Chroniques 2012

17 décembre 2012

Liberté et bien-être, par Pierre Donadieu

Les paysagistes seraient, avec d’autres praticiens, des producteurs des conditions matérielles et immatérielles du bien-être humain. Faut-il mettre en doute cette assertion à laquelle la plupart des élus territoriaux souscrivent ?

Rappelons que le bien-être n’est pas une notion simple. Pour les économistes du bien-être (Sen, 1992)[1], c’est une qualité de l’existence d’une personne quand elle accomplit ses projets (Amartya Sen parle de « fonctionnements »). Ces projets sont élémentaires (être en bonne santé, manger à sa faim, avoir un logement, etc.) ou plus complexes (être heureux, être solidaire, rester digne, vivre en société, protéger la nature, etc.). La capabilité définie par Sen représente la combinaison des projets que la personne peut accomplir et parmi lesquels il peut choisir en toute liberté les manières de vivre qui lui conviennent. Ce qui permet de juger du bien-être choisi plus ou moins librement, c’est la réalisation (Sen parle d’accomplissement) des projets choisis.

Pour qu’un lieu (plurisensoriel) ou un paysage (à dominante visuelle) apporte une sensation de bien-être à quelqu’un, il semble nécessaire que soit identifié ce qui, dans un ordre social donné, peut apporter cette sensation ou ce sentiment du bien-être, et les critères de choix qui sont mobilisés. Il y a une différence de nature entre la décision de fréquenter un parc public pour un jeune sans emploi, et pour un retraité aisé. Les deux choisissent librement parmi tous leurs projets (capabilités) d’occuper leur temps libre dans ce parc, mais le premier le fait en tant que chômeur (il préférerait travailler pour avoir un revenu) et le second accomplit sa promenade pour la recherche du plaisir qu’il pense y trouver, du fait des ambiances agréables et tranquilles qu’il en attend. Dans les deux cas, des utilités sociales (un lieu préféré à d’autres pour passer un temps libre) sont apportées par le parc, mais le sentiment de bien-être relatif n’est pas le même.

Dans cet exemple analysé avec la notion de capabilité, le bien-être n’est pas lié à des caractéristiques personnelles (revenus, rente, patrimoine, santé, éducation), mais à la réalisation d’un choix individuel, qui n’est d’ailleurs pas nécessairement un bien-être idéal. Le chômeur ne s’assoit pas sur un banc pour apprécier l’ambiance d’un parc, mais pour ne pas déprimer dans son logement. Cela dit, il acquiert ainsi un relatif et éphémère mieux-être indéniable. Et le retraité aisé, s’il est affecté par une maladie incurable, peut dans l’instant de sa promenade, y trouver un sentiment de réconfort de même nature que le chômeur.

Ces expériences de bien-être relatif sont-elles compatibles avec une plus ou moins grande liberté de choix ? Plus on est libre du choix de ses lieux favoris de visite ou de loisirs, plus le sentiment de bien-être s’accroît-il ? Ce n’est pas certain. Je peux choisir librement un lieu sauvage parce que je suis curieux, mais encourir des dangers hypothétiques (présence de serpents venimeux), ce qui diminuera d’autant mon sentiment de bien-être (peur). Mais j’éviterai la peur si je suis averti de la manière de faire fuir les reptiles. Et ce sentiment de liberté ou de libération s’accompagnera d’une satisfaction morale si je suis un protecteur de la nature. À ce titre, ma liberté personnelle de bien-être devient tributaire d’une éthique naturaliste.

Ce point est essentiel, car bien des controverses sur la qualité des paysages (et donc sur la qualité de bien-être de ceux qui y vivent ou les visitent) dépendent de la relation entre les projets de bien-être pour soi et les projets de bien-être pour autrui (pour l’humanité souffrante par exemple). On peut renoncer à des avantages pour soi (la sécurité, la santé, la richesse) en donnant la priorité au bien-être collectif (être solidaire, donner aux autres). Ce type de choix libre privilégie les valeurs de Bien commun, aux dépens de l’utilité individuelle. Il atténue les inégalités sociales (d’accès aux ressources d’un territoire par exemple).

