Chroniques 2010

27 décembre 2010

Distinction pour Michel Corajoud à Barcelone, par P. Donadieu

Une nouvelle distinction a été créée dans le cadre de la Biennale européenne d’architecture de paysage de Barcelone[1].  Elle reconnaît la carrière brillante d’un professionnel européen de l’architecture du paysage. En 2010, elle a été accordée pour la première fois à l’architecte paysagiste français Michel Corajoud.

Né en 1937, Michel Corajoud a obtenu le grand Prix français du Paysage  en 1992, le Ruban d’argent pour la réalisation de la couverture de l’autoroute du Nord à Saint-Denis en 1999 et le grand Prix de l’Urbanisme en 2003. En 1985, il a reçu la médaille d’argent de l’Académie d’architecture (Architecture d’accompagnement) avec Claire Corajoud et en 1999 a été distingué comme Chevalier de l’ Ordre National du Mérite.

Il a été professeur contractuel, puis titulaire à l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles de 1979 à 1999, et professeur invité au département d’architecture de l’université de Genève de 1999 à 2002.

Après avoir suivi une formation à l’École nationale supérieure des Arts décoratifs, il débute sa carrière en travaillant chez Bernard Rousseau, ancien collaborateur de Le Corbusier.

Il travaille d’abord en collaboration avec le paysagiste Jacques Simon de 1964 à 1966, puis, de 1966 à 1975, en association avec l’ atelier d’architecture et d’urbanisme (AUA), où il forme, avec les architectes Henri Ciriani et Borja Huidobro, une équipe d’architectes, de paysagistes et d’urbanistes.

Depuis 1975, Michel Corajoud est associé à son épouse Claire Corajoud diplômée de la Section du paysage et de l’art  des jardins (1946-1974) de l’École nationale supérieure d’horticulture de Versailles.

En 1984, enseignant à l’ENSP de Versailles, il reçoit le diplôme de paysagiste diplômé par le ministère de l’Agriculture. Jusqu’en 1999, il met en place et développe un nouveau programme pédagogique fondé sur la place centrale prise par des ateliers d’apprentissage de la pratique du projet de paysage. 

Considéré comme l’un des refondateurs majeurs du métier d’architecte paysagiste en France avec Bernard  Lassus, Michel Corajoud a contribué à affirmer l’idée que le travail des paysagistes sur l’espace non construit des villes devait, dit-il,  « être une forme introductive de l’architecture, et qu’il y avait une continuité d’intentions nécessaire entre les bâtiments et les espaces extérieurs qu’ils déterminent.”. Il a contribué à redéfinir la compétence professionnelle des paysagistes concepteurs aux échelles géographiques des lieux publics et des territoires urbains.

Il a réalisé de nombreux parcs publics notamment :

2006 : le  réaménagement du site des anciennes aciéries Falck à Sesto San Giovanni (100 ha) avec Renzo Piano,

1999-2006 le parc de Gerland à Lyon (80 ha) avec Claire Corajoud,

2004-2006 le parc des Jardins d’Eole à Paris avec Claire Corajoud et ADR,

1999 un parc urbain à Saint-Denis de la Réunion (20 ha),

1981-2005, le Parc du Sausset en Seine-Saint-Denis (200 ha) avec Claire Corajoud et Jacques Coulon

1974 le parc des Coudrays à Elancourt Maurepas (10 ha) avec l’AUA

1974 le parc Jean Verlhac à la Villeneuve de Grenoble (20 ha) avec l’AUA

mais aussi des aménagements d’espaces publics urbains :

2005-2006, les quais de Loire à Orléans avec Pierre Gangnet

2005-2006 la place Antonin Perrin à Lyon avec Pierre Gangnet

2001 la Cité internationale zones amont et aval à Lyon avec Renzo Piano

2000-2008 les quais rive gauche de Bordeaux avec Claire Corajoud et Pierre Gangnet

1998-2006 le boulevard Tony Garnier à Lyon avec Pierre Gangnet

1998 la couverture de l’autoroute A1 à Saint-Denis

1998 l’avenue d’Italie à Paris avec Pierre Gangnet

1996 le quai et le boulevard Charles de Gaulle à Lyon avec Renzo Piano

et des études urbaines et d’assistances à la maîtrise d’ouvrage :

2000 Assistance à la maîtrise d’ouvrage pour la réalisation du tramway sur les quais de la Garonne à Bordeaux

1998 Etude de définition d’aménagement du Front de Mer de Saint-Denis de la Réunion

1998 Étude de paysage et d’urbanisme du secteur des « murs à pêches », à Montreuil avec Souto de Moura

1997 Création de la Commission des espaces publics de la Ville de Saint-Denis

1991-1999 Projet urbain de la Plaine Saint-Denis (850 ha) avec Hippodamos 93.

De nombreux ouvrages, en totalité ou en parties, ont été consacrés à son œuvre, notamment :

LEENHART J., 2000. Michel Corajoud, Paris, Hartman, coll. « Visage ».

BRISSON (Jean-Luc) (Sous la dir.), 2000. CORAJOUD (Michel) ; BESSE (Jean-Marc) ; TIBERGHIEN (Gilles A.) Le jardinier, l’artiste et l’ingénieur, LES EDITIONS DE L’IMPRIMEUR.

RACINE, M., (édit), 2001 et 2002. Créateurs de jardins et de paysages,  Actes Sud/ENSP, 2 tomes.

Il a écrit récemment :

CORAJOUD M., 2009. Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent, Arles/Actes Sud, Versailles/ENSP.

[1] http://www.le-notre.org/uploads/attachments/EFLA_Newsletter_Winter_2010-11.pdf


20 décembre 2010

Le paysagisme est-il un spatialisme ? par P. Donadieu

Encore  des -ismes ! mais pour une bonne cause : tenter de mieux comprendre les pratiques des paysagistes.

Qu’est-ce que le spatialisme ? Yves Chalas, sociologue et professeur à l’Institut d’urbanisme de Grenoble, écrit en 2009 : « Le spatialisme est la vision prônée par un certain urbanisme, celui des doctrines, des utopies, des modèles (d’habiter), des cités idéales, des théories, des idéologies, des certitudes, des grands récits, des grands gestes, de la tabula rasa, etc., selon lequel il existe un lien direct, mécanique et univoque entre espace construit et vie sociale. Pour l’urbanisme spatialiste, l’espace construit transcende la vie sociale pour le meilleur et pour le pire. Dès lors, l’urbanisme spatialiste est logiquement amené à considérer qu’il est et ne peut être que l’instrument principal non seulement du bien ou du mal habiter, mais également du bien et du mal vivre tout court »[1]

De manière comparable, le philosophe Jean-Pierre Garnier rappelait quelques années auparavant que :  « Le spatialisme postule un rapport causal direct entre formes spatiales et pratiques sociales, ce qui permet de transmuer des problèmes propres à un certain type de société en problèmes dus à un certain type d’espace, comme si le « cadre de vie » produisait et, donc, expliquait en grande partie les manières (bonnes ou mauvaises) de vivre»[2].

De son côté le socio-géographe Michel Lussault a défini le spatialisme comme un « fétichisme de l’espace, une analyse (morphologique) de l’espace qui n’a pas besoin d’une théorie du social pour fonctionner »[3]. En bref, depuis que le sociologue Manuel Castells a introduit avec d’autres cette notion au début des années 1970, le spatialisme a mauvaise presse.

Le lecteur aura compris que pour le sociologue l’alternative souhaitable à l’urbanisme spatialiste est un urbanisme participatif : « qui n’a pas de véritable projet ou de solution avant le débat public, mais après seulement le débat public » (Y. Chalas, op. cit.) ; et que pour le philosophe, il est trop schématique : « d’imputer la dégradation de la situation dans les cités de HLM à partir du milieu des années 1970 à la configuration du bâti : de (déclarer) « aliénants » durant les Trente Glorieuses, les grands ensembles (qui) vont devenir « criminogènes » lorsque surviendra la « crise » (…) » (J.P. Garnier, op. cit.). En revanche chez les géographes, le seul recours à l’espace sans théorie sociétale est sans doute critiquable si l’on souhaite ne pas se couper des enjeux sociopolitiques. Cependant, les théories sociales, sont trop nombreuses, souligne Olivier Orain, pour inspirer de manière non chimérique la géographie. Aussi invite-t-il à laisser les spatialistes, qu’ils soient ou non sociologues, mais aussi naturalistes, architectes ou urbanistes vivre leur vie, d’autant plus que le mot espace, réduit à un déictique, est souvent un signifiant vide ou flou. La notion de paysage des paysagistes semblerait l’avoir aujourd’hui rempli.

Comme la pensée architecturale et urbanistique, la pensée paysagiste est effectivement en très grande majorité spatialiste. Issue d’une profession, à l’origine jardinière, qui répond à une commande publique et privée, elle a comme objet la construction matérielle et immatérielle, esthétique et fonctionnelle de l’espace extérieur au bâti, surtout urbain. Elle s’inscrit depuis la Renaissance dans une esthétique urbaine, qui du XVIIe siècle à nos jours, a conduit des premiers boulevards, mails et promenades aux jardins et parcs urbains et périurbains d’aujourd’hui.

 Au sens donné par les sociologues, les paysagistes, qu’ils soient concepteurs, ingénieurs ou techniciens, sont des spatialistes parce qu’ils sont convaincus, comme les urbanistes et les architectes avec lesquels ils travaillent souvent, qu’ils sont les opérateurs nécessaires  du bien habiter, mais également du bien vivre et du bien-être humain. Cette responsabilité exorbitante, reconnue par les clients et les pouvoirs publics, satisfaite pour autant que l’équipement spatial promis est bien réalisé, ne suppose pas d’aller au-delà du contrat entre le paysagiste et son commanditaire ; de se demander par exemple si les valeurs habituelles du commanditaire public (sécurité, propreté, embellissement, animation, diversité) suffisent, ou quelles mixités ou ségrégations sociales ces pratiques d’aménagement introduisent dans l’espace public.

Ces pensées et compétences spatialistes sont en effet largement mis à profit par les pouvoirs politiques, dés que les habitants semblent mal vivre leur espace de vie, pour, par exemple, réhabiliter les espaces verts des « grands ensembles d’habitation’ des années 1960-1970 ;  dés que des lieux sont abandonnés ou marginalisés dans les villes afin de donner plus d’attractivité aux territoires des collectivités urbaines ; ou quand il est nécessaire de lancer la politique publique des trames urbaines vertes et bleues dans les lois récentes dites Grenelle. Le spatialisme naturaliste ou culturaliste suppose la croyance dans les vertus apaisantes et régénératrices de l’espace public paysager, notamment sous ses formes vertes, fleuries et aquatiques qui satisfont les lobbies écologistes.

 Toutefois, il existe des pensées et pratiques paysagistes et jardinistes aussi sociales que spatiales. Elles adhèrent  à l’urbanisme participatif prôné autant par le sociologue Yves Chalas que par le philosophe de l’urbain Thierry Paquot[4]. Elles admettent que ce que souhaitent les habitants et les usagers de l’espace public est aussi ou plus important que les injonctions réglementaires et les souhaits municipaux ou gouvernementaux. Ces formes participatives de l’urbanisme et du paysagisme peinent cependant à s’imposer  dans les pays où la légitimation démocratique de la décision publique n’est pas une forme dominante de culture politique, notamment en France[5].

[1][1] http://fr.calameo.com/books, L’urbanisme participatif conférence de Y. Chalas du 3/02/09, consulté le 18/12/10,

[2]http://www.canalu.tv/producteurs/ecole_normale_superieure_de_lyon/dossier_programmes/colloque_les_discours_du_politique/urbaniser_pour_depolitiser_la_rhetorique_du_spatialisme_et_du_localisme Urbaniser pour dépolitiser : la rhétorique du spatialisme et du localisme, vidéo du 14/11/01 de J.-P. Garnier, philosophe et chercheur au CNRS, consulté le 19/12/10

[3] http://www.esprit-critique.net/article-10229433.htm, Du spatialisme et du pluralisme, blog du géographe Olivier Orain, 20 04 07, consulté le 19/12/10.

[4] PAQUOT T., 2010. L’urbanisme c’est notre affaire. Paris, L’Atalante.

[5] Voir également le site de la revue Territoires et des éditions de l’Association pour la démocratie et l’éducation locale et sociale (ADELS) :  http://www.adels.org/edition/ouvrages.htm


13 décembre 2010

Changer les regards sur le monde ? par P. Donadieu

Changer le monde n’est pas à la portée des paysagistes. Mais changer les manières de percevoir le monde l’est sans doute, et par voie de conséquences les façons de le transformer. Selon les modes de formation des professionnels du paysage, les capacités transmises sont très différentes, quoiqu’en principe complémentaires les unes des autres.

Dans la plupart des pays, le terme paysagiste (en anglais landscaper) regroupe des formations courtes et techniques (le jardinier ou l’élagueur par exemple), et des formations universitaires longues comme celles de l’ingénieur paysagiste et de l’architecte paysagiste. Tous ces métiers ont en commun une connaissance des techniques de l’horticulture et du dessin de jardin élargies depuis une trentaine d’année aux sciences du paysage et de la ville.

Quand ces métiers n’existent pas ou peu, en Afrique sahélienne et tropicale par exemple, cela signifie que les paysages urbains et ruraux sont produits sans autres règles que celles que chaque acteur se donne pour agir sur l’espace ou en faire usage. Ces sociétés pensent leurs paysages dans le cadre des modèles culturels qui leur sont propres ou qu’ils ont importés (par la colonisation notamment).

Dans la plupart des pays occidentaux en revanche, le paysagiste est devenu depuis une quarantaine d’années un médiateur de la construction volontaire des relations entre l’espace de la vie humaine et non humaine, et les sociétés qui l’habitent.

S’il est technicien, il crée et entretient  les espaces verts urbains, publics et privés selon des modèles renouvelés par des créateurs : les concepteurs paysagistes, selon des technologies mises au point par les ingénieurs et les chercheurs. En changeant ou en maintenant les cadres de vie souhaités, il répond à des injonctions publiques territoriales (par exemple celles du développement durable)

Le parc de loisirs Terra Botanica  ouvert au nord d’Angers en avril 2010 est un bon exemple de ce renouvellement des modèles de parcs périurbains. Sur son site, il se présente comme « le premier parc ludique et pédagogique en Europe consacré au végétal ». « Généreux, mystérieux, apprivoisés et convoités », les végétaux de ce parc sont déclinés en de multiples parcours et scènes thématiques. Sur une surface de 11 hectares, en conjuguant les multiples facettes d’un parc à thèmes : les attractions ludiques et didactiques, les thèmes botaniques régionaux et internationaux, les entreprises horticoles régionales, il met en lumière le Pôle végétal spécialisé en horticulture Anjou Loire voulu par le conseil général du Maine-et-Loire. Grâce à l’expérience vécue dans le parc, le public renouvelle ainsi l’idée qu’il pouvait avoir de l’Anjou et de ses paysages.

Quand le paysagiste devient urbaniste, il imagine le devenir urbain en proposant des solutions nouvelles ou anciennes de planification urbaine. Il est formé à voir et à proposer aux élus ce que le sens commun et les élus ne voient pas ou ne perçoivent plus. En modifiant les modèles paysagers et urbains anciens et  leurs règles d’application, il contribue à changer les paysages et lieux urbains, notamment pour les singulariser en fonction des caractères écologiques des sites et de leur histoire

Les plans de paysage qui sont demandés par les urbanistes aux concepteurs paysagistes représentent un des principaux outils pour élaborer les schémas de cohérence territoriale. Ils mettent en lumière l’intérêt des espaces non construits dans les régions urbaines. Forestiers, agricoles, jardiniers ou naturels, ces espaces conçus comme des « trames vertes et aquatiques » deviennent des infrastructures des villes de la région. Non seulement elles accueillent les réseaux de transport et d’énergies, mais elles apportent d’une part les alimentations de proximité et les espaces récréatifs nécessaires aux citadins, d’autre part les conditions de circulation de la faune et de la flore spontanées.

Dans de nombreuses situations, à Bordeaux, Montpellier, Nice, Lyon, Nantes ou Rennes la compétence paysagiste a été de saisir les potentialités des espaces non construits existants pour les soustraire à l’urbanisation dans l’intérêt des citadins. Imaginer les régions urbaines durables à travers ses paysages suppose d’infléchir des évolutions spatiales et sociétales dont peu d’élus ont conscience, faute de formations.

Quand le paysagiste est formé à l’écoute des habitants, il devient  apte à élaborer des projets qui répondent autant (ou plus) à leurs préoccupations qu’à celles des acteurs publics. Il modifie alors, dans le cadre de gouvernances des projets de paysage autant sa façon de voir que celles de ses partenaires, élus, acteurs publics et habitants.

La politique exemplaire des parcs naturels régionaux en France a montré depuis 30 ans qu’il était possible de conduire l’évolution des paysages  grâce à des chartes intercommunales signées par les élus communaux et validées par l’Etat. En dépit des réticences nombreuses et longues au début des projets, les chartes de paysage, qui concilient développement économique et conservation des patrimoines naturels et culturels, continuent à montrer leur efficacité pour faire accepter des règles et des pratiques nouvelles. À proximité des régions urbaines, elles mettent à disposition des citadins de vastes espaces pour la récréation, le tourisme et la résidence secondaire, non sans remettre en cause souvent les pratiques traditionnelles (la chasse par exemple). Ainsi, la métropole marseillaise disposera t-elle bientôt du parc naturel régional de la Sainte Baume, comme Aix-en-Provence bénéficie de celui du Lubéron.

Dans ces trois situations, les pratiques paysagistes n’ont pas changé le monde en jardin idyllique, mais ont contribué à faire évoluer les regards et les jugements sur des territoires disposant d’un réel pouvoir politique, partagé avec l’Etat, les collectivités et les habitants.

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6 décembre 2010

Cassandre et les paysages [1] par P. Donadieu

Issue de la littérature grecque (Homère, Eschyle), la figure de Cassandre plane toujours sur les analystes des paysages contemporains. La plupart des constats faits par les scientifiques soulignent en effet les risques préoccupants engendrés par les activités des sociétés humaines : réchauffement des climats de la planète du fait de l’accroissement des gaz à effets de serre, diminution inexorable de la biodiversité, concentration inquiétante des Terriens dans les villes de plus en plus polluées, raréfaction inéluctable des énergies issues du pétrole, consommation excessive des terres agricoles par l’urbanisation, etc. En dépit des avertissements de ces Cassandre modernes, qui annoncent les dangers et préconisent parfois des solutions, les gouvernements semblent en général ne pas les entendre, ou fort timidement.

Fille du roi de Troie Priam, la belle Cassandre annonce les ruptures et prophétise les drames, mais n’est pas cru. Pourquoi le peuple grec comme les sociétés d’aujourd’hui ne lui accordent-ils aucune confiance ?  Elle révèle pourtant ce qui doit être connu pour le bien de tous (les sources des dangers et des tragédies probables). Elle prédit des avenirs apocalyptiques et des destins funestes, mais de manière inefficace : elle n’entraîne aucune adhésion crédible de ceux qui l’entendent.

Les Cassandre modernes ignorent en fait les faiblesses de leurs discours. D’abord, ceux-ci ne sont pas des oracles auxquels on se soumet, mais de frêles opinions humaines, fussent-elles scientifiques, inaptes en général à susciter la stupéfaction collective et donc l’action politique. L’information scientifique est trop engloutie dans le « buzz » médiatique pour ne pas être confondue avec une rumeur ou une illusion. En dépit des preuves vérifiables (les glaciers et les banquises fondent, les migrations climatiques ont commencé, etc.), les controverses ne cessent pas, et les prévisions s’accomplissent.

En second lieu Cassandre, comme la plupart des scientifiques d’aujourd’hui, ne promet ni protection ni consolation. Elle reste un oiseau de mauvais augure qu’il est préférable de réduire au silence, parfois par la violence. Le viol de Cassandre par Ajax, dans le sanctuaire d’Athéna, « signe la violation de la frontière entre civilisation et barbarie tout autant que la défaite de celle qui prêchait dans le désert » (p. 87). Inutile aux pouvoirs politiques, Cassandre n’en est pas moins précieuse pour la collectivité. Indestructible, elle sonne imperturbablement le tocsin. Récupérée parfois par les gouvernants, elle est réduite alors à un instrument éphémère de pouvoir.

Est-ce dire que l’évolution des paysages ne saurait être infléchie  par ce que l’on sait de leurs orientations néfastes probables ? Certainement pas. Car les alertes réitérées des Cassandre conjuguées aux décisions politiques nationales ou locales finissent par modifier les consciences et les pratiques sociales. Un exemple : le risque annoncé de submersion des rivages des mers et des fleuves fait prendre corps dans chaque pays à des politiques préventives. Les unes incitent à fabriquer des digues (la solution la plus discutable), les autres modifient à moyen terme les fonctions et les usages des zones inondables.

De la même façon, la prise de conscience des risques encourus par les villes sans agricultures de proximité, et des avantages environnementaux et sociaux d’un agriurbanisme planifié, modifie insensiblement les pratiques urbanistiques.

Dans ce dernier cas, les Cassandre ont joué leur rôle le plus efficace. Ils ont contribué à frapper de stupeur, à effrayer la société, à lui faire imaginer l’improbable voire l’impensable drame : la lutte pour la survie alimentaire dans des économies de crise grave des régions urbaines. En dramatisant les situations à venir (guerre, grève, révolte urbaine, crise écologique) ils ont fait percevoir l’imperceptible au plus grand nombre. En esquissant des solutions d’anticipation, urbanistes et paysagistes ont commencé à les traduire en actions et en décisions publiques.

Les propos de Cassandre continuent, comme autrefois, à menacer la paix civile. Mais simultanément, ils avertissent de ce qu’il peut advenir des sociétés qui oublient les principes du débat démocratique, et qui négligent la nécessité du débat public des opinions, ou l’avis des plus informés. English version


29 novembre 2010

Quelles formes pour les paysages agri-urbains ? par P. Donadieu

Les paysages sont des perceptions et des représentations humaines d’un territoire donné à voir et à vivre. Nul ne l’ignore désormais depuis la signature de la Convention européenne du paysage de Florence qui fête cette année son dixième anniversaire. Qu’est ce que cela signifie pour les professionnels du paysage qui sont appelés à mettre en œuvre localement ces démarches, et tout particulièrement pour ce qui concerne les paysages agriurbains ?

Chez les urbanistes et les aménageurs en général, la pratique habituelle de planification est celle du projet urbain. Elle consiste à affecter les espaces à des fonctionnalités et à des usages sociaux en fonction des orientations politiques des collectivités. Les formes des paysages ainsi produits résultent alors de ces pratiques fonctionnalistes. Leur principal inconvénient est d’aboutir à des paysages et des lieux qui ne sont pas fabriqués pour être perçus et ne répondent à aucune attente sociale, esthétique ou esthésique collective. Pour cette raison, qu’ils soient mono ou plurifonctionnels, ils engendrent des préférences, des débats, des tensions ou des conflits sociaux.

En revanche, chez les paysagistes prévaut l’idée que les paysages peuvent être produits, comme cadres communs à la vie humaine et non humaine, pour être perçus par des publics larges ou restreints, pour satisfaire des demandes sociales, par exemple celles des touristes, des habitant ou des entrepreneurs locaux. Ces demandes de formes paysagères ne convergent pas en général si aucune précaution n’est prise et si, en particulier, aucune politique paysagère n’est prévue par les pouvoirs publics.

Que se passe-t-il si des élus d’une collectivité urbaine ou périurbaine décident de conserver les espaces agricoles, au lieu de les laisser à l’urbanisation ou aux espaces verts non agricoles ?  Soit ils s’en tiennent au droit des sols affectés à des usages non urbains sans tenir compte des regards portés sur eux, et aucune garantie juridique ne leur sera jamais donnée sur l’impossibilité d’un changement de destination.  Soit ils souhaitent inscrire les sols agricoles et les agriculteurs dans le devenir urbain de la collectivité et, dans ce cas, il leur faut mobiliser les paysagistes pour faire des espaces agricoles des paysages agri-urbains reconnus et pérennisables. Comme le sont devenus aujourd’hui la plupart des espaces boisés urbains et périurbains.

L’alternative du urban farming suppose que les paysagistes mettent en formes paysagères perceptibles les espaces agricoles dans leur contexte urbain. La première étape est celle de l’inventaire et de la désignation des espaces agricoles et jardiniers, puis du porter à connaissance publique. Il est alors montré aux élus et aux habitants, qui peuvent l’ignorer ou le méconnaître, qu’il existe des activités de production agricole sur la commune. La deuxième étape consiste à effectuer un diagnostic du devenir possible des espaces et des exploitations agricoles : disparition, reproduction, diversification, patrimonialisation, etc. A connaître également les attentes de proximité des habitants et des acteurs locaux : ventes directes à la ferme, cueillettes directes, AMAP, services pédagogiques, de loisirs et d’entretien, etc. Dans la troisième étape, est élaboré un projet de paysage (communal et intercommunal) qui propose des principes d’aménagement à débattre publiquement, à valider puis à traduire sous formes de règles juridiques à intégrer dans les documents d’urbanisme (ScoT, PLU en France).

Les formes paysagères à adopter sont en principe imprévisibles puisque chaque société locale, dans ses cadres communal, régional, national et européen, dispose d’une gouvernance d’acteurs publics et privé à mettre en œuvre. Néanmoins, il est possible en France de distinguer plusieurs tendances. La première propre aux monuments et sites classés et inscrits au titre des lois de 1913 et 1930, ainsi qu’aux espaces de réserve de nature (loi de 1976), tend à interdire toute évolution qui n’est pas conforme aux avis des commissions départementales des sites, des architectes des bâtiments de France et des inspecteurs des sites. Dans ce cas l’autorité de l’Etat se traduit par l’immobilisation des formes agricoles et urbaines, tant qu’il existe sur ces sites des exploitations agricoles actives compatibles avec le projet de paysage.

Hors de ces situations de conservation  stricte des limites admises entre les espaces agricoles, naturels et urbains, les documents d’urbanisme peuvent jouer un rôle protecteur semblable. C’est le cas dans les communautés d’agglomération ou urbaine de Rennes, Nantes, Lyon, Lille ou Grenoble. La tendance est alors celle de figer l’usage agricole de l’espace périurbain et de favoriser la densification du tissu urbain aggloméré. À condition que les agences foncières, et notamment les SAFER, jouent leur rôle régulateur pour garantir la reprise d’exploitations agricoles viables. Et en ayant recours, si possible, aux outils des chartes de paysage et pas seulement dans le cadre exemplaire des parcs naturels régionaux.

Dans ce second cas, deux situations types de transition entre zones urbaines et agricoles sont exploitables par les paysagistes : soit une limite nette et rapide, avec ou sans plantations d’arbres ou de haies, prévoyant des circulations piétonnières, cyclistes et d’équitation vers la zone agricole ; soit un espace public et semi-public de transition lente occupé par des jardins familiaux, des espaces boisés, naturels et aquatiques, des infrastructures circulatoires ou énergétiques, des sièges d’exploitation agricole, des équipement sportifs et culturels et des parcs publics, reliés également par des circulations aux espaces agricoles voisins.

Dans tous les cas, ce sont les représentations (surtout les mots et les images) et la mise en accès public des espaces correspondants par les paysagistes qui importent. Elles décideront des formes agricoles et urbaines qui donneront des caractères perceptibles partageables par les habitants et les visiteurs.

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22 novembre 2010

« Urban farming » et paysages des régions urbaines : quels enjeux ? par P. Donadieu

Dans la conception traditionnelle et historique de la ville moderne, les activités agricoles sont exclues de la cité. Or, depuis au moins 20 ans, l’usage de l’expression agriculture urbaine (urban agriculture) s’est répandue dans le vocabulaire des urbanistes, surtout dans les métropoles des pays en voie de développement. Il s’agissait de reconnaître que l’alimentation des citadins par des productions agricoles et jardinières de proximité était un besoin vital, surtout en périodes de crise (économique, sociale, environnementale) et qu’il était nécessaire de prévoir des espaces qui leur étaient consacrés, ainsi que des producteurs et des réseaux commerciaux pour les organiser.

Au cours de la fin du XXe siècle, la concentration urbaine s’est poursuivie dans la plupart des pays développés ou non, ce qui a accéléré les pratiques d’intensification de l’agriculture. Dans les régions urbaines européennes, et à la suite de crises de sécurité alimentaire (comme la crise de la vache folle et l’intoxication des cours d’eau par les pesticides, les engrais et les lisiers d’élevage), les associations de consommateurs ont remis en cause la qualité des produits d’origine agricole pour des raisons de santé publique. Pour faire face à cette nouvelle demande de biens alimentaires sains, des organisations non gouvernementales (comme slow food en Italie et l’Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne, en France) ont proposé de nouveaux modes de production agricole et jardinier impliquant la proximité géographique entre producteurs et consommateurs (circuits courts), et donnant des garanties (labels) de qualité sanitaire (agricultures biologique, organique, dynamique).

Parallèlement, les principes planétaires du développement durable sont passés dans les injonctions gouvernementales juridiques et réglementaires. La mise en œuvre des économies d’énergie implique désormais, non seulement d’appliquer les normes architecturales de haute qualité environnementale (HQE), mais de restreindre l’étalement urbain pour limiter la consommation d’énergies par la circulation automobile ainsi que la consommation d’espaces agricoles. En outre l’application des principes écologiques (microclimats, biodiversité) et paysagers (parcs et jardins) dans l’urbanisme a abouti à la définition de politiques publiques de trames (réseaux, ceintures, coulées, cœurs) vertes et aquatiques pour organiser les circulations des organismes vivants humains et non humains dans les régions urbaines : dans les lois Grenelle en France par exemple.

Dans ce contexte, les activités agricoles et les agriculteurs ont  été réintroduits (reconnus ou admis) dans ou avec la ville. Toutefois, ces agricultures urbaines (urban farming) doivent avoir des caractéristiques qui les rendent compatibles avec les besoins et les exigences des citadins :

Elles sont sans danger pour les vies humaines et non humaines (la vie végétale et animale sauvage et domestique)Elles satisfont des besoins alimentaires en produits bruts (frais le plus souvent) et transformés, mais aussi en services écologiques (biodiversification par des réseaux de haies et de cours d’eau par exemple), environnementaux (recyclage des déchets verts par compostage), symboliques (patrimoines d’architecture rurale), de loisirs (pédestres, cyclistes et équestres) et esthésiques (qualités plurisensorielles des lieux et de leurs ambiances, des paysages et de leur scénographie).Elles sont reliées à la ville proche par des corridors agroécologiques, et par des dispositifs marchands (circuits commerciaux courts), de recyclage des eaux usées et de pluie, et des matières organiques, de productions d’énergies non renouvelables (éoliennes, panneaux photovoltaïques).

Une utopie de paysages d’ agriurbanisme soutenable est ainsi née en Europe comme dans le projet Agropolis München et celui du parc agricole de Freiham en 2009. Elle est à l’œuvre, plus timidement (sans utopies paysagistes marquées), dans les parcs sud de Milan et de Baix Llobregat à Barcelone depuis une dizaine d’années.

Les paysages réels (matériels) qui en résultent sont alors partagés entre deux processus opposés, mais juxtaposables dans un même territoire (les communes). D’une part, il y a la production de campagnes résidentielles où les agroindustries cédent progressivement la place à des agricultures et jardinages urbains, à des parcs agricoles ou agroforestiers, à  des jardins communautaires (community gardens), et des activités de hobby farming  à vocations dominantes de loisirs et d’approvisionnement de proximité. D’autre part, on constate la persistance des agroindustries déterritorialisées (comme la céréaliculture intensive), tournées vers les marchés mondiaux, mais n’excluant pas de se diversifier avec des productions de services urbains (fermes pédagogiques, loisirs urbains, agritourisme, etc.). Peuvent s’ajouter également des services dits de nature comme des plantations à finalités de fixation de carbone et de production de bois, ou des réserves sanctuarisées de nature biologique.

La production de paysages agriurbains s’inscrit alors dans les valeurs du développement durable en tant que possibilités supérieures de choix pour les générations futures, au sens des capabilités (capabilities) développées par l’économiste Amartya Sen (the Idea of justice, Londres, 2009).

Ces paysages sont à interpréter en tant que constructions sociétales et culturelles, en tant que images nouvelles des villes contribuant à leur réputation et à leur attractivité (villes viticoles ou maraîchères par exemple). Mais aussi en tant que lieux à vivre offrant la coprésence d’activités humaines multiples (à rendre compatibles) aux habitants autant qu’aux visiteurs.

Les enjeux de l’agriurbanisme paysagiste, à finalité de bien-être de la vie humaine et non humaine sont alors de quatre natures :

foncière : mettre en réseau, conserver et acquérir grâce à des agences foncières publiques les espaces nécessaires à leur multifonctionalité agro-urbano-écologique ;économicopolitique : inciter à la création des services écologiques, environnementaux, touristiques et de loisirs  par les entreprises agricoles et publiques (services d’espaces verts des villes)sociopolitique : garantir l’accès des usagers à une partie de l’espace agricole privé, avec des compensations financières (entretien, accueil) aux agriculteurs par les collectivités publiques.paysagiste : créer et gérer les organisations formelles et fonctionnelles des espaces de façon  à ce que ces lieux agricoles et jardiniers deviennent appropriables en tant que produits culturels singuliers des territoires concernés, et qualifiés esthésiquement en tant que tels. (Voir Chronique n° 47).

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15 novembre 2010

Un doctorat en sciences du paysage : dans quelles disciplines ? par P. Donadieu

Les architectes paysagistes et les ingénieurs paysagistes sont formés pour devenir des professionnels du paysagisme. Pour cette raison, leurs formations sont pluridisciplinaires et tournées vers l’action. Si bien que lorsqu’ils souhaitent suivre des études doctorales, ils peinent à choisir une discipline scientifique de référence, puisqu’ils n’en maîtrisent réellement aucune. Et s’ils en choisissent une, ils éprouvent en général des difficultés à en faire bon usage s’ils n’ont pas acquis une culture universitaire complète dans ce domaine. Ne devient pas géographe, sociologue, économiste, écologue ou historien qui veut, surtout dans le temps de préparation trop court d’une année de master à orientation recherche.

Bien que privé d’une maîtrise suffisante des concepts, théories, démarches et méthodes d’une discipline, et dépourvu d’une vision approfondie des possibilités de chacune d’elles, le candidat paysagiste au doctorat peut réaliser des synthèses bibliographiques thématiques et parvenir à poser des questions très pertinentes. En revanche, il a beaucoup de mal à formuler des hypothèses, à isoler des concepts, à construire une démarche d’analyse et d’enquêtes, et surtout à mobiliser des méthodes de recueil et de traitement des informations qu’il ne connaît pas ou imparfaitement.  Du fait de ces mauvais départs fréquents, la durée de la thèse s’allonge au-delà des trois à quatre années requises pour la préparation d’un doctorat. Car, en pratique, la première année de thèse est encore une année de formation scientifique de base et de mise au point du sujet et de la démarche de travail.

Pour remédier à ces problèmes chroniques en Europe, il faudrait que le candidat s’inscrive d’abord explicitement dans un ou plusieurs champs disciplinaires auxquels il emprunte des théories, des concepts et des outils d’analyse. Pour y parvenir, c’est en analysant des articles de recherche qu’il repère des concepts utiles et les auteurs qui les définissent et les appliquent. Puis c’est en interprétant les démarches d’une ou plusieurs disciplines à sa question de thèse qu’il adapte, voire invente sa propre méthode à expérimenter.

Prenons des exemples : si son sujet relève des sciences de la conception (des sciences poétiques au sens d’Aristote), et qu’il doit comparer des œuvres d’architectes paysagistes européens de l’entre-deux guerres, il empruntera aux méthodes historiographiques et à l’histoire sociale, culturelle et politique des villes, de l’architecture et de l’art des jardins propres à cette période. En revanche si son sujet appartient au domaine aristotélicien des sciences pratiques, et qu’il compare des politiques publiques de protection de sites à la fin du XXe siècle en Europe, il pourra emprunter ses concepts aux sciences sociales et politiques, à l’histoire contemporaine et à l’anthropologie juridique.

L’architecture du paysage ou l’ingénierie du paysage qui sont, on l’a dit, des domaines professionnels comme l’architecture ou l’urbanisme, ne sont pas des disciplines académiques. Si une majorité d’universités en Europe et au-delà ont admis qu’elles l’étaient (contrairement à la France), c’est qu’elles privilégient le plus souvent un choix pragmatique qui est très opératoire jusqu’au master compris. Toutefois, au-delà de ce niveau post gradué, les études doctorales (PhD), auxquelles on accède par des programmes de recherche et des directeurs de recherche, exigent la maîtrise de méthodes scientifiques précises. Et ces méthodes ne peuvent être enseignées qu’au niveau du master à orientation recherche et/ou de la première année de thèse.

En France, les docteurs qui ont d’abord suivi des études de paysagistes concepteurs (paysagiste DPLG) ou d’ingénieurs paysagistes sont peu nombreux (une trentaine). Ils sont issus en très grande majorité d’écoles doctorales de géographie et histoire (Notamment Paris 1 Panthéon Sorbonne), de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et de l’école doctorale ABIES de l’Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement (AgroParisTech). Dans les trois cas précédents, ils ont suivi les enseignements du DEA « Jardins, Paysage, Territoire » de l’École nationale d’architecture de Paris-la-Villette (1991-2005). Leurs doctorats (de Paris 1, de l’EHESS, de l’ISTVE) portent le plus souvent la mention « Paysage », « Architecture et paysage » ou « Sciences de l’environnement, sciences et architecture du paysage » (ABIES).

Si on élargit les origines des doctorants en sciences du paysage, telles que les journées doctorales d’Angers (2008) et de Blois (2009) les révèlent, on s’aperçoit que l’éventail des disciplines représentées se diversifie considérablement. Aux disciplines fréquentes comme la géographie sociale et culturelle, l’histoire des sensibilités, de l’architecture et des jardins, et l’écologie du paysage, s’ajoutent l’ archéologie du paysage, les sciences des paysages littéraires et artistiques, l’anthropologie et l’esthétique. Dans d’autres pays comme l’Italie, les sciences du design urbain et paysagiste dominent les doctorats en sciences poétiques. En Europe centrale et germanophone, ce sont les sciences de l’écologie du paysage, de la conservation et de la restauration des sites qui semblent prépondérantes, comme elles le deviendront peut-être en Europe du sud.

Dans la période actuelle de transition universitaire en Europe vers un accroissement des flux nationaux de doctorats en sciences du paysage, les champs disciplinaires de référence ne sont pas encore stabilisés. Ils le deviendront quand les résultats des recherches scientifiques en cours auront montré le rôle de chaque secteur de recherche, le plus souvent pluridisciplinaire, pour répondre à des questions vives de recherche. En d’autres termes, la nature de la discipline de thèse importe sans doute moins désormais que l’acquisition de la maîtrise d’outils spécialisés demandés par les équipes de recherche, et indispensables au démarrage d’une carrière de chercheurs, d’enseignants chercheurs ou de praticiens chercheurs.

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8 novembre 2010

Paysages de décroissance, par P. Donadieu

Selon un sondage IFOP Sud-Ouest de novembre 2009, 27 % des Français seraient prêts à restreindre de façon significative leur consommation[1]. Ces partisans de la décroissance économique renoncent en pratique aux tentations de la consommation ordinaire ou frénétique. Sans s’exclure de la société comme les néoruraux des années 1970, ils se restreignent à consommer ce qui leur semble indispensable en excluant le gaspillage et le superflu. Mais pour les théoriciens de ce mouvement (l’économiste Serge Latouche parle plutôt d’ « acroissance »), la décroissance ne concerne pas les pays en voie de développement.

Selon l’enquête citée du journaliste Hubert Prolongeau, les partisans de la décroissance préfèrent les produits de proximité  relative, à ceux qui viennent de loin, sauf s’ils relèvent du commerce équitable ; choisissent les transports non polluants pour l’atmosphère sans s’interdire ponctuellement la voiture ; éduquent eux-mêmes leurs enfants ; font appel le moins souvent possible aux systèmes publics de santé ; réduisent au maximum leurs déchets quotidiens en les compostant, ainsi que leur consommation d’énergie ; boycottent la grande distribution et convertisse le recyclage des objets en principe d’équipement. Les « décroissants » font de la faible consommation et du régime végétarien, avec des produits si possible issus de l’agriculture biologique, un choix de vie.

Ce qui ne leur interdit ni l’électricité ou le gaz, ni l’ordinateur, Internet et le téléphone portable.

Ces modes de vie choisis ont-ils des conséquences sur nos paysages quotidiens ? Apparemment pas. Mais, en regardant de plus près les lieux où vivent les rares et authentiques « décroissants », il faut admettre que les paysages de « simplicité volontaire » existent, sans ostentation particulière. Dans l’espace privé, les signes sont nombreux : poêle à bois, bicyclettes, absence de télévision et de tonte de la pelouse (si elle existe), bacs de récupération d’eau de pluie, bacs à compost, potager bio, toilettes sèches, matériaux de construction écologiques et panneaux solaires. Dans l’espace public, des « transitions » sont amorcées : dans les cantines scolaires avec des menus biologiques, dans la suppression progressive des produits pesticides utilisés dans les espaces verts, dans le filtrage des eaux ménagères par lagunage biologique, dans la gestion des pelouses et prairies attentive à la reproduction des oiseaux sauvages ou dans le soutien à la création d’emplois et d’entreprises « solidaires » au sein des jardins dits « partagés ».  Mais rien ne permet cependant d’affirmer que ces « transitions » relève d’objectifs de décroissance économique. Ceux-ci sont rarement revendiqués par les collectivités publiques, puisqu’ils signifieraient une baisse des offres locales d’emplois.

Ces pratiques alternatives commencent à pénétrer l’univers des professions du paysage, mais très lentement. Le moteur principal du changement se situe au niveau de la commande privée et publique. Quand les commandes publiques des collectivités sont soumises à de nouvelles normes, comme celles des constructions de haute qualité environnementale (HQE) ou de la loi Grenelle 1 de 2007, le respect des règles impose en principe aux professionnels de nouvelles techniques (si leurs effets sont convaincants pour les clients).

Certaines de ces techniques existent depuis des décennies sans avoir été diffusées largement en France, sinon  très récemment : c’est le cas du lagunage biologique des eaux grises et ménagères, de la lutte biologique contre les insectes nuisibles aux cultures, des capteurs solaires et des éoliennes.

Si les paysages changent, ce sera sans doute davantage grâce à l’adhésion des acteurs économiques et sociaux aux valeurs du développement durable, plus qu’aux militants de la « décroissance ».  Les « décroissants », plutôt hostiles aux partis verts, concrètisent  une variante utopique de l’économie durable dans la mesure où leur idéologie est définie par opposition à l’économie de marché et à l’écologie politique actuelle. Même illusoires, ces pratiques sociales n’en représentent pas moins une forme de résistance à des systèmes sociopolitiques dominants qui commencent à peine leurs transitions vers des alternatives économiques encore floues.

[1] Cité par Hubert Prolongeau, « Le choix de la décroissance » . Le Monde Magazine, 17 Juillet 2010.

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1 Novembre 2010

Expliquer ou interpréter les paysages ? par P. Donadieu

La lecture de paysage fait partie des apprentissages fondamentaux des paysagistes. Qu’ils soient jardiniers, concepteurs, planificateurs, ingénieurs ou entrepreneurs, les professionnels du paysage doivent comprendre les spectacles du monde. S’ils ne disposent pas des clés pour saisir le sens des paysages sur lesquels leurs clients leur demandent d’agir, ils restent ignorants et impuissants.

Mais lire un paysage est-il comparable à lire un journal, images comprises ? Lire un texte consiste d’abord à identifier les caractères écrits, les mots ; à les reconnaître et à les interpréter en leur donnant une signification par rapport à un code universel ou personnel. En lisant cette dernière phrase, vous avez compris le sens de mon message : j’explique ce qu’est pour moi (et les dictionnaires) l’action de lire. Lire une image suppose d’en saisir globalement et analytiquement les messages documentaires et esthétiques

Puis-je appliquer à un paysage ce que je viens de dire d’un texte écrit ? À première vue, il n’y a rien de commun entre  le paysage que je vois depuis ma fenêtre et le texte qui apparaît sur l’écran de mon ordinateur. Je comprends le sens de mon texte, mais je ne peux, de la même façon, saisir le sens de la campagne boisée qui est sous mes yeux. Pour au moins deux raisons : les haies que je perçois ne sont pas des mots écrits, et elles n’ont pas été placées là où elles sont avec l’intention de transmettre un message à un lecteur de paysage. Le paysage matériel n’est pas un langage textuel.

Mais en seconde vue, si le paysage n’est pas un texte, il peut devenir une image grâce à l’objectif de l’appareil photo ou aux pinceaux du peintre. Quand je regarde le paysage de haies, je perçois en fait une image mentale que je peux analyser sous la forme d’une représentation photographique ou picturale, mais aussi textuelle (une description poétique ou géographique). Lire un paysage devient alors possible si on cherche à déchiffrer des représentations de ce paysage, qui traduisent les intentions et les savoirs de leurs auteurs.

La lecture d’un paysage concret est donc une métaphore pour dire que le paysage perçu est à comprendre sous les formes de langages oraux, textuels et imagés qui en rendent compte. Mais aujourd’hui, les chercheurs admettent que les perceptions d’un paysage concret ne se limitent pas à la vue statique, mais s’étendent de manière dynamique aux sons (paysages sonores), aux odeurs (paysages olfactifs), aux goûts (paysages gustatifs) et au sens du toucher (paysages tactiles). La perception d’un paysage est complexe parce qu’elle est polysensorielle et diachronique.

Dans ces conditions, que signifie l’expression lecture de paysage ? Si la référence au texte à comprendre est encore valable, on peut distinguer l’explication et l’interprétation d’un paysage.

Saisir le sens d’un texte/d’une image, c’est analyser de très nombreuses formes d’expression possibles (récit, poème, tragédie, interview, enquête, article, texte publicitaire, bande dessinée, etc). Analyser la composition, le style, le vocabulaire, les références, les figures, la biographie de l’auteur, le lectorat ou le public visé permet d’expliquer, c’est-à-dire de rendre compte de l’œuvre en éclairant les causes et les raisons de sa production. Expliquer un paysage aura alors deux sens possibles selon les concepts d’explication. Dans l’univers des sciences de la terre et de la vie, il s’agira de rechercher les causes naturelles et humaines d’un état matériel. De répondre à la question pourquoi et comment ce paysage a-t-il été produit ?  Ce que font par exemples les sciences physiques, biotechniques, archéologiques, géographiques ou éco-biologiques.  Dans l’univers des sciences de l’homme et de la société, on s’attachera à la recherche des causes autant que des raisons qui permettent de comprendre l’histoire et le devenir des espaces concrets. Par exemple avec les sciences économiques, historiques, juridiques et anthropologiques, ou celle du design paysagiste.

En revanche l’interprétation d’un texte relève de l’herméneutique. L’interprète dispose de la compétence d’éclaircir ce qui est obscur, par exemple dans un texte juridique. Plus généralement, il a la capacité de révéler par une enquête rigoureuse (et preuves à l’appui) les significations qu’il peut attribuer à des signes intentionnels. A propos d’ un jardin, d’un espace public, ou d’une œuvre paysagère, il fait connaître par un texte les intentions du concepteur en les éclairant par une observation attentive des lieux, l’analyse de la commande et une connaissance de la biographie de l’auteur. S’il juge des réussites et des échecs d’une conception, il devient alors critique.

L’explication suppose une culture scientifique propre en général à une discipline, parfois plusieurs. Elle ne peut être séparé d’un débat ouvert dans la communauté scientifique intéressée.  L’interprétation rigoureuse a souvent recours à l’explication scientifique quand une discipline est concernée, par exemple dans la landscape interpretation anglosaxonne. Celle-ci mobilise fréquemment l’histoire, l’écologie et la géographie des paysages. Une partie des sciences de la conception du paysage, en revanche, qui interprète les œuvres jardinières, urbanistiques, architecturales et du Land Art repose sur l’herméneutique des paysages.

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25 octobre 2010

Un paysage peut-il être ordinaire ? par Pierre Donadieu

La Convention européenne du paysage, signée en 2000 à Florence, souligne l’intérêt des paysages ordinaires. Par là, elle suggère aux politiques publiques de chaque Etat de ne pas se consacrer seulement aux paysages extraordinaires pour les conserver, en négligeant les autres. Or il n’est pas certain qu’il soit facile de distinguer un paysage ordinaire d’un autre qui ne le serait pas. En effet, la séparation entre les deux catégories peut être récusée si on a recours au paradoxe logique de Bechembach[1].

Dans une région donnée, on peut constituer deux listes, l’une de tous les paysages remarquables, par exemple ceux qui sont classés ou inscrits au titre de la loi de 1930 sur la protection des sites, et l’autre de tous les paysages ordinaires en ayant recours aux inventaires des atlas de paysages.

Le plus banal des paysages ordinaires peut être remarqué, parce que, dans un classement des préférences, il est le plus inintéressant. S’il est remarquable, il peut alors passer dans la première liste en étant candidat à un classement ou à une inscription. Il en est de même pour le second sur la liste qui change ainsi de catégorie, puis pour le troisième et ainsi de suite jusqu’au dernier site sans qualité, spécimen unique de banalité, qui bascule sans hésitation dans la liste des paysages remarquables.

Comme il ne subsiste plus qu’une seule liste, cela signifie que, logiquement, aucune distinction probante ne peut être faite entre un paysage ordinaire et un paysage extraordinaire. Autrement dit tout site qualifié de banal est potentiellement un site remarquable.  Non pas parce qu’ un aménageur peut le rendre attractif, ni en raison d’un fait social ou culturel[2] qui le marque et l’identifie, mais seulement parce qu’ un raisonnement logique a détruit cette distinction.

Il en est de même dans l’opposition du réalisme et du nominalisme. Prenons un paysage bocager bien réel où chaque parcelle est enclose par des arbres et des buissons. Si on enlève un arbre, le paysage n’en est pas affecté : dix arbres peut-être ; si tous les arbres et les buissons disparaissent, le bocage matériel disparaît. Est-ce dire que le paysage bocager n’existe plus ? Non, du point de vue des nominalistes qui affirment que l’idée de paysage bocager n’existe que dans notre esprit et par les mots ou les signes qui l’expriment, et n’a pas de réalité tangible. Alors que les réalistes s’en tiennent à la matérialité du paysage disparu.

Selon ce raisonnement, tous les paysages ordinaires à qui peuvent on l’a vu devenir extraordinaires  –  peuvent disparaître, logiquement et réellement. Sans que cependant, d’un point de vue nominaliste, l’idée de paysage ordinaire ou extraordinaire ne s’évanouisse dans notre esprit.

Si bien qu’à tout moment les paysages matériels ordinaires peuvent exister par le jugement, puisque l’idée préexiste par les signes qui les représentent et peut être mobilisé par celui qui juge. Mise en cause par un premier raisonnement logique, la distinction entre ordinaire et extraordinaire réapparaît par la vertu de la doctrine nominaliste

Raisonnements vains ? Non, car entre temps on a douté de ce qui allait de soi, donc on a progressé dans la compréhension sage du monde. Un paysage donné peut être qualifié d’ordinaire ou d’extraordinaire selon les regards qui le jugent et les valeurs mobilisées. Logiquement, la distinction ne tient qu’à un fil. Mais dans un Etat de droit, c’est la lettre des règles juridiques qui précise et légitime le bien-fondé de la distinction convenue.

[1] Philippe Boulanger. Le trésor des paradoxes, Belin, 540 p. et Le Magazine littéraire, n° 494, 2010, p. 64.

[2] L’art de raconter l’ordinaire sous sa facette universelle, sans le rendre remarquable, relève autant de la compétence des artistes que de celle des écrivains. L’écrivain morbihannaise Marie Lefranc y réussit parfaitement dans son dernier roman Enfance marine publié aux éditions Fides à Montréal en 1959, et à Liv’Éditions en 1996. Voir à ce sujet la belle préface de Jacques Fleurent dans l’édition de 1996.


18 octobre 2010

Prouver ou séduire ? par P. Donadieu

Tout paysagiste qui communique une idée, une intention, un projet est mis face à cette alternative : doit-il, par les moyens de la rhétorique des mots et des images, faire appel à la seule raison de ses interlocuteurs pour les convaincre ? Ou bien, faisant usage des mêmes moyens, séduire son auditoire pour le persuader du bien-fondé de sa proposition ?

Dans le premier cas, le rhétoricien logique fait appel à l’intelligence. Il argumente et prouve pour démontrer la vérité ou la nécessité d’une proposition ou d’un fait. Il y parvient s’il donne l’illusion du vrai ou du vraisemblable, avec un plaidoyer rigoureux, même si ces arguments sont incertains.

Dans le second cas, le rhétoricien séducteur fait appel à la captation sensible de son public. Ses images suscitent l’admiration et sa voix l’émotion. Son charisme impose sa présence. Le public s’abandonne à son charme. Il plaît et attire les uns, mais peut indisposer les autres.

Toutefois, ces deux paysagistes peuvent tromper ou se tromper. Le doute est permis dans les deux cas, si des failles logiques sont discernables ou si l’enchantement cesse. Qui croire : le raisonneur ou le séducteur ? L’ingénieur qui assemble ou le concepteur qui invente ? La réponse n’est pas à rechercher dans la posture du locuteur qui mêle souvent les deux registres, mais plutôt dans la manière de recevoir le message.

Prenons le cas d’un jury qui évalue un projet de parc présenté par son auteur. Certains membres ne demandent qu’à être séduits par l’originalité de l’idée. Ils savent que le projet est à ce stade une fiction, voire une utopie. Mais, dans l’art paysagiste du design, faire preuve d’un imaginaire inventif est une qualité première comme en littérature ou dans les arts plastiques. L’appréciation du projet s’appuie sur les vraies illusions que la promesse d’oeuvre créé. Ce qu’illustrait le philosophe grec Gorgias : « Celui qui crée l’illusion est plus juste que celui qui ne crée pas l’illusion ; d’un autre côté celui qui est sous le charme est plus sage que celui qui ne s’en laisse pas conter »[1].

Plus scientifiques ou plus techniciens, d’autres membres de ce jury ne demandent qu’à être convaincus. Ils ne jugent pas les illusions ou les émotions que le projet peut promettre et demandent d’abord à ce dernier de tenir la route qu’il a tracée en se tenant à sa matérialité. Dans ce registre, ce sont les preuves qui sont attendues. Preuves de la durabilité d’une solution technique ; de la localisation juste d’une circulation ; de la justification du montant d’un devis ; de la prévision de la gestion technique ; des usages sociaux attendus, etc.

Mais comme tous les détails demandés ne peuvent être apportés ou justifiés, c’est l’idée de projet qui est d’abord jugée puisque c’est d’elle que seront déduits les effets souhaités et les techniques qui en découlent.

La rhétorique de communication d’un projet présente donc comme le Dieu Janus deux faces. L’une se réfère à l’imaginaire de l’intention et à son pouvoir émotionnel, l’autre à la matérialité du projet et à sa capacité à susciter les effets et les affects annoncés ; à produire dans un parcours pédestre, par exemple, des effets visuels sombres et lumineux, des sensations corporelles successives de froid et de chaud, des impressions de proche et de lointain, etc. … Les deux facettes de la communication ne peuvent être séparées. Le discours du concepteur doit être à la fois séducteur et convaincant, poétique et rationnel s’il veut persuader le jury que le projet sait, comme son auteur, allier imagination créatrice et réalisme.

Dans la formation des architectes paysagistes, ces deux qualités professionnelles deviennent en pratique antagonistes si les formateurs ne définissent pas d’objectifs clairs. Certaines écoles pensent qu’il est possible de développer simultanément les deux aptitudes avec le même succès. Ce qui est souhaité dans les formations fortement professionnalisées, où l’atelier de projet est le centre de l’apprentissage pratique du métier. Lorsque les écoles deviennent plus scientifiques et introduisent la recherche académique, leurs aptitudes à former des designers imaginatifs et réalistes risquent de diminuer au profit d’une expertise scientifique plus grande de leurs diplômés. Il en est de même pour les formations plus techniques qui cultivent des savoir-faire nécessaires appréciés par les clientèles les plus variées, mais aux dépens de l’aptitude à la conception inventive et à la recherche scientifique.

Ces trois orientations de formation sont légitimes et complémentaires les unes des autres. Toutes mobilisent l’art de la persuasion, de la séduction et de la preuve. Mais l’art de convaincre dépend beaucoup de chacun et ne parvient souvent à être totalement maîtrisé qu’avec une longue expérience.

[1] Gorgias, fr. B23, cité par G. Romeyer-Derbey, Le Magazine littéraire n° 494, 2010, p. 63

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11 octobre 2010

Eloge de la méconnaissance, par P. Donadieu

Dans ses Essais (Livre I et II) où il analyse la connaissance, Montaigne propose de faire de l’ignorance une sagesse estimable, un savoir qui connaît ses limites[1]. Pourrait-on alors se passer de connaissances puisque leur maîtrise devient aujourd’hui insurmontable, tant elles sont de plus en plus nombreuses et souvent éphémères ?

La plupart des étudiants et des enseignants sont confrontés à cette question dans le domaine pluridisciplinaire des sciences du paysage comme dans bien d’autres. S’ils suivaient Montaigne, ils devraient  logiquement se tourner vers une autre question : en apprenant à ignorer, peut-on accéder à la clairvoyance nécessaire à l’exercice des métiers du paysage ? Cette perspective étrange offre l’intérêt de contribuer à redéfinir le métier d’enseignant dans une école de concepteur paysagiste.

La clairvoyance est proche de la lucidité et de la perspicacité. Elle dépend peu de l’érudition savante, mais s’en nourrit. C’est une qualité essentielle pour qui entend inventer une solution nouvelle à une question posée par un client. Elle s’acquiert surtout avec l’expérience professionnelle, mais pas seulement puisque des diplômes peuvent la garantir. Redoutable challenge pour les écoles !

Si la formation d’architecte paysagiste a pour principe la transmission de certitudes professionnelles normalisées, il y a peu de chances pour que l’ignorance devienne un objectif pédagogique sérieux. En revanche si l’exercice rigoureux du doute remet en cause les savoirs incertains et inutiles à l’acte de projeter, il est probable qu’une saine ignorance puisse servir de terreau fertile à la formation de l’étudiant et à sa capacité à concevoir de manière imaginative.

Apprendre à ignorer revient à renoncer sciemment aux savoirs non pertinents pour projeter. Ce n’est pas mépriser les savoirs, mais s’en libérer, en les plaçant en marge de sa conscience. Ignorer à la manière de Montaigne n’est pas, rappelons le, ne pas savoir, mais plutôt méconnaître, ce qui suppose d’avoir déjà connu, méthodiquement de préférence. Rien de commun cependant avec l’oubli, qui ne laisse pas de traces dans la mémoire.

C’est pourquoi élaborer le programme pédagogique des méconnaissances indispensables est plus pertinent que celui des savoirs nécessaires. Imaginons un extrait : «  A la fin de ses études, l’étudiant paysagiste clairvoyant ne connaîtra pas la botanique savante, mais aura les moyens de mobiliser rapidement les savoirs techniques et pratiques nécessaires relatifs aux végétaux, car il aura compris les concepts essentiels de la science botanique ».

Bien sûr, nul ne saurait sous-estimer les savoirs spécialisés artistiques, scientifiques et techniques nécessaires à la validation et à la mise en œuvre d’un projet. Toutefois, s’agissant de former des architectes et des ingénieurs paysagistes, aptes à concevoir et à réaliser des projets d’aménagement d’espace, il est plus important de savoir mobiliser des savoirs et savoir-faire pertinents que de prétendre les maîtriser tous. La méconnaissance des disciplines devient en pratique la règle, quand aucune ne s’impose en particulier, et ne peut néanmoins être exclue.

De ce point de vue supradisciplinaire, certaines compétences paysagistes deviennent cependant le noyau de la méconnaissance : par exemple l’aptitude à établir le diagnostic d’un site d’un point de vue pluridisciplinaire et à imaginer des scénarii d’évolution ;  la capacité à élaborer un concept de projet, à le faire évoluer, à l’interpréter à différentes échelles d’espace et de temps, à  décider entre plusieurs partis possibles, et à  communiquer le projet au client de manière efficace et convaincante.

Dans ces conditions d’exercice, le concepteur paysagiste devient un spécialiste de la création dessinée (du design), de l’échelle du jardin à celui d’une région urbaine. En pratique, il ne peut que méconnaître les nombreuses disciplines scientifiques qui pourraient lui permettre d’expliquer et de comprendre un lieu, un site ou une région, et souvent ils les ignorent vraiment.

En fait, oeuvrant à l’échelle de la rue ou du parc, il transpose aux espaces extérieurs la compétence de l’architecte auquel il emprunte la légitimité historique du maître d’œuvre qui coordonne des corps de métier. Cependant, quand il projette à l’échelle de la région urbaine, il ne peut plus invoquer la même légitimité, car les compétences requises relèvent surtout  des sciences de la planification des territoires. S’il est amené par sa formation à les méconnaître, il est nécessaire que l’expertise qui lui est reconnue par le diplôme soit légitimée explicitement par les pouvoirs publics. Par exemple par l’Etat qui le désigne comme opérateur principal de ses politiques de paysage. C’est le cas en France, depuis 1962, des paysagistes diplômés par le Gouvernement (DPLG).

[1] In Le Magazine Littéraire, n° 494, 2009, p. 54.

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4 octobre 2010

Faire rêver : le rôle des paysagistes ? par P. Donadieu

Concepteur, jardinier, planificateur, gestionnaire, médiateur, ingénieur, entrepreneur, le paysagiste ne peut pas ne pas être poète. S’il y renonçait, il abandonnerait à d’autres le soin de savoir faire rêver les hommes.

Quand il y parvient, le public ne s’y trompe pas. Ainsi sur les quais de Bordeaux depuis 2009, le miroir d’eau,  qui est devenu le nouveau rendez-vous à la mode de la ville, a permis aux habitants de se réapproprier les rives inaccessibles de la Garonne. L’idée du paysagiste Michel Corajoud tient à une rencontre improbable : « Alors que je repérais les lieux un jour de pluie avec mon appareil photo, j’ai saisi dans une flaque le reflet du clocheton du palais de la Bourse. C’est là que j’ai eu l’idée du miroir d’eau »[1].

Le savoir-faire du paysagiste  n’aboutit pas toujours à des réalisations aussi simples que spectaculaires.

Tout le monde admet aujourd’hui qu’il est nécessaire de conserver les sites et monuments, pour en faire bénéficier les générations futures. En supposant donc que ces lieux remarquables naturels et culturels doivent entrer dans  l’éternité de la mémoire planétaire. Mais sans se demander s’ils peuvent avoir la permission de disparaître, et encore plus logiquement s’il est possible d’en créer de nouveaux.

La plupart des experts, paysagistes compris, insistent sur la nécessité d’élargir l’attention protectrice donnée aux lieux reconnus comme exceptionnels à la nature et aux paysages ordinaires. Cela signifie-t-il que tous les paysages doivent devenir remarquables et à ce titre entrer dans l’éternité de la conservation.

Sans recourir au paradoxe de Bechembach (Chronique n° 42), mais plutôt à la réflexion philosophique de Alain Badiou, on peut montrer que le risque de vivre sur une planète totalement muséifiée n’existe pas.

La philosophie, dit A. Badiou, a toujours été partagée en deux grandes orientations, celle scientifique qui explique les faits et les choses, et celle qui ne parle que de l’expérience des choses et des êtres. La première autorise le progrès par l’invention et la découverte, la seconde fait place à la contingence, et aux choix que permet la rencontre de chacun avec le monde et autrui.

Dans ce monde empirique, c’est la première rencontre avec un lieu inconnu qui déclenche ou suscite le sentiment d’extraordinaire, de jamais vu ou ressenti : par exemple le reflet du clocheton de la Bourse à Bordeaux capté par le paysagiste. Elle n’est pas prévisible. Seuls les émotions et les sentiments en manifestent les effets individuels : stupéfaction, peur, plaisir, délectation, surprise, fascination … La seconde rencontre du même lieu par la même personne, qui n’est plus inconnu, ne déclenche pas nécessairement les mêmes effets. De ces rencontres improbables avec des lieux inconnus, fussent-ils reconnus comme extraordinaires, ou simplement banals, naît l’imaginaire du monde. Expériences uniques qui nécessitent seulement d’être curieux et d’aimer flâner,  d’en écrire le goût et la saveur si on est écrivain, d’en faire un film si on est cinéaste ou un lieu public si on est paysagiste.

Cependant, dès que la rencontre est préméditable par ceux qui détiennent un savoir-faire dans l’espace  : le guide touristique, le land artiste, l’architecte, le paysagiste ou le jardinier par exemple, elle obéit à un raisonnement, à un savoir logique ; à un calcul des effets recherchés sur l’expérience du public ; au contrôle de la nécessité technique qu’autorise la maîtrise d’un métier. La connaissance technologique se substitue à l’aléa pour permettre l’expérience réitérée du visiteur. Par exemple à Bordeaux, de retrouver le reflet de la Bourse dans le miroir d’eau, les effets de brouillard des brumisateurs ou le plaisir des enfants dans le bassin devenu pateaugeoire. Pérennisés et médiatisés, les effets de paysage et d’ambiance deviennent des facteurs de réputation du lieu. De non lieu ignoré et hostile, les rives de la Garonne sont devenues un haut-lieu « où on se retrouve entre copains après le marché du dimanche ou pour l’apéro à la fraîche » (p. 33).

Pourtant le charme de la première rencontre ne joue qu’une fois : pour l’expérience unique des concepteurs du lieu, et pour sa découverte par les visiteurs. Dès que le lieu doit donner l’assurance àquasi contractuelle avec les élus – du maintien des effets, les gestionnaires doivent le rationnaliser  (le nettoyer, le sécuriser, le réglementer). Le rêve d’une possible aventure, d’un choix à assumer, s’estompe, comme dans les rencontres humaines. Car celles-ci se réduisent le plus souvent à des expériences ordinaires, sauf dans la première rencontre.

C’est pour cette raison, parmi d’autres, que ni les paysagistes comme médiateurs des rêves d’autrui, ni les pouvoirs politiques comme commanditaires, ne pourront  épuiser les richesses imaginaires du monde. Plus ils les transformeront en dispositifs matériels (les jardins, les sites, les monuments, etc.) plus ces derniers seront fonctionnalisés et perdront leur capacité à faire rêver. Ce qui entraînera la recherche, inépuisable, de nouvelles premières rencontres, de nouveaux rêves destinés eux aussi à s’évanouir ou à persister dans la mémoire nostalgique.

[1] Cité par Luc Le Chatelier et Rodolph Escher, Télérama du 4 août 2010

 


27 septembre 2010

Vérité d’un projet de paysage ? Qui croire :  les clients, les paysagistes ou les scientifiques ? par P. Donadieu

Un projet de paysage prend sens en tant que politique publique de qualités de cadres de vie localisés. À ce titre, il ne semble ni vrai, ni faux. C’est une intention, une direction à prendre ou un état à atteindre. Comment savoir si cette intention, cette direction ou cet état sont bons et fiables et pour qui ? Qui faut-il croire parmi les acteurs du projet : le client qui doit être satisfait, le paysagiste qui a conçu le projet, ou les scientifiques qui en expertisent la crédibilité ? Sans compter les usagers de l’espace, s’ils sont consultables.

Qu’il soit privé ou public, le client est celui qui valide l’intention, autorise la mise en œuvre et paie le maître d’œuvre s’il est satisfait de ce qui lui a été remis (réalisation ou étude). Il ne se pose pas la question de ce qui est vrai et faux dans le projet, mais préfère croire ce qu’il prend pour vrai, en éliminant ce qui lui paraît peu probant ou illusoire. Si le projet est un aménagement concret, il l’évalue par son adéquation à ce qu’il en attend : des objectifs esthétiques et fonctionnels pour un espace public par exemple. Souvent le client, un élu par exemple, n’est pas compétent pour faire cette évaluation. Il la délègue alors à un technicien ou à un groupe d’experts techniciens, concepteurs et scientifiques, par exemple dans le cas de concours d’idées, ou de marché de définitions en France. La satisfaction du client qui paie est le plus souvent le seul critère qui compte pour les professionnels du paysage. Ce que le paysagiste croit bon pour lui est ce qui est bon pour le client. Ce qui est logique, puisqu’il vit de ces paiements.

Il existe cependant des moyens supplémentaires d’évaluer un projet si le maître d’ouvrage et le concepteur souhaitent ne pas se limiter à une satisfaction bilatérale. En particulier quand un projet déclenche une controverse. Le premier est de valider un projet par l’avis d’experts du domaine professionnel paysagiste. Reconnus par les professionnels du paysage, ceux-ci établissent une conformité ou une non-conformité avec leurs expériences, un avis ou un pronostic. Une contre-expertise contradictoire peut également être requise. Cependant, en dehors de ces cas, un maître d’ouvrage ne peut pas demander les preuves de la vérité de la proposition. C’est pourquoi il organise parfois des compétitions qui amènent un jury d’experts, le plus souvent prestigieux, à choisir l’intention la plus convaincante, la plus élaborée ou la plus rigoureuse. Surtout quand l’enjeu politique, social ou économique est important. Toutefois en l’absence de preuves ou d’arguments convaincants, c’est la nécessité de la décision qui fait loi. Par exemple pour choisir un projet de parc public urbain (nécessité sociale et politique) ou celle d’une autoroute (nécessité économique et politique).

Le second moyen pour construire et évaluer un projet est le recours à des méthodes scientifiques quand celles-ci existent ou peuvent être mises au point dans le temps du projet. Le recours aux sciences de la nature, de la vie et de la terre est essentiel pour évaluer rigoureusement un risque naturel :  d’inondation, de tempête, de tremblement de terre, ou un risque environnemental : de pollution de l’air ou de l’eau, de nuisances sonores ou olfactives. Mais aussi pour pallier ces risques par des interventions biotechniques (lagunage biologique, trames vertes et aquatiques dans les régions urbaines, biodiversification). Le recours aux sciences sociales et au droit est très conseillé pour qualifier l’espace public, par exemple dans des quartiers multiethniques, et pour mettre en oeuvre des méthodes de participation à la décision publique (invention de la maîtrise d’usages). Le recours aux sciences humaines (à l’histoire de l’art, à la littérature, à la psychologie sociale) permet plus de rigueur dans le choix de références du projet. Dans tous les cas, la mobilisation des sciences de la conception du projet (par les concepts de l’analyse des processus de projet ou ceux de l’analyse créatrice) débouche alors sur une vérité du projet, même partielle et discutable.

Cela signifie que le projet de paysage appartient autant à la démarche du créateur qui invente, qu’à celle du scientifique qui maîtrise une connaissance objective du site ; autant à ceux qui savent expliquer les évolutions matérielles d’un site, les infléchir techniquement qu’à ceux qui peuvent interpréter les perceptions humaines qui en ont été, en sont ou en seront faites.

Comme cette diversité de savoirs est rarement maîtrisable par une seule personne, le projet est devenu un produit collectif, un coproduit qui appartient à chaque acteur autant qu’à tous.

Ainsi compris, le projet est un produit dont la rationalité est à construire. Puis à déconstruire plus tard par les historiens. Il peut être jugé autant selon le code des concepteurs qu’en fonction des arguments des critiques et des usagers. Ces deux derniers, faisant usage de la raison publique et scientifique, peuvent disqualifier un projet parce qu’il comporte des erreurs, des omissions, des approximations.

Qui donc croire quand un état de projet doit être jugé ? En pratique tous ses acteurs, puisque  la vérité des uns peut être l’erreur des autres. Et que la culture de projet est faite de ces débats éternels entre les décisions publiques nécessaires et les opinions publiques qui se font et se défont au gré des humeurs de l’Histoire. Ni vrais, ni faux, les projets d’aménagement de l’espace restent les moteurs  de la reproduction mimétique ou inventive des cultures  paysagères.


20 septembre 2010

Et si les paysages n’étaient qu’immatériels ? par P. Donadieu

Pour beaucoup de spécialistes de sciences de l’homme et de la société, le paysage ne désigne pas seulement ce qui est vu. « Pour l’anthropologue, le paysage est un construit social, il consiste en une représentation et n’a pas de réalité objective »[1]. Il associe une réalité physique aux perceptions d’un fragment d’espace d’un individu socialement et culturellement déterminé. De son côté un paysagiste concepteur comme Bernard Lassus nomme substrat paysager ou espace concret, l’espace qu’il aménage en respectant l’existant[2]. Et l’historien de jardins et du paysage Michel Baridon, récemment disparu, définit le paysage comme « une partie de l’espace qu’un observateur embrasse du regard en lui conférant une signification globale et un pouvoir sur ses émotions »[3]

En 2000, une synthèse a été proposée par les juristes et les géographes européens dans le cadre de la Convention européenne du paysage de Florence (2000) : « Art 1 : Le paysage est une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou culturels et de leurs interrelations. ».

Selon cette définition qui est devenue une référence internationale, le paysage est réduit à un produit des perceptions humaines. Son existence passe par le filtre des sens et du corps humains.

Ramené à une apparence et à une représentation, le paysage matériel n’en est pas moins source d’émotions comme le rappelait l’historien des jardins. Il intéresse le paysagiste en tant qu’il offre des caractères perceptibles, qui prendront des sens différents selon les regards qui se posent sur eux. Selon cet angle de vue, le paysage acquiert un sens politique, puisque suivant les cas, le paysage peut-être ressource (touristique), contrainte (urbanistique), risque (patrimonial), tout en étant d’abord agrément[4]. Il devient l’enjeu d’une politique publique dont on convient aujourd’hui, qu’il est nécessaire d’en évaluer l’efficacité. Mais selon quels points de vue ?

Si le paysage n’est qu’immatériel, il semble beaucoup plus facile d’en évaluer les caractères esthétiques et éthiques, les valeurs d’usage et fonctionnelles. Mais les enquêtes auprès de ceux qui perçoivent les lieux et les paysages ne disent que des états psychologiques et sociologiques, des jugements et des préférences, des intérêts, des indifférences et des rejets, des accords, des tensions et des conflits. Des états transitoires rarement stables et fiables.

Cela signifie qu’évaluer des paysages revient à « prendre la température » localisée de l’écoumène en tant qu’il est habité par des sensibilités humaines hétérogènes ; en tant qu’il est traversé par des pratiques et des regards éphémères (les touristes) ; en tant qu’il est gouverné par des pouvoirs politiques qui reconnaissent aux valeurs démocratiques des intérêts très variables.

Quand il est à l’état de projet chez les paysagistes, le paysage reste immatériel. Même s’il prend la forme concrète d’un plan, d’un texte, d’une maquette ou d’une vidéo, le projet de paysage ou de jardin est une intention, un dessein inventif ou mimétique. À ce stade, il est toujours possible de l’interroger sur ses finalités et ses objectifs, sur son adéquation à un site, à une commande et à des usages sociaux.

C’est pourquoi évaluer un projet, au moment où il n’engage pas encore le réel, mériterait plus de rigueur qu’aujourd’hui dans les écoles de paysagistes. Il s’agirait autant de vérifier la créativité des concepteurs que la faisabilité des propositions, les rôles joués par le site que par les concepts de projet ou les idéologies, ou encore la prise en compte des risques naturels et sociétaux.

Dans la mesure ou les idées de paysage proposées sont des réponses à des enjeux politiques locaux d’aménagement des territoires, il serait logique de les exposer au débat public. Et donc de ne pas les restreindre à des validations par des colloques entre élus et techniciens.

Filtrés et interprétés par les points de vue de ceux qui se sentent concernés par un cadre d’habitat, les projets gagnent à être critiqués. Ainsi, ils mettent en dialogue les acteurs de la vie publique à partir des valeurs que chacun mobilise. À ce titre les caractères matériels retenus par les uns et les autres sont moins importants que les valeurs éthiques, affectives et esthétiques qui y sont associées, et de la manière de les hiérarchiser.

Hélas, ces aspects des projets sont peu formalisés dans des débats sociétaux souvent partiels et inaboutis. Ce qui est préjudiciable à la vie démocratique.

[1] DROZ Y, MIEVILLE-OTT V., FORNEY J., SPICHIGER R., 2009. Anthropologie politique du paysage, valeurs et postures paysagères des montagnes suisses, Paris, Karthala, p. 7.

[2] BERQUE A., CONAN M., DONADIEU P., LASSUS B., ET ROGER A., 1999. Mouvance, cinquante mots pour le paysage. Paris, éd. De la Villette. (article substrat-support-apport).

[3] BARIDON M., 2006.  Naissance et renaissance du paysage, Arles, Actes Sud, p. 16.

[4] A. Berque et al., Mouvance, op. cit. art. En-tant-que-écouménal.


13 septembre 2010

Cinq propositions pour habiter les lieux ? par P. Donadieu

Le philosophe italien Massimo Venturi Ferriolo a récemment formulé cinq propositions pour réunir les conditions d’une expérience réussie du regard sur les paysages[1].

La première est la visibilité  (visibilità) en tant que « horizon du plaisir et de la qualité de la vie » dont le paysagiste fait un usage constant et nécessaire dans son travail de reconnaissance sensible du monde. Ne doit-il pas réunir une « constellation d’éléments hétérogènes » en spectacles, en horizons visuels, en imaginaires incommensurables et pourtant unitaires? Ferriolo reprend les premiers concepts de l’oeuvre de l’architecte paysagiste B. Lassus qu’il a commenté dans Paesaggi rivelati. Passeggiare con Bernard Lassus (2006)[2].

La temporalité (temporalità) situe le moment de l’expérience visuelle dans l’histoire et le flux du temps. Elle révèle la trame perceptible du paysage perçu dans le cours de sa transformation incessante. À peine ressenti, ce moment appartient déjà au passé et s’inscrit parfois dans la mémoire de chacun.

La temporanéité (temporaneità) indique la coexistence possible de plusieurs temps de l’histoire dans l’expérience humaine des paysages et des lieux. Autant avec la vue qu’avec le sens tactile. Par exemple, marcher dans les rues de Pompei. Ainsi sont réunies par les sensations du corps les conditions premières d’une histoire, d’un récit.

La quatrième proposition est celle de l’accessibilité (accessibilità). Accéder à un lieu ouvre la possibilité d’entrer esthétiquement dans la temporalité et la temporanéité de ce lieu. Pour y saisir l’étendu d’un panorama admirable ou y ressentir les qualités sensibles propres du lieu.

Dernière proposition, la narration (narrazione),  « parcours contemporain du passé et du futur » qui se propose comme « l’essence d’un gouvernement du paysage qui sauvegarde les trames constitutives des lieux et de leur nature hétérogène dans un cadre unitaire où le spectateur peut encore se reconnaître ». En  effet « le bon agencement (sistemazione) du visible peut représenter l’apport secourable d’une formation paysagère visant à l’avenir de la participation démocratique responsable. ».

Lointain et sympathique écho des Cinq propositions pour une théorie du paysage de 1994[3], la réflexion de M. Venturi Ferriolo, présente l’avantage d’avoir été pensé, de manière homogène par un seul auteur, et non cinq. Elle indique une méthode pour une pratique du projet d’aménagement du paysage qui vise à transformer les lieux en s’appuyant sur leurs mémoires autant que sur leurs devenirs possibles. Cette méthode vise à enclencher un processus qui élabore les relations sensibles entre les éléments perceptibles des paysages à aménager « dans un cadre qui donne une unité à sa composition en éléments hétérogènes ».

En 1994, nous écrivions « Il importe de mettre en relief quelques idées fortes, combinant unitairement diverses échelles d’espace et de temps pour saisir, de manière cohérente, pourquoi la notion de paysage n’existe ni partout, ni toujours (…) pourquoi, en somme, le paysage en dépit de son apparence évidente, est une invention toujours nouvelle de la réalité »[4].

En montrant les paysages du monde ambiant comme une constellation d’images photographiques, les expositions qui accompagnaient le colloque, ainsi que les travaux de la Fondation Benetton en Vénétie, ont confirmé et prolongé les résultats du groupe qu’avait réuni Bernard Lassus à la fin des années 1980. Et que la Convention européenne du paysage de Florence de 2000 a ensuite développé.

Ni seulement écologique, ni réductible à des sites remarquables, la notion de paysage à le monde tel qu’il est perçu à est devenu un outil très souple de la transformation démocratique continue du monde habité, un outil que ne peuvent plus ignorer les responsables politiques et leurs conseillers .

[1] Texte de présentation de l’exposition « L’hétérogène des paysages » et du séminaire de l’Ecole doctorale en  Projet architectural et urbain « Paysages. La transformation du monde humain » à la Faculté d’Architecture et Société du Politecnico de Milan (25 au 27 mai 2010). M.V. Ferriolo est professeur  d’esthétique au Politecnico de Milan. Avec l’architecte L. Morganti, il a organisé cette manifestation.

[2] VENTURI FERRIOLO M., Paesaggi rivelati. Passeggiare con Bernard Lassus, 2006, Milan, Guerini e Associati. Un compte-rendu de ce livre a été publié sur Projets de Paysage en décembre 2008 : http://www.projetsdepaysage.fr/fr/note_de_lecture_du_livre_de_massimo_venturi_ferriolo

[3] BERQUE A., CONAN M., DONADIEU P., LASSUS B., ET ROGER A.,1994. Cinq propositions pour une théorie du paysage, Seyssel, Champ Vallon.

[4]Berque A. et al., op. cit. Quatrième de couverture.

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26 juillet 2010

Un paysage peut-il être beau ? par P. Donadieu

La beauté des paysages existe encore, mais elle n’est plus celle que les peintres de paysage des siècles passées montraient sur leurs toiles. La beauté pittoresque ou sublime n’est pourtant pas exclue, mais elle est surtout recherchée par les amateurs de musées et de clichés stéréotypés. Elle nourrit également de manière très conformiste l’industrie du tourisme et de l’image facile des sites Internet.

La philosophie a tellement déconstruit l’idée du beau depuis un siècle qu’on ne dispose plus aujourd’hui de critères pour définir ce que veut dire être beau[1], et par conséquent pour affirmer que tel paysage est beau. La beauté est aujourd’hui dans le regard de chacun qui est donc libre d’imaginer, de désirer et de composer sa propre beauté du monde. Et de céder ainsi aux modes auxquelles se conforment le plus souvent les regards. Car nul n’est indifférent à la beauté ou à la laideur, mais peut-être pas autant qu’aux qualités de sa propre apparence.

Pourtant, il reste de l’histoire ancienne et récente de la beauté quelques principes qui valent autant pour les êtres humains et les objets que pour les paysages.

L’idée plastique de la beauté d’un corps comme de celle d’un paysage suggère que le jugement esthétique dépend de la conformité de ce qui est vu à un idéal déjà vu et apprécié par beaucoup. Les stéréotypes paysagers abondent et fascinent dans les agences et les littératures de voyage : plages sableuses avec palmiers, lacs montagnards et crêtes enneigées, déserts sableux mystérieux ou mangroves angoissantes. Ces paysages clichés, ces paysages décors sont d’abord des promesses d’émotions, qu’ils ne tiennent pas toujours. Mais le coup de foudre pour un paysage inconnu, comme pour un visage jamais vu, est toujours possible.

Car une deuxième idée est que la beauté d’un paysage relève d’abord d’émotions réellement ressenties et non seulement des caractères matériels de ce qui est perçu. Est beau ce qui me touche, m’émeut, me bouleverse. C’est l’affect qui détermine le sentiment de beauté. Est beau pour soi un lieu de souvenirs, un effet de couleur, le résultat visible d’une action, qui n’inspirent qu’indifférence ou dédain à autrui. Un paysage, un lieu ordinaire ou remarquable, sont beaux autant que bons pour qui les aiment parce qu’il les désire.

Enfin, il y a la beauté authentique d’un paysage, d’un lieu singulier à nul autre comparable. Beauté spirituelle, qui interroge le jugement éthique et les valeurs du bien. Ce paysage est par exemple celui d’une justice sociale, d’une solidarité et d’une fraternité pour ceux qui l’habitent et le veulent ainsi. Valeurs reconnues par ceux qui le contemplent ou en usent.

Les paysages ne sont en soi ni beaux ni laids. Et pourtant leur laideur et leur enlaidissement suscitent le courroux des esthètes, la vindicte des inspecteurs des sites et la colère des médias. Un paysage défiguré suscite autant de révulsion qu’un visage abîmé. Et pourtant voir et reconnaître l’envers vrai du monde à la misère des favelas, l’abandon des usines, les ghettos de banlieues à  est nécessaire, même si l’ expérience de l’immonde et du dégoût est négative.

Parmi ces beautés, plastique, affective, morale et spirituelle, qui souvent s’imbriquent, que choisit le paysagiste concepteur d’espaces ? Il n’en parle, ni ne les revendique. Pourtant il attribue aux cinq sens des usagers la capacité à ressentir les espaces, lieux et paysages, qu’il crée. A ce titre, il serait proche de la beauté émotionnelle, affective. Quand il qualifie les espaces aménagés, les mots qu’il utilise renvoie surtout à un vocabulaire des émotions : poétique, ludique, doux, impressionnant, fascinant, généreux, serein, tranquille, convivial, modeste, calme, sobre, audacieux, énigmatique, singulier ou sensible, mais aussi à des jugements rationnels d’experts : intelligent, ordonné, participatif, concerté, didactique, instructif, controversé, intégré (bien), historique (mémoire), accueillant, simple, maîtrisé, convaincant, pertinent ou flexible [2].

En d’autres termes, le beau des paysagistes concepteurs ne semble presque plus associé explicitement à une esthétique plastique et picturale pourtant toujours présente dans les compositions paysagères. Leurs jugements de professionnels concernent autant une intelligence des œuvres paysagères que les effets émotionnels qu’ils recherchent. Beaucoup plus rarement, les recherches des paysagistes concepteurs s’attachent aux beautés spirituelles (la vérité des valeurs), aux beautés morales (ce qui est bien pour soi et pour les autres) et aux beautés affectives (ce que l’amour du monde à au-delà des œuvres paysagistes – fait voir). Les paysages peuvent devenir beaux, mais de manière beaucoup plus ouverte qu’hier. Ils ne dépendent plus seulement des règles de l’esthétique formelle. Convenues, intimes, morales ou spirituelles, les beautés du monde peuvent se mêler, sans qu’il soit possible, ni même souhaitable, de les démêler.

C’est pourquoi, les professionnels du paysage, dont les paysagistes font partie, ont encore beaucoup de travail devant eux.

[1] Dossier : Qu’est ce qu’être beau ?, Philosophie Magazine n° 40, 2010, p. 34. Articles de  Martin Legros, Gwenaelle Aubry et une interview de A. Comte-Sponville.

[2] P. Donadieu, « Nouvelles proxémies en Europe ? De l’anthropologie de l’espace à la géomédiation paysagiste », Projets de Paysage, à paraître, 2010

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19 juillet 2010

Les paysagistes sont-ils ruskiniens ? par P. Donadieu

John Ruskin (1819 -1900) est une figure célèbre de la critique d’art anglaise. Il fut l’auteur d’une cinquantaine de textes dont certains comme Modern Painters (1843-1860), The sevens lamps of architecture (1849), ou The stones of Venice (1851-53) connurent un succès international. Un de ses commentateurs français Robert de la Sizeranne le fit connaître en France  dans son ouvrage  Ruskin  et  la religion de la beauté[1] qui nous sert ici de référence.

Ruskin était un esthète dont les critiques de la société capitaliste et industrielle étaient reprises au début du XXe siècle. Mais dont les propos continuent à être actuels pour comprendre le discours  des paysagistes au début du XXIe siècle.

Ruskin, écrit R. de la Sizeranne, avait rêvé : « qu’en restituant au monde la Beauté àBeauté dans la nature àBeauté dans les corps humains- Beauté dans les âmes- il lui restituerait du même coup le bonheur » (p. 286). Pour lui, un pays riche était un pays laid. C’est pourquoi, il dénonçait la pensée des économistes qui sacrifiait la beauté et la poésie du monde sur l’autel de la richesse, qui ne tenait pas compte de l’empoisonnement des eaux et de l’air par les usines et des ouvriers par l’alcool. Une société où le but des capitalistes et des « capitaines d’industrie » était de reproduire et d’amplifier leur capital, et de produire des objets de luxe ne pouvait engendrer le bonheur social.

Ruskin ne condamnait ni les inégalités sociales, ni le commerce, mais l’injustice des possédants qui rémunéraient mal leurs ouvriers et les condamnaient à la misère. C’est pourquoi, il pensait que la beauté plastique des corps comme celles des paysages, qui était une condition de l’art, devait être préservée et cultivée. La liberté de commercer, sacralisée par les doctrines économistes, lui semblait cependant la source de la plupart des problèmes sociaux.

Aussi dénonçait-il l’éducation qui ne passe que par les mots et les sciences abstraites. Et recommandait-il de réhabiliter l’art du dessin «  car les gens peuvent difficilement dessiner quelque chose, sans être de quelques utilités aux autres et à eux-mêmes, et peuvent difficilement écrire quelque chose sans perdre leur temps et celui des autres » (Modern Painters, chap. 17, § 31).

Eduquer n’est pas instruire et savoir admirer et respecter est plus important que toute connaissance érudite. « Car admirer est la principale joie et le principal pouvoir de la vie ». Pour l’esthète ruskinien, écrit son commentateur, « il n’est d’autre plaisir que le plaisir esthétique, et, seul, il tient lieu de tous les plaisirs » (p. 325), comme chez les plus célèbres peintres tels Corot et Turner.

Faisant de l’admiration du monde l’antidote de tous les maux sociaux, Ruskin dénonce l’orgueil des riches et la convoitise des pauvres. Son monde imaginaire, juste et désirable, est cependant restée utopique.

Dans les formations des paysagistes, cette utopie est restée vivace sous la forme d’une résistance aux valeurs de la société marchande. En témoigne la quasi-absence de formation aux mécanismes économiques chez les paysagistes. Dans certaines écoles, les valeurs ruskiniennes se retrouvent également dans la méfiance des démarches scientifiques, et  dans l’apprentissage très développé des postures d’admiration et de ressenti du monde ambiant. Le dessin y est devenu le premier langage professionnel développé par les formateurs avant l’écriture.

Quand vous voyez un oiseau, disait Ruskin, peignez le, ne décrivez pas ce qu’il a dans l’estomac. Il en est de même chez la plupart des architectes paysagistes qui savent donner à l’usager des espaces aménagés en priorité les plaisirs qu’ils y recherchent. Et en particulier celui d’apprécier la plupart des traits paysagers que le monde donne à voir. Non seulement les plus connus et remarquables, mais les plus anodins et les plus discrets, là où ceux qui sont moins préparés et initiés, ne voient qu’ennui et laideur.

L’enseignement du paysagisme sur le mode ruskinien passe par l’image et le signe symbolique. Ce qui permet ensuite aux Etats employeurs des paysagistes « de parler aux multitudes (…) par les temples, par les murs, par les cloches, par les costumes, par les armes, et surtout par les fêtes publiques où l’on fera du luxe à mais du luxe par tous et pour tous- et par les divertissements nationaux » (p. 338).

Une partie des paysagistes a beaucoup emprunté à l’Arcadie ruskinienne et continue à s’y attacher, en pensant que le monde peut être meilleur s’il est admiré. Ce qu’ont effectivement oublié les économistes et les financiers d’aujourd’hui.

[1] Paris, Hachette, 1909, 360 p.

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12 juillet 2010

 Paysages avec burquas, par P. Donadieu

Un Etat doit-il refuser l’accès des femmes portant la burqua ou le niquam à l’espace public ?  Il existe plusieurs façons de répondre à cette question du point de vue de la notion de paysage.  L’espace public, de la rue par exemple, est un paysage selon la définition de la Convention européenne de Florence de 2000. Il y aurait alors deux attributs moraux possibles pour décider, en Europe, des règles à y appliquer pour décider de ce qu’il est permis d’y montrer et donc possible d’y voir dans le cadre des règles de respect de l’ordre public.

Soit c’est un espace d’expression publique des individus, et dans ce cas le port de la burqua, qui ne porte pas atteinte à la liberté d’autrui, et qui relève (ou devrait relever) – en général – de la liberté de choix de celle qui la porte – doit être autorisé par le droit national.

Soit la burqua, et tout voile de cette nature, est perçue dans l’espace public comme une menace pour l’ordre public, et dans ces cas, il doit être interdit.

L’Etat français invoque, dans le débat actuel (printemps 2010), le souci national et républicain de la dignité des femmes, de la considération et du respect qui leur sont dus. Or, à l’exception des femmes à qui ce vêtement est imposé (par un mari, une famille, un groupe ou ailleurs certains Etats), beaucoup de celles qui témoignent font état du libre choix de ce vêtement. Certaines, qui pensent ainsi échapper aux regards menaçants des hommes, se sentent plus en sécurité, ainsi dissimulées. D’autres manifestent volontairement de cette façon, dans l’espace public, leur appartenance visible à la communauté musulmane. Sans compter celles qui en font un argument de séduction pour rechercher un mari[1]. Aucune des femmes qui accepte en France de témoigner ne se plaint de manque de respect. Ce qui ne préjuge pas de l’opinion de celles qui ne parlent pas. C’est donc surtout l’interprétation de ce vêtement par autrui qui fait débat.

Une loi qui interdirait le port de la burqua dans l’espace public, si elle était applicable, ferait de l’espace public national, un espace encore plus sélectif qu’il n’est aujourd’hui. Il suffit de lire les règles d’interdiction affichées dans les parcs publics pour se rendre compte que les lieux publics sont de moins en moins des lieux de liberté et de mixité sociale. Toutefois, pour l’instant, aucune loi en France n’interdit dans la rue les robes des moines boudhistes, le turban des Sikhs, la jellabah maghrébine, etc.  au nom du trouble de l’ordre public ou de la dignité de ces personnes.

Sans doute, peut-on voir dans les différentes formes de voile, d’un point de vue occidental, et de femme en particulier, une indignité manifeste, une atteinte évidente et choquante à l’égalité des droits entre les sexes, mais aussi un risque de  communautarisation confessionnelle. Mais peut-on réfuter facilement les valeurs d’une facette de la culture arabo-islamique qui fait encore de l’espace public un lieu où les attributs de séduction des femmes ne doivent pas  être visibles ? Et où certaines acceptent, voire recherchent, de pas être vues. La seule raison qui pourrait motiver une loi française interdisant burqua, tchador et niqqam, est peut-être la crainte d’attentats liés à des personnes dissimulées par un voile.

Certes cette interdiction ne concernerait qu’environ 2000 femmes en France. Mais, ce grignotage d’une liberté élémentaire (le droit de choisir un type de vêtement et de le porter dans la rue) est à mettre en balance avec celui de se protéger de menaces réelles ou imaginaires d’une minorité religieuse.

Continuer à voir en France des paysages publics avec burquas manifesterait la tolérance des pouvoirs publics et de la nation vis-à-vis des signes identitaires de cultures différentes. Ce qui veut dire que l’attribut fondamental de l’espace public : être le lieu de la diversité culturelle, de l’expression publique et de la mixité sociale  serait maintenu, dans le cadre des lois du pays qui y régissent l’ordre public.

Ne plus pouvoir les voir signifierait l’exclusion des signes d’indignité féminine pour les uns ou de menaces terroristes pour les autres. Dans tous les cas, le rejet d’une minorité, ce qui peut être le prélude à d’autres discriminations ethniques ou religieuses.

Là ou le hidjab (qui ne cache que les cheveux) a été banalisé, sans débat public, il n’y a aucune raison que des voiles plus dissimulant ne puissent être perçus, à terme, comme ordinaires, dans la mesure où ils sont acceptées par celles qui les portent et ceux qui les perçoivent.

Néanmoins, dans aucune rue de ville du monde, il est facile d’imaginer un homme cagoulé s’y promener tranquillement. Parce que (en dehors de fêtes laïques ou religieuses), il sera perçu comme effrayant et menaçant par tous, même s’il ne trouble pas l’ordre public. C’est sans doute pour cette raison que, en France au moins, il est peu probable que des paysages avec figures cagoulées (dont la burqua)  soient longtemps donnés à voir.

[1] Kaouthar Semroudi, « Algérie. Quand le voile se déchire ». Courrier international, n° 1020, 2010, p. 33.

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5 juillet 2010

Faut-il croire ce que l’on perçoit ? par P. Donadieu

En définissant le paysage comme « une partie de territoire, telle que perçue par les populations », les rédacteurs de la Convention européenne du paysage avaient-ils en tête ce qu’impliquait l’utilisation du mot perception ? Les historiens du droit nous le dirons sans doute un jour.  Le sens que ce terme peut prendre aujourd’hui pourrait cependant être éclairé par les réflexions du philosophe empiriste anglais David Hume (1711-1776). Ou plus exactement par les analyses du philosophe français Pierre Zaoui dans son ouvrage  Vivre c’est croire, portrait philosophique de David Hume (2010) Paris, Bayard.

Dans son Traité de la nature humaine (1739), David Hume caractérise l’esprit humain comme une collection de perceptions de soi et du monde : des perceptions contemplatives, atomisées, singulières, qui ne sont ni des intentions, ni des représentations. Il les divise en deux catégories. La première est celle des perceptions immédiates, directes qui ont pour origine des sensations : les unes sont issues de stimuli externes comme les sensations de chaud et de froid, de dur et de mou, de silence et de bruit ; les autres sont des émotions internes comme la douleur et le plaisir, les désirs et les passions. Emotions et sensations sont à l’origine de l’expérience d’impressions « vives et intenses », qui fondent un savoir singulier sans recours à des concepts de connaissance.

La seconde catégorie est celle des perceptions indirectes qui s’appuient sur le souvenir d’expériences intenses. Elles engendrent des idées et des images « copiées » sur celles des expériences directes, mais médiatisées, et « fades ». Néanmoins, ce sont ces « impressions de réflexion », issues des « impressions de sensations » qui permettent de fonder la connaissance scientifique, dans la mesure où elles s’articulent harmonieusement avec ces dernières.

Prenons un exemple : Plonger sa main dans l’eau d’un lac de montagne donne une idée de sa température. C’est une impression immédiate de sensations.  Se souvenir de cette expérience,  de la randonnée qui l’a permise, des personnes présentes et des paysages entrevus relève d’impressions de réflexions issues de la première expérience perceptive par association d’idées. Les images de glaciers sélectionnées par la mémoire, mentales ou réelles, sont  crédibles parce qu’elles sont compatibles avec le souvenir de l’eau froide du lac. Elles peuvent même le remplacer.

Car la croyance, écrit P. Zaoui, définie comme manière de sentir certaines idées, est justement une impression de réflexion. Croire c’est réfléchir certaines idées de telle sorte qu’elles en viennent naturellement à impressionner l’esprit avec une force nouvelle (p. 207).

Hume dit qu’à son époque on croit plus la science que la religion ou la métaphysique, parce que la science rend la vie plus facile que d’autres croyances.  Plus largement, chez le philosophe, l’esprit est imagination, mais a des règles d’associations d’idées qui ne sont pas celles de la raison (la contradiction, l’identité), mais de l’entendement. On croit par ressemblance (à la filiation d’une mère et d’une fille par exemple), par contiguïté (spatiale ou de nature) et par la causalité qui fait le monde vrai. On ne peut croire et adhérer à n’importe quoi. Mais on croit aussi par l’habitude (l’expérience répétée) et la coutume (l’habitude réitérée et incorporée à la culture).

Aujourd’hui, les analyses de Hume gardent une certaine actualité car elles semblent échapper à bien des courants de pensée (scepticisme, positivisme, empirisme, constructivisme). Pour un scientifique, croire et faire croire c’est aller à l’essentiel, à la preuve, à la démonstration rationnelle (par l’expertise et la contre-expertise par exemple). Pour ceux qui ne le sont pas, c’est céder à la facilité de « l’entendement ».

Peut-on croire alors à ce que l’on perçoit d’un paysage ? Certainement, car le paysage est d’abord une perception comme le rappelle la Convention. Ne pas croire une perception d’espace serait se défier du monde sensible (ne pas en croire ses yeux, ni ses oreilles !). Mais pour un scientifique tel qu’un géographe, un agronome, un écologue ou un historien, il s’agira de croire surtout ce qui est explicable (le relief, les champs, la végétation, les faits historiques) ; pour un littéraire ou un philosophe ce qui relève de l’interprétation des textes et images qui le décrivent ; pour un touriste, les émotions, les sons, les odeurs et les images dont il se souviendra. Et pour un paysagiste toutes ses impressions successivement sauf s’il souhaite se limiter aux unes plus qu’aux autres. Les uns préfèreront s’attacher à croire « ce qui fait paysage ou ambiance  (les impressions de sensations), les autres à la compréhension qu’ils en ont (les impressions de réflexion). Et nul ne pourra dire, dans un monde de liberté, quelles croyances sont préférables aux autres.

« Il s’agit avant tout de faire l’expérience de ses croyances (…) : expérimenter c’est d’emblée commencer à croire, poser une causalité comme probable, mais croire c’est déjà savoir que sa croyance ne repose sur rien d’autre qu’un mouvement vivant et indescriptible, un instinct animal en son fonds à jamais improbable » (p. 301).

Nous ne contrôlons donc rien de nos croyances, mais nous pouvons agir sur elles. Comme le montre l’action des lobbies sur l’opinion publique aux Etats-Unis.  Selon Le Monde du 20 avril 2010[1], 46 % des Américains attribuent le changement climatique à des cycles naturels, alors qu’ils n’étaient que 35 % au début de 2007.

[1] S. Foucart, « Le fossé se creuse entre chercheurs et opinion publique », Le Monde du 20 avril 2010, p. 7.

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28 juin 2010

Quels paysages agricoles en Europe, pour qui ? par P. Donadieu

Après 2013, il est presque certain que la Politique Agricole Commune (PAC) devra changer. Pour au moins une raison politique simple : le budget consacré à la PAC diminuera parce que les Etats accorderont moins de place à l’agriculture dans la construction européenne au profit de nouvelles économies industrielles et de services, créatrices d’emplois.

Mais il y a deux façons de penser l’économie agricole européenne. La première, conforme au second pilier de la PAC, le développement rural, pense l’économie agricole d’abord comme une activité productrice d’espaces et d’aménités agricoles, cadres de l’économie résidentielle, de loisirs et de tourisme. C’est à ce titre que les aides financières aux exploitations agricoles sont justifiées, en tant que rémunérations de services publics à la qualité des paysages et de l’environnement. Ce qu’acceptent mal les agriculteurs qui revendiquent le statut  d’entrepreneurs libres de leurs choix, celui de décider des marchés qu’ils fournissent.

La seconde façon de penser l’économie agricole est de la rapporter à sa vocation première celle de nourrir le monde. Ce qui est conforme aux objectifs du premier pilier de la PAC et aux vœux de ceux qui revendiquent l’identité d’agriculteurs entrepreneurs libres. Pour eux les paysages agricoles souhaitables sont ceux qui montrent leurs activités, telles que les systèmes techniques et commerciaux à très souvent spécialisés- qu’ils ont choisis, leur permettent de les produire. Et non telles que les conditions bruxelloises d’attributions des aides financières voudraient qu’elles soient : respectueuses de la qualité des eaux et de la biodiversité, mais aussi de la qualité des produits agricoles pour le consommateur.

En outre, ces deux pôles d’interprétation de la PAC n’ont pas la même importance politique relative selon les pays de l’Union européenne, car les populations agricoles n’ont pas le même poids politique. Ce poids est fort par exemple en Pologne et au Portugal, mais très faible en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas.

Or, il existe une crise agricole européenne grave au début de 2010. Pas seulement parce que les prix des céréales ont chuté dramatiquement, mais en raison de la crise de confiance entre les consommateurs et les agriculteurs. Une suspicion pèse aujourd’hui sur les produits agroalimentaires en raison de risques possibles, et dans certains cas certains, pour la santé humaine et non humaine.

S’opposent alors dans les débats publics et sur Internet, d’une part  les tenants d’agricultures biologiques, plus ou moins labellisées, supposées rassurer le consommateur, et nourrir utopiquement 9 milliards de terriens. Et d’autre part, les partisans d’agricultures dites de qualité, dont les productions à prix garantis seraient aidées par la nouvelle PAC après 2013. Celle-ci pourrait alors être orientée en partie au bénéfice des collectivités publiques qui deviendraient les médiateurs de l’aide publique aux agriculteurs au niveau local.

Ainsi, les collectivités pourraient financer la qualité des paysages et des environnements locaux avec des fonds publics européens. Elles agiraient directement sur les prix des produits et services de l’agriculture qui leur sembleraient stratégiques pour la qualité de la vie résidentielle locale. Par exemple pour faire planter des haies et des bosquets dans les régions urbaines, subventionner les différentes formes d’agricultures biologiques, diversifier les productions non biologiques avec des règles environnementales et paysagères de production.

Les acteurs agricoles de ces paysages locaux seraient en partie payés àindirectement par un soutien aux prix locaux- par des aides européennes. Les paysages seraient coproduits par les agriculteurs et les collectivités en s’accompagnant théoriquement d’une disparition des risques alimentaires et environnementaux aux bénéfices des habitants.

Cette politique a des conséquences. Elle exclut les entrepreneurs qui souhaitent ne dépendre que des marchés mondiaux. Ceux-là se délocaliseront. Mais elle retient ceux qui seront intéressés par des prix garantis locaux. Elle met en concurrence les collectivités comme actrices des politiques de paysage et d’environnement, qui vont conditionner leur réputation et leur attractivité.

Dans ces conditions, les produits réputés sains, mais aussi ménageant la qualité et la fertilité des sols autant que la biodiversité deviendront des signes de qualité de vie locale, que les agriculteurs soient biologiques ou non.

Le temps est probablement venu où la versatilité des gouvernements et l’impuissance des collectifs d’Etats obligent à repenser le développement économique et social à l’échelle des collectivités locales et régionales. En les responsabilisant, en tant qu’acteurs de leurs économies, il est probable que des résultats rapides puissent être observés, plus rapides que si la PAC reste dans la seule main des Etats. N’oublions pas que les techniques d’information et la mondialisation des échanges économiques donnent aujourd’hui beaucoup de possibilités aux acteurs locaux publics et privés.

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21 juin 2010

Doit-on planifier les paysages des régions urbaines ? par P. Donadieu

Pour répondre à cette question, il est nécessaire de confronter divers points de vue, qu’expose l’un des fondateurs de l’écologie du paysage Richard T. T. Forman, dans son ouvrage Urban regions, ecology and planning beyond the city (2008).

À l’échelle de l’habitant, l’espace qui le concerne est celui de son appartement ou de son pavillon. Son intérêt réel pour l’environnement décroît de son voisinage à la ville, à l’Etat et au monde.  C’est un fait embarrassant, écrit R.T.T. Forman (p. 316), que les petits espaces sont facilement transformés, mais restent instables, et qu’en revanche les grands espaces, qui sont difficiles à changer, sont relativement stables. Pour lui, la bonne échelle d’intervention est celle des espaces de dimensions moyennes, « comme les paysages et les régions ». Ainsi, on peut « agir sur le visible à court terme et persévérer sur le long terme ». Vus de cette façon, les paysages et les régions urbaines sont de grands jardins auxquels il faut prêter attention avec les pouvoirs publics concernés (de la ville, des aires métropolitaines). Ceci afin de préserver l’intégrité et l’identité des paysages boisés et agricoles dans leurs relations avec les espaces urbanisés. En d’autres termes: « Think globally, Plan regionally, and then Act locally » (p. 317).

Le point de vue politique du développement urbain soutenable mérite ensuite d’être nuancé. Selon Forman, c’est un but idéal que nous chercherons longtemps, mais que nous n’atteindrons jamais ou très rarement. Toutefois, si cette injonction politique se traduit par une multitude de minuscules solutions locales à comme le recyclage de l’eau et des déchets, ou bien la production agricole de proximité organisée dans des corridors verts -, alors la transformation des pratiques sociales deviendra réalité en termes de qualités environnementale et alimentaire.

Cela ne suffit pas, dit-il, car la ville est comme une boîte percée de trous, qui permettent les échanges (climatiques, économiques, sociaux, mais aussi d’espèces vivantes et de substances polluantes) avec l’extérieur de la ville. Plus ces échanges sont importants, moins la ville est soutenable. Son aptitude à résister à des interruptions de flux (par des grèves par exemple) à sa résilience à diminue ; ce qu’il est nécessaire de limiter par exemple en augmentant la production agricole dans et pour la région urbaine, ou bien en recherchant des autonomies énergétiques (capteurs solaires) ou d’approvisionnement en eau à partir des ressources de la région. De ce point de vue planifier les espaces des empreintes écologiques permet de mettre en place les conditions d’un équilibre entre les services de nature et les demandes urbaines.

S’ajoutent les désastres possibles pour une région urbaine : l’incendie, l’éruption volcanique, le tremblement de terre, le tsunami, l’inondation, le cyclone, le glissement de terrain, la pollution d’origine industrielle, la contamination radioactive, les bombardements, les pandémies, les crises économiques, etc. Ces risques doivent être évalués dans l’espace de la région, mais ne peuvent être tous pris en compte (au delà de trois cela devient difficile ou illusoire, dit Forman).

La complexité de la planification s’accroît encore avec la prise en compte des objectifs de réduction des risques liés à des phénomènes planétaires comme les changements climatiques, l’extinction des espèces et la raréfaction de l’eau. Pour ceux qui pensent que ces prévisions doivent être anticipées par des adaptations, il est indispensable que les sources de CO2 soient réduites dans les villes comme à Londres et Singapour, que le verdissement urbain (des toits aux parcs) soit généralisé et les agricultures urbaines développées. De même l’élévation du niveau des mers et des cours d’eau doit s’accompagner de réaménagement des régions urbaines et d’adaptation des nouvelles constructions dans les zones inondables. Quant à l’érosion de la biodiversité et des milieux naturels, elle ne sera pas arrêtée dans les régions urbaines, mais doit être réduite voire compensée dans des réseaux d’espaces naturels intra et extraurbains. Enfin les menaces de raréfaction de l’eau potable dans toutes les villes du monde sont tout aussi sérieuses et imposent des politiques publiques urbaines drastiques si les citadins ne veulent pas supporter à la fois des coupures d’eau et l’augmentation du prix de ce bien essentiel.

La complexité des enjeux urbains ne rend-elle pas la planification urbaine incapable de faire face à toutes les menaces à la fois ? En 2030, 60 % de la population mondiale sera concentrée dans les villes, essentiellement dans 20 à 30 mégacités de plus de 10 millions d’habitants et dans 400 à 600 agglomérations en réunissant de 1 à 10 millions (p. 343). Face au « tsunami urbain », à la raréfaction de l’eau et des espèces, et au changement climatique que décrit Forman, il est possible que des points de non retour soient déjà atteints localement dans des crises chroniques : l’augmentation des réfugiés climatiques ou de la misère urbaine par exemple.

L’attitude la plus réaliste n’est certainement pas d’invoquer des visions utopistes transcendantales. Même si elles sont appuyées sur des institutions publiques et des injonctions juridiques (la new vision de Forman est inscrite dans les théories de la justice du philosophe américain de la politique John Rawls 1921-2002). Ne serait-il pas plutôt préférable d’accorder une confiance plus grande qu’aujourd’hui aux collectifs locaux confrontés à leurs paysages ? Pas seulement pour prendre en charge les changements de pratiques sociales nécessaires pour s’adapter localement. Mais également pour conserver à l’intention des générations futures le plus de choix libres possibles de potentiel paysager et de manières de vivre dans les régions urbaines. Ce qui est à penser différemment, comme l’analyse Amartya Sen (chronique 26), ce sont plutôt les manières de réduire les iniquités humaines face à ces changements non ou peu maîtrisables.

En bref d’abord comprendre et agir localement, pour planifier régionalement les paysages en pensant globalement. Ce qui n’est pas exactement l’ordre recommandé par R. T.T. Forman.

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15 juin 2010

Reconnaître ou analyser un site : le faux dilemme de l’architecte paysagiste, par P. Donadieu

Tout architecte paysagiste, qui conçoit un projet, est confronté à un site qu’il ignore, petit ou vaste, rural ou urbain, naturel ou artificiel. Il doit le comprendre pour, à partir de la commande d’un client : un aménagement paysager ou une politique paysagère, élaborer un projet d’aménagement.

Dans les écoles de paysagiste, deux attitudes peuvent être distinguées : l’analyse d’un site au sens de sa compréhension explicative et interprétative, et la reconnaissance d’un site au sens de l’analyse inventive que lui a donné l’architecte paysagiste Bernard Lassus[1]. L’analyse mobilise les savoirs des disciplines de connaissance : les sciences de la nature, de la terre, de la vie, de l’homme et de la société. Elle paraît le plus souvent, aux praticiens enseignants,  inépuisable et encombrante tant l’érudition accumulative ne semble pas avoir de limites.

Selon les uns, elle deviendrait alors un obstacle à la créativité, puisque les faits étant expliqués ou interprétés, le devenir des états des espaces matériels ne relèverait que de scénarii géographiques déterminés. Pour les autres, en revanche, l’analyse compréhensive d’un site permettrait, entre autres savoirs, de déceler les enjeux socio-politiques du devenir d’un espace et d’intervenir de manière plus éclairée et pertinente.

Chez les partisans de la reconnaissance paysagère d’un site, l’analyse n’est pas dissociée de l’action et de l’intention de projet. La connaissance d’un site engendre les idées de projet qui la réinterrogent ensuite. Le concept de projet -des concepteurs « conceptualistes »- naît, par approximations successives avant formalisation, de l’analyse inventive du site, en tant que celui-ci est singulier et unique.

Faut-il voir dans cette opposition, un conflit de catégorie conceptuelle : les concepts de connaissance des sciences (les lois de l’économie ou de l’écoulement des eaux par exemple) incompatibles avec les concepts de projet ? N’étant pas de même nature épistémologique à les premiers créent des savoirs scientifiques, les seconds les sens des processus de projet -, ils ne « jouent pas dans la même cour ». L’analyse non inventive prétend à des vérités relatives (falsifiables), alors que l’analyse inventive (la reconnaissance paysagère) ne s’inscrit pas dans le champ des preuves à fournir, mais plutôt dans celui des intentions à justifier.

Le monde de la connaissance vérifiée par les explications ou les interprétations ne se confond pas avec celui de l’intention validée par des collectifs. Dans le cas des architectes paysagistes, il s’agit des maîtres d’ouvrage, de ses techniciens conseillers et des acteurs de la gouvernance des projets.

Savoir si l’étudiant doit analyser un site ou le reconnaître est donc un faux dilemme pour les enseignants car les deux démarches sont complémentaires. L’analyse compréhensive qui fait appel à des concepts de connaissances permet d’expliquer le devenir probable du site, d’envisager des scenarii, de déceler les causes des faits paysagers et d’interpréter les textes et les images qui les représentent. Elle a recours à des disciplines scientifiques multiples, des plus théorétiques (comme l’histoire, la géographie et l’étude de la littérature) aux plus pratiques (le droit, l’économie) et descriptives des œuvres et des savoir-faire (les sciences de l’ingénieur et de l’architecte paysagiste). Elle débouche sur une compréhension politique des paysages et prépare la reconnaissance paysagère.

Utilisée seule, l’analyse paysagère multithématique ne permet pas ou mal de générer le projet des architectes paysagistes. Elle est plus adaptée en revanche à formuler et à fonder le programme d’un projet. En revanche elle peut engendrer des pratiques de géomédiation géographique, sociologique, agronomique ou écologique. Dans ces cas, les intentions sont exprimées sous les formes textuelle et cartographique de prescriptions ou de politiques publiques coproduites avec des acteurs locaux (géographie, sociologie) ou à l’intention des techniciens des collectivités (agronomie, écologie).

Quelle que soit la forme qu’elle peut prendre, l’analyse inventive, qui : «  consiste à dépasser l’ignorance première, en vue d’approcher le site dans sa singularité » (B. Lassus, op. cit.)), vise à : « porter le non-visible au visible puis à l’évident ». Elle permet d’inventer de nouvelles orientations pour l’organisation et les usages du site en renouvelant les significations paysagères qu’il pourra prendre aux yeux des publics. Dans beaucoup de cas, la reconnaissance paysagère s’appuie sur quelques éléments choisis d’analyse, notamment l’histoire du site (anamnèse), son écologie, sa géographie et ses usages futurs.

La plupart des concepteurs paysagistes privilégient la seconde démarche, en s %u2018appuyant sur la première, laquelle a recours le plus souvent aux spécialistes des disciplines concernées. Opposer analyse et reconnaissance dans les formations n’a donc pas de sens, puisque l’une ne peut exister sans l’autre, sans préjudices pour la crédibilité et la justification du projet, au contraire.

[1] B. Lassus, in Mouvance, cinquante mots pour le paysage (A. Berque et al., édit.), Paris, éditions de la Villette, 1999.

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7 juin 2010

L’évaluation d’un paysage par les capabilités, par P. Donadieu

Selon l’économiste d’origine indienne Amartya Sen (né en 1933), qui en est l’auteur, la « capabilité » (capability) est une expression qui souligne la liberté positive, c’est-à-dire la capacité d’une personne à être ou à faire quelque chose. Dans l’œuvre de Sen, une capabilité représente l’ensemble des fonctionnements humains (les façons d’être et d’agir), accessibles à une personne, qu’elle les exerce ou non. L’approche par les capabilités s’intéresse aux choix libres des hommes, à la pluralité potentielle de leurs vies, et non strictement à leurs niveaux de vie (mal) mesurés par leurs revenus, ou à la seule finalité utilitariste des comportements.

Elaborée pour mieux rendre compte des questions posées par la pauvreté, les famines et l’inégalité entre hommes et femmes, l’approche économique du choix social par les capabilités débouche sur la question du bien-être et des moyens d’y parvenir librement. Y compris en renonçant à son propre bien-être (Sen prend l’exemple des grèves de la faim de Ghandi dont la finalité était d’obtenir, sans violence, l’indépendance de l’Inde[1] .

Il est possible de trouver dans cette démarche des manières d’élargir la question de la monétarisation des ressources paysagères. D’éclairer celle des préférences paysagères et des avantages que chacun trouve à tirer parti (pour sa maison ou une excursion par exemple) de tel ou tel paysage. S’il existe des capabilités paysagères, elles représentent la capacité d’une personne à choisir (plus ou moins) librement les lieux où elle vit, qu’elles visitent ou qu’elles traversent. Cette possibilité s’opposerait à la difficulté de ne pas avoir de choix, ce qui est une entrave à la liberté individuelle. 

Plus chacun peut disposer de choix de sa destination et de son lieu de vie ou de visite, plus se diversifient les possibilités paysagères, des plus attractives aux plus ordinaires. Ce qui revient à admettre toutes les possibilités indépendamment de leurs natures et de qui les choisit. Le bien-être dans un camping populaire ne peut se comparer à celui dans un hôtel de luxe. En revanche il a un sens relatif pour une personne qui éprouve des natures différentes de bien-être aux différents moments de sa vie, d’une année ou d’une journée.

Il ne peut donc y avoir, comme le justifie Sen (p.356) d’égalité des capabilités, puisque chacun peut décider de son choix à condition d’avoir ce choix. La capabilité d’accès à un camping vaut  (mais n’est pas égal à) celle d’un palace. Il n’y aurait alors pas de raison d’aider le campeur à accéder à l’hôtel de luxe, pas plus qu’il y en aurait d’aider les hommes à mourir moins vieux que les femmes, sauf à vouloir égaliser l’espérance de vie, ce qui est équitable et non discutable ; sauf à vouloir l’égalité d’accès aux hébergements, ce qui est égalitariste et peut être discuté.

L’approche par les capabilités permettrait d’établir les relations entre paysage et justice en contournant la question de la participation sociale au débat public préconisée par la Convention européenne du paysage de Florence. En rationalisant les avantages ou les désavantages d’une personne en situation de choix de son cadre de vie ou de visite, on place alors au même niveau tous les paysages possibles, sans n’en déprécier aucun a priori. Ce qui n’interdit pas de concevoir plusieurs façons de faire valoir un droit à la qualité d’un paysage, sans préjuger de sa nature et de qui l’adopte.

Autrement dit, la capabilité permettrait de donner une solution nouvelle à la question des évaluations paysagères (landscape assessment). Au lieu d’analyser les valeurs et postures paysagères des groupes acteurs et usagers d’un territoire à la manière des anthropologues[2] pour déterminer les enjeux de transformation des paysages, il serait possible de demander à ces mêmes acteurs et usagers quels choix ils ont identifié pour venir y habiter ou pratiquer un loisir. Mais également quelles solutions ils ont retenu. 

L’évaluation paysagère devient alors celle des plus ou moins grandes capabilités des individus, mais aussi celle des accomplissements des choix de pratiques sociales ayant des dimensions spatiales.

Un exemple : le choix du lieu d’habitat périurbain est très souvent conditionné par les capacités financières des candidats, mais aussi par les caractères des paysages qu’ils y trouvent ; aussi ceux qui  ont les mêmes moyens se retrouvent-ils dans les mêmes types de logements et de paysages, dont les caractères perceptibles varient cependant selon la manière d’organiser les espaces publics et privés[3].

La réduction des iniquités des cadres de vie peut alors être pensée non en termes de justice transcendantale (l’utopie de la société et des institutions les plus justes possible), mais en termes d’élargissement des choix et de lutte contre la réduction possible des libertés de décider le meilleur cadre de vie pour soi et ses proches.

L’enjeu de cette démarche, inscrite dans le libéralisme économique, est de juger des mondes vécus non à partir de valeurs imposées par les institutions et leurs procédures, mais selon les évaluations des réalisations sociales réelles.

[1] Amartya Sen. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2009, p. 350.

[2] DROZ Y, MIEVILLE-OTT V., FORNEY J., SPICHIGER R., 2009. Anthropologie politique du paysage, valeurs et postures paysagères des montagnes suisses, Paris, Karthala, 167 p.

[3] Voir à ce sujet : Jean Cavailhes et Daniel Joly (édit.), Les paysages périurbains et leur prix, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2006. Ces chercheurs ont montré que certains caractères du paysage avaient un prix, et que l’attrait du cadre de vie périurbain est un facteur de choix résidentiel.

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31 mai 2010

Le jardin convoité, par P. Donadieu

Au milieu des immeubles, un grand jardin n’était plus cultivé depuis quelques années. Comme nul ne savait ce qu’il fallait en faire, le syndic de la copropriété voisine organisa une réunion dans ce but. Mais seulement trois personnes s’y rendirent.

Raoul, retraité de longue date, fit valoir ses droits de dernier jardinier. Je suis le seul du voisinage, expliqua-t-il, à savoir  cultiver des légumes et des fleurs. Non seulement j’ai besoin de ces produits car ma retraite est modeste, mais je peux les vendre aux habitants des immeubles.

Rachel, une vieille dame plus âgée que Raoul, était la propriétaire du terrain qu’elle souhaitait vendre. Ce qui expliquait qu’elle avait résilié le bail à Raoul. Mais l’acheteur pressenti voulait construire, ce qui déplaisait à Rachel qui souhaitait conserver la vue sur quatre bouleaux qu’elle y avait plantés.

Rachid représentait les jeunes du quartier. Il défendit le droit du groupe à conserver l’usage du jardin où ils se réunissaient pour boire, fumer et écouter de la musique.

Ayant écouté les arguments de chacun, le syndic trouva la juste décision difficile à prendre. Les raisons étaient fortes d’attribuer le jardin à Raoul ce qui satisfaisait aussi Rachel, mais excluait Rachid et ses amis. Raoul mettait à profit son savoir-faire pour lui-même et ses voisins. Et tant que Rachel habitait dans l’immeuble, le terrain ne pouvait être vendu.

D’un point de vue théorique, la solution équitable n’est pas nécessairement la même pour tous. Pour les partisans de la réduction des inégalités de revenus, l’attribution du jardin à Raoul est la solution la plus juste. Mais ceux qui privilégient la liberté de disposer librement de sa propriété approuveront le projet de mise en vente de Rachel. En revanche, attribuer l’usage d’un espace à un groupe emportera l’adhésion de ceux àles libertaires- qui pensent qu’il est préférable que les jeunes conservent un espace extérieur de liberté plutôt que de se regrouper dans les caves ou les cages d’escalier.

Le syndic pensa alors à organiser une consultation démocratique des membres de la copropriété. En dépit d’une forte abstention (ceux dont les fenêtres ne donnaient pas sur le jardin), le vote indiqua que les habitants étaient partagés. Les mères de famille souhaitaient des jeux pour leurs enfants, les retraités des jeux de boules et les jeunes conserver leur espace de liberté.

On conseilla alors au syndic de faire appel à un paysagiste. Celui-ci proposa à la copropriété de racheter le terrain et de répondre aux besoins de chacun, les dimensions du terrain le permettant. Solutions qui furent fermement récusées : par tous du fait du coût financier à supporter, par Raoul parce que le jardin était devenu beaucoup trop petit, par Rachid et les mères de famille parce que les usages de chacun leur semblaient incompatibles.

Entre temps Rachel, qui était  partie dans une maison de retraite, avait vendu son terrain. Au cours de la réunion statutaire de la copropriété, le syndic ne pût qu’annoncer le démarrage des travaux de construction d’un nouvel immeuble.

Cette fiction montre que la décision collective relative à la destinée d’un espace est un processus complexe. Les théoriciens de la justice comme équité (c’est-à-dire comme impartialité) ne peuvent prévoir comment les valeurs des acteurs à l’égalitarisme économique pour Raoul, l’utilitarisme pour Rachel, le libertarisme pour Rachid à vont converger ou diverger.  Si bien que la géomédiation paysagiste (chronique 18), qui n’est pas une panacée, peut ne pas aboutir.

Mais elle peut aussi parvenir à ses fins. S’il est possible de concilier – sans que les désaccords soient nécessairement surmontés- dans un lieu donné, l’élimination de la pauvreté, le droit de jouir de son bien et celui d’accepter l’altérité, alors la solution géomédiatrice s’impose à tous ceux qui veulent et peuvent en tirer des avantages individuels, lesquels deviennent alors collectifs.

Dans ce  dernier cas, c’est bien aux institutions sociales (ici la copropriété) et au raisonnement public de faire aboutir la démocratie par la discussion, c’est-à-dire de concrétiser des réalisations sociales. Et non à une hypothétique et idéale justice transcendantale rendue par des institutions publiques. C’est du moins le message de l’économiste Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998 dans son dernier ouvrage L’idée de justice[1]. Je lui ai emprunté, en l’adaptant, le conte de la flûte et des trois enfants (p. 38).

[1] Amartya Sen. L’idée de justice. Paris, Flammarion, 2009.

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24 mai 2010

Du droit au paysage au droit du paysage, par P. Donadieu

« Le paysage fait partie de notre patrimoine naturel et culturel. Il constitue un héritage précieux à transmettre aux générations futures. Trop souvent, la négligence et l’égoïsme le détruisent. Chaque jour, c’est l’agression : béton, panneaux publicitaires et enseignes géantes, pylônes, déchets… Pour le présent et le futur, réagir est indispensable »[1].

Pour l’association Paysages de France, créée en 1992, le droit au paysage se traduit par  une proclamation d’indignation qui introduit son site Internet. Il apparaît comme un droit humain légitime à défendre la liberté « de lutter contre toutes les formes de pollution visuelle en milieu urbain et non urbain ». Le droit à revendiquer la qualité des paysages existe donc en France àdepuis au moins un siècle-, mais il ne s’est transformé en « droit du paysage » qu’avec la promulgation de textes juridiques appropriés, comme les lois de 1930 et de 1993 ; ou en Europe par la signature de la Convention européenne du paysage de Florence en 2000. Or pour les juristes, l’autonomie de ce droit, incorporé au droit de l’urbanisme et de l’environnement n’est pas reconnue[2]

Ce droit à la qualité du paysage ne serait-il pas de même nature que ceux de la Déclaration française des droits de l’homme de 1789 ou de la Déclaration universelle des droits de l’homme par les Nations unies en 1948 ? Si l’on suit le raisonnement de l’économiste Amartya Sen sur la viabilité des droits humains, il faut se demander aussi si : « telle liberté particulière d’une personne précise a une quelconque importance éthique, mais également (…) si elle a un poids social suffisant pour être intégrée au droit de cette personne, et que d’autres l’aident à la concrétiser »[3].

À l’appui du poids social de la notion de paysage, plusieurs arguments peuvent être invoqués : Les textes juridiques à de protection des paysages notamment – existent dans la plupart des pays européens ; la « veille sociale » se perpétue comme en témoignent  périodiquement les médias ; et des politiques publiques de qualité des paysages sont développées par les pouvoirs publics nationaux et régionaux.

Pourtant, les raisonnements publics qui fondent les politiques publiques de paysage ne semblent pas aboutir à des résultats convaincants, comme en témoignent les constats récurrents d’enlaidissement de la France. Car, contrairement à la plupart des décisions de justice qui ne concernent que les plaignants et les justiciables, l’application de la « justice » ou plutôt de la réglementation paysagère  est immédiatement perceptible par tous. Ce qui signifie que chacun peut en juger librement et le faire savoir.

Si le droit à la qualité des paysages est une liberté à laquelle chaque société devrait prêter attention, est-ce une liberté à inscrire dans les droits humains universels ? Disposer de paysages agréables et reposants  est-il de même nature que le droit de manger à sa faim ou d’être soigné ? Ne relève-t-il pas surtout de l’intimité appropriable (mon paysage) comme par exemple le droit à la tranquillité ? Ou bien ne peut-il pas être compris comme la crainte de l’enlaidissement ou de la détérioration de son cadre de vie, ou encore de lieux emblématiques de l’identité du groupe social auquel on appartient  (nos paysages) ? La première interprétation, écrit A. Sen à propos d’un cas comparable[4] « est  trop introverti et extérieur au champ d’efficacité d’une politique sociale pour être un objet convenable de droit humain ». En revanche la seconde peut être autant validée – si on veut conserver les symboles matériels d’identités culturelles et sociales localisées – que mise en débat si l’origine des peurs collectives est discutable.

S’il est compréhensible que l’Etat s’emploie à dissuader ces peurs en construisant un droit du paysage (en fait à la qualité de celui-ci), ce dernier ne peut être limité à cette aide. S’il est appliqué, il doit aussi être évalué àimpartialement- par rapport aux objectifs de mieux-être individuel et social qu’il est censé atteindre. Et pour être recevables, les jugements mettant en évidence les valeurs paysagères portées par les différents acteurs doivent survivre à un débat démocratique, à partir d’arguments contradictoire et sans entraves.

L’indignation, écrit Amartya Sen, peut servir à motiver la raison, sinon à la remplacer[5]. C’est pourquoi le droit à disposer d’un cadre de vie qualifié étant reconnu par une législation, nul ne peut être exclu de l’application de ce droit, ni de sa remise en cause au vu des résultats.

 « Pétitions à l’initiative de Paysages de France pour dénoncer les excès de la publicité extérieure. “Pétition nationale, on nous vole nos paysages” Le déferlement de panneaux publicitaires %u2014 légaux ou illégaux %u2014, un peu partout en France, pollue très gravement l’environnement quotidien des citoyens. Souvent la dégradation du cadre de vie a pris, de ce fait, une ampleur intolérable. Face à ce mépris des populations et du patrimoine commun, je demande aux pouvoirs publics : 1) de débarrasser nos paysages de tous les panneaux publicitaires illégaux. %u20282) de réformer les articles L 581-1 à L 581-45 du Code de l’environnement (ancienne loi du 29/12/1979) en vue d’une protection véritable de notre cadre de vie »[6].

[1] http://paysagesdefrance.org/spip.php?article161

[2] Le droit du paysage n’est pas ici celui d’une Nature-paysage qui aurait des droits, thème qui a été abordé par les philosophes écocentrés comme Michel Serres dans Le Contrat naturel, 1990.

[3] Amartya Sen. L’idée de justice, Paris, Flammarion, p. 436.

[4] La liberté de connaître la tranquillité, op. cit., p. 437.

[5] Op. cit., p. 462.

[6] http://paysagesdefrance.org/spip.php?rubrique121

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17 mai 2010

Quels indicateurs de qualité paysagère ? par P. Donadieu

La Convention européenne du paysage signée en 2000 à Florence définit la politique de paysage comme « la formulation par les autorités compétentes des principes généraux, des orientations et des stratégies permettant l’adoption de politiques particulières en vue de la protection, de la gestion et de l’aménagement du paysage » (art.1.b). Cette politique publique suppose la définition d’objectifs de qualité paysagère. Ils sont définis comme : « la formulation par les autorités compétentes, pour un paysage donné, des aspirations des populations, en ce qui concerne les caractéristiques paysagères de leur cadre de vie » (art. 1.c).

La Convention ne dit pas comment chaque pays, qui a ratifié la Convention, évaluera la mise en œuvre du texte ; si et comment il vérifiera que les objectifs de qualité paysagère ont été définis et atteints ou non. La mise en œuvre du texte et l’évaluation de la politique restent du domaine de chaque nation.

Dans chaque pays, une façon d’évaluer le succès (ou l’échec) d’une politique de qualification paysagère serait de définir des indicateurs de qualité paysagère. Pour préciser le concept d’indicateur, il est nécessaire de distinguer d’abord, dans un périmètre d’évaluation (une commune par exemple) la qualité générique d’un paysage. Celle-ci est évaluable à partir d’indicateurs objectifs et mesurables de qualité environnementale : par exemple la répartition des modes d’occupation du sol, la teneur en nitrates de l’eau ou de métaux lourds du sol, la diversité des espèces végétales et animales, la fragmentation des paysages, leur diversité, etc. La qualité matérielle est alors exprimée par rapport à des normes concernant la santé et la sécurité humaine, végétale et animale. Mais cet indicateur quantitatif ne suffit pas. Pas plus que le nombre de décibels pour définir la qualité d’une ambiance sonore, ou la quantité de glucides, lipides et protéines pour celle d’un aliment.

C’est pourquoi il est indispensable de préciser ensuite la qualité spécifique d’un paysage. Elle est comparable au jugement d’un vin ou d’un plat, ou bien au caractère d’une ambiance sonore. Non quantifiable, le jugement de goût est subjectif. Cependant, il peut être considéré comme une construction  sociale et culturelle qui passe aujourd’hui par le design et le marketing. Les propriétés fonctionnelles des marchandises sont en effet délaissées au profit de motivations culturelles, symboliques, ludiques ou hédonistes créés par des élites[1]. Le paysage, en tant que caractère distinctif d’un territoire donné, est considéré souvent comme un bien marchand, en particulier dans l’économie touristique.

De même que les parfumeurs font appel à des « nez », les amateurs de vin aux œnologues et les gastronomes aux critiques culinaires, les politiques de qualification des paysages ont recours aux professionnels du paysage, et notamment aux experts paysagistes. La compétence qui leur est attribuée par une société est celle de reconnaître des caractères sensibles distinguant un paysage d’un autre, ou fondant son évolution future. Ce qui induit la capacité à les décrire et à leur donner des valeurs dans un contexte culturel et historique donné. Ce que font par exemple les experts qui travaillent pour le patrimoine mondial des paysages de l’UNESCO. Les indicateurs de qualité paysagère correspondent alors à des critères préétablis (singularité, authenticité, diversité, etc.).

Cependant, dans la mesure où ce sont les « aspirations de la population » qui sont concernées, les indicateurs génériques et spécifiques de la qualité des paysages, produits par les experts, risquent d’être remis en cause par les acteurs et usagers de ces paysages. Car d’autres valeurs que marchandes sont associables à un paysage ou à un lieu : non seulement la beauté, mais également les loisirs, la richesse écobiologique, la mémoire, les patrimoines naturel et culturel, les emplois ou encore les identités et les altérités sociales. Ce qui fait alors beaucoup varier les compétences requises des experts et les résultats des expertises.

Il est difficile de définir des indicateurs de qualités des paysages. Car les solutions existantes sont peu satisfaisantes. On court en effet deux risques. D’abord de réduire le jugement au respect des normes quantitatives (le paysage comme environnement fournissant santé, sécurité et confort). Ensuite de s’en tenir à des visions élitistes éloignées des « aspirations des populations » (le paysage comme site d’exception, comme patrimoine national ou mondial).

Les objectifs de qualité paysagère à atteindre devraient associer les deux faces objectives et subjectives de la qualité. D’une part en ayant recours à des indicateurs quantifiés notamment environnementaux et économiques : d’autre part avec des indicateurs sociétaux d’appréciation de l’évolution des cadres de vie en tant que biens communs localisés.  Ces indicateurs restent à mettre au point.

[1] Olivier Assouly (édit.), Goûts à vendre, essais sur la captation esthétique, Paris, Institut français de la mode, 2007.

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10 mai 2010

Des stratégies paysagistes de biodiversité territoriale ? par P. Donadieu

La majorité des chercheurs en conservation de la nature s’accordent sur l’impossibilité de sauvegarder toutes les espèces vivantes menacées. D’autant plus que la majorité d’entre elles ne sont pas connues. Ils ont montré, cependant, qu’il existait deux manières de limiter l’érosion de la biodiversité dans la planification de l’usage des territoires, soit en s’attachant à la protection des espèces, soit à celles des milieux où vivent ces espèces.

Pour protéger des espèces menacées, il est d’abord nécessaire de les choisir. Il peut s’agir des espèces phares (charismatiques ou emblématiques) qui fascinent les publics comme le grand panda, la loutre, les grenouilles ou les papillons et conduisent souvent à un succès médiatique. Mais également d’espèces parapluies (umbrella species) dont les besoins écologiques englobent ceux d’autres espèces, qui sont ainsi préservées, en conservant la santé de l’écosystème. C’est le cas du tigre en Inde dont les proies sont protégées. Ou encore d’espèces clef de voûte, comme le loup ou le castor dont la disparition remet en cause la structure de la chaîne alimentaire.

Mais protéger les espèces indépendamment les unes des autres n’est pas une solution dans une logique écosystémique où elles interagissent les unes avec les autres. C’est pourquoi il est préférable de préserver leurs habitats, qu’ils soient naturels, agroforestiers ou urbains. Protéger au sein de réseaux verts et aquatiques seulement les lieux les plus riches ou les plus menacés semble cependant une stratégie moins efficace que de désigner des lieux complémentaires et représentatifs de la richesse d’un territoire. Mais les deux méthodes sont limitées par la seule connaissance instantanée de la biodiversité. Il manque souvent les données d’observations pour l’inscrire dans la dynamique locale des populations végétales et animales.

La définition et le suivi de ces stratégies dépendent des pouvoirs publics des collectivités territoriales concernées. Par exemple dans le land du Baden-Würtenberg en Allemagne, 300 espèces animales (target species) ont été choisies par les scientifiques afin de définir des « responsabilités de conservation » parmi 1112 municipalités[1]. Des outils cartographiques comme les Systèmes d’Informations Géographiques (SIG) permettent de localiser les milieux et d’établir les réseaux souhaitables de corridors écologiques. Il s’agit alors, selon la loi fédérale allemande de conservation de la nature, de protéger et de développer à la fois « la diversité et la singularité régionale » du paysage en tant que « paysage culturel ».[2]

Cette double stratégie indique que la protection des espèces gagne à être fondée, ni sur leur seule utilité écologique, ni sur leur seule rareté, toutes les deux relatives. C’est en les inscrivant dans un processus sociopolitique de territorialisation, que ces espèces végétales et animales participeront également à l’identification et à la distinction des collectivités publiques les unes par rapport aux autres.

[1] R. Joss et al. « Conservation responsabilities » of municipalities for target species. Prioritizing conservation by assigning responsabilities in Baden-Wurtenberg, Germany, Landscape and Urban Planning, 93 (2009) 218-228.

[2] Op. cit., p. 227.

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3 mai 2010

Stoss Landscape urbanism, lauréat Topos Landscape Award 2010, par P. Donadieu

Topos, revue internationale de Design urbain et d’Architecture du paysage, a attribué son prix 2010 à l’agence américaine Stoss Landscape urbanism localisée à Boston. Ses travaux ont été publiés par C3 Publishers en Corée. Le prix lui sera remis le 18 juin prochain à Cracovie en Pologne.

Le fondateur et directeur de l’agence Chris Reed a acquis sa réputation en gagnant de nombreux concours nationaux et internationaux : l’Erie Street Plaza à Milwaukee, le Lower Don Lands à Toronto, et la  Safe Zone garden installation à Grand-Metis, Québec, au Canada par exemple.  Plus récemment, Stoss LU a été finaliste dans la catégorie Landscape Design pour les Smithsonian / Cooper Hewitt Museum’s National Design Awards. Critique de design à l’ Harvard Graduate School of Design et professeur associé adjoint à l’Université de la Pennsylvania School of Design, il a obtenu son master d’architecte paysagiste dans cette dernière université en 1995.

Les  travaux de cette agence illustrent parfaitement l’évolution actuelle des pratiques de conception paysagiste dans le champ du Landscape urbanism, notion inventée par l’architecte américain Charles Waldheim en 1997. Stoss Landscape urbanism s’est consacré surtout à des aménagements de water front, de réhabilitation de friches urbaines, d’interim landscapes, d’infrastructures et d’espaces ouverts à l’échelle territoriale dans le monde entier.

Le prix met l’accent sur la contribution de Chris Reed et de son équipe : « à la progression de l’architecture du paysage et de l’urbanisme paysagiste en tant que systèmes dynamiques « ouverts-finis » (open-ended). C. Reed s’explique ainsi : «  Stoss favorise une approche fondée sur la performance, d’abord physique, spatiale ou visuelle. Ce qui nous intéresse c’est de savoir comment les paysages travaillent, comment ils fonctionnent de points de vue urbanistiques, sociaux, hydrologiques et environnementaux ; comment ils renforcent les modèles urbains existants et comment ils en inventent de nouveaux ; enfin comment ils doivent intégrer des programmes politiques complémentaires et parfois contradictoires dans un champ urbain vaste à facettes et couches multiples. De telles approches produisent de nouveaux types d’espaces ouverts, de paysages et d’infrastructures, ainsi que des stratégies d’urbanisme capables de viser des buts socioculturels et fonctionnels  simultanément. Ces stratégies sont fondées avec précision sur les particularités des conditions locales, et elles sont ainsi inventives et multithématiques de façon à s’articuler avec des tendances évolutives plus larges et des systèmes plus vastes. Elles privilégient une approche de régénération des espaces publics et des paysages urbains en tant qu’entités complexes, vivantes et évolutives, qui seront soutenables (sustainable) socialement, écologiquement et économiquement ».[1]

Les activités de Chris Reed et de son agence illustrent les thèmes qui ont marqué l’évolution récente des pratiques des paysagistes designers. A la complexité du fonctionnement urbain, ils répondent moins par des discours que par des actes (performance) : aménager l’espace de manière pragmatique, en s’inscrivant matériellement dans l’existant local et dans l’incertain. Gérer l’éphémère autant que la longue durée. Produire et renouveler l’espace public et ses usages. La performance, au sens de la réalisation du designer et du passage du projet à l’acte, est contextualisée par le dépassement de l’opposition de l’ouvert et du fermé. Le lieu aménagé est ouvert physiquement sur son voisinage social et environnemental. Il est ouvert à des réponses locales aux questions écologiques planétaires dont les solutions sont incertaines. Mais il se referme sur des fonctions et des usages locaux, à des échelles d’ambiances où les références aux valeurs du jardin et de l’espace public sont mobilisables.

Les manifestes du Landscape Urbanism de J. Corner et de C. Waldheim alimentent largement cette inflexion des pratiques des architectes paysagistes. Ces deux auteurs et ceux qui leur sont proches considèrent le développement des villes comme un flux incessant d’acteurs et d’évènements, à la fois ouvert et fermé, indéterminé, bottom up et top down. Ce sont ces forces que les professionnels du landscape urbanism tentent de mettre en formes fugaces et pérennes. C’est le professionnalisme de ce jeune architecte paysagiste et de ses collaborateurs que Topos a récompensé.

[1] News : http://www.gsd.harvard.edu/news/reed_stoss_topos_award.html.

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26 avril 2010

Qu’est ce que le sens du paysage ? par P. Donadieu

La question du sens du paysage est récurrente chez les paysagistes concepteurs. Le paysagiste français Alain Freytet la précise : « Les intentions paysagères font souvent l’objet d’une représentation et d’une formulation spécifiques. Le projet doit avoir un sens avant d’avoir une forme. Le terme de sens est compris ici sous ces trois aspects ; le sensible (qu’est-ce que le projet va pouvoir procurer comme sensations, comme émotions ?), la dynamique (dans quelle direction le projet va t-il se développer, sous quelle forme ?) et la signification (que dit et raconte le projet de la nature et de l’espace, des idées et des intentions liées à la commande, permet-il de mieux lire et comprendre les lieux, les sites et l’horizon ?) »[1].

Dans cette approche professionnelle du projet de paysage, le mot sens a trois significations. La première est celle d’une allusion à la sensibilité humaine aux caractères ressentis d’un lieu. Celui-ci, à la manière d’un décor habile, peut procurer, à partir de sensations corporelles (les cinq sens), des émotions, des impressions et des sentiments. En anglais sense.

La deuxième acception se réfère à l’orientation choisie et prise par le processus de projet, qui transformera les caractères matériels, et donc la perception du site. En anglais way. La dernière fait allusion à l’interprétation du site ainsi transformé en fonction des souhaits du client et des idées du concepteur. En anglais meaning ou landscape interpretation.

Associées, ces trois acceptions sont peu accessibles pour le non -initié qui peut chercher à les saisir comme la question du sens de la vie par exemple. Or cette dernière interrogation ne peut avoir de réponse que subjective. Car le sens n’est pas un caractère objectif du monde ou de la nature, mais une construction typiquement humaine[2]. Ce sont les hommes qui donnent du (des) sens au monde.

Il en est de même pour la première acception émotionnelle du sens chez les paysagistes. C’est en éprouvant ensemble des sensations -chaud/froid, lisse/rugueux, mou/dur, sombre/lumineux, bruyant/silencieux, etc.- que chacun construit sa compréhension personnelle d’un lieu et en retient des impressions (de quiétude, de surprise, d’effroi) et des sentiments (d’enchantement ou d’indignation).

En revanche, l’acception d’orientation du projet concerne à la fois la matérialité transformée (les plantations d’arbres, le traitement des surfaces par les terrassements, l’éclairage ou les modes de circulation des visiteurs), et les modifications des usages sociaux du lieu ainsi que celles de ses imaginaires. L’orientation du projet voulue par le concepteur doit être vérifiable par le client.

Quant à la troisième acception : la compréhension des lieux aménagés, elle relève  soit d’une interprétation des formes et signes perçus par le critique de paysage, soit d’explications données par les spécialistes des disciplines de connaissances concernées. Par le naturaliste, qui observera la nidification des oiseaux ; par l’historien qui dévoilera l’origine des architectures conservées ; par le sociologue qui analysera les usages sociaux ; par le géographe sensible à la mise en place des organisations d’espaces dans le cadre du territoire d’une collectivité, par le paysagiste qui expliquera ce qu’il a voulu faire, etc. La polysémie des lieux est celle du sens de la vie des hommes dans ces lieux, y compris du paysagiste qui l’a conçu.

Ces trois sens du sens ne sont pas autonomes, surtout pour le paysagiste qui peut choisir d’introduire dans son projet un message, de déployer un récit, une histoire, une légende. Mais le visiteur garde la liberté de les ignorer et de tirer parti du lieu à des fins toutes personnelles (le jogging par exemple). Dans ce cas le sens donné vient après la forme créée.

Les paysages comme les lieux matériels n’ont ni sens scientifiques définitifs (les sciences changent), ni sens donnés éternels.  Ces derniers varient dans les temps longs de l’histoire comme dans le temps d’une vie. Hostiles autrefois, les rivages sont devenus aujourd’hui très attractifs, et les lieux révolus de l’enfance sont surtout des sources de nostalgie.

La question du sens des paysages comme de l’univers et de la vie est une vraie question sans autres réponses que celles que chacun y apporte dans sa propre vie.

[1] Alain FREYTET. Le paysage pour un paysagiste. Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne]. Actes de colloques, 2005, Paysages & valeurs : de la représentation à la simulation.Disponible sur : <http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=2260> (consulté le 14/02/2010)

[2] R.D. Precht, p. 375

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19 avril 2010

Paysage et psychanalyse, par P. Donadieu

Le paysagisme (ou l’architecture du paysage) désigne la pratique des paysagistes. Ce n’est ni une théorie, une doctrine ou une idéologie, ni une science, une technologie ou un art. Mais, chaque personne qui se nomme paysagiste emprunte à un moment ou à un autre à ces domaines, sans jamais imaginer de s’y réduire et d’y perdre son identité professionnelle. Ce qui ne permet guère aux Universités d’inscrire ce champ pluridisciplinaire dans une catégorie autre qu’ambivalente.

En attendant de la logique transdisciplinaire qu’elle apporte d’autres éclairages que ceux du tiers inclus et de la complexité du savoir, ne faudrait-il pas demander à la psychanalyse ce qu’elle peut apporter à la question de la nature du paysagisme ? Surtout depuis que la communauté scientifique peut tirer parti librement de l’oeuvre du fondateur de la psychanalyse Sigmund Freud (1856-1939).

Freud a inventé l’inconscient pour mettre fin à l’identité discutable entre conscience et pensée. À partir de son expérience clinique, il a montré que les comportements et leurs pathologies étaient liés aux relations qu’entretenaient les pensées inconscientes, souvent refoulées, la conscience (le Moi), et  le juge intérieur de la conscience (le Surmoi). Il étend, dans un de ses derniers ouvrages, Le malaise dans la civilisation, cette interprétation de l’individu à son environnement sociétal. Dans le processus d’évolution de l’individu, écrit-il en 1929, le programme du principe de plaisir, trouver la satisfaction heureuse, est maintenu comme but principal ; l’intégration ou l’adaptation à une communauté humaine apparaît comme une condition quasi absolue sur la voie de ce but qu’est le bonheur[1].

Certes le bonheur n’est pas une valeur fiable et sa quête nous fait oublier le seul plaisir d’exister[2], cependant il reste un horizon intermittent de la recherche du bien-être. Et cette valeur fait également partie des finalités de la Convention européenne du paysage de Florence de 2000.

Que produit, dans ce contexte d’interprétation, le paysagiste concepteur de projets de jardins et de paysages ? Appelé par un client pour transformer un lieu, il élabore un projet qui est inspiré à la fois par les formes perceptibles du site, son propre imaginaire et ce que désire son commanditaire. C’est un créateur. Son inconscient lui suggère des solutions autant que sa conscience et que son éthique personnelle.

Si le but du projet est de créer les conditions du bien-être individuel et collectif, est ce pour soigner l’angoisse, la dépression, la folie et les névroses du public à de son client ?-, et pour limiter la consommation de psychotropes ? C’est peu probable. Est ce pour « réunir les individus humains en une communauté liée par la libido » ? On peut en douter. Est -ce encore pour « se débarrasser du plus gros obstacle de la civilisation, la tendance constitutive des êtres humains à l’agressivité mutuelle » ? Ce n’est pas impossible, tant les solutions spatiales des projets paysagistes de paysage sont faites pour des sociétés sans altérités, sans conflits. Est-ce, enfin, pour suggérer des solutions nouvelles d’aménagement spatial aux acteurs publics d’une planète en crise ? On peut en rêver, comme les paysagistes ?

Modèles des professionnels du paysage, les jardins sont des figures de l’inconscient collectif. Dans l’imaginaire littéraire, la fontaine jaillissante et la serre protectrice deviennent les lieux interdits des passions humaines ; l’eau paisible des lacs des parcs publics le miroir des agitations mondaines, et les jardins abandonnés, les lieux de la reconquête de la nature dionysiaque[3].

Cette symbolique perdure dans la création littéraire et photographique et n’est pas menacée de disparition. En revanche, l’enjeu de l’action politique et paysagiste n’est-il pas la convergence de l’éthique individuelle (le Sur moi) et de l’éthique collective des biens communs ? Au début du siècle dernier, S. Freud pensait que : « un changement réel dans les relations des hommes à la propriété apportera plus d’amélioration que tout commandement éthique »[4]. Au début de ce siècle, la question n’est plus de savoir si le capital foncier privé est un enjeu politique, et s’il faut soigner les tendances « névrotiques » de la société culpabilisée par les avancées angoissantes du progrès des savoirs. Il s’agit plutôt de vérifier si certains professionnels de l’aménagement de l’espace, comme les urbanistes et les paysagistes, ne pourraient pas devenir, sans limiter les libertés individuelles, des agents avisés du bien-être collectif.

[1] Chapitre VIII, p. 10 du supplément de Philosophie Magazine n° 36, 2010

[2] R. Enthoven, Le Bonheur, Philosophie Magazine n° 36, 2010, p. 28

[3] Virginie Prioux, http://www.projetsdepaysage.fr/fr/ne_jamais_dire_fontaine_je_ne_boirai_pas_de_ton_eau_l_erotisation_des_jardins_dans_les_rougon_macquart_de_zola

[4] Op. cit., p. 13

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12 avril 2010

La qualité écologique est-elle analogue à la qualité paysagère ? par P. Donadieu

Autrement dit, la diversification des milieux écologiques s’accompagne-t-elle d’une appréciation meilleure de l’esthétique des paysages ?  Rien de moins certain !

C’est ce que s’expliquent les anthropologues suisses Valérie Miéville-Ott et Yvan Droz dans le dernier numéro de Economie rurale[1]. La Confédération helvétique a adopté depuis 1997 une politique volontariste de paysage (la Conception du Paysage Suisse). Celle-ci « associe enjeux paysagers et enjeux de biodiversité » (p. 53) et induit un dispositif législatif de protection qui confond la qualification esthétique et les valeurs écobiologiques de milieux naturels. Dans les marécages par exemple, les seuls indicateurs de qualité paysagère sont des indicateurs de biodiversité. Ils ne tiennent pas compte des différents regards possibles sur ces milieux.

L’administration fédérale postule qu’en préservant la qualité écologique d’un territoire, on préserve de facto sa qualité paysagère. Toutefois, ce qui est vrai dans une approche naturaliste et objective ne l’est pas dans une démarche culturaliste. Un paysage riche écologiquement, écrivent les anthropologues, n’est pas forcément un beau paysage ; a contrario un paysage pauvre en biodiversité n’est pas forcément laid.

Or depuis 1996, la Constitution helvétique attribue aux agriculteurs la possibilité de fournir des services paysagers rémunérés aux collectivités, notamment sur des surfaces dites de compensation écologique. Etant donnés les présupposés naturalistes de la loi, seuls les caractères écobiologiques du milieu rural sont protégés ou restaurés. Parallèlement à des paiements directs pour freiner la diminution des exploitations agricoles et garder les paysages suisses « ouverts ».

Les travaux européens de recherche[2] de cette dernière décennie, en France, en Italie et en Suisse notamment, ont cependant montré qu’il n’était pas réaliste de vouloir dégager des caractères de paysage bons et beaux pour tous. Et que les tensions et les conflits entre acteurs de la production des paysages étaient le lieu social de la redéfinition des règles (des normes) collectives, dans un cadre nécessairement politique (celui des enjeux) et idéologique (celui des valeurs esthétiques et éthiques).

Là où il y a dissensions paysagères peut être construit un consensus paysager, à condition que les valeurs, communes ou non, (la mémoire, la biodiversité, la beauté, le loisir, le marché etc.) soit explicitées dans un débat public démocratique.

Cependant, des limites à cette démarche participative existent. Dans une négociation, les représentants des groupes acteurs peuvent durcir leurs positions jusqu’au blocage ; les experts mandatés peuvent également ne pas être aussi indépendants des pouvoirs publics ou de lobbies privées qu’il n’y paraît.

Pourtant le recours à la notion de paysage dans la redéfinition des visions possibles du devenir d’un territoire apparaît comme un outil très précieux. Lorsqu’elle est correctement utilisée par des professionnels du paysage comme les paysagistes, par exemple dans des plans et des chartes de paysage, cette notion permet de faire prendre conscience aux habitants et aux élus des valeurs multiples en jeu ;  de les hiérarchiser au sein des collectifs nouveaux et anciens ; d’éclairer enfin les décideurs publics sur l’arbitraire des normes qui peuvent émerger dans l’appareil juridique.

La qualité écologique n’est qu’un aspect de la qualité des paysages. Ce qu’il faut faire savoir au moment où en France se débattent les modalités de mise en œuvre des lois récentes dites de Grenelle.

[1] V. Miéville-Ott et Y. Droz,  « Évolution de la représentation paysagère en Suisse à partir du programme Paysage et habitats de l’arc alpin ». Économie rurale n° 315, Janvier-février 2010 pp. 46-57.

[2] M. Berlan-Darqué, Y. Luginbühl, D. Terrasson (édit.). Paysages : de la connaissance à l’action, Versailles, Quae, 2007.

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5 avril 2010

Quels rôles pour les ruines industrielles dans les parcs publics ? Entre histoire, mémoire et loisir. Par P. Donadieu

Les architectes paysagistes conservent de plus en plus les ruines des industries disparues dans les parcs publics. Et les usagers apprécient ainsi une pratique légitime de mise en mémoire collective des activités qui ont marqué au siècle dernier la plupart des régions urbaines. Avec la poursuite de la désindustrialisation, notamment en Europe, ou de la relocalisation des industries, la critique de ces bonnes pratiques commence cependant à émerger.

« (Dans les parcs publics) le plaisir esthétique des ruines l’emporte sur l’authenticité des contenus historiques »[1]. Elizabeth Clemence Chan, qui enseigne l’architecture du paysage à l’Université d’Oregon, montre que l’intérêt des concepteurs de parcs est plus porté sur l’attraction émotionnelle des usagers que sur la narration des faits historiques ; sur les sensations éprouvées par les publics que sur la qualité environnementale des lieux ; sur l’équipement pour les loisirs que sur la poétique des lieux.

Elle développe les différentes façons de raconter l’histoire industrielle. Pour certains designers, les traces de l’industrie sont interprétées comme des lieux exceptionnels, hantés, mélancoliques, terrifiants, et de sinistre beauté (sublime). Elles sont perçues alors de manière comparable aux folies des jardins européens du XVIIIe et du début du XIXe siècles. Pour les autres, les espaces de déprise industrielle représentent surtout des espaces de renouvellement et de potentiel imprévisible pour l’économie urbaine. En revanche, pour les géoanthropologues comme l’Américain J.B. Jackson (1909-1996)[2], ce sont des lieux ordinaires que désignent, selon leurs propres règles, les sensibilités populaires locales.

En faisant entrer la ruine à les vestiges de hangar, de moulins, de hauts fourneaux, de raffineries, de quais, de voies ferrées, etc. -,  dans le périmètre d’un parc public, les architectes paysagistes ne peuvent se soustraire à la nécessité scénographique et aux exigences des pratiques récréatives qui vont s’y dérouler. En même temps qu’ils soulignent les caractères perceptibles d’un nouveau lieu consacré à la mémoire industrielle ou portuaire, susceptible de créer terreur, curiosité ou émerveillement, ils doivent en faire aussi un espace fonctionnel et sécurisé de loisirs attractifs.

Ce que font perdre souvent les pratiques de paysagement (landscaping), ce ne sont pas les supports symboliques de la mémoire, qui restent, mais leur contenu narratif, historique et sociopolitique, qu’elles devraient consacrer. C’est pourquoi E.C. Chan préconise une intervention minimale sur le site telle que théorisée et illustrée par les paysagistes Peter Latz à Duisbourg (Emscher Park) et Bernard Lassus[3] ; un état brut, tel qu’hérité, non apprêté, sécurisé et nettoyé.

Est-il alors suffisant de recommander aux concepteurs de considérer les ruines des édifices industrielles comme des « évidences historiques » plutôt qu’en tant que moyens esthétiques pour impressionner ; et  de les apprécier  avec des valeurs d’aujourd’hui et non du passé ?

Ce n’est pas certain. Ce débat sur la nécessité de laisser vieillir le patrimoine architectural  plutôt  que de le réinventer ou de le restaurer à la manière de l’architecte Viollet-le-Duc avait marqué les esprits critiques du XIXe siècle. Dans Les sept lampes de l’architecture (1849), le critique d’art John Ruskin (1819-1900) plaidait pour un respect scrupuleux des édifices qui appartiennent au lien de solidarité qui unit les générations anciennes et futures[4]. Cette idée a fait son chemin.

A Essen dans la Ruhr, le site de la mine et de la cokerie Zollverein, ainsi que les édifices d’architecture moderne, créés dans les années 1930, ont été classés par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité en 2001. Les espaces extérieurs de ce site, qui a intégré un musée du design dessiné par Norman Foster, ont été aménagés à partir de 2003 par des paysagistes dont l’agence francoallemande TER.

A t-il pour autant perdu de son historicité et de la valeur d’ancienneté proposée par le critique autrichien Aloïs Riegl[5]  ? Non, pense le jury de sélection des projets d’architecture du paysage retenus dans l’ouvrage européen On Site. Car, « à côté du centre, qui contient les éléments (architecturaux) protégés, conservé comme un élément statique et intouchable, (…) le parc linéaire fait office de seuil entre l’espace classé et la  zone de développement (économique et culturel) ». Le jury souligne que « les espèces rudérales sont constitutives du charme particulier du lieu et contrastent avec (son) architecture sévère »[6].

Les concepteurs de parcs avec ruines industrielles auraient sans doute le choix aujourd’hui entre la position de A. Riegl : un nouvel ordre spatial  exprimé par l’universelle dissolution poétique des choses héritées” et celle de J. Ruskin actualisée par les paysagistes : une permanence sensible des choses, réinterprétée a minima par l’histoire sociopolitique des lieux. Un choix qu’il n’est pas facile de faire.

[1] Elizabeth C. Chan, « What roles for ruins ? Meaning and narrative of industrial ruins in contemporary parks », JoLA, autumn, 2009, pp. 20-31.

[2] John Brinckerhoff Jackson, Xavier Carrère. A la découverte du paysage vernaculaire,  Arles,Actes sud/ ENSP Versailles, 2003.

[3] Bernard Lassus. The landscape approach. Philadelphia, University of Pensylvania Press, 1998.

[4] D’après l’historienne Françoise Choay en 1997 : http://www.archi.fr/DA/tex/memPro/choay.htm

[5] Der Moderne Denkmal Kultus, Vienne, 1903.

[6] On site, l’architecture du paysage en Europe, Actes Sud LAE Fundation, 2009.

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29 mars 2010

Qu’est ce que la géomédiation ? par P. Donadieu

La géomédiation est une notion récente inventée par deux enseignants chercheurs dans deux écoles de paysagistes[1] en France et en Tunisie. Le point de départ a été le constat que dans la langue française, il était plus (ou aussi) difficile que dans d’autres langues européennes d’expliquer aux étudiants les notions théoriques et pratiques de paysage.

Polysémique, le mot paysage est utilisé par plusieurs domaines de savoirs techniques, scientifiques et de pratiques professionnelles. Pour les concepteurs de paysage et de jardin (les architectes paysagistes), il désigne un champ pluridisciplinaire de savoirs théoriques et pratiques, que l’on nomme aussi, mais plus rarement, avec les expressions d’architecture du paysage (landscape architecture) ou de paysagisme. Pour les spécialistes d’écologie du paysage (landscape ecology), le paysage désigne une échelle géographique d’analyse de l’espace matériel : un bassin versant par exemple. Pour les historiens de l’art, c’est un genre de peinture (la peinture de paysage). Les politologues analysent les politiques publiques de paysage avec une définition juridique ; les anthropologues considèrent le paysage comme une construit social et culturel, une représentation de l’espace qui n’a pas de réalité objective, et les phénoménologues en font une expérience vécue du monde.

Pour ses inventeurs, la notion de géomédiation désigne une pratique professionnelle qui recherche un accord, une conciliation entre deux ou plusieurs personnes en désaccords réel ou potentiel ; et en ayant recours pour y parvenir à une intervention forte ou minimale sur l’espace concerné par les différends. Cette définition ne se limite pas à la pratique paysagiste pour laquelle elle a d’abord été proposée (la géomédiation paysagiste). Elle s’applique à toute discipline qui dispose de savoirs et de savoir-faire sur l’espace pour répondre à des enjeux sociétaux.

 On parlera ainsi de la géomédiation écologique pour désigner les pratiques des ingénieurs écologues (restaurer par exemple la biodiversité d’un milieu écologique) ; de la géomédiation agronomique (établir des règles de non pollution des nappes phréatiques par les épandages de lisier des agriculteurs) ; de la géomédiation archéologique (aménager un site de fouilles pour l’accueil des visiteurs) ; de la géomédiation géographique (organiser une concertation entre acteurs d’un territoire pour projeter le devenir de ses paysages), de la géomédiation sociologique (la maîtrise d’usages introduite dans le parc parisien d’Eole par exemple), etc.

Appliquée au domaine de l’architecture du paysage (de l’entrepreneur, à l’ingénieur et au concepteur de projets d’aménagement et de stratégies paysagères), la géomédiation paysagiste est une expression qui pourrait se substituer au mot français paysage trop polysémique. Elle intègre la définition que donne en 2009 l’architecte paysagiste suédoise Ingrid Sarlov-Herlin de l’architecture du paysage pour le Conseil de l’Europe : « L’architecture paysagère consiste à façonner consciemment l’espace extérieur, à diverses échelles d’espace et de temps. Elle fait appel à l’aménagement, à la conception et à la gestion du paysage pour créer, entretenir, protéger et mettre en valeur des lieux de façon à les rendre à la fois fonctionnels, agréables à l’œil, durables et adaptés à différents besoins humains et écologiques ».  Inspirée de celles données par l’International Federation of Landscape Architects (IFLA) et par le European Council of Landscape Architecture Schools (ECLAS), cette définition est contenue dans le champ sémantique de l’expression française : « géomédiation paysagiste ». Cette dernière introduit cependant une notion essentielle : l’espace sur lequel intervient le géomédiateur paysagiste n’est pas qu’un espace matériel, fut-il écologique et dessiné ; il est d’abord (ou également) un espace social (de tensions et de conflits à résoudre), politique (de régulations des usages et des fonctions à établir) et culturel (de valeurs éthiques et esthétiques à débattre localement).

C’est pourquoi, dans la plupart des politiques d’aménagement d’espace, les maîtres d’ouvrage ont recours à plusieurs types de géomédiateurs dont les compétences sont complémentaires à l’intérieur d’une équipe. En faisant appel à eux selon leurs spécialités (géographie, sociologie, acoustique, arts visuels, landscape design, écologie, etc.), les commanditaires publics et privés peuvent améliorer considérablement l’efficacité des prestations de chacun en fonction des orientations politiques choisies et des échelles d’espace et de temps adoptées.

[1] DONADIEU P., 2009. Abrégé de géomédiation paysagiste, Université de Sousse, ISA Chott Mariem./ENSP Versailles.

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22 mars 2010

L’architecture du paysage est-elle une discipline universitaire ? par P. Donadieu

Dans la plupart des pays d’Europe et d’Amérique du nord, ainsi qu’en Chine, au Japon et en Australie, l’architecture du paysage fait partie des disciplines académiques reconnues par les universités. Il existe des diplômes de bachelors et de masters en architecture du paysage comme dans les disciplines de la même famille (landscape architecture, landscape design, landscape planning, landscape management).

Dans le département de design du Writtle College de Chelmsford (Essex) par exemple, il existe un master en Landscape architecture. La présentation officielle du site indique: « Landscape Architecture as a discipline embraces all aspects of the science, planning, design, creation and management of landscape in both urban and rural environments, and at all scales, from the smallest garden to the greatest wilderness ».

Ce n’est pas le cas dans quelques pays d’Europe, notamment en France. Dans les universités françaises comme dans les Grandes Ecoles, les expressions architecture du paysage et architecte paysagiste ne sont pas ou peu utilisées depuis 1951, en raison de l’opposition de l’Ordre professionnel des architectes. Ce qui explique les difficultés à identifier les diplômes de paysagiste au niveau du master : paysagiste Diplômé Par Le Gouvernement (DPLG), ingénieur paysagiste, paysagiste concepteur, etc, au lieu d’architecte paysagiste. Et qui rend incompréhensible l’offre française de formations paysagistes aux yeux des étudiants et des enseignants des autres pays.

En revanche, l’architecture (ses théories et ses pratiques) apparaît comme une discipline universitaire dans la section 18 du CNU (Conseil national des universités françaises). En outre, il existe depuis 2005[1] un doctorat en architecture délivré conjointement par certaines écoles d’architecture et des écoles doctorales (par exemple par l’ENSA de Paris-la-Villette depuis 2008 avec l’école doctorale 448 « Ville et environnement ».

Si l’architecture àses théories et ses pratiques- peut être reconnue comme une discipline universitaire, il n’y a pas de raisons, dans le contexte européen décrit ci-dessus, que l’architecture du paysage[2] ne le soit pas. Ce domaine, ignoré par l’enseignement universitaire français,  a les mêmes caractéristiques épistémologiques que l’architecture dont il procède en partie (le design). Il justifie logiquement le même statut universitaire que l’architecture.

En tant que discipline, le paysagisme aurait alors une place au sein des sciences humaines, et de celles de la conception (design science), comme l’architecture et les sciences de l’ingénieur.

Cependant, la science potentielle de la conception des projets de paysage accumule deux handicaps. Elle n’est pas formalisée sur des bases épistémologiques stables et partagées. Et elle est menacée d’éclatement  du fait des travaux des nombreuses disciplines de recherche qui investissent le domaine depuis plus de dix ans. C’est le cas des disciplines comme, entre autres, l’histoire (des jardins, de l’architecture, de la ville, du paysage), l’archéologie, la géographie sociale et culturelle, les sciences politiques, l’anthropologie et l’écologie du paysage.

Etant pour cette dernière raison considéré comme inclus dans un domaine pluridisciplinaire, le champ de la conception des projets de paysage peine à être reconnu comme une discipline unitaire par les scientifiques. Cette difficulté s’est aggravée dans chaque pays européen avec la ratification de la Convention européenne du Paysage depuis sa signature à Florence en 2000. Car, les disciplines citées ci-dessus ont montré comment elles pouvaient éclairer la mise en œuvre des principes juridiques de la Convention. Paradoxalement, cette évolution des savoirs scientifiques a mis en évidence le déficit de connaissances des savoirs théoriques du landscape design. Ce qui invite les chercheurs des écoles de paysagistes à mieux cerner ce domaine afin de l’inscrire, en France, dans les catégories universitaires du CNU et des spécialités des écoles doctorales.

[1] Articles 11 et 12 du décret n° 2005-734 du 30 juin 2005 relatif aux études d’architecture.

[2] On peut utiliser deux expressions à la place d’architecture du paysage, soit paysagisme (comme existe l’urbanisme), soit conception du (projet de) paysage.

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15 mars 2010

Quelles recherches pour les paysagistes concepteurs ? par P. Donadieu

L’architecte paysagiste français Gilles Vexlard dit souvent à ses collègues que les paysagistes praticiens et enseignants ne disposent pas, dans leurs écoles, de la recherche qui leur convient. De quelles recherches ont-ils donc besoin[1] ? Elles sont de deux types. La première est celle qui leur donne des avantages comparatifs sur le marché. Ce sont des innovations de conception qui leur permettent de mieux rivaliser avec leurs concurrents.

Dans les entreprises industrielles dynamiques, ces innovations sont obtenues par des investissements explicites dans la recherche et le développement. Ce que ne font pas les paysagistes concepteurs, à de très rares exceptions. Cette recherche consiste alors à inventer, à mettre au point et à expérimenter des procédés nouveaux de conception, en  faisant appel si cela est nécessaire à d’autres métiers, à des scientifiques et à des techniciens spécialisés (en fontainerie, en écologie ou en sociologie par exemple).

Ces innovations peuvent être conceptuelles (le jardin-sculpture Tilla Durieux de Berlin par exemple) ou techniques (les clôtures en troncs de chênes du jardin botanique de Bordeaux ou les murs végétaux du botaniste-chercheur Patrick Blanc). Expérimentées, et portées à la connaissance du public, ces innovations, ces idées nouvelles, peuvent diffuser dans le milieu professionnel. Elles pourraient faire l’objet de brevets, mais le plus souvent elles se répandent d’elles-mêmes quand elles sont pertinentes (la réouverture des canaux et rivières urbaines enterrés par exemple) grâce aux réseaux des médias professionnels.

Le second type de recherche est celui qui donnerait aux praticiens enseignants une idée plus précise de la manière dont ils innovent, conceptuellement et techniquement. Connaissances spécialisées et adaptées qu’ils pourraient enseigner pour renouveler les formations. Dans ce cas, ils ont besoin de savoir comment et dans quelles conditions les paysagistes, dans le monde entier, ont innové. Ce qu’ils ne savent que très partiellement car il leur faut alors connaître avec précision les projets de leurs confrères. Si le projet de paysage crée des savoirs praticiens nouveaux, encore faut-il produire cette connaissance universelle partageable, fut-elle empirique.

Dans ces deux cas, les paysagistes concepteurs, praticiens et enseignants, ont besoin de connaître ce qu’ils ne savent pas ou ne savent pas faire, les innovations probantes qui leur sont utiles et la manière d’en produire de nouvelles dans chaque projet fabriqué par eux mêmes et  leurs élèves. Dans les écoles, à de rares exceptions, ils ne peuvent se consacrer à cela, car ils ne sont rémunérés que pour enseigner, en général dans des ateliers. De plus, leur métier n’est pas la recherche scientifique car le chercheur agréé doit en principe, selon les règles des institutions publiques, posséder un diplôme de doctorat de recherche.

Est ce alors le rôle des enseignants chercheurs non praticiens des écoles ? Le métier de ces derniers est, là aussi, de produire des résultats innovants qui renouvellent les connaissances ; de fabriquer des savoirs scientifiques universels inédits dans leurs disciplines. De la même manière d’ailleurs que les praticiens paysagistes pourraient le faire, avec une formation de doctorat, dans leur discipline de conception du paysage (l’architecture du paysage).

Quand les scientifiques chercheurs définissent une question de recherche, ils analysent la bibliographie internationale de recherche sur le sujet, choisissent les questions, formulent des hypothèses, puis imaginent une démarche fondée sur des méthodes reproductibles pour valider celles-ci. Ensuite ils communiquent les résultats (publications) à la communauté scientifique internationale ou nationale pour en débattre et susciter de nouveaux travaux. Ces connaissances seront ensuite enseignées à travers le monde entier à partir d’ouvrages rédigés par eux.

Les chercheurs des écoles pourraient donc en principe répondre à certains besoins de recherche des praticiens. Rien ne s’y oppose et l’identité de leurs questions (comment innover ?) devrait les rapprocher. Mais les compétences de recherche dépendent également de la spécialité, de la discipline scientifique de chacun, qui ne convient pas nécessairement à la question posée. Les chercheurs ne peuvent improviser et sortir facilement de leur champ de compétences. Il leur faut également du temps. De plus, leurs intérêts de carrière et les modes de financement de la recherche publique les éloignent souvent du monde des praticiens. Ces derniers ont donc intérêt à développer eux-mêmes une recherche expérimentale, à l’expliciter dans des articles et à en faire breveter, éventuellement, les résultats.

C’est aussi aux rares paysagistes concepteurs, qui ont statut et compétence d’enseignants chercheurs, de mettre au point les dispositifs de recherche qui décrivent, explicitent et facilitent les innovations par le projet de paysage. Si les agences n’ont pas la capacité interne à la recherche-développement, elles peuvent se tourner vers les laboratoires de recherche des universités. Les chercheurs sont organisés en réseaux nationaux et internationaux[2] dans lesquels les agences privées et les institutions publiques peuvent devenir des partenaires essentiels de la recherche (en France avec les bourses Cifre[3] de doctorat). Dans ce dernier cas, les praticiens paysagistes peuvent passer commande explicitement aux chercheurs de la recherche souhaitée.

Le paysagiste chercheur est devenu désormais une figure émergente au sein des professions du paysagisme[4].

[1] Voir aussi la chronique du 21 12 09 : Is design research ?

[2] Voir la Newsletter de Topia de janvier 2010 et également le réseau Plantes-et-cités

[3] Convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE)

[4] Pierre Donadieu, Les paysagistes ou les métamorphoses du jardinier, Arles, Actes Sud/ENSP Versailles, 2009.

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8 mars 2010

Les jardiniers amateurs ont-ils la main verte ? par P. Donadieu

Non, explique la journaliste Elizabeth Chesnais, dans le magazine Que Choisir n° 474 (octobre 2009). À l’issu d’une enquête auprès de 1351 jardineries et grandes surfaces pourvues d’un rayon jardinage, elle conclut que, sur les 22 enseignes enquêtées, une seule, Botanica (Alpes Maritimes et Région parisienne), a renoncé, depuis 2007, « à vendre des engrais et pesticides chimiques en libre service ».

En dépit des efforts exemplaires de nombreux services d’espaces verts urbains pour passer au « zéro pesticides », les vendeurs comme les jardiniers amateurs, acheteurs de produits phytosanitaires, en restent encore au « tout pesticides ».

Ces comportements des acteurs économiques laissent perplexes. Le jardinage amateur ne pourrait-il se passer de pesticides ? Ou bien la résistance des lobbies commerciaux est-elle toujours aussi forte en dépit des efforts du législateur français (les lois Grenelle) ? Pourquoi les Français qui jardinent ne modifient-ils pas leurs pratiques ?  Pourquoi ignorent-ils les effets néfastes pour la qualité des eaux de surface, ainsi que pour la santé des êtres vivants humains et non humains, de l’emploi abusif de substances chimiques réputées toxiques ?

Aux plus sceptiques d’entre eux, on pourrait opposer la récente décision de la cour de cassation qui a rejeté le pourvoi formé par la firme Monsanto (Que Choisir n° 476, p. 7). Sa condamnation pour une publicité mensongère concernant la capacité de biodégradation de l’herbicide Roundup et de sa molécule active et dangereuse le glyphosate, a été ainsi confirmée. Pourtant, de la même manière que les fumeurs ignorent que « le tabac tue », et les automobilistes que la vitesse excessive est dangereuse pour soi et pour les autres, les acheteurs de pesticides continuent à répandre sur les sols et les plantes des substances toxiques.

À ceux qui demandent s’il existe des pratiques fiables alternatives à l’usage des produits chimiques, il faut rappeler des principes simples et pourtant méconnus. Le jardinage sans pesticides (dit biologique ou écologique) est possible, puisque les pesticides de synthèse sont des inventions récentes. Et que l’humanité a survécu sans eux. Cette pratique repose sur la protection préventive des maladies, parasites et ravageurs, et non sur les soins curatifs. Les techniques sont connues. Pour limiter les parasites et les maladies fongiques : le mélange des espèces cultivées, la rotation des cultures et l’introduction des prédateurs et maladies des parasites (lutte biologique) ; pour éviter les engrais de synthèse : le recours aux fertilisants organiques ; pour ne plus faire usage des herbicides chimiques, le paillage et la destruction thermique des plantes indésirables.

Mais le plus important est le changement d’esthétique du jardin. Les belles images de jardins soigneusement composés, nettoyés et ordonnés continuent, de manière inconsciente, à guider les décisions des jardiniers. Or l’éco jardinage a rompu avec ces modèles dont l’origine est l’idée de maîtrise et de domination de la nature mise en avant en Europe au Siècle des Lumières. Il suppose que l’observation curieuse du monde vivant détermine le choix des techniques et non l’inverse. Dans ces conditions, les regards changent et les pratiques jardinières également.

La mousse des gazons peut être conservée et non pas détruite avec du sulfate de fer. Les plantes, spontanées et ornementales, comme les roses trémières ou les digitales, qui se ressèment dans les jardins, sans aide humaine, peuvent être respectées, et non éliminées. Comme celles qui viennent agrémenter les allées des cimetières, qu’il s’agisse des orties ou du chiendent, des pissenlits ou des coquelicots.

L’écoesthétique, que le jeune philosophe Loïc Fel[1] appelle l’esthétique verte, associe l’art, l’éthique et la science, notamment celle des êtres vivants et de leurs milieux : l’écologie. Du macrocosme au microcosme. Elle est fondée sur l’expérience sensorielle dynamique àpositive ou négative- de la nature vivante et non sur la pérennisation des images et modèles esthétiques héritées ; sur la suppression, « la disparition de toute médiation entre le sujet et l’objet de son expérience» (p. 252). Elle valorise, avec l’art, ce que l’esthétique dominante dépréciait : le déchet, l’aléa, le provisoire, le subversif, aux dépens du  « neuf, du précieux » de la société dite de consommation (p. 261).

Les nouveaux écojardiniers ont la possibilité de s’affranchir des dogmes récents du jardinage technologique ; d’inventer leurs propres esthétiques issues de leurs pratiques conscientes de la préservation du monde vivant méconnu. Ce sont les consommateurs-citoyens du monde vivant qui redéfiniront sans doute ce que sera demain « la main verte » et non à ou peu – les acteurs dominants des marchés économiques.

[1] Loïc Fel, L’esthétique verte, de la représentation à la présentation de la nature, Seyssel, Champ Vallon, 2009.

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1er mars 2010

Résister aux crises ? par P. Donadieu

Dans son dernier ouvrage, Survivre aux crises[1], Jacques Attali résume les sept directives qui permettraient à chacun de faire face aux crises. À chacun, mais également aux entreprises, aux villes, aux nations. Car, qu’elles soient personnelles, économiques, financières, alimentaires ou environnementales, les crises sont et seront désormais le contexte ordinaire de la vie humaine sur la planète.

« 1- Avoir conscience de soi et se respecter. 2- Vouloir durer. 3- Comprendre son environnement. 4. Résister aux menaces. 5. Se renforcer par elles. 6. Pouvoir changer radicalement. 7. Etre préparé à rompre toutes les amarres. »[2].

Ces principes sont énoncés dans un ordre de subsidiarité, mais peuvent s’appliquer sans ordre particulier. Peuvent-ils concerner ce que les professionnels du paysage appellent des stratégies ? C’est-à-dire ce qui, pour eux, permet de générer des projets, et non les projets eux-mêmes. 

Lorsqu’ils définissent des stratégies paysagères, les architectes paysagistes les destinent à des clients, qui sont en général des responsables de collectivités publiques : une commune ou un groupe de communes par exemple.

En faisant attention à elle-même, à la qualité de ses espaces publics et à la conservation de ses patrimoines naturels et culturels, à son image donc, la collectivité manifeste les égards qu’elle porte à ses habitants autant qu’à ses visiteurs. Ce que fait par exemple la Communauté urbaine de Bordeaux avec les paysagistes en requalifiant les quais de la Garonne et en créant sur l’autre rive du fleuve un jardin botanique. Ou bien la commune du Pecq, près de Paris, en créant sur les bords de la Seine un parc public inondable.

En se préoccupant  du bien-être et du bien vivre quotidien de ses habitants, la collectivité peut aussi projeter explicitement les territoires qu’elle gère dans l’incertitude de la durée. Pour répondre à cette question, la stratégie paysagiste consiste à évaluer les processus (environnementaux et économiques surtout) qui produisent les formes urbaines et rurales ; à anticiper les transformations rendues nécessaires par exemple par les changements climatiques. Le groupe  belge d’urbanistes OSA  propose ainsi à la commune de Beveren dans la région d’Anvers, de transformer deux polders agricoles en  vasières et en marais réservoirs. Ce processus de planification crée de nombreux projets plus restreints pour préciser les transformations formelles et fonctionnelles du territoire rural en milieux naturels.

Si ces deux principes à l’attention à soi et l’inscription dans la durée- ne sont pas applicables, la stratégie de survie face aux crises passe par le recours à l’empathie avec les habitants. En faisant appel à la démocratie participative et au débat public, il est possible de déceler les résistances et de s’en faire des alliés. Cet « altruisme intéressé » peut permettre de vaincre le scepticisme ou l’inertie de ceux qui menacent la survie de tous. On rencontre cette posture dans les jardins communautaires qui facilitent l’insertion sociale des marginalisés (crise sociale).

En cas d’échecs, il est nécessaire de faire appel à la résilience, c’est-à-dire au maintien ou à la création de la diversité (humaine, entrepreneuriale, sociale, écologique, culturelle). Celle-ci permettra aux uns de survivre, sans éviter aux autres de disparaître. Les multifonctionnalités spatiales et le multiculturalisme que cherchent à préserver les planifications métropolitaines ou territoriales éclairées sont un bon exemple de réponses aux crises urbaines.

Si, ni l’empathie avec les altérités sociales, ni la résilience des espaces et des sociétés ne suffisent à sortir des crises, une alternative, qui peut venir très tôt, est de faire appel à la créativité. Ceci afin de faire des menaces des sources d’innovation. Par exemple la mise au point des immeubles de Haute Qualité Environnementale avec le recours à des capteurs solaires face à la crise énergétique.

Pris dans ces stratégies d’adaptation intense et de survie, les territoires peuvent basculer dans l’ubiquité, c’est-à-dire dans l’ambiguïté. Devenir par exemple à la fois rural et urbain, industriel et touristique, riche et pauvre. L’ubiquité d’une collectivité lui permet d’épouser plusieurs identités distinctes et parfois opposées ; de résister ainsi à des crises alimentaires par ses agricultures et jardinages, tout en étant une métropole de commandement politique et financier.

De manière ultime, si, malgré les principes précédents, les crises persistent, si la tragédie l’emporte sur la survie, il doit être envisagé le non-respect des règles inadaptées imposées par les pouvoirs politiques, supranationaux ou régionaux. La révolution concerne alors autant l’individu, l’entrepreneur que le responsable politique, afin de définir de nouvelles façons de faire face à l’adversité.

Le professionnel du paysage n’est alors qu’un acteur parmi d’autres de la recherche d’un nouvel ordre qui, dans son domaine, aura du mal à ne pas reprendre les modèles anciens, mais périmés. Les crises paysagères ne sont-elles pas les résultantes des autres ?

[1] Jacques Attali, Survivre aux crises, Paris, Fayard, 2009

[2] Op. cit., p. 154.

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22 février 2010

Vous avez dit : « Halte à la France moche » ? par P. Donadieu

Dans le n° 3135 de février 2010 de Télérama, Xavier de Jarcy et Vincent Remy signent un article consacré aux méfaits de l’urbanisme à la française, qui relève de ce que les journalistes appellent un marronnier. Ce thème réapparaît en effet dans la presse et les médias avec une grande régularité à comme les marrons à depuis une quarantaine d’années[1].

Il est effet admis, par les critiques des manières de faire la ville, qu’en France on sait au mieux fabriquer de l’urbain. Et qui plus est : de l’urbain déplorable. Ce qui s’est traduit par une accumulation, à la périphérie des agglomérations et autour de la voirie, des grandes et moyennes surfaces commerciales, des lotissements pavillonnaires ennuyeux, des quartiers sécurisés, des ronds-points engorgés, répétitifs et normalisés, et de l’affichage publicitaire incontrôlé. Aux dépens des centres villes devenues exsangues, des petits commerces de proximité qui ont disparu, et des espaces agricoles dont la consommation par l’étalement urbain a doublé entre 1980 et 2000.

Alors que le pays pris pour modèle, l’Allemagne, a préservé ses commerces de centre ville comme ses espaces agricoles, évité le mitage urbain des campagnes, et encadré l’étalement des agglomérations en y densifiant l’habitat.

Les responsables de cette gabegie seraient les élus incompétents, les techniciens débordés, les promoteurs spécialistes de la maison clés en main et les spéculateurs sur le foncier.

Ce qui est surprenant est que la croissance périurbaine ait pu se poursuivre depuis quarante ans dans des conditions aussi désastreuses. Apparemment la plupart de ceux qui y ont élu domicile à les classes moyennes surtout à y ont pourtant trouvé chaussures à leur pied, ne serait ce que pour des raisons financières. Habiter dans les périphéries coûte moins cher que dans les centres des villes. Les lotissements sont des dortoirs, mais dit l’un de ses habitants « les gens y sont plus heureux qu’en ville » (encadré p. 30).

Quant à l’aspect apparemment chaotique des périphéries urbaines, il suffit de parcourir les suburbs américains ou canadiens pour s’apercevoir que l’encombrement de l’espace public par les fils électriques et l’affichage n’y est guère contesté. Contrairement à celui des périphéries urbaines allemandes et hollandaises parfaitement ordonné. 

Il est indiscutable que les architectes, urbanistes et paysagistes peuvent faire mieux et de manière différente. Aux Pays-Bas et en Allemagne, nombre de projets immobiliers ont intégré les normes du développement durable (Haute Qualité Environnementale) et la prise en compte des caractères des sites où ils s’installent, mais la maîtrise de l’espace et la discipline collective y sont beaucoup plus rigoureuses qu’en France.

Alors, pour qui la France est-elle moche à à la fin des années 1970, les journalistes parlaient de la France défigurée … ? Probablement pour ceux dont les modèles idéals de ville ne correspondent pas à ce qu’ils observent. Ils souhaitent des villes attractives sans ghettos, sans quartiers sécurisés, pourvus de services de proximité, d’espaces publics animés et mixtes, de parcs et de bords de rivières aimables. Des villes sans altérités ?

Ces utopies urbaines sont respectables, mais la vie humaine n’est pas finalisée pour s’y conformer. Elle s’adapte pragmatiquement aux situations urbaines, y trouve bonheur et plaisir, déconvenue ou douleur, et de manière différente selon les individus et les caractères sociaux de chaque quartier.

La France n’a jamais été moche ou défigurée, pas plus ni moins que d’autres pays. Ce qui existe en revanche est le jugement que chacun peut porter sur un lieu, un cadre de vie ou un paysage. Quand une grande majorité les considère comme laids et le fait savoir aux pouvoirs publics, il est bien rare (du moins en Europe) qu’il reste en cet état longtemps. Ou que les regards ne changent pas sur ces lieux désavoués. C’est pourquoi ceux qui habitent en France font entendre le plus souvent  leurs voix pour manifester leurs jugements, et que les espaces se transforment sous le regard de chacun. Pas partout, pas rapidement, pas autant que les plus exigeants le souhaiteraient. L’intérêt de ce marronnier est de rappeler que la vigilance de la société paysagiste[2] en France reste intacte, et que les journalistes en sont des médiateurs nécessaires.

[1] P. et B. Faye, M. Tournaire et A. Godard, Site et sitologie, Comment construire sans casser le paysage, Paris, J.J. Pauvert, 1974.

[2] DONADIEU P., 2002. La société paysagiste. Actes sud/ENSP

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15 février 2010

Quel développement durable pour les architectes paysagistes européens ? par P. Donadieu

Dans les discours des paysagistes concepteurs, par exemple dans ceux sélectionnés par les éditeurs de On site, L’architecture du paysage en Europe[1], la notion de développement durable est apparemment absente. Qu’en est-il réellement dans les projets et stratégies paysagères exemplaires sélectionnés dans cet ouvrage édité par la Fondation Landscape Architecture Europe ?

La question n’est pas en fait de savoir si le slogan politique supra national du sustainable development proposé par la Norvegienne Gro Bruntland en 1987 est appliqué par les paysagistes. Car ce principe planétaire est trop imprécis et trop peu contraignant dans la plupart des législations nationales pour changer radicalement les pratiques des aménageurs. Il s’agirait plutôt de comprendre comment, à travers la conscience et l’interprétation qu’en manifestent les commandes publiques et privées, cette charte internationale est comprise et mise en œuvre par les paysagistes concepteurs professionnels et leurs partenaires.

Dans une première catégorie de projets, entrent les actions locales visant à réduire le réchauffement climatique : par exemple les toits végétalisés de l’usine de verrerie Hagendorn en Suisse ou ceux des parkings du stade de l’Alliance Arena à Munich. Il s’agit de pratiques mobilisant les normes constructives de l’architecture de Haute Qualité Environnementale (HQE), et non au sens strict d’architecture du paysage. Même si la fédération internationale des architectes paysagistes (IFLA), revendique la mise en œuvre des valeurs du développement durable.

Dans la deuxième catégorie, peuvent être réunies les actions ponctuelles visant à conserver et améliorer la biodiversité animale et végétale locale : la protection et le rachat des marais voisins d’une usine privée en Suisse ; l’entretien d’une prairie dans le parc du quartier Heiterblick à Leipzig par des chevaux de race Prezwalsky ; ou encore la protection des biotopes de lézards sur les bords de la rivière Limmat à Zurich. Dans ces trois cas, la valeur ajoutée semblerait surtout symbolique et avantageuse pour la réputation du commanditaire public ou privé.

Un troisième ensemble, plus substantiel, pourrait regrouper les projets visant à valoriser l’eau comme attribut scénographique des paysages et lieux urbains publics. Cette qualification, à finalité de loisirs et d’attractivité urbaine, concerne par exemple la réouverture d’un canal urbain couvert à Malines (Belgique), l’accueil du public sur les berges inondables de la rivière Sorraia dans le Parque Ribeiriho de Benavente (Portugal) et sur les rives de la Havel à Berlin,  le miroir d’eau des bords de Garonne dans le centre historique de Bordeaux, le « square des cent flaques » du centre de Frederiksberg ou le jardin urbain du port de Norresundby au Danemark.

 Dans la dernière catégorie, propre aux « stratégies » paysagistes, les projets innovants visent principalement des adaptations des paysages post industriels et post agricoles à la montée des eaux, conséquence prévisible du changement climatique. L’aménagement modulaire à géométrie variable avec les niveaux d’eau des quais de l’Escaut à Anvers ; le retour à l’état inondable des polders agricoles Prosper et Doel de la commune de Beveren en compensation de l’extension du port d’Anvers ; le contrôle des crues dans l’aménagement post industriel de l’île de Zorrotzaure à Bilbao ; ou encore  les scénarii possibles (tourisme, agriculture, nature) pour le devenir planifié et réglementé des paysages scéniques et écologiques du bassin de la Drentsche Aa  aux Pays-Bas.

L’interprétation du développement durable par les meilleurs architectes paysagistes d’Europe semble donc dépendre principalement de la nature des sites, des commanditaires des projets, de leur conscience des enjeux environnementaux locaux et planétaires, mais également de la capacité des paysagistes et de leurs partenaires à les convaincre de l’urgence des réponses nouvelles à ces enjeux.

Ce qui en effet semble caractéristique de la profession d’architecte paysagiste est de pouvoir, de manière imaginative, développer des projets soutenables de paysage. Des projets qui intègrent dans leurs formes locales des idées issues de l’architecture, de l’urbanisme, de la géographie historique et des sciences écologiques et environnementales. Pour les paysagistes européens cités dans On Site, le développement durable ne semble pas être considéré comme une idéologie prometteuse, mais comme un contexte de crise mondialisée dans lequel ils inscrivent leurs réponses localisées.

Leur développement durable est économique (il est fondé sur les économies post industrielles et agricoles, sur celles également de loisirs touristique et résidentielle) ; environnementale (il cherche des adaptations des territoires aux conséquences du réchauffement climatique) ; social (il créé des espaces publics attractifs, avec de plus en plus souvent le recours à la participation des usagers) ; et également culturel  (il valorise en principe la diversité des paysages des pays d’Europe).

Ni idéologues, ni politiques, les paysagistes ne seraient-ils pas surtout des praticiens pragmatiques ?

[1] On Site, l’architecture du paysage en Europe. Actes Sud/LAE Fundation, 2009.

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8 février 2010

L’après Copenhague : un jeu à trois ? par P. Donadieu

Dans son interview au Monde du 21 décembre, le philosophe Michel Serres revient sur une idée qu’il avait défendue dans Le contrat naturel (Flammarion, 1987).  L’humanité a des devoirs envers la nature, et doit les assumer sans qu’il soit nécessaire d’instaurer un nouvel ordre juridique mondial. Il explique l’échec de Copenhague par l’impuissance des 192 pays dont les représentants sont désignés d’abord pour défendre des intérêts politiques et économiques nationaux.

Reprenant une idée développée dans Temps des crises (Le Pommier, 2009), il indique que l’absence, dans les débats politiques, de représentants du bien commun planétaire (la vie terrienne : « la biogée ») ne pourra s’accompagner que d’un inéluctable enlisement des protagonistes principaux du jeu mondialisé : les politiques et les scientifiques.

Un jeu à trois est-il possible ? La planète Terre, ses ressources et ses fragilités peuvent-elles être invitées dans la négociation et avec quels représentants ? Les savants ont rarement une légitimité politique pour prendre une décision et les politiques sont impuissants, pieds et mains liés par leurs intérêts nationaux.

Restent les organisations non gouvernementales (ONG) dont la liberté d’expression et de radicalisation reste en principe entière. Leurs délégués pourraient-ils représenter utilement la « biogée » et infléchir les décisions supranationales dans le sens d’un bien commun planétaire? Ce nouvel ordre moral de démocratie participative, qui pourrait succéder à l’actuel ordre fondé sur la démocratie représentative, ne devrait-il pas reposer sur les engagements des groupes militants, concernés de fait par les actualités environnementales : le réchauffement climatique, et l’érosion de la biodiversité en particulier? Ce dispositif est déjà en place (le WWF, Green Peace par exemple), mais rien n’indique que les lobbies concernés disposent du poids nécessaire face aux pouvoirs des multinationales et des États.

Comme dernier recours, la député écologiste européenne Corinne Lepage recommande la pression sur les responsables politiques par la société civile et les consommateurs. Préférer les produits du commerce équitable et écoresponsable ! Mais cela ne sera sans doute pas suffisant pour prévenir les exodes climatiques et écologiques à venir.

Alors que reste-t-il ? Si les politiques, les scientifiques, les ONG et les consommateurs sont peu efficaces, une solution demeure cependant. Inciter la société civile à une subversion douce des institutions publiques et privées aujourd’hui en partie inadaptées. À partir d’une prise de pouvoir locale, territoriale surtout, des leviers de la décision publique. Afin que chaque citoyen fasse valoir auprès des décideurs, localement et globalement, son interprétation de la crise économique et environnementale, et les projets pour changer les pratiques et les comportements, pour son bien et celui de tous. Ce que le philosophe anglais libéral John Stuart Mill (1806-1873) avait théorisé sous le nom d’utilitarisme.

Car la biogée, trop abstraite, ne peut trouver corps et réalité que dans une construction collective, autoorganisée dans un cadre institutionnel rénové et d’abord autonome. Dans ce jeu à trois : le politique, le scientifique, et le citoyen écoresponsable, il pourrait y avoir place pour l’émergence d’une nouvelle forme collective et humaniste de gouvernance territoriale. Une utopie peut être, mais de celles, réalistes, qui contribuent à rénover les  institutions des sociétés qui ne sont pas parvenues à le faire.

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1er février 2010

Le concept dans le projet de paysage est-il un concept de connaissance ? par P. Donadieu

Dans son cours de 1986 à l’Université de Vincennes-Saint-Denis[1], Gilles Deleuze expliquait à  ses étudiants la notion de concept : « Un concept se définit comment ? Par ceci qu’il a une compréhension et une extension. La compréhension du concept c’est l’ensemble des prédicats qui lui sont attribuables, c’est ça que vous appelez la compréhension d’un concept. La compréhension d’un concept, c’est ce qu’est la chose désignée par le concept ; l’ensemble des attributs qui lui sont prédicables. Exemple: le lion est un animal courageux.  (…) Donc la compréhension c’est l’ensemble des prédicats que l’on peut attribuer à l’objet du concept. D’ accord ? L’extension du concept, c’est le nombre d’exemplaires, le nombre d’objets subsumés sous ce concept, mis sous ce concept. “Combien y a-t-il de lions” répond à l’extension du concept ».

Du point de vue du philosophe, le concept est un outil de connaissance universelle du monde qui permet de définir des classes d’objets tels que les individus de ces classes puissent logiquement en faire parti. Il permet d’en caractériser (prédiquer) les éléments (compréhension) et de repérer quels éléments (extension) relèvent de cette caractérisation. Il met en correspondance, non équivoque en principe, des mots (par  exemple l’espèce Tilleul à feuilles d’orme, en latin Tilia cordata) et des réalités matérielles : la population des tilleuls de cette espèce spontanée en Europe et souvent plantée dans les villes. Ou bien le plaisir, et les expériences que chacun peut en avoir pour les nommer ainsi.

Le philosophe dit encore : « un concept étant donné, son extension et sa compréhension sont en raison inverse, c’est-à-dire : plus la compréhension est grande, moins l’extension est grande. ». Autrement dit, plus le nombre de caractères morphologiques et écologiques qui décrivent  Tilia cordata s’affine et se multiplie pour distinguer des sous-espèces, des variétés, des races et des écotypes, plus l’effectif de tilleuls se réduit par catégorie de spéciation. Un taxon pourrait être alors théoriquement mono individuel ?

Non, répond Deleuze : «  Vous pourrez prolonger la compréhension du concept à l’indéfini, vous n’arriverez pas à l’individu. Pourquoi ? Parce que l’individu dépend d’accidents de la matière et non pas de caractères dans le concept. Si bien que, si loin que vous alliez dans la compréhension ou la spécification d’un concept, il y a aura toujours plusieurs individus sous le concept.  Même si j’en arrive à un état du monde où ne survive qu’un seul lion, le concept ne va pas jusqu’à son individualité ».

La notion de concept de projet de paysage, qui est utilisée par les concepteurs paysagistes dans leurs projets, relève-t-elle de cette analyse philosophique ou est-elle propre aux designers ?   D’abord le concept de projet de paysage peut entrer dans la catégorie générale des concepts de projet (d’architecture, de design, d’ingénierie, de vie, etc.) qui sont des concepts d’action. Les attributs singuliers du concept de projet sont alors de permettre l’inscription d’un individu, d’un groupe ou de la société dans une situation d’acteur mettant en oeuvre les choix qui le concernent. De façon générale, le projet est une représentation mentale anticipée d’une action,  d’une situation à faire advenir ou d’un problème à résoudre. S’agissant de paysage, le concept de projet de paysage concerne la transformation d’un site. C’est une intention d’aménagement de l’espace prenant en charge le devenir matériel et immatériel d’un territoire.

Mais les paysagistes concepteurs désignent aussi comme concept de projet, l’idée, plus ou moins formalisée, qui doit donner cohérence et sens au projet de paysage : par exemple Le retour des plantes des Amériques dans le Jardin des Retours de Bernard Lassus à Rochefort, ou le jardin planétaire de Gilles Clément dans le Parc du Rayol dans le Var. Dans ces cas, il ne s’agit plus de concepts au sens épistémologique (une notion pour connaître en compréhension et extension), mais de concept de concepteur. Il n’y a pas en effet d’attributs universels désignés, ni surtout d’extension possible. Le parc du Rayol comme le Jardin des Retours sont uniques. Ce sont des individualités, qui sont issues de projets à concepts de concepteurs, distincts des projets qui n’y ont pas recours (ceux des paysagistes dits non conceptuels). Ce qui ne s’oppose pas à ce que ces projets soient, du point de vue de la connaissance scientifique, décrits par les concepts scientifiques de parc public, d’espace vert, de trame verte ou de corridor écologique.

Au sens philosophique, le concept sert à connaître, à spécifier, à classer, à comparer ; le concept de concepteur (designer) sert à agir en inventant explicitement le sens singulier d’un projet. Il ne produit pas des connaissances universelles, car son concept n’en est pas un.

[1] http://www.webdeleuze.com

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25 janvier 2010

Le paysagiste concepteur : un landscape designer ? Par P. Donadieu

En 2003, a été publié le Dictionnary of Today’s Landscape Designers réalisé par Pierluigi Nicolin et Francesco Respihti (Skira Editore, Milano). L’ouvrage réunit des architectes et des architectes paysagistes, des jardiniers paysagistes et des land artists, des sculpteurs et des photographes du monde entier.  Si bien qu’il est difficile de tracer des limites entre ces compétences professionnelles réunies par l’expression de landscape designer, que l’on pourrait traduire en français par paysagiste concepteur. À condition que celui-ci soit principalement auteur et maître d’oeuvre de projets autant que conseiller de la maîtrise d’ouvrage (voir chronique du 25 12 09).

Pourtant, au cours d’une récente conférence, en novembre 2009, à l’École d’architecture de Versailles, l’architecte paysagiste hollandais, Michael Van Gessel[1], Prix Bijhouwer en 2006, disait, en français, ne pas se reconnaître dans le terme anglais de designer. « Nous ne sommes pas des décorateurs, mais des sculpteurs d’espaces, des créateurs de lieux et d’ambiances poétiques ». A l’opposé des designers qui inventent des formes répétitives pour des objets utiles de consommation à meubles, voitures, ustensiles ménagers ou vêtements -, le paysagiste, ajoutait-il, fabrique des lieux uniques enracinés dans le sol, dans la terre, dans le site (…) ce que nous appelons le génie des lieux (genius loci) ».

L’architecte paysagiste (landscape architect) ne pourrait donc pas être comparé à un styliste, à un spécialiste de la création de modèles pour la fabrication d’objets de consommation. Il aurait alors vocation, non pas à inventer des formes universelles de jardins destinées à inspirer les jardiniers créateurs, mais à inscrire les formes vivantes et minérales qui lui sont demandées dans les logiques écologiques et géohistoriques d’un site. Ainsi pourrait-il contribuer à singulariser des lieux destinés à être perçus plus dans le registre émotionnel que cognitif ou fonctionnel. Compétence qui intéresse cependant beaucoup l’univers marchand.

Admettons, un instant, que M. Van Gessel ne soit pas un landscape designer, il n’en revendique pas moins la conception dessinée (design) de ses projets et leur réalisation. Il n’est pas non plus styliste, mais montre dans ses réalisations un style propre à son univers de concepteur paysagiste : simplicité des formes, robustesse de la composition, sobriété du modelé topographique. Il fait du nouveau avec de l’ancien, selon un mode minimaliste. Ce qu’il résume par : « Tout est déjà là, il suffit de le voir et de s’en inspirer pour concevoir un projet inscrit dans la durée ».

La notion de landscape designer, qui a été largement diffusée dans le monde anglophone, traduit l’élargissement de la canonique, mais vivace, architecture du paysage et des jardins à de nouveaux champs de pratiques professionnelles. Les frontières avec la planification urbaine (urban planning and design), l’architecture, l’écologie du paysage (landscape ecology), le land art et l’art minimaliste se sont estompées en vingt ans. Il en a été de même avec les arts plastiques, la danse, le théâtre, la photographie et la littérature. Il semble donc logique qu’un terme nouveau regroupe tous les concepteurs de projets qui font du paysage àplus que du jardin- un objet central de leurs préoccupations. 

Certes, le mot design évoque plus la forme d’un objet à la mode avec des finalités de marketing. Et cette proximité peut faire craindre des interprétations rangeant les paysagistes dans la catégorie des décorateurs d’extérieurs. Néanmoins il traduit les compétences recherchées chez les paysagistes concepteurs de savoir qualifier les espaces publics extérieurs. Et nul ne saurait s’en offusquer.

Au sein de l’architecture du paysage (landscape architecture) se distinguent de plus en plus différents métiers plus ou moins professionnalisés et spécialisés : non seulement des paysagistes concepteurs (landscape designers), mais également des paysagistes artistes, planificateurs, médiateurs, gestionnaires, restaurateurs, jardiniers et, c’est un fait acquis aujourd’hui, des entrepreneurs. Mais la tentation est grande chez les praticiens comme chez les formateurs de considérer la profession de paysagiste concepteur comme unitaire.

[1] Invisible Work. Michael van Gessel : Landscape Architect, Christian Bertram & Eric de Jong (eds).%u2028Nai Publishers, Rotterdam, 2008.

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18 janvier 2010

Le paysagisme contemporain : une pensée du pli ? Par P. Donadieu

Les enseignants et les étudiants des écoles de paysage du monde entier sont confrontés et souvent ravis de la coexistence de deux formes de pensée dans leurs établissements. L’une scientifique revendique des fondements cartésiens séparant l’objet à connaître et à agir du sujet connaissant et agissant ; l’autre non scientifique, et parfois hostile à la première, est à la recherche d’alternatives rationalistes à celle-ci.

Ces dernières sont partagées entre plusieurs mouvances d’idées. Les unes font appel à la phénoménologie à la suite, notamment, de Maurice Merleau-Ponty : « Il faut que la pensée de science àpensée de survol, de l’objet en général à se replace dans un « il y a »  préalable, dans le site, sur le sol du monde sensible et du monde ouvré tels qu’ils sont dans notre vie, pour notre corps, non pas ce corps possible dont il est loisible de soutenir qu’il est une machine à information, mais ce corps actuel que j’appelle mien, la sentinelle qui se tient silencieusement sous mes paroles et sous mes actes »[1]. Cette philosophie a été réinterprétée en France, dans le domaine du paysage par, en particulier, le géographe Augustin Berque et les philosophes Jean-Marc Besse et Catherine Grout.

Les autres[2], plus récemment, s’inscrivent dans le sillage de la pensée du philosophe Gilles Deleuze (1925-1995) proposant le concept de pli pour interpréter le Baroque dans l’œuvre du philosophe et scientifique allemand Gottfried Leibnitz (1646-1716)[3]. Pour G. Deleuze, le monde leibnitzien n’existe que s’il est plié, c’est-à-dire enfermé, enveloppé dans chaque sujet, qui ne peut inclure du visible qu’une lecture très partielle. Le pli est donc un processus de subjectivation du monde infini qui met en relation « évènementielle » ce qu’il sépare et réunit à la fois : l’intelligible et le sensible, le sujet et la matière. Et par voie de conséquences, l’art, l’architecture, la philosophie et la science …

Pour Martin Prominski et Spyridon Koutroufinis, auteurs de Folded landscapes, le nouveau paradigme du Landscape urbanism proposé par les Américains Charles Waldheim et James Corner, suggère d’appliquer l’idée deleuzienne du pli à l’architecture du paysage ancienne et contemporaine. Car le philosophe décrit le statut leibnitzien des matérialités du monde comme temporel et évènementiel plutôt que seulement formel et spatial.

Du point de vue de la métaphore du pli, ils décrivent l’art des jardins baroques d’ André Le Notre à Versailles et Chantilly : par exemple « les spirales dépliées (unfolded) sans fin des parterres de broderie comme une référence à l’infiniment petit » ou « les surfaces des bassins reflétant le ciel comme des moyens de dépliage (unfolding) de l’infiniment grand »[4].

Pour la période contemporaine, ils observent dans les vastes ondulations et plissements du  Garden of cosmic speculation de Charles Jenckens et Maggie Keswick en Ecosse une mise en œuvre de la théorie du pli, mais aussi de celle de la théorie des catastrophes de René Thom (1923-2002).

Autres réalisations interprétées selon la théorie du pli, encore plus proches du landscape design :  El Jardi Botànic de Barcelone de l’architecte Carlos Ferrater et de l’architecte paysagiste Bet Figueras, concours gagné en 1988, année de la publication du Pli, et  « caractérisé par une structure unifiée de surfaces pliées » ; et le Transformateur réalisé près de Redon en Bretagne, à partir de 2004 par l’écologue Marc Rumelhart et le jardinier paysagiste Gabriel Chauvel. Ce projet est décrit comme la mise en route de processus socioécologiques de transformation d’un site industriel abandonné, périurbain et inondable, de 10 hectares, stratégie qui « plie et déplie » les composantes minérales et végétales données du site sans importations ni exportations.

Dans ces deux derniers cas, les langages formels initiaux des paysagistes sont les résultats des données du site et du programme réinterprétés, géométriquement, écologiquement ou plastiquement par les concepteurs. Ils ne sont plus destinés à persister, mais à disparaître pour laisser la place à d’autres pliages et dépliages du site, imprévisibles. Ce postulat des formes physiques et biologiques transitoires et évènementielles fonde le landscape urbanism et réarticule en principe sciences, phénoménologie et design. Il dépasse, écrivent M. Prominsky et S. Koutrofinis, la question de l’apparence des sites, pour souligner la cohérence des relations entre tout et parties et leur nécessaire ouverture aux changements incertains de la société.

La place accordée à la spontanéité (à l’aléa et au contingent) dans les réalisations des paysagistes apparaît alors comme une opportunité rationnelle de nouveaux pliages du monde, impliquant les sociétés habitantes, le monde vivant humain et non humain, et non plus seulement de simples spectateurs, usagers ou clients de l’espace public. Il s’agit d’une véritable révolution, discrète et silencieuse, chez les concepteurs paysagistes depuis le début des années 1980.

[1] M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard Folio essais,1964, p. 12.

[2] M. Prominski et S. Koutroufinis, « Folded Landscapes », Landscape Journal, 28 : 02-09, pp.151-165

[3] P. Deleuze, Le pli, Leibniz et le baroque, Editions de Minuit, 1988.

[4] M. Prominski et S. Koutroufinis, op. cit., p. 152.

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11 janvier 2010

Le bonheur est-il dans le pré ? Par P. Donadieu

A bien lire le dossier que l’Express n° 3045 de novembre 2009 consacre à ce sujet (qu’est ce qui nous rend heureux ?), les paysages de nos campagnes ou de nos villes en sont absents. Serait ce parce que qu’ils ne nous promettent plus rien ? Les clés du bonheur, du bien-être ou du mieux-être , ne sont elles pas pourtant aussi dans notre cadre de vie ? Il n’y aurait alors plus rien à attendre des qualités des paysages que nous traversons, ni de celles des lieux où nous vivons ! Est ce bien certain ? Le tiers des Français qui déclarent être heureux sont ils indifférents à ce qui les environnent ?

Le bonheur, disent les chercheurs[1] de l’université de Princeton, ne dépend pas de l’argent. Car, quel que soit le revenu, la proportion de ceux qui se déclarent plus ou moins heureux est la même. Dans les favelas de Rio de Janeiro comme dans les villes surveillées de Buenos-Aires ; dans les bidonvilles du Caire, comme dans le XVI e arrondissement de Paris, chez les Inuits autant que chez les usagers des tours de la Défense ou de Manhattan, etc.

En revanche, le bonheur, est-il écrit dans l’article, dépend d’abord de l’état de santé (27 % des Français interrogés se déclarent bien portants) ; de la vie de couple : un célibataire a 1,3 à 2,4 fois plus de chances de devenir dépressif que ceux qui vivent en couple ou en famille (34 à 38 % selon l’age associe le bonheur à la non solitude) ; mais aussi d’un emploi (40%).

De 1981 à 2008, la proportion de Français «satisfaits de leur sort » a presque doublé (de 18 à  34%). Qu’est ce qui rend donc plus heureux les Français ? D’abord d’être bien portant et d’éprouver le sentiment de maîtriser sa vie (p. 88).  Et par conséquent de pouvoir accéder aux moyens de pallier la maladie et la dépendance des autres. Le plus souvent en achetant les services nécessaires (ce que permet l’argent), parfois aussi pour les plus sages en les trouvant là où ils sont.

C’est dans cette recherche du comment être heureux que l’espace matériel de la vie hédoniste apparaît. Petits bonheurs surtout :  savourer un café ou une bière à la terrasse d’un café, ou un bain chaud chez soi ; renoncer aux équipements superflus : à internet ou aux achats compulsifs ; déguster les premières et les dernières cerises, ou les confitures de sa grand-mère ; jouir de la sobriété ou de l’exhubérance d’un jardin ; satisfaire un désir de musique ; recevoir un regard attendu, etc.

Pas de paysages fascinants pour procurer un bonheur convenu, mais des lieux associés à des instants de plaisirs individuels, à des moments d’émotions collectives : les stades, les piscines, les cinémas ou les sentiers de promenades ou de randonnée. Autant, et parfois les mêmes, que de lieux de tristesse, d’angoisse et de désolation.

Il n’y pas de lieux  ou de paysages euphorisants en soi, tout au plus des lieux de remédiation ou de consolation pour promettre le réconfort.

[1] Les publications des Princeton University Press sur ce sujet sont multiples : voir Happiness and Economics :%u2028 How the Economy and Institutions Affect Human Well-Being, %u2028Bruno S. Frey & Alois Stutzer, 2001 ; Luxury Fever : Money and Happiness in an Era of Excess, %u2028Robert H. Frank, mars 2010, sans compter celles du Journal of Happiness Studies, par exemple Drakopoulos, Stavros A.: The paradox of Happiness: towards an alternative explanation. Published in: Journal of Happiness Studies 2 9 (2008): pp. 303-315.

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4 janvier 2010

Pas de minarets dans les paysages helvètes ? Par Pierre Donadieu

Le 29 novembre 2009, les Suisses ont approuvé, par votation (57,5 % des voix avec 55% de participation), le « glas des minarets » (Libération du 30.11.09). L’expansion religieuse musulmane est-elle réelle dans la Confédération ou bien ce vote est-il le symptôme de la peur irrationnelle d’une invasion imaginaire ? Rappelons que cette consultation populaire avait été obtenue, conformément à la loi fédérale, par une pétition de 115 000 personnes organisée par l’Union démocratique du centre (le parti de droite populaire suisse) en 2008.

Or il n’existe que 4 minarets en Suisse à Genève, Zurich, Wangen bei Olten et Winterthur pour 350 000 musulmans (4,25%) parmi les sept millions de Suisses. Deux mosquées sont en projet. Et aucun minaret ne semble utilisé pour annoncer les cinq prières quotidiennes. Rien d’apparent ne semble donc traduire significativement une expansion des minarets dans les paysages urbains helvètes. Et c’est d’ailleurs dans les cantons où il y a le moins de musulmans que le vote a été le plus hostile aux minarets (L. Joffrin).

Qu’est ce qui alors été jugé néfaste par 32 % des électeurs suisses et qui devrait entraîner l’interdiction de la construction des minarets, si une modification de la Constitution suisse est effectuée dans ce sens ? Une modification prévisible des paysages urbains ? Les anthropologues suisses ont montré récemment, pour le Jura et les Alpes suisses, que «  le paysage était objet d’une projection identitaire individuelle et était considéré comme un patrimoine collectif »[1]. Si la construction identitaire suisse repose sur la perception du paysage, il est logique que pour les groupes les plus sensibles politiquement (moins d’un tiers des électeurs), la perspective de l’expansion des minarets et des mosquées soit refusée au nom de la préservation de l’identité paysagère de la Suisse et de l’identité de soi-même.

Cependant, cette posture paysagère de ségrégation confessionnelle n’est pas inéluctable dès que des religions différentes sont amenées par l’histoire à vivre ensemble. À Kazan par exemple, capitale de la république du Tatarstan (Russie), les clochers des églises orthodoxes se mélangent paisiblement avec les minarets des mosquées. C’est le cas également des églises catholiques et orthodoxes à Tunis et à Alger, de la Grande Mosquée à Paris depuis 1920, etc. La coexistence des lieux de culte dans les villes ne semble pas nuire à l’identité nationale des Tatars, des Tunisiens, des Algériens ou des Français, même si elle est impliquée dans des conflits longs et douloureux comme entre Israël et la Palestine.

Le devenir du paysage urbain suisse n’est peut-être pas en jeu. Il n’y a qu’une mosquée à Genève où l’on a approuvé les minarets, mais aucune à Bale où les votants les ont également approuvés. La consultation n’exprimerait donc pas une réaction à des états matériels existant, mais plutôt le rejet conscient de l’idée d’une société multiconfessionnelle, où chaque groupe allogène pourrait conserver les attributs collectifs visibles de sa religion. En résumé, le refus de la visibilité publique de l’Autre par une minorité intolérante, est transformée en majorité politique par la votation. Ce qui pose problème.

Cela donne en effet à réfléchir sur les bases démocratiques de la légitimité de la décision publique. N’oublions pas qu’à Genève aucune votation locale depuis 20 ans n’a permis de décider s’il fallait ou non construire un pont pour relier les deux rives de la rade du lac. La dernière était négative, mais le projet revient à nouveau aujourd’hui. L’enjeu paysager d’un pont est-il plus important que celui d’un minaret ? La démocratie d’opinion doit-elle l’emporter sur la démocratie représentative ? Il est sans doute urgent de ne rien décider en Helvétie.

[1] Yvan DROZ et al., Anthropologie politique du paysage, valeurs et postures paysagères des montagnes suisses, Paris, Khartala, 2009, p. 26. Voir aussi François WALTER, Les figures paysagères de la nation. Territoire et paysages en Europe (XVIe-XXe siècles), Paris, EHESS, 2004.

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