Chroniques 2009 (octobre-décembre)

21 décembre 2009

Is Design Research ? Par P. Donadieu

Il y a  dix ans, l’architecte paysagiste américain James LaGro, enseignant à l’Université de Wisconsin-Madison et docteur en planification posait cette question qui fait toujours débat dans les écoles de paysage en Europe[1]. Est ce que la conception des projets d’architecture du paysage (landscape design) relève de la recherche scientifique ? Il illustre très clairement la réponse en distinguant trois formes de connaissances.

Chercher comment aménager une place urbaine ne relève pas de la recherche universitaire mais de l’enquête critique (critical inquiry) propre à la conception d’un projet.  Cette démarche implique de se documenter pour analyser un site et un programme d’aménagement ; et pour trouver une réponse innovante aux questions posées. Elle suppose une formation professionnelle d’architecte paysagiste, des lectures et des discussions avec des collègues et les commanditaires du projet. Débouchant sur l’écriture d’un ouvrage ou d’un article dans la presse professionnelle, cette posture praticienne peut apporter des contributions majeures aux travaux des chercheurs si l’analyse qui en est faite montre en quoi la réponse est innovante ou améliore les pratiques existantes.

Chercher comment une place urbaine donnée a été conçue et réalisée, question qu’un concepteur paysagiste se pose souvent, ne relève ni de la documentation, ni de la recherche académique, mais de la connaissance critique (criticism). Cette démarche suppose trois étapes analytiques. L’analyse est d’abord descriptive de la morphologie du site avant et après la réalisation du projet dans son contexte territorial. Elle fait comprendre ensuite pourquoi le site aménagé présente les caractères morphologiques et fonctionnels observés, et en quoi il y a eu innovation ou amélioration des pratiques existantes par le concepteur. Elle a recours à des documents d’archives et à des entretiens avec les concepteurs, les gestionnaires et les usagers du site.

L’analyse critique, réalisé par un critique paysagiste, se termine par une interprétation évaluative de l’œuvre dans ses contextes : historique, culturel, sociopolitique et technique. 

En revanche, chercher comment la conception d’une place modifie la satisfaction et le comportement de l’usager relève de la recherche scientifique (research). Car les réponses du géographe, de l’historien, du sociologue ou de l’ethnologue dépendent du rassemblement et de l’analyse de données empiriques concernant les attributs morphologiques, les politiques publiques et les usages sociaux d’un échantillon de places dans des lieux et des cultures urbaines différents. Ayant obtenu un doctorat, ces chercheurs professionnels savent  mobiliser des théories et des méthodes, problématiser une question de recherche et définir une démarche pour valider ou invalider une hypothèse. Ils doivent également indiquer les limites de leurs résultats et les soumettre par des publications aux débats de leurs pairs et de la communauté scientifique.

Les capacités à produire ces trois catégories de connaissances doivent être réunies dans les écoles d’architecture du paysage pour améliorer les compétences attendues des architectes paysagistes. Traditionnellement, en Europe comme aux Etats-Unis, elles se limitaient à transmettre empiriquement le savoir concevoir et réaliser un projet de jardin ou d’aménagement paysager aux niveaux de la licence (bachelor) ou du master. Aujourd’hui, les formations doctorales relatives aux deux dernières catégories commencent à se développer dans les facultés et les écoles d’architecture du paysage. Depuis 10 ans, le nombre d’enseignants docteurs augmente régulièrement  dans les corps enseignants. La réforme de Bologne (1999) comme la Convention européenne du paysage de Florence (2000) incitent très fortement les jeunes architectes paysagistes à obtenir un doctorat dans les différents domaines des sciences du paysage et du paysagisme concernés. Ceci dans le but d’enseigner des disciplines académiques comme l’écologie du paysage, l’histoire de l’art, les systèmes d’information géographique et les politiques publiques, ou des compétences professionnelles comme les arts visuels ou les techniques de construction. Cette évolution inéluctable s’accompagne partout de débats parfois difficiles  entre les  praticiens designers, médiateurs et ingénieurs, entre les enseignants praticiens et  chercheurs, mais aussi entre les tenants des sciences de l’art, de l’homme, de la société et de la nature.

Les pratiques de landscape design ne se confondent donc pas avec celles de la recherche scientifique. Elles leur donnent « du grain à moudre » et en retour les chercheurs les éclairent.

Laissons les mots de la fin au chercheur anglais John F. Benson de l’Université de Newcastle, qui écrivait en 1998 : « Si les praticiens paysagistes peuvent dire ce qu’ils ont conçus, avec précision ; s’ils peuvent montrer ce que c’est et où cela se situe, et s’ils peuvent rassembler les preuves qui montrent que leur conception a conduit à des vues (insights) innovantes ou nettement améliorées qui sont dans le domaine public, alors le système anglais d’évaluation de la recherche pourrait en théorie reconnaître cette conception comme équivalente à la recherche. Mais l’expression design is research  est beaucoup trop simpliste pour résister à une analyse minutieuse et  conduit à des incompréhensions et à des erreurs »[2].

Il serait donc possible d’imaginer une recherche praticienne sur les innovations des concepteurs paysagistes, évaluée par les pairs des praticiens (les prix du paysage en France par exemple) autant que par les pairs des scientifiques, et qui répondent à la fois à la finalité de l’utilité sociale et politique, et à celle de la connaissance universelle.

[1] James LaGros, Jr. « Research capacity : a Matter of Semantics ? », Landscape Journal, 18 (1999), 2.

[2] Benson J. F., 1998. Debate, Landscape Research, Vol. 23, n°2

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2 décembre 2009

Les projets du Grand Paris sont-ils solubles dans le landscape urbanism? Par P.  Donadieu

Dans la presse française[1] consacrée aux projets d’urbanisme pour le Grand Paris, chacun a pu remarquer l’usage récurrent des vocabulaires paysagiste et écologique par les concepteurs de projets.  « Des coulées vertes pour remplacer les voies ferrées au nord de la capitale » chez Christian de Portzamparc ; des forêts pour augmenter les ressources en bois et améliorer les microclimats (Groupe Descartes) ;  « des corridors verts de mobilité avec une place nouvelle pour les espaces inondables par la Seine » (Groupe LIN) ; des zones humides en amont de Paris pour protéger la biodiversité (Studio 9), « Le parc de la Courneuve comme Central Parc » (Roland Castro), etc.

Dans le projet de l’agence d’Antoine Grumbach de Paris au Havre, « La préservation de zones agricoles favoriserait (…) la production en circuits courts des denrées maraîchères. Aussi, la gestion de l’eau, bien inestimable de demain, devra-t-elle se concevoir à cette échelle pour protéger les nappes phréatiques et les zones humides qui réguleront les micros climats et préviendront le réchauffement de la planète ».

Le verdissement, ou plutôt l’écologisation, du langage des urbanistes n’est certes pas étranger aux injonctions politiques nationales (lois Grenelle) et internationales qui se font plus pressantes. Mais que devient alors la distinction entre les métiers de l’urbanisme, de l’écologie et du paysagisme. Faut-il penser, comme l’Américain James Corner[2], professeur d’architecture du paysage à l’Université de Philadelphie, que ces trois types de métier doivent confluer dans les pratiques hybrides de l’urbanisme paysagiste (landscape urbanism), y compris peut-être dans les formations ? Ou bien ces deux professions  vont-elles conserver leur autonomie de compétences et d’enseignement comme le souhaitent les professionnels eux-mêmes au moins en France ?

Les auteurs du manifeste américain du Landscape Urbanism en 1997, Charles Waldheim[3] et James Corner ont remis en cause les oppositions anciennes de la ville et de la nature, du paysage urbain (cityscape) et du paysage décoratif des parcs urbains (landscape).   Ils ont dénoncé la naïveté  des praticiens et des élus qui pensent, aujourd’hui comme hier, que les environnements verts et aquatiques   apportent à la ville, et en même temps, santé, sécurité, civilité, confort, équité sociale et développement économique. Ne font-ils pas du parc « culturel » de La Villette à Paris (B. Tschumi,1982) le précurseur de l’idée d’urbanisme paysagiste, le  symbole de la rupture avec les oppositions anciennes entre la ville et la nature ou entre la ville et le parc paysager.

[1] http://www.lemonde.fr/planete/portfolio/2009/02/20/dix-projets-pour-le-grand-paris_1158391_3244.html

[2] Corner J. « Terra fluxus », in The landscape urbanism reader (C. Waldheim, édit.), Princeton Architectural Press, New York, 2006.

[3] C. Waldheim, « Landscape as urbanism », in The landscape urbanism reader (C. Waldheim, édit.), Princeton Architectural Press, New York, 2006.

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12 novembre 2009

Le métier de paysagiste concepteur se professionnalise. Par P. Donadieu

La Fédération Française du Paysage vient d’éditer en octobre 2009, en relation avec l’AFNOR, un document de 13 pages intitulé « Référentiel de bonnes pratiques du métier de paysagiste concepteur ». Ce texte définit la profession et ses modalités d’exercice, et indique les six écoles françaises dont les diplômes sont requis pour exercer la profession de paysagiste concepteur. Celles qui délivrent le diplôme de paysagiste DPLG (Bordeaux, Lille, Versailles), le diplôme d’ingénieur (Angers et Blois) ou un diplôme propre d’école (l’ESAJ de Paris) ; cinq écoles publiques et une école privée. Deux, les plus anciennes, dépendent du ministère de l’Agriculture, deux du ministère de la Culture et une de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

Il faut saluer cette étape, nouvelle en France, de la professionnalisation du métier de paysagiste concepteur. Celui-ci était resté non réglementé et le titre d’architecte paysagiste non admis depuis le 6 décembre 1951 date de la décision de justice du tribunal correctionnel de Paris. Celle-ci avait interdit l’usage du titre d’architecte, même associé à d’autres titres (d’ingénieur ou de paysagiste) s’il n’y avait pas d’inscription à l’ordre des architectes[1]. Contrairement à la plupart des pays d’Europe et d’Amérique du nord, où l’architecture du paysage est une discipline universitaire, et l’architecte paysagiste (Landscape architect) un titre professionnel et un diplôme reconnu par les pouvoirs publics.

Ce qui est important est que le texte précise les quatre capacités fondamentales requises pour exercer le métier de paysagiste concepteur : « savoir révéler un paysage quelle qu’en soit l’échelle ; savoir proposer un projet inscrit dans le temps ; savoir le traduire et le mettre en œuvre ; savoir enfin le communiquer et organiser le dialogue entre les différents acteurs ». Il ne s’agit pas encore de l’ homologation d’un titre professionnel de paysagiste concepteur, mais d’une étape qui pourrait y mener.

En adoptant ce profil de compétences qui les distingue clairement des architectes, des urbanistes et des entrepreneurs de travaux de création et de gestion, les paysagistes concepteurs élargissent leurs champs d’actions, des parcs et des jardins à la totalité des territoires urbains et non urbains. Ce qui leur est demandé depuis trente ans par les collectivités et les ministères concernés.

En revanche ils conservent explicitement les trois manières de former aujourd’hui un paysagiste concepteur[2]. Apprendre à voir ce qui n’est pas vu (le paysagiste créateur) ; apprendre à voir ce qui est vu par les populations (le paysagiste médiateur) ; enfin apprendre à apporter des solutions techniques à des problèmes matériels, sociaux et environnementaux (le paysagiste ingénieur et gestionnaire).

Savoir si le paysagiste concepteur réunira de manière satisfaisante pour le client ces trois profils, ou si des spécialités émergeront dans les formations, reste une question posée aux écoles et à leurs enseignants, et qui est loin d’être tranchée aujourd’hui. Ne serait ce que parce que les écoles n’ont pas encore abouti à définir ensemble ce qu’est un master en conception de paysage, c’est-à-dire une offre commune de formation conforme au processus de Bologne (licence, master, doctorat).

[1] Moulin R. et al. Les architectes, métamorphose d’une profession libérale, Paris, Calmann-Levy, 1973, p. 30.

[2] C. Barbero, Paesaggio e paesaggisti nell’istruzione superiore francese, in Projets de paysage, 2009, http://www.projetsdepaysage.fr/fr/paesaggio_e_paesaggisti_nell_istruzione_superiore_francese_ 

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3 novembre 2009

Le Grand Prix Fukuoka à Augustin Berque. Par P. Donadieu

Décerné depuis 1990 par la ville de Fukuoka au Japon, ce prix récompense chaque année ceux qui par leurs travaux scientifiques ont permis la promotion et la compréhension des cultures des différentes régions d’Asie.

Le Grand Prix – le plus important des quatre prix décernés – qu’a obtenu A. Berque en septembre dernier, est réservé aux travaux qui ont montré au monde entier « le sens des cultures asiatiques à travers leurs caractères créatifs, populaires, universels et internationaux ».

Né en 1942, Augustin Berque est directeur d’étude à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. Géographe et philosophe, il a consacré depuis 1969 l’essentiel de ses travaux à la culture japonaise.  Il a proposé en outre une réflexion théorique sur les relations entre les sociétés occidentales et orientales et leur espace de vie, notamment à travers les concepts d’écoumène et de médiance,

L’Award citation précise : «  Le professeur Berque a introduit le concept de trajectivité qui désigne les relations interactives entre la nature et la culture, entre la subjectivité et l’objectivité, entre l’individuel et le collectif dans les sociétés actuelles japonaises et européennes. En relisant et analysant le Fudô (le milieu naturel/culturel)  du philosophe Watsuji Tetsurô (1935), il a élaboré la théorie de la trajectivité qui combine ontologie et géographie culturelle. Pour A. Berque la notion de Fudô ne désigne pas seulement l’environnement naturel, mais fonde la société qui y vit et le transforme au cours de l’histoire (…). La théorie du  fudô est revisitée en relation avec la phénoménologie du philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976). À partir d’une critique du rationalisme cartésien, il a fondé les fudô studies qui lui ont permis de réévaluer la place du Japon dans l’histoire. Ainsi, il a pu se saisir de thèmes actuels comme le paysage et l’environnement (…) ».

Outre l’élan majeur qu’il a donné aux Japonese Studies, Augustin Berque a contribué de manière importante aux échanges culturels entre la France et le Japon, comme directeur pendant quatre ans, à partir de 1984, de la maison franco-japonaise à Tokyo.

En France, il a fondé en 1991 avec Bernard Lassus, Alain Roger, Michel Conan et Pierre Donadieu le Diplôme d’Etudes Approfondies  Jardins, Paysages, Territoires à l’école d’architecture de Paris-La-Villette avec l’EHESS. Jusqu’en 2005, cette formation a diplômé environ 500 étudiants et a permis l’accès au doctorat d’une cinquantaine d’entre eux.

Outre de très nombreux articles scientifiques, A. Berque a écrit ou dirigé de 1976 à 2008 vingt neuf  ouvrages, dont le dernier La Pensée paysagère, Paris, Archibooks, 2008.

Pierre Donadieu

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29 octobre 2009

Bernard Lassus, médaille d’or Sir Geoffrey Jellicoe en 2009. Par P. Donadieu

La Fédération internationale des architectes paysagistes (IFLA) a attribué en 2009, sous les auspices de l’UNESCO, la médaille d’or Sir Geoffrey Jellicoe à Bernard Lassus.

Attribuée tous les quatre ans, et cette année pour la seconde fois, cette distinction est la plus élevée parmi celles que l’IFLA attribue. Elle reconnaît un architecte paysagiste vivant dont « les réalisations et les contributions ont eu un impact singulier et durable sur le bien-être  de la société et sur l’environnement, ainsi que sur la promotion du métier d’architecte paysagiste » (IFLA, 2009). Elle récompense des projets de paysage et de jardin d’une originalité et d’une qualité exceptionnelle.

Élève du peintre Fernand Léger, Bernard Lassus a accompli la plus grande partie de sa carrière comme professeur d’arts plastiques à l’école d’architecture de Paris-la-Villette. Enseignant de 1967 à 1987 à l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles, il devient architecte paysagiste (en France, paysagiste diplômé par le ministère de l’Agriculture) en concevant et réalisant des projets originaux qui ont contribué à renouveler les pratiques professionnelles. En 1982, il est lauréat du concours pour l’aménagement des jardins de la Corderie Royale à Rochefort (Charente-Maritime). Cette réalisation remarquée consacre son talent de concepteur et  lui ouvre la voie vers de nombreux autres travaux, notamment de conseil de la Direction des routes au ministère de l’Equipement, et d’aménagement avec les sociétés françaises d’autoroutes.

Parmi les architectes paysagistes, Bernard Lassus est l’un des rares à avoir fondé sa démarche de concepteur sur une rédéfinition rigoureuse des concepts de paysage, de jardin, de lieu et d’ambiance. Son enseignement, en particulier dans le cadre du Diplôme d’études approfondies « Jardins, Paysages, Territoires » (1991-1999), lui a permis de transmettre les principes de « l’analyse inventive » des sites supports de projets originaux de paysage et de jardin.

La récompense lui a été remise le 21 octobre à Rio-de-Janeiro au cours d’une cérémonie organisée dans un jardin réalisé par le paysagiste Burle Marx (1909-1994).

Sir Geoffrey Jellicoe (1900-1996), premier président de l’IFLA en 1948, fut anobli en 1979. Il reste aujourd’hui un des architectes paysagistes les plus connus dans le monde.

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