Faut-il multiplier les options de choix (d’accès à des lieux de loisirs ou de commerce par exemple), et donc accroître les difficultés de décision, pour se sentir plus libre ? Ce n’est pas certain si on incline pour une vie simple et sans soucis où il ne serait pas nécessaire de sortir des villes pendant les week-end, en se contentant du square ou de l’épicier d’à côté. La liberté de ne pas faire de choix est aussi une liberté qui entraîne des inégalités apparentes mais consenties.

D’une manière plus générale, en matière de politique paysagère, pouvons-nous imaginer un monde idéal, que nous choisirions, qui offriraient toutes les qualités paysagères requises ? Ce qui est certain, c’est que nous ne pourrions pas disposer d’une liberté de contrôle direct des règles publiques à appliquer (à supposer qu’elles existent). Mais si cette politique publique existait, elle accroîtrait certainement notre liberté de vivre dans le cadre que nous souhaitons. En éliminant la laideur, la malpropreté, l’insécurité, les maladies, la misère, la faim, etc., nous pourrions atteindre le bien-être rêvé et accroître notre liberté. C’est malheureusement une utopie.

D’une manière plus schématique, et en réduisant nos ambitions à être libérés seulement de la laideur du monde grâce aux politiques publiques de qualification des paysages, on peut affirmer qu’avoir le choix de pouvoir vivre dans un monde agréable accroît nos libertés. Mais ces actions publiques réduisent celles de ceux qui doivent embellir ce qui n’est pas conforme aux règles imposées à tous. Ceux-là ne sont pas libres de produire les formes paysagères ou de vivre publiquement selon leurs convenances. Pensons aux campements des Gitans, aux élevages intensifs des agriculteurs, aux carrières bruyantes et poussiéreuses, aux architectures désolantes des années 1950,  ou aux usines abandonnées. Dans ce dernier cas, il n’y a pas eu de choix autre que la fermeture de l’usine.

Certes, les pouvoirs publics, dans les pays développés, ont la responsabilité de la qualité des cadres de la vie habitante, mais ce sont les sociétés locales qui décident de la nature et de l’urgence des interventions au nom de la justice sociale : Comment dans une commune décider de la répartition des moyens entre fleurir l’espace public, aider les associations ou les entreprises en difficulté, et secourir les plus nécessiteux ? Sinon en s’en remettant au conseil municipal. 

Ce qui revient à dire que toute évaluation du bien-être individuel repose sur le choix des valeurs centrales d’égalités choisies pour évaluer : égalité de l’accès aux ressources naturelles, à l’éducation, à la santé, à la sécurité, à la beauté, aux prêts bancaires, etc. Toute hiérarchie privilégiant une valeur à ambition égalitaire entraîne en général une inégalité de répartition. En France, les politiques publiques de conservation et de qualification des paysages concernent 30% du territoire et oublient le reste.  Ce qui n’est pas politiquement acceptable, si un gouvernement insiste par ailleurs sur l’accès à la santé et à l’éducation pour tous.

Dans l’approche du bien-être de Sen, celui-ci ne met pas en avant les moyens que sont les biens premiers des individus (la richesse, les revenus, la liberté de mouvement, les pouvoirs dans la société), mais la capabilité, la possibilité et la liberté de choisir ce qui lui convient selon ses goûts et aspirations. Et qui varie selon les individus et leur désir de bien-être. Celui-ci est de même nature (se sentir bien ensemble quelque part) pour une famille modeste en vacances qui fait du camping rustique, et pour celle plus aisée qui a recours à un hôtel cinq étoiles.   Ces deux familles n’ont pas les mêmes capabilités (issues des biens premiers) et ont donc des choix et des réalisations différentes. Les lieux qu’ils ont choisis valent moins pour leurs caractères formels intrinséques (le confort), que pour la possibilité d’y réaliser un projet de vacances.

C’est pour cette raison que la recherche de l’égalité des moyens pour parvenir à l’égalité du bien-être individuel (voire collectif) me paraît beaucoup moins importante que l’effectivité des résultats du choix adopté. Ou pour le dire en termes de qualité paysagère, il est plus essentiel de porter attention à ce que chacun dit des situations de bien ou de mal-être qu’il a vécues quelque part que de promouvoir des dispositifs techniques paysagers aux finalités non discutables mais dont les résultats sont souvent mal évalués. 

[1] Amartya Sen, Repenser l’inégalité, 1992, traduction de P. Chemla, Paris, Seuil, Économie, 2000, édition de 2012.


4 décembre 2012

Vous avez dit : Service d’espaces verts des villes ? par P. Donadieu

Oui, mais de quoi s’agit-il ? Savez vous que le nom de ce service public a tellement changé depuis 150 ans en France qu’il semble difficile aujourd’hui de savoir de quoi l’on parle. À Dijon par exemple, la Direction générale des services techniques de la ville réunit six services dont celui des Espaces verts et de l’environnement. Il est distinct de celui de la Voie publique et des déplacements, qui concerne la voirie pourtant souvent plantée d’arbres et décorée de corbeilles et de massifs fleuris.À Paris, les missions de gestion du patrimoine arboré et d’embellissement des espaces publics de la capitale sont confiées à la  Direction des espaces verts et de l’environnement (DEVE). Celle-ci regroupe des services d’exploitation (des jardins, de l’arbre et des Bois, comme des cimetières), et des services d’appui technique (du paysage et de l’aménagement, des sciences et techniques du végétal). À ne pas confondre avec la Direction de la propreté et de l’eau qui est également concernée par l’entretien des pieds des arbres parisiens, et avec celle de la Voirie et du déplacement à comme à Dijon.Il n’en fut pas toujours ainsi. Le premier service public chargé des parcs et des arbres parisiens s’appelait Service des Promenades et des plantations. Il fut créé à la fin des années 1850 pour Adolphe Alphand (1817-1891), ingénieur des Ponts et des Chaussées, chargé en 1855 par le Baron Haussmann, préfet de Paris, de l’embellissement de la capitale. Une fois les parcs créés à Paris comme dans beaucoup d’autres villes, c’est l’expression Direction ou Service des Parcs et des jardins (publics) qui deviendra la plus courante avant la deuxième guerre mondiale. Puis elle fut supplantée par celle de Services d’espaces verts dans la deuxième moitié du siècle. On en retrouve une forme hybride dans le nom actuel de l’association française des directeurs de Jardins et espaces verts publics (AFDJEVP) ou à Menton avec un service des Espaces verts et des jardins.L’appellation : Espaces verts et environnement tend aujourd’hui à se répandre. On la trouve à Nantes, à Lyon, Poitiers, à Strasbourg et à Nice (sans Environnement), et dans bien d’autres villes.Mais quelques villes font de la résistance, comme à Lille avec une direction très ancienne des Parcs et jardins, ou bien innovent : à Bordeaux, c’est une direction des Parcs, des jardins et des rives ; à Montpellier, capitale française et européenne de la biodiversité en 2011, une direction Paysage et nature ; à Marseille, une direction de l’Écologie et des espaces verts ; à Angers une direction des Parcs, jardins et paysages. À Rouen, une direction des Espaces publics et naturels est en charge de la valorisation, de l’entretien, de la gestion et de la propreté des espaces publics et des espaces verts. À Nevers, la direction de l’Environnement urbain réunit quatre missions : espaces verts, hygiène et salubrité publique, propreté, nature et sensibilisation. À Nîmes, une direction regroupe Environnement, espaces verts et propreté et à Albi c’est un service des Parcs, jardins et espaces naturels, etc.Et hors de France ? la ville de Montréal affiche une Direction des Grands parcs et du verdissement ; celle de Bruxelles : un échevinat des Espaces verts et de l’environnement ; et à Genève : un service des Espaces verts et de l’environnement. Au sud, la ville de Tunis a confié le parc du Belvédère à la Direction des Parcs urbains et des espaces verts, et Casablanca ses plantations et ses parcs à la Division des Espaces verts.Que signifie cette surprenante variation linguistique ? D’abord trois grands moments de rupture qui se sont succèdés imperceptiblement dans l’histoire des villes françaises. Avant la restructuration de la capitale par le baron Haussmann, les espaces publics plantés étaient réduits à des promenades publiques (le Cours la Reine par exemple créé en 1618) et à quelques parcs comme celui du Luxembourg). Le premier service public organisé par Adolphe Alphand prend logiquement le nom de ce qui existe (les Promenades) et de l’oeuvre en cours (les plantations des avenues, boulevards et parcs). Puis sa dénomination affirme l’objet de la politique urbaine (créer et gérer les parcs et jardins publics avec des objectifs de propreté, de sécurité et d’embellissement).Au lendemain de la seconde guerre, et dans le contexte des Congrès internationaux d’architecture moderne (1928-1959), les valeurs universelles : fonctionnelle, hygiéniste, esthétique et de loisirs, des parcs et des jardins sont affirmés par l’usage de l’expression d’Espaces verts, relais lointain des espaces verdoyants, expression utilisée par Haussmann, et peut-être par Napoléon III, pour désigner leur projet pour Paris réalisé par Adolphe Alphand.Enfin, avec l’émergence de la sensibilité politique écologiste, des sciences écologiques et de l’environnement (écologie urbaine), et la promulgation de la loi de protection de la nature de 1976, les mots écologie, nature et environnement commencent se substituer à ceux de parcs et jardins ou d’espaces verts qui avaient régné sans partage pendant plusieurs décennies. Trop polysémique et flou, le mot paysage n’eut guère de succès. En fait derrière ces ruptures apparentes se cache une remarquable continuité des politiques publiques urbaines : améliorer sans relâche l’habitabilité de la ville. Du début du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, les problèmes sanitaires, causés d’abord par les épidémies récurrentes (le choléra, la tuberculose), par la pollution de l’air du fait des chauffages domestiques, des industries intraurbaines, puis de la circulation automobile, justifièrent, entre autres actions publiques (l’assainissement de l’eau, la création des égouts) les politiques de verdissement des villes.Avec la disparition des industries polluantes dans les régions urbaines, le développement des espaces piétonniers et cyclistes, la régulation de la circulation automobile, et l’intérêt pour la reconquête de la biodiversité (les trames vertes et bleues), la nature végétale et aquatique est restée un outil et un symbole de la recherche de la qualité de la vie urbaine.Toutefois, si la surface d’espaces verts par habitant demeure un des fondements de l’attractivité des villes, cette indicateur ne garantit pas en tous lieux la qualité attendue du cadre de vie par les habitants. Car il est nécessaire d’avoir recours autant aux praticiens du design urbain et de l’architecture de paysage, qu’aux gestionnaires de l’espace public que sont, notamment, les personnels jardiniers des services d’Espaces verts et d’environnement. Et quand cela ne suffit pas à ce qui est fréquent à, c’est aux habitants eux mêmes de prendre en charge, avec les gestionnaires des espaces publics, l’élaboration des milieux de vie qu’ils souhaitent.


4 juin 2012

Le bien commun paysager, mode d’emploi (2) par P. Donadieu

1- Comment un projet de paysage construit-il le bien commun paysager ?

Réalisé par un concepteur de  paysage, paysagiste ou non, tout projet de paysage suppose une commande publique ou privée d’un site ou d’un territoire à aménager. Le projet passe le plus souvent par six étapes de construction.

1/La reconnaissance multisensorielle du périmètre géographique (du jardin à un territoire intercommunal) où le paysagiste tient le rôle de l’autorité qui promet le bien commun paysager qu’il a identifié.

2/ L’écoute par le concepteur de paysage de ceux qui ont un intérêt dans la construction de ce qui est donné à voir par tous (les habitants, les entrepreneurs locaux, les acteurs publics au titre de leurs attributions par la loi).

3/ La formulation (la mise en formes graphique, sonore et écrite) par le concepteur des intentions du projet en vue d’un débat public entre élus et habitants d’un territoire ou d’un site.

4/ L’accord, le consensus sur les principes d’une politique paysagère ou d’un aménagement à l’issue d’un véritable débat public qui oblige à hiérarchiser les valeurs éthiques et esthétiques choisies.

5/ La mise en œuvre des choix adoptés selon des temporalités choisies avec les partenaires impliqués.

6/ L’évaluation de l’efficacité des choix collectifs de biens communs paysagers avec des indicateurs (sociaux, environnementaux, économiques, etc.) définis préalablement.

2- Que se passe-t-il en cas de conflits sur les choix des projets ?

Les conflits entre acteurs de la construction des paysages, et entre usagers de ces mêmes espaces, apparaissent dès que les maîtres d’ouvrage et les concepteurs vont trop vite, et oublient des acteurs pour eux invisibles ou marginaux. Il faut se souvenir que la (re)construction des espaces engagent le plus souvent la cohésion des acteurs et usagers futurs. Il est toujours déconseillé de s’en tenir à des projets non discutables et d’imposer une seule solution, celle du concepteur validée par le maître d’ouvrage. Si l’autorité publique ne garantit que son propre intérêt, et non ceux des intéressés (les usagers, les habitants), le bien commun n’apparaît pas. Il est donc en général conseillé d’attendre que la solution contestée par les intéressés soit appropriée par eux, ou qu’une alternative apparaisse, ce qui demande toujours du temps.

3-Qui peut construire le bien commun paysager ?

Les professionnels de l’aménagement de l’espace (architecte, paysagiste, urbaniste, entrepreneur, etc.) sont reconnus par les pouvoirs publics comme légitimes et le plus souvent nécessaires. Mais dans bien des cas, et surtout dans les pays où la professionnalisation de ces métiers est faible, le bien commun paysager est construit sur des bases sociétales vernaculaires, c’est-à-dire locales. Une organisation sportive ou religieuse, une coopérative de pécheurs, d’éleveurs ou d’agriculteurs, une association de chasseurs, de randonneurs ou de cavaliers, un regroupement d’amateurs de lieux historiques, de musiques, d’architectures, de maisons d’écrivains ou de peintres, sont autant de raisons de construction de lieux remarqués par eux sans être nécessairement remarquables pour d’autres. Ces raisons fondent en pratique le lien social entre eux, et concrétisent la capacité de vivre ensemble autour d’une motivation collective.

4- Qu’apporte précisément la compétence des concepteurs paysagistes ?

Du fait de leur formation et de leur reconnaissance par l’Etat (au moins dans une majorité des pays européens), les paysagistes concepteurs – en France, les paysagistes DPLG et les ingénieurs paysagistes à sont capables de choisir et de montrer les motifs paysagers qu’ils reconnaissent, et d’initier le processus de construction matérielle et immatérielle du bien commun. Ils mettent en lumière les enchaînements spatiaux de ces motifs sous la forme de séquences  visuelles inscrites dans des parcours, le plus souvent pédestres. Ils font valoir l’intérêt de scènes localisées dans le temps (une floraison saisonnière par exemple) qu’on appelle chronotopes (un lieu perçu à un instant précis, c’est-à-dire le temps d’une image, d’une sensation ou d’une émotion, issues de stimuli tant internes qu’externes au corps). La mise en espaces et en évènements de ces chronotopes constitue les spectacles de natures et d’architectures qui sont une des bases de l’architecture des jardins et des aménagements paysagers.

5- Ces concepts de paysage relèvent-ils d’une discipline de connaissance ?

S’ils relèvent d’un champ scientifique, il s’agit de celui des sciences du paysage. Toutefois ce dernier est éclaté entre de nombreuses disciplines des sciences de la nature (géologie, géographie physique, pédologie), de la vie (l’écologie, la botanique, la faunistique), de la société (économie, sociologie, géographie sociale, histoire, sciences morales et politiques, etc.) et de l’homme (anthropologie). 

Le recours aux concepts cités (bien commun paysager, chronotope, reconnaissance, motif paysager) permet de décrire et d’interpréter des faits culturels de paysage. Pour expliquer des faits matériels (un relief), écologiques (une dynamique de populations végétale ou animale), sociaux (des conflits) ou économiques (les choix des producteurs et des consommateurs de paysage), il est nécessaire de recourir aux disciplines scientifiques constituées. C’est pourquoi, au sens strict, les concepts culturalistes de paysage utilisés relèvent des cultural studies, discipline qui est proche d’un savoir hybride entre l’anthropologie, l’histoire, les sciences politiques et les sciences émergentes de la conception de projet.

6- Quelles connaissances produisent ces concepts ?

Tout concept décrit les attributs communs à une catégorie de personne ou à une catégorie de chose (le concept de table désigne toutes les tables quels que soient leur surface, leur forme, leur hauteur ou le nombre de pieds). De même le choix d’un motif paysager suppose d’en reconnaître les caractères visibles identifiant les lieux (leur nature, leur origine, leurs dimensions, leurs variations de couleur, leurs symboliques, leurs usages et leurs fonctions, etc.). Il est alors possible de distinguer les motifs paysagers  saisonniers (les floraisons des arbres et des champs) de ceux qui sont pérennes (le relief d’une vallée, la ripisylve d’une rivière, le réseau des haies rurales) ;  ou des chronotopes historiques (le calvaire du Mont Valérien à Suresnes près de Paris au XVIIe siècle, puis les vignes presque disparues, de ceux qui sont contemporains (la forteresse au sommet de cette colline).

De même le bien commun paysager désigne les caractères perceptibles d’un espace signifiant pour un groupe social. Celui qui est propre aux tribus Jivaros d’Amazonie (leur territoire de chasse), n’est pas de même nature que celui des chasseurs de perdrix de la plaine de Beauce ou de ceux qui participent à des safaris dans les savanes du Kenya. La connaissance apportée par l’usage de ces concepts permet de décrire localement et de comparer des spatialités (au sens géographique et anthropologique) inscrites dans des temporalités (au sens historique). Elle débouche sur la compréhension par exemple des raisons d’une tension née entre les chasseurs de marais et des promoteurs qui veulent construire un hôtel sur les bords de cette zone humide.

Mais cette connaissance ne permet pas toujours de pressentir quelles formes les paysages d’un lieu devront adopter dans un avenir proche ou lointain. Dans la logique du créateur de paysages, il y a beaucoup de raisons incertaines et contingentes.

Cette chronique est suspendue jusqu’à sa reprise à l’automne.


7 mai 2012

Le bien commun paysager, mode d’emploi (1) par P. Donadieu

Qu’est ce que le bien commun paysager[1] ?

Le bien commun paysager est un concept qui permet de décrire ce que produisent les relations entre l’espace et les hommes, les politiques publiques paysagères et les pratiques paysagistes. Il désigne tout espace matériel perceptible qui est jugé avec des valeurs morales autant qu’esthétiques ou esthésiques. Le bien commun paysager suppose d’une part un périmètre géographique territorial, par exemple national, supra national ou local, d’autre part un groupe humain pour lequel le site a un sens.

Ex : Les paysages du Mont-Saint-Michel en France, du Mont-Fujiyama au Japon, et du Mont-Rushmore aux Etats-Unis sont des biens communs paysagers nationaux ; le jardin de ma maison d’enfance et mon lieu habituel de vacances également, mais dans la catégorie des biens familiaux intimes.

Quelle est son origine ?

La notion morale de bien commun naît d’un échange entre une autorité (politique, religieuse, scientifique, artistique, etc.) et une personne ou un groupe qui la reconnaît (cf. 6.). Par exemple, la santé naît de la relation mutualisée entre le médecin qui soigne et le patient qui est soigné, ou la formation entre l’enseignant et l’étudiant. Le bien commun paysager apparaît de la même façon quand l’UNESCO classe un site en tant que patrimoine mondial de l’humanité. L’UNESCO reconnaît un site comme offrant des valeurs patrimoniales remarquables et singulières dont les habitants de la planète peuvent tirer gratifications et profits. Plus précisément la valeur patrimoniale est créée par l’application de règles juridiques de classement utilisés par les experts (architectes, paysagistes, historiens, écologues, etc.).

Quelles sont les raisons morales et esthétiques de créer ou de transmettre les biens communs paysagers ?

Ce sont les couples de valeurs auxquelles les habitants et les visiteurs ont recours pour juger un site, un lieu ou un paysage. Le bien commun s’y oppose au mal commun. Parmi ces valeurs, la sécurité et l’insécurité, le propre et le sale, la mémoire et l’oubli, la richesse et la pauvreté, les loisirs offerts ou non, la diversité et la pauvreté écobiologiques, le sacré et le profane, le beau et le laid, l’identité et l’altérité, etc.

Quelles différences entre les concepts de patrimoine paysager et de bien commun paysager ?

Le patrimoine paysager est un bien matériel et immatériel, culturel et/ou naturel, transmis par des ascendants à des descendants. C’est un héritage familial, local, régional, national ou supranational (UNESCO). Le bien commun paysager, qui peut être créé (pas d’ascendants), est un concept plus large dont la forme transmise s’appelle le patrimoine paysager. Le parc du Château de Versailles et ses spectacles sont un patrimoine paysager dont la transmission aux générations futures est garantie par l’Etat français (c’est un site classé) et recommandée par l’UNESCO (le site est inscrit sur la liste du patrimoine mondial). En revanche, tout site extérieur au bâti où se localise un paysage urbain, agricole ou naturel, ou bien où se déroule un évènement sportif, un concert ou une pièce de théâtre, peut être ponctuellement considéré comme un bien commun paysager, mais ne deviendra pