait au départ de trois concepteurs majeurs : Oscar Niemeyer l’architecte, Lucio Costa l’urbaniste et le paysagiste Roberto Burle Marx. En 1987, la ville est devenue patrimoine mondial de l’Humanité du fait de l’évènement majeur que représentaient sa conception et sa réalisation dans l’histoire de l’urbanisme. À Boughezoul, il est difficile aujourd’hui d’identifier les trois figures présentes à Brasilia. Il est presque certain d’ailleurs que la compétence paysagiste n’est pas encore représentée. Aucune formation de concepteur et d’ingénieur paysagistes n’a d’ailleurs été mise en place en Algérie, contrairement à ses deux voisins maghrébins.
Dans ces conditions, il semble improbable que l’espace public puisse devenir facilement un bien commun respecté exprimant l’intérêt général des habitants dans les quartiers résidentiels et les lieux publics.
3 juin 2013
Quels jardiniers pour quels jardins ? (3) par P. Donadieu [1]
Le jardinier magicien
Entre le jardinier et le magicien, des points communs existent. Maurice Druon les rappelle dans Tistou les pouces verts (1957). Tistou apprend son futur métier avec le jardinier Moustache « un vieil homme solitaire, peu bavard et pas toujours aimable ». Et qui lui dit : « «Une leçon de jardin, c’est au fond une leçon de terre, la terre sur laquelle nous marchons, qui produit les légumes que nous mangeons, les herbes dont on nourrit les animaux jusqu’à ce qu’ils soient assez gros pour être mangés ». Tistou se rend compte que Moustache préfère parler aux fleurs plutôt qu’aux gens : « Moustache allait d’une fleur à l’autre, s’inquiétait de la santé de chacune : «Alors la rose thé, toujours aussi gamine ; on joue à garder des boutons en réserve pour les faire éclater quand personne ne s’y attend ? Et toi le volubilis, tu te prends pour le roi de la montagne, à vouloir t’échapper vers le haut de mes châssis ! En voilà des façons ! « ». Moustache confie à Tistou le remplissage de pots avec du terreau. Quand il a terminé : surprise du maître jardinier : « Le long des murs, là, à quelque pas, tous les pots remplis par Tistou avaient fleuri en cinq minutes. (…) Dans chaque pot s’épanouissaient de superbes bégonias et tous les bégonias alignés formaient un épais buisson rouge. Ce n’est pas croyable, dit Moustache. Il faut au moins deux mois pour faire des bégonias comme ceux-ci. »
Explication du prodige : « Mon garçon, il t’arrive une chose aussi surprenante qu’extraordinaire, tu as les pouces verts. (…) ». À Tistou qui regarde sans comprendre ses doigts noirs de terreau, il explique : « Un pouce vert est invisible. Cela se passe sous la peau ; c’est ce qu’on appelle un talent caché. Seul un spécialiste peut le découvrir. Or je suis un spécialiste et je t’affirme que tu as les pouces verts ». Il précise : « Si un pouce vert se pose sur une graine, où qu’elle soit, la fleur pousse instantanément ».
L’homme-jardin
Dans Le vent Paraclet (1977), Michel Tournier insiste sur la dimension mystique et métaphysique de son jardin, le jardin d’un presbytère en région parisienne.
« Quant à l’absolu jardinier, il ne s’étale pas dans une durée infinie, il se contracte dans un instant mystique. C’est le parti que j’ai choisi. Mon jardin couvre deux mille mètres carrés, superficie idéale, car ainsi je peux tout juste venir à bout de son entretien sans l’aide d’un jardinier ; sa forme carrée et les vieux murs qui l’entourent ajoutent à sa perfection. Mais dès qu’on parle jardin, il convient de dépasser la géométrie plane et d’intégrer la troisième dimension à notre méditation. Car l’homme-jardin par vocation creuse la terre et interroge le ciel. Pour bien posséder, il ne suffit pas de dessiner et de ratisser, il faut savoir l’intime de l’humus et savoir la course des nuages ».
Il poursuit : « Mais il y a encore pour l’homme-jardin, une quatrième dimension, je veux dire métaphysique. Chaque matin d’été, en grillant mon pain et en laissant infuser mon thé devant la fenêtre grande ouverte par laquelle s’engouffrent et déferlent sur moi l’odeur des graminées et le souffle des tilleuls, je comprends soudain que le temps se contracte, que l’espace se limite à ces quelques pieds carrés, qu’un être à mon jardin justement à s’épanouit seul dans une immobilité exorbitante qui est celle de l’absolu ».
Le jardinier poète
Les profondeurs mentales des jardins ne sont accessibles qu’à ceux qui distinguent l’apparence (le phénomène apparaissant qui signifie poétiquement) et l’image (la représentation qui indique, informe prosaïquement). Bien qu’aujourd’hui on préfère les images (le virtuel) aux apparences (le visible).
Dans Les Météores (1975) Michel Tournier évoque les réflexions de Shonin , maître jardinier japonais « Un jardin zen se lit comme un poème dont seuls quelques hémistiches seraient écrits, et dont il incomberait à la sagacité du lecteur de remplir les blancs. (…) Le samouraï loue son ardente et brutale simplicité, le philosophe son exquise subtilité et l’amoureux transi l’enivrante consolation qu’il dispense ».
Subtilité du jardinier poète : « Rien de plus sec que cette nappe de sable blanc où sont disposés un, deux ou trois rochers. Or rien n’est plus humide en vérité. Car les ondulations savantes imprimées dans le sable par le râteau en acier à quinze dents du moine ne sont autres que les vagues, vaguelettes et rides de la mer infinie ». R. Harrison (Jardins, op. cit., p. 163) précise que le sable et les rochers ne sont pas des symboles et ne valent pas pour autre chose. Dans l’esprit du spectateur, ils sont la mer et la montagne. « Le jardin contient tout ce qui excède la vue ». Ce qui suppose que le jardinier du jardin zen de Kyoto ne pose pas seulement la pierre sur le sol, mais l’enfouisse suffisamment. Si elle n’était pas enfouie, elle se montrerait et n’apparaîtrait pas. Car voir est aussi créatif que faire si l’on possède l’art de regarder.
Cette manière « culturaliste » de composer les jardins a inspiré l’art de certains paysagistes français contemporains : par exemple Bernard Lassus à Rochefort (le Jardin des Retours) et Michel Pena à Paris (le Jardin de l’Atlantique).
Le jardinier indigné
Suivant le courant d’indignation initié par Stéphan Hessel (1917-2013) sur fond de crise économique et écologique planétaire, le jardinier peut devenir militant, protestataire, activiste.
Le jardin de l’artiste américaine Liz Christie (1951-1986) à New-York (Manhattan) dans les années 1970 a été le manifeste des Greens Guerillas qui revendiquaient le droit à cultiver la terre dans la ville. Ce mouvement libertaire visait à reconquérir l’espace public avec des jardins de communautés et à aider ainsi les marginalisés de la vie et de la ville.
Son jardin est décrit ainsi aujourd’hui par l’association qui s’en occupe: «Dans le jardin de Liz Christie à Manhattan, il y a une mare profonde. Des poissons et des tortues vivent ici toute l’année. Le jardin laisse la place à des fleurs sauvages, à de jolis bancs en bois, à des vignes palissées en tonnelles, des bosquets de bouleaux pleureurs, des vergers, un métaséquoia et des centaines de variétés de fleurs vivaces. Il est divisé en espaces individualisés conçus et cultivés par les membres de l’association qui se partagent la gestion du jardin. La beauté de ce lieu de nature peut être appréciée à chaque saison, y compris l’hiver, pendant les moments d’ouverture hebdomadaire»[2].
Dans son sillage, et avec des finalités écologistes, les actions jardinières du groupe français COLOCO cherchent à réintroduire la nature, les milieux naturels et la biodiversité dans les villes. Elles mettent en oeuvre l’ouvrage manifeste du paysagiste jardinier Gilles Clément Le Tiers paysage (Paris, Sujet/objet, 2004). Elles se donnent comme mission de trouver une place (coloco signifie placer, tenir une place, en espagnol) aux milieux naturels dans les villes.
Manifeste de Coloco (extrait, 2006)
« (…) Nous vivrons une époque où la diminution des ressources et l’augmentation de la population nous obligeront à choisir entre la guerre ou le partage. Partisans résolus de la deuxième option, il nous faudra apprendre à économiser ce qui n’est pas renouvelable et à recycler tout ce qui peut l’être. Dès aujourd’hui, nous avons le devoir de réversibilité des aménagements. La beauté n’est pas futile, et nous militons pour un hédonisme durable. (…).Les réflexes de protection et de patrimonialisation sont une réaction à la peur de la catastrophe. Mais les sanctuaires ne seront pas suffisants face à l’enjeu qui est de préserver l’habitabilité de la planète. La nature n’est pas un état idéal, mais une force de renouvellement. C’est le plaisir de comprendre, et de faire, qui fait grandir le respect. C’est pourquoi nous portons une grande attention à la transmission au public, à la pédagogie et à l’enseignement. Car c’est en changeant de regard qu’on changera de pratiques.
L’avenir sera fait de métissages naturels, culturels et technologiques imprévisibles.
Nous, contemporains, devrons repenser la place de l’espèce humaine pour réinventer un humanisme »[3].
[1] Textes (chroniques 27, 28, 29) de la conférence donnée à Champdeniers (79) le 1er mai 2013 pour l’association les Jardiniers du Paradis.
[2] www.lizchristygarden.us/
[3] http://www.coloco.org/index.php?cat=manifest
8 avril 2013
Quels jardiniers pour quels jardins ? (2) par P. Donadieu
Le jardinier séducteur
À la fin du moyen âge, le jardin s’inscrit dans la figure de l’enclos (hortus conclusus). Dans le Décaméron (Nouvelle III-1), de Jean Boccace (1313-1375), un groupe de jeunes gens, hommes et femmes conduits par la reine d’un jour, se retrouvent dans un jardin extraordinaire :
« Puis, désireux de se reposer un peu, ils (trois jeunes femmes et trois jeunes hommes) allèrent s’asseoir sur une galerie qui dominait toute la cour et qui était remplie des fleurs que comportait la saison, ainsi que de verdure ; et là, le discret sénéchal les reçut avec des vins exquis dont ils se réconfortèrent. Après quoi, s’étant fait ouvrir un jardin attenant au palais et qui était tout entouré de murs, ils y entrèrent, et dès leur entrée, l’ensemble leur en paraissant d’une beauté merveilleuse, ils se mirent à en regarder plus attentivement les diverses parties. Ce jardin avait en de nombreux endroits, tout autour et au milieu, de très vastes allées droites comme des flèches et couvertes de vignes en treilles qui annonçaient devoir donner cette année force raisins ; et les fleurs répandaient par tout le jardin une si puissante odeur, mêlée qu’elle était au parfum des nombreuses autres plantes embaumant l’air, qu’il leur semblait être au milieu de toutes les épices qui naquirent jamais en Orient ». (Introduction de la troisième journée). Philostrate raconte alors l’histoire de Masetto de Lamporecchio qui, s’étant fait passer pour muet, devient jardinier d’un couvent de nonnes qui finissent toutes par coucher avec lui. Dans le texte de Boccace, le jardin du couvent devient un lieu de libération des jeunes nonnes : « Tout se passe comme si l’amour, en reprenant ses droits, contaminait à la fois le cœur des religieuses et le couvent qui se transforme tout entier en jardin luxuriant » (1). La nature du jardin est ainsi révélée par le jardinier séducteur qui dévie le sens mystique du jardin monastique vers celui de la jouissance sensuelle et sexuelle.
On pourrait croire que la figure du jardinier s’éloigne d’autant plus de son modèle originel de soigneur de la terre (celui de Columelle, chronique précédente), que le jardin appartient au domaine du romanesque. Comme si les jardins merveilleux ne pouvaient faire de place au jardinier qu’en le transformant en figure littéraire.
Le jardinier géomètre
Il existe cependant des cas où le rêve des hommes ne pût se passer du jardinier authentique.
Prenons le cas de Louis XIV et de son maître jardinier André le Nôtre (1613-1700) dont nous fêtons cette année le quatre centième anniversaire de la naissance. Le célèbre jardinier a su créer à Vaux-le-Vicomte pour Nicolas Fouquet, puis à Versailles et à Marly pour le roi, les jardins qui faisaient et font toujours rêver les publics. Il n’a laissé aucun écrit. Les racines du rêve, écrit Erik Orsenna, son dernier biographe (2), il faut les chercher à la fin des années (mille six cent) quarante, lorsque tout un peuple de colères se met à secouer le royaume et que le roi doit capter l’attention de la Cour frondeuse. La commande royale des jardins de Versailles à Le Nôtre est celle d’une divinité terrestre. Le jardinier se doit de fabriquer une légende, « le plus grand livre du monde – mille hectares – le roman du Soleil incarné » (E.O). Quand le désir de jardin rencontre la compétence des artistes jardiniers et architectes, (plus tard des architectes paysagistes), quand les dessins de Le Nôtre se matérialisent dans une œuvre qui traverse le temps, les deux compétences du jardinier : romanesque (celui qui écrit le jardin) et horticole (celui qui le soigne) ont pu fusionner. Et sans doute tous les jardiniers, à leur échelle d’action, sont des Le Nôtre en puissance, des jardiniers géomètres qui travaillent la terre, la terrassent et la modèlent pour rêver ou faire rêver. Moins sans doute pour la faire produire que pour donner le spectacle d’une nature ordonnée et maîtrisée au service des puissants, comme le rappelle Robert Harrison. « Cette doctrine (du droit divin des hommes) règne encore superbement dans nos sociétés occidentales, en pratique sinon en théorie. La beauté perverse de Versailles et son admirable capacité à transfigurer l’orgueil constituent l’héritage d’une époque qui ne nous aide guère à définir une relation moins présomptueuse à la nature » (R.H., Jardins, 2010, p. 154).
Le jardin de Julie : poésie du sauvage
Un siècle plus tard, dans La Nouvelle Héloïse (1761), le philosophe Jean-Jacques Rousseau ne cache pas son aversion pour des jardins trop bien réglés. « La nature emploie t-elle sans cesse l’équerre et la règle. Ont-ils (les gens de goût) peur qu’on ne la reconnaisse en quelque chose malgré leurs soins pour la défigurer ». Illusion de nature libre et jardinage se confondent alors dans une nouvelle figure jardinière, dont le jardin de Julie est le modèle. Dans ce jardin littéraire : « La nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n’y a rien là que je n’aie ordonné, (…). Enfin, comble de l’artifice, il se détruit lui-même et donne l’illusion qu’aucun travail n’a été fait. (…) Tout est verdoyant, frais, vigoureux, et la main du jardinier ne se montre point : rien ne dément, s’écrie Saint Preux, l’idée d’une île déserte qui m’est venue en entrant ». En pratique, le jardinier et la nature se confondent dans un projet bienfaisant : accompagner le dynamisme de la nature première, la guider sans la contrarier. Faire avec la nature vivante et non contre elle, autant d’idées qui, revisitées, sont devenues des rêves contemporains dans le monde idéal des jardiniers écologistes.
Le jardinier néophyte
Au début du XIXe siècle, l’horticulture émerge en Europe. Dans Bouvard et Pécuchet (1881), Gustave Flaubert se moque des jardiniers néophytes qui s’improvisent horticulteurs et cherchent à s’enrichir : « Pécuchet dit : Nous devrions nous livrer exclusivement à l’arboriculture, non pour le plaisir mais comme spéculation (…) à Saint-Pétersbourg, pendant l’hiver on paie le raisin un napoléon la grappe ! c’est une belle industrie. Et qu’est-ce-que ça coûte ? Des soins, du fumier et le repassage d’une serpette ».
Ils se lancent dans l’installation d’un verger. Non sans déconvenue : « Les trous étant creusés, ils coupèrent l’extrémité de toutes les racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost. Six mois après les plants étaient morts. Nouvelle commande aux pépiniéristes et plantations nouvelles dans des trous encore plus profonds. Mais la pluie détrempant le sol, les greffes d’elles-mêmes s’enterrèrent, et les arbres s’affranchirent ». Ils persistent pourtant : « Les boutures ne reprirent pas, les greffes se décollèrent, la sève des marcottes s’arrêta, les arbres avaient le blanc dans leurs racines ». Ils tentent la culture des légumes : « Les semis furent une désolation. Le vent s’amusait à jeter bas les rames des haricots. L’abondance de la gadoue nuisit aux fraisiers, le défaut de pinçage aux tomates » (…) « (Pécuchet) manqua les brocolis, les aubergines, les navets, et du cresson de fontaine qu’il avait voulu élever dans un baquet. Après le dégel, tous les artichauts étaient perdus. Les choux le consolèrent. Un surtout lui donna des espérances. Il s’épanouissait, montait, finit par être prodigieux et absolument incomestible. N’importe, Pécuchet fut content de posséder un monstre ».
Le jardinier humoriste et philosophe
C’est à l’écrivain jardinier tchèque Karel Capek (1890-1938) que l’on doit l’apogée littéraire du jardinier avec L’année du jardinier, composé en 1929. Un texte qui raconte de manière humoristique l’activité du jardinier pendant une année. Un jardinier obsédé par la nature et ses caprices, un monomaniaque du soin et de l’attention. Implorant Dieu qui gouverne la nature, il lui adresse cette prière : « Mon Dieu, faites qu’il pleuve tous les jours, à peu près de minuit à trois heures du matin, mais que ce soit une pluie lente et tiède afin que la terre puisse bien s’imbiber ; qu’il ne pleuve pas sur la lavande et toutes les autres plantes qui vous sont connues, dans votre infinie bonté, comme des plantes de la sécheresse ; si vous voulez je vous en écrirai la liste sur un bout de papier ; et que le soleil brille toute la journée, mais pas partout (pas par exemple sur les rhododendrons), et qu’il ne soit pas trop ardent ; qu’il y ait beaucoup de rosée et peu de vent, une quantité raisonnable de vers de terre, pas de pucerons, ni de limaces, pas de moisissures, et, une fois par semaine, qu’il pleuve du purin étendu d’eau et de la fiente de pigeon. Car sachez le, il en était ainsi au paradis terrestre, sinon ça n’aurait pas bien poussé là-bas, voyons. ».
R. Harrison insiste sur le monde de Chapek qui n’est pas celui des autres hommes. Il cite le jardinier : « Je me rends compte que le vrai jardinier n’est pas celui qui cultive les fleurs, c’est un homme qui cultive la terre, c’est une créature qui s’enfouit dans le sol laissant le spectacle de ce qui est dessus à nous les badauds, bons à rien. (…). S’il arrivait au jardin du paradis, (le jardinier) reniflerait d’un air extasié et dirait «Bon Dieu, ça c’est de l’humus« ». Jardiner, écrit R. Harrison entraîne un changement de perception du monde, une sorte de conversion phénoménologique (p. 49). La beauté du jardin devient alors celle des profondeurs du sol qui conditionne le spectacle. « Il faut donner à la terre plus qu’on ne lui prend ». Cultiver le sol et cultiver son esprit sont pour lui de même nature : donner au monde plus qu’on ne lui prend.
À suivre.
(1) Béatrice Laroche : http://chroniquesitaliennes.univ-paris3.fr/PDF/Web3/B_LAROCHE.pdf, p. 3.
(2) Erik Orsenna, Portrait d’un homme heureux, André Le Nôtre (1613-1700), Paris, Fayard, p. 53.
4 mars 2013
Quels jardiniers pour quels jardins ? (1) par P. Donadieu
Sans jardinier, pas de jardin. Pourtant, au cours de l’histoire, les œuvres littéraires décrivent plus la forme et les séductions des jardins d’exception qu’elles ne parlent de leurs auteurs. Mais qui est le jardinier : celui qui commande la conception du jardin, celui qui le dessine, celui qui le réalise ou celui qui ensuite s’en préoccupe régulièrement pour l’entretenir ? Souvent c’est une même personne et parfois ils sont plusieurs. Et pour qui oeuvrent-ils ? Souvent pour eux-mêmes et parfois pour d’autres.
Sans ambages, l’agronome romain Columelle fait du jardinier l’homme qui nourrit la terre : « (Au printemps), il faut que la terre affamée soit rassasiée de marne grasse, ou de ferme crottin d’âne, ou de fumier de gros bétail, par le jardinier portant lui-même des corbeilles rompues par leur charge; qu’il n’ait pas honte de donner en pâture à la terre nouvellement labourées tout ce que les latrines vomissent par leurs immondes égouts. Qu’il attaque avec la pointe de la houx la surface de la terre meuble (…). Ensuite qu’il émiette avec soin, en même temps que les mottes, les herbes vivaces du gazon (…) pour que le sein de la terre amollie s’ouvre au bon moment » (De re rustica, 1er siècle avant J.C.). Cette mission restera la sienne à travers les siècles, non sans être estompée par des aspirations jugées plus nobles : le jardin et le jardinier doivent faire rêver les hommes.
Le jardin d’Alkinoos, décrit par Homère dans l’Odyssée (chant VII) est un lieu utopique sans jardinier, « un verger (…) où (les arbres) portent leurs fruits sans s’arrêter, ni se lasser. L’hiver comme l’été, toute l’année, ils donnent » et n’ont pas besoin de jardinier. Le jardin d’Eden (Genèse 2.4-25) est en revanche une création divine chez les Chrétiens : « L’Eternel Dieu planta un jardin en Eden, du côté de l’est, et il y mit l’homme qu’il avait façonné. L’Eternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toutes sortes, agréables à voir et porteurs de fruits bons à manger. Il fit pousser l’arbre de la vie au milieu du jardin, ainsi que l’arbre de la connaissance du bien et du mal ». Sa pérennité ne dépend d’aucun soin, l’eau des rivières y coule toujours en abondance, c’est un paradis imaginaire que l’on retrouve dans d’autres religions monothéistes : le firdaws dans la religion musulmane par exemple. D’autres lieux idylliques, d’autres temps d’âge d’or sont moins figurés par des jardins imaginaires que par des campagnes légendaires comme dans le conte de la source aux fleurs de pêchers inspiré au poète chinois Tao Yuanming (365-427 après J.C.)) par la pensée taoïste, ou encore chez Virgile.
Dans les Géorgiques, le poète romain Virgile (70-19 avant J.C.) met en tension le dur travail de la terre et la poésie des campagnes fécondes : « Je vis un vieillard de Coricus qui possédait quelques arpents d’un terrain abandonné et dont le sol était rebelle aux bœufs de labour, peu favorable au bétail, peu convenable à Bacchus. Entre des haies de ronces, il avait planté des légumes et en bordure des lis blancs, des verveines et le pavot domestique. Avec ces richesses, il se croyait dans sa fierté l’égal des rois, et quand tard dans la nuit, il rentrait chez lui, il chargeait sa table de mets qu’il n’avait point achetés ». L’idylle campagnarde née dans l’imagination du poète ne cessera ensuite de s’étendre en Europe à partir de la Renaissance à l’univers artistique (la peinture des paysages pittoresques) pour devenir aujourd’hui de plus en plus populaire (nos résidences secondaires à la campagne).
Le jardinier restera partagé entre son rôle de soigneur du sol et des plantes, d’horticulteur, et la mission de faire rêver les élites qui accordaient au jardin des valeurs esthétiques et symboliques, autant que fonctionnelles.
À la fin du Moyen Age, le jardin s’inscrit dans la figure de l’enclos (hortus conclusus). Dans le Décaméron (Nouvelle III-1), de Boccace (1313-1375), le jardin du couvent devient un lieu de libération des jeunes nonnes qui retrouvent dans sa cabane le jardinier faussement muet Masetto da Lamporecchio : « Tout se passe comme si l’amour, en reprenant ses droits, contaminait à la fois le cœur des religieuses et le couvent qui se transforme tout entier en jardin luxuriant »[1]. La nature du jardin est révélée par le jardinier séducteur qui dévie le sens mystique du jardin monastique vers celui de la jouissance sensuelle.
On pourrait croire que la figure du jardinier s’éloigne d’autant plus de son modèle originel de soigneur de la terre (celui de Columelle), que le jardin appartient au domaine du romanesque. Comme si les jardins merveilleux ne pouvaient faire de place au jardinier qu’en le transformant en figure littéraire.
Il existe cependant des cas où le rêve des hommes ne peut se passer du jardinier authentique.
Prenons le cas de Louis XIV et de son maître jardinier André le Nôtre (1613-1700) dont nous fêtons cette année le quatre centième anniversaire de la naissance. Le célèbre jardinier a su créer à Vaux-le-Vicomte pour Nicolas Fouquet, puis à Versailles et à Marly pour le roi, les jardins qui faisaient et font toujours rêver les publics. Les racines du rêve, écrit Erik Orsenna, il faut les chercher à la fin des années (mille six cent) quarante, lorsque tout un peuple de colères se met à secouer le royaume[2] et que le roi doit capter l’attention de la Cour frondeuse. La commande royale des jardins de Versailles à Le Nôtre est celle d’une divinité terrestre. Le jardinier se doit de fabriquer une légende, « le plus grand livre du monde (mille hectares) le roman du Soleil incarné » (E.O). Quand le désir de jardin rencontre la compétence des artistes jardiniers et architectes, (plus tard des architectes paysagistes), quand les dessins de Le Nôtre se matérialisent dans une œuvre qui traverse le temps, les deux compétences du jardinier romanesque (celui qui écrit le jardin) et horticole (celui qui le soigne) ont pu fusionner. Et sans doute tous les jardiniers, à leur échelle d’action, sont des Le Nôtre en puissance, des jardiniers géomètres qui travaillent la terre, la terrassent et la modèlent pour rêver ou faire rêver.
Moins sans doute pour la faire produire que pour donner le spectacle d’une nature ordonnée et maîtrisée au service des puissants.
Un siècle plus tard, dans La Nouvelle Héloïse (1761), le philosophe Jean-Jacques Rousseau ne cache pas son aversion pour des jardins trop bien réglés. « La nature emploie t-elle sans cesse l’équerre et la règle. Ont-ils (les gens de goût) peur qu’on ne la reconnaisse en quelque chose malgré leurs soins pour la défigurer ». Illusion de nature libre et jardinage se confondent alors dans une nouvelle figure jardinière, dont le Jardin de Julie est le modèle. Dans ce jardin littéraire : « la nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n’y a rien là que je n’aie ordonné, (…). Enfin, comble de l’artifice, il se détruit lui-même et donne l’illusion qu’aucun travail n’a été fait.. (…) Tout est verdoyant, frais, vigoureux, et la main du jardinier ne se montre point : rien ne dément, s’écrie Saint Preux, l’idée d’une île déserte qui m’est venue en entrant “. En pratique, le jardinier et la nature se confondent dans un projet bienfaisant : accompagner le dynamisme de la nature première, la guider sans la contrarier. Faire avec la nature vivante et non contre elle, autant d’idées qui, revisitées, sont devenues des rêves contemporains dans le monde idyllique des jardiniers écologistes.
Dans Un jardin de curé (1979), l’écrivain Pierre Gascar (1896-1997) rappelle que la distinction entre « les bonnes plantes et les mauvaises herbes » reste pourtant essentielle pour un jardinier réaliste, et que « l’obstination des adventices fait que le jardin n’est pas tout à fait le lieu d’innocence dont nous avions rêvé ». Cette déception ne doit pas, dit-il, justifier en nous la fureur exterminatrice « qui va souvent trouver dans l’emploi massif des herbicides les plus toxiques, les plus polluant son assouvissement ».
Entre théories et pratiques du jardin %u2014 l’ héritage de A. Le Nôtre comme celui de J.J. Rousseau sont toujours actuels %u2014 ce débat se poursuit dans l’univers littéraire des XIXe et XXe siècles (à suivre dans la prochaine chronique).
[1] Béatrice Laroche : http://chroniquesitaliennes.univ-paris3.fr/PDF/Web3/B_LAROCHE.pdf, p. 3
[2] Erik Orsenna, Portrait d’un homme heureux, André Le Nôtre (1613-1700), Paris, Fayard, p. 53. Sur la figure et l’oeuvre d’André Le Nôtre voir également la page de Topia qui lui est consacrée.
4 février 2013
Quelles agricultures pour demain ? par P. Donadieu
Le plus difficile aujourd’hui n’est pas de formuler les ambitions des gouvernements face aux enjeux planétaires qui concernent l’agriculture (notamment la nourriture de neuf milliards d’hommes, l’adaptation au changement climatique, la raréfaction des ressources non ou difficilement renouvelables). De multiples documents fort bien faits y parviennent. Le plus difficile c’est de savoir quelles agricultures doivent être développées et comment les nommer de manière rationnelle et compréhensible par tous.
Je vais les définir successivement des moins souhaitables (pour la transmission aux générations futures) aux plus recommandables de mon point de vue personnel.
L’agriculture dite conventionnelle, intensive ou agroindustrielle est fondée sur les cultures intensives, utilisant pesticides et engrais chimiques et naturelles (lisier, fumier), fortement mécanisées et utilisatrices d’organismes génétiquement modifiés (OGM) ; elle recherche avec des systèmes de production spécialisés le meilleur profit possible pour l’exploitation. Ce modèle largement répandu dans le monde, fondé sur la recherche de rendements élevés (céréales, oléoprotéagineux, lait, viande, etc.), a été développé au cours des 60 dernières années à partir des résultats de la recherche agronomique publique et privée. En Europe, il a obligé la Politique agricole commune (PAC) à des régulations successives (des excédents laitiers, des surfaces cultivées, des conséquences sur les milieux naturels et les paysages, du bien-être animal, etc.). Cette agriculture souvent destructrice des sols, dommageable à la biodiversité et au confort animal est soupçonnée (parfois à tort, et en dépit des efforts de normalisation juridique des États) de mettre sur les marchés sans précautions suffisantes des produits frais ou transformés dangereux pour la santé humaine et animale. Elle n’est donc pas recommandable sous la forme décrite ici.
L’agriculture de précision est une forme améliorée de l’agriculture conventionnelle qui a pour but d’optimiser l’utilisation des parcelles de culture et d’aider l’exploitant à prendre les bonnes décisions. Elle a recours à l’utilisation de GPS et de systèmes d’informations géographiques (SIG), de cartographie fine des sols des parcelles, et des données météorologiques et de croissance des plantes cultivées. Ces techniques permettent de faire varier les doses de semis, d’épandre les bonnes doses d’azote et de pesticides au bon endroit et au bon moment, ce qui se traduit par une réduction des quantités épandues et achetées, et en principe des impacts nocifs sur les milieux naturels et humains. De niveau technologique avancé, cette agriculture, moins discutable que la précédente, est limitée à un petit nombre d’agriculteurs, mais est susceptible de développement important.
L’agriculture raisonnée a été définie en France par le décret nº 2002-631 du 25 avril 2002 qui vise des productions agricoles prenant en compte à la fois la protection de l’environnement, la santé et le bien-être animal, et la sécurité au travail des agriculteurs. Elle ne remet pas en cause les principes de l’agriculture conventionnelle (elle n’interdit pas notamment les OGM).
L’agriculture écologiquement intensive est une notion diffusée récemment (2007), développée par les chercheurs français, repris par le ministre français de l’Agriculture en 2012, elle vise une gestion écologique autonome des agroécosystèmes (avec la nature et non contre elle) ce qui conduirait à occuper en permanence les sols par des couverts végétaux, à réduire le travail profond du sol, à substituer des engrais naturels aux engrais chimiques de synthèse, et à privilégier la lutte biologique contre les maladies et les ravageurs. À ce titre, cette agriculture pensée d’abord pour les pays en voie de développement est proche de l’agroécologie et de l’agriculture intégrée. Dans son principe, elle devient de plus en plus en plus recommandable.
L’agriculture intégrée (concept utilisé depuis 50 ans en Suisse et dans les pays anglo-saxons) est proche de l’agriculture biologique, car elle a recours à la fertilisation organique, à la lutte biologique et à la rotation des cultures. Elle ne s’interdit pas le recours à des traitements pesticides ciblés (maladies, ravageurs) en cas de nécessité. C’est une agriculture pragmatique tout à fait recommandable.
L’agriculture biologique est un modèle de production agricole soumis à un cahier des charges, reconnue par l’Etat français (label AB depuis 1993) et organisée au niveau mondial depuis 1972. Elle n’utilise pas d’herbicides (elle préconise le désherbage manuel ou mécanique, et les rotations), ni de fongicides ou d’insecticides (sauf ceux permis par le cahier des charges), et recommande l’utilisation de compost ou de fumier et la commercialisation de proximité par des circuits courts (dans sa version non industrielle). Ses produits sont considérés par les consommateurs comme a priori les plus sains parmi ceux mis sur les marchés, mais sont en général plus chers que leurs homologues issus de l’agriculture conventionnelle.
L’agriculture paysanne, (des associations pour le maintien de l’agriculture paysanne à AMAP à par exemple), fait référence à des modes traditionnels de production reposant sur les anciens savoir-faire paysans, repris et réinterprétés aujourd’hui par l’agriculture biologique notamment.
L’agriculture biodynamique, inspirée des travaux du philosophe allemand Rudolf Steiner (1861-1925) s’appuie sur des principes ésotériques et sur les rythmes lunaires en considérant l’exploitation agricole comme un organisme vivant autonome.
L’agriculture permanente ou permaculture (définie par apports successifs de travaux américains, australiens et anglais depuis 1910) est fondée sur une éthique de durabilité de la production. Elle suppose la liberté de concevoir son système de production en harmonie avec la nature et avec son propre projet de maintien de la fertilité des sols et de la santé des plantes, des animaux et des hommes.
L’agroécologie est une notion très intéressante mais encore confuse, connue depuis les années 1920. On peut retenir qu’elle se présente comme une agriculture valorisant d’abord les ressources naturelles locales, respectueuse des équilibres biologiques des sols et des agroécosystèmes, inspirée récemment de travaux scientifiques (INRA,CIRAD) et de manifestes éthiques (Pierre Rabhi). Elle repose sur l’usage des engrais verts, des fumiers et des composts, sur le non-labour (respect de la structure et de la biologie du sol), le recours à des insecticides et fongicides naturels, les rotations de cultures, l’usage des variétés et des races locales, des techniques traditionnelles de protection des sols (érosion) et vise l’autonomie (ou la souveraineté) alimentaire locale ou régionale. C’est une alternative tout à fait pertinente à l’agriculture conventionnelle dans les pays développés et un outil de développement rural dans les pays en voie de développement. L’agroécologie peut se pratiquer sous la forme de l’agroforesterie qui associe arbres à fruits ou à bois et cultures ou prairies.
L’agriculture urbaine, qui inclut les jardinages de toutes natures, se localise dans le tissu urbain des agglomérations, y compris sur les toits, et autour de celles-ci (région urbaine). Elle concerne tous les types précédents, et en particulier ceux qui visent à fournir à la ville proche des produits et des services d’origine agricole.
L’agriculture durable (ou soutenable) regroupe les agricultures qui ont pour objectif de transmettre des milieux cultivés et habitables aux générations futures sans nuire à leur perspective de développement. Elle protége l’eau, les sols, la biodiversité, les auxiliaires des cultures et les services écosystémiques, elle prend en compte les enjeux climatiques et énergétiques.
Trois catégories d’agricultures se dégagent : la première vise à approvisionner les marchés locaux et mondialisés selon les principes d’une agroindustrie (les agricultures conventionnelle et de précision) qui fournit des produits alimentaires, énergétiques et des matières premières aux marchés de la planète entière ; la deuxième privilégie les principes de l’agriculture durable (agricultures raisonnée, intégrée, écologiquement intensive) en tant que « bonnes pratiques » d’un point de vue scientifique et politique, et la troisième est une alternative plus radicale que la seconde. Elle remet en cause la première et en partie la seconde, leurs modes productifs et la mondialisation des marchés, en privilégiant le commerce de proximité, l’innocuité des produits agricoles, le bien être humain et les valeurs de l’écologie politique et de l’altermondialisme (agroécologie, agricultures paysanne, biologique, biodynamique, permanente).
Si la première, l’agriculture conventionnelle, est disqualifiée pour continuer à approvisionner sereinement la planète, la seconde, l’agriculture durable, représente les promesses scientifiques et politiques les plus réalistes des Etats pour y parvenir sans nuire aux ressources naturelles et à la vie humaine et non humaine qui en dépend. En revanche la troisième, que j’appelle de manière générique l’agroécologie est sans doute le meilleur moyen pour les acteurs locaux de l’agriculture et du jardinage d’agir ici et maintenant, et de façon complémentaire à la précédente, en fonction de leurs croyances propres et de leurs intérêts de citoyens, de consommateurs, de producteurs et d’habitants, quels que soient leurs niveaux de développement social, économique et culturel.
14 janvier 2013
La qualité des lieux et des paysages s’est-elle améliorée en France ? par P. Donadieu
Depuis 1972, date de la création du ministère de l’Environnement, l’État a cherché à se doter des outils permettant aux Français d’apprécier bien ou mieux les lieux où ils vivent sur le territoire quels que soient leurs activités et leurs cadres de vie. Au début la notion de paysage qui a été le mot clé des politiques publiques de paysage successives était tellement incertaine, et les critères d’évaluation des actions entreprises tellement vagues, que c’est peut-être aujourd’hui, quarante après, que l’on commence à y voir un peu plus clair.
Trois étapes successives
Depuis 1906 (première loi sur la protection des monuments naturels à caractère artistique), trois couches de textes juridiques se sont superposées. Jusque dans la décennie 1970, les textes d’inspiration culturaliste, notamment la loi de 1930 sur la protection des sites, ont cherché à protéger de la destruction les sites qui contribuaient à l’identité territoriale nationale, leur beauté exaltée par les élites artistiques et littéraires, autant que politiques, a entraîné leur classement dans le patrimoine culturel national (le Mont-Saint-Michel, le site du château de Versailles par exemple). Puis la crise environnementale des années 1970 et la création des premiers parcs nationaux dans les années 1960 ont abouti aux lois sur la protection de la nature (1976), sur le littoral (1986) et la montagne, et à la création des premiers parcs naturels régionaux. Cette deuxième étape naturaliste dans le contexte de la montée de l’écologisme et des premiers chocs pétroliers a été surtout inspirée par les idéologies de protection de la nature, des milieux naturels, de la faune et de la flore, mais également par le souci de protéger une ressource essentielle de l’économie touristique. À partir de la loi « paysage » de 1993, la notion de paysage est instrumentalisée et démocratisée comme outil de la qualification des paysages, en principe partout, pour et avec tous. De multiples outils de « projets de paysage » sont mis en œuvre avec les compétences des paysagistes notamment, les plans et chartes de paysage dans les communes, les atlas et les observatoires de paysage à des échelles géographiques et de temps variables. Les paysages et les lieux de chacun sont devenus en principe du point de vue de l’État les coproduits démocratiques des projets d’acteurs multiples engagés dans une gouvernance sans fin.Des évaluations partielles ou inexistantes
Aujourd’hui ces trois étapes politiques sont inextricablement enchevêtrées sur le terrain de chaque commune, et la mise en œuvre des injonctions gouvernementales est renvoyée à leur prise en compte par les politiques sectorielles concernées, celles de l’Environnement (Écologie), de la Culture (le patrimoine), de l’Équipement et du Logement (les infrastructures), de l’Industrie, du Commerce, de l’Agriculture et du Tourisme notamment. Malheureusement, la plupart de ces actions politiques sont dépourvues de moyens d’évaluation de leur efficacité, on ne sait pas ou mal en général dire si une politique paysagère (protection, création, aménagement et gestion d’un site) a atteint son objectif puisque cette évaluation (sa nature et ses moyens) n’est pas prévue avec précision (qui bénéficie des actions publiques par exemple). Quand elle est possible car quantifiée, elle conclut que le nombre de kilomètres de haies replantées avec l’aide des pouvoirs publics est bien inférieur à ceux qui disparaissent, ou que la requalification des paysages et des lieux urbains ou ruraux est plus efficace dans les parcs naturels régionaux qu’ailleurs grâce aux chartes de paysage, à la recomposition sociale des habitants (gentrification) et au marketing territorial (communication).
Un peu plus de 70 % du territoire français reste en 2012 hors des espaces régulés par les documents d’urbanisme et sous contrôle de l’État, des services d’urbanisme et de leurs experts. Est-ce dire que ces territoires sont inhabitables ? Certainement pas. Ce qui pose problème est que les décisions dans les communes ne prennent en compte que les injonctions juridiques paysagères qui semblent acceptables par les élus. Souvent peu précises ou inadaptées, elles sont réinterprétées, différées et/ou incomprises.
Des notions controversées, des formations en évolution
Il faut dire que l’action publique mobilisant la notion de paysage reste cacophonique du fait des définitions différentes du mot paysage dues à la superposition des trois étapes des politiques publiques. Pour les environnementalistes experts en écologie, le paysage est une échelle géographique de travail et d’action (les trames vertes et bleues des lois Grenelle), pour les paysagistes un outil de projet et de politiques locales à échelles spatiales et diachroniques variables, et pour de nombreux anthropologues, géographes, architectes, historiens de l’art une représentation du monde de l’habitant, du touriste, du créateur ou de l’artiste. Si le jardin est qualifiable comme lieu et sert de modèle aux architectes paysagistes et aux jardiniers, il est englobé par la notion de paysage, qui ne se confond cependant pas avec celle d’environnement des écologues et des agronomes ou de patrimoine des historiens et des philosophes. Chacun s’approprie l’idée de paysage de manière globale, hybridée ou spécialisée selon ses intérêts professionnels.
Dans ce contexte actuel, il est difficile aux formateurs de s’accorder sur les objectifs de formation des 250 paysagistes (7 écoles publiques et privées) qui sont diplômés chaque année au niveau du master. Les uns (3 écoles) revendiquent une formation de concepteurs de formes paysagères distinctes de celle des designers d’objets et des architectes, les autres des formations scientifiques et techniques d’ingénieurs « du vivant ». Mais tous convergent vers des formations hybrides non spécialisées d’assembleurs empiriques de formes négociées dans des contextes incertains et avec des langages codés que les élus qui décident peinent parfois à comprendre. Tous les concepteurs revendiquent des compétences scénographiques et d’assembleurs de formes, et la nécessité d’un savoir-faire infographique, ce qui aux yeux des non initiés au projet de paysage (les historiens, les écologues, les sociologues, les agronomes, les géographes) en fait des praticiens spécialisés avec lesquels il est parfois difficile de faire œuvre commune. Mais cette diversité offre pour les maîtres d’ouvrage l’atout d’un choix de savoir-faire démultiplié par les niveaux de diplômes (le niveau bac %2B 3 des licences professionnelles est devenu essentiel pour les bureaux d’étude et les collectivités). « L’armée paysagiste » en France ne se limite pas à des états-majors (4-5000 personnes) mais à des « troupes » nombreuses à tous les niveaux de la compétence paysagiste (plus de 300 000 personnes).
Ajoutons que l’évolution des formations est ralentie par la réforme universitaire de Bologne et les résistances des écoles à adapter leurs enseignements, et en particulier par l’inadaptation des règles des doctorats en France à former des docteurs praticiens (l’architecture de paysage n’est pas une discipline universitaire reconnue en France, contrairement à la plupart des pays européens). De ce fait, les formations d’ateliers pratiques, mais aussi les structures de recherche dans les écoles professionnelles de paysagistes sont aujourd’hui très fragiles (pas ou peu d’enseignants praticiens permanents). Alors que dans les institutions de recherche (INRA, CNRS) se sont développées des programmes à l’échelle européenne, grâce aux fonds publics et aux cadres donnés par la Convention européenne de Florence. Ce décalage est aujourd’hui un problème non résolu.
Le changement et l’organisation des métiers : une transition
Une des conséquences de la montée en puissance des politiques de paysage et des travaux des chercheurs (praticiens ou pas) se traduit par l’évolution des métiers de l’aménagement de l’espace. En France depuis 10 ans, la complémentarité entre les urbanistes (rarement des architectes) et les concepteurs paysagistes (concepteur et ingénieur au niveau master) a été affirmée, les échelles de la région et du département avec les atlas de paysage, du territoire intercommunal, de la commune, du quartier, de l’espace public apparaissent désormais dans les plans et les projets de paysage des paysagistes.
Le métier de conseiller de la maîtrise d’ouvrage, longtemps pris en charge seulement par les projeteurs paysagistes, se différencie de plus en plus (formation différente au niveau licence ou master) de celui de concepteur maître d’œuvre chef de projet et bien entendu de chef de chantier, celui de gestionnaire d’espaces verts, de parcs et de jardins est depuis plus de cinquante ans différent des entrepreneurs, mais ils ont tous les deux une formation technique et scientifique. Chacun dispose de sa propre association professionnelle, la fédération française du paysage (FFP) et l’association des paysagistes conseils de l’État pour les concepteurs et assimilés, l’Union nationale des entrepreneurs paysagistes (UNEP) pour les entrepreneurs, et l’association nationale des ingénieurs territoriaux pour les paysagistes ingénieurs des services des collectivités publiques. Comme dans d’autres métiers, on assiste au passage lent du métier artisanal (la corporation) aux professions organisées, institutionnalisées et reconnues par l’État.
In fine La qualité des lieux m’apparaît aujourd’hui comme une construction sociale contingente et relative à reconnaître localement pour des raisons nombreuses notamment esthétique, esthésique, éthique (sécurité, santé, justice, solidarité, etc.), spirituel, symbolique, économique, environnementale, de loisirs ou d’habitat. Dans ce contexte, qu’il soit conseiller, concepteur ou ingénieur, gestionnaire ou entrepreneur, le paysagiste devient un médiateur de l’émergence des lieux qualifiés par et pour ceux qu’ils concernent, l’œuvre paysagère n’en disparaît pas pour autant, et reste aux yeux de tous une coconstruction située dans une culture politique locale qui la détermine.
Oui, à mon avis, la qualité des lieux habités s’est améliorée en France depuis 40 ans, aux yeux des touristes comme de la plupart des habitants, mais pas partout, pas pour tous, pas de la même façon (conservatrice, réformiste ou avant-gardiste) et pas avec les mêmes raisons ni les mêmes conséquences économiques, sociales et environnementales. Le rôle catalyseur de l’État français, de ses écoles et de ses experts est indéniable, mais devra trouver des relais politiques locaux pour ne pas s’essouffler, autant dans les régions urbaines que rurales.
3 janvier 2013
Agriurbanités, par P. Donadieu
L’idée d’agriculture urbaine est devenue de plus en plus confuse au cours de ces dernières années. Initialement en 1997, nous l’avions avec André Fleury définie comme les activités agricoles des régions urbaines dont les productions étaient vendues aux consommateurs de la ville proche, ce qui supposait des agricultures dites périurbaines ou rurales qui ne possédaient pas ce caractère. La notion d’agriculture de proximité qui est ensuite apparue (notamment à l’INRA) était ambiguë puisque la nature de cette proximité (de quoi ?) n’était pas précisée et ignorait la singularité et les déterminismes urbains. Plus récemment et sous l’influence probable des médias, l’agriculture urbaine désigne plutôt les jardinages et les élevages intraurbains, et notamment les jardins communautaires, partagés et familiaux, en méconnaissant les agricultures d’entreprises, que celles-ci soient tournées vers les marchés urbains proches ou non. Il y aurait donc plusieurs formes d’agriculture urbaine qui auraient comme point commun de disposer d’un sol cultivé (naturel ou artificiel), ce qui d’ailleurs permet d’y inclure les espaces verts privés et publics qui sont l’objet préférentiel d’étude de l’agronomie urbaine.
L’idée générale qui traverse ces pratiques nouvelles et anciennes peut être condensée dans le concept d’agriurbanité. Ce néologisme emprunte à la notion commune d’urbanité. Est urbain depuis la fin du Moyen-âge le comportement social qui est fondé sur la politesse, l’affabilité et la connaissance des codes sociaux de savoir-vivre ensemble d’un groupe dans une culture donnée. La méconnaissance de ces codes entraîne le plus souvent une exclusion de l’impoli, du rustre mal ou peu éduqué, hors du groupe. Ce sens éthique disparaît cependant quand l’urbain s’oppose au rural sans connoter le respect des règles de civilité, il désigne alors depuis une quarantaine d’années en France ce qui est propre à la ville mais qui peut s’étendre au delà de son périmètre matériel et diffuser dans les campagnes, ce qui est le cas par exemple des nouvelles techniques de communication et des manières d’habiter les résidences secondaires qui sont souvent d’anciennes fermes. Les valeurs esthétiques et éthiques urbaines se généralisent alors sur un territoire rural aux dépens de celles des mondes agraires qui disparaissent inéluctablement. Cette extension géographique s’accompagne de la redéfinition de la naturalité sous les traits du sauvage et du jardiné qui requalifient souvent la relation à l’espace agricole. Le phénomène n’est pas nouveau, les voyageurs français en Espagne au XIXe siècle ne voyaient-ils pas que des déserts à la place des cultures céréalières de l’aride meseta castillane, et que des jardins irrigués (huertas) en Andalousie en négligeant les paysages d’oliviers.
Le concept d’agriurbanité apparaît alors comme un oxymore qui réunit deux termes qui s’excluent : l’urbanité d’une part, l’agriculture d’autre part, de la même manière que la notion de campagne urbaine que j’avais inventée pour le titre éponyme d’un manifeste en faveur de la conservation inventive des paysages et des activités agricoles dans les régions urbaines (Donadieu, Actes Sud, 1998). En tant que concept de connaissance (et non de projet), l’agriurbanité s’inscrit dans la théorie de la reconnaissance sociétale, (d’invention ou de construction sociale de paysages nouveaux selon les auteurs), comparables à ceux des rivages ou des montagnes. L’agriurbanité désigne le caractère de ce qui est reconnu par la société et les institutions comme à la fois agricole et urbain : une activité agriurbaine (le maraîchage, des jardins partagés, des toits cultivés, des espaces verts) ; une ferme (agri)urbaine, une pépinière, des serres ; une économie agriurbaine ; un environnement, un paysage, un produit agriurbains.
L’agriurbanité s’inscrit dans une dynamique sociale des mentalités et des espaces. Dans le modèle de la ville agricole (céréalicole, viticole, maraîchère, d’élevage, etc.) elle caractérise pleinement et sans ambiguïté les traits d’ agricultures qui ont plus ou moins fusionné avec le tissu urbain et en font partie, si bien que leur disparition n’est pas plus envisageable que celle d’un parc ou d’un monument public, car elles sont, autant que les agriculteurs, utiles aux citadins qui y trouvent des produits frais et transformés qu’ils peuvent contrôler s’ils le souhaitent. Cette alliance n’exclut pas les tensions et les conflits dus à des nuisances, des inconforts et des risques, mais elle les tempère en incitant les protagonistes au dialogue et à la recherche de compromis. À l’agriculteur rural succède l’agriculteur urbain avec le double sens du producteur qui vit dans et des habitants de la région urbaine, et du citadin qui se vit comme urbain avec les règles élémentaires et nécessaires de civilité d’une culture donnée (l’éleveur/l’agriculteur ne vit pas la ville de la même façon à Oulan-Bator et à Paris).
En revanche l’agriurbanité change de nature et de règles sociétales quand les modèles de vie dans l’espace public des quartiers sont plus proches des natures sauvage et jardinée. Les ambiances forestières, des landes, des garrigues, des marais et des cours d’eau permettent des conduites plus libres, moins contraintes que dans les espaces agricoles plus fragiles, et des pratiques différentes y sont possibles (la chasse, la pêche, le cerf-volant, le VTT, l’observation naturaliste, le rafting, etc.), même si certaines sont prohibées ou plus ou moins tolérées (la prostitution, la vente de drogues, les feux de camp). On pourrait alors parler de naturbanité.
Mais c’est dans le monde du jardin privé ou public que l’urbanité policée raffine davantage ses règles et ses codes, la passeggiata (promenade) italienne ne peut avoir lieu que sous les ombrages des arbres d’un mail confortable, elle suppose la connaissance des codes d’habillement et de civilité, là où viennent se montrer ceux qui désirent être vus. L’agriurbanité disparaît alors au profit de l’urbanité ordinaire ou singulière de l’espace public et privé, à la ville comme à la campagne.
Dans ce contexte que nous enseigne la philosophie pragmatiste de l’Américain John Dewey (1859-1952) qui éclairerait le recours à l’agriurbanité pour mieux comprendre la construction des espaces ouverts des régions urbaines ? Dewey qui était un philosophe de la démocratie s’est évertué à mettre fin aux dualismes encombrants comme ceux de la théorie et de la pratique, de l’individu et du social, ou de l’éthique et de la politique. Ni rationaliste, ni positiviste, ni libéral, il s’intéresse aux transactions, aux associations entre les hommes et à la manière dont ils expérimentent et construisent, entre l’Etat et la société « le public » en fonction d’intérêts communs et citoyens. Il écrit en 1915 : « Percevoir les conséquences d’une activité conjointe (…) crée un intérêt commun, c’est-à-dire une préoccupation de la part de chacun pour l’activité conjointe et pour la contribution de chacun des membres qui s’y livrent » (Le public et ses problèmes, Folio essais, p. 288). Il préconise « l’enquête » pour discerner comment émerge la redistribution des formes sociales et comment la domination d’une seule forme d’association (l’Etat, l’Eglise ou la famille) appauvrit la vie sociale et ralentit le dépassement de dualités comme c’est le cas aujourd’hui avec l’opposition entre agricultures et villes. C’est un fait que le contrôle social (celui des agriculteurs innovants par les agriculteurs conventionnels majoritaires en particulier) ou le contrôle politique (la non-application des règles juridiques en matière d’épandages de lisiers par exemple) bloque les innovations d’intérêt général (ne pas polluer les eaux et les sols notamment). En d’autres termes, il précise (p. 305) que les mesures politiques et d’actions sociétales doivent être traitées comme des hypothèses et non comme des buts ou des programmes à appliquer. C’est à ceux « qui portent les chaussures de savoir s’ils se blessent, et non seulement aux experts de la chaussure », même si ce sont les experts qui mènent les enquêtes. L’agriurbanité à ce titre n’est qu’un repère dans la construction des paysages des régions urbaines qui peut laisser place selon le débat public à des formes hybrides et imprévues selon la qualité du débat public démocratique. Elle peut être socio (éco)centrée comme dans les pratiques des jardins partagés, écosociocentrée (la gestion écologique, sans pesticides, des parcs publics) ou agrocentrée en fonction des systèmes d’exploitation agricole, qui évoluent aujourd’hui vers l’agroécologie (agroécocentrée) et vers la diversification des sources de revenus notamment touristiques et de loisirs (agroécosociocentrée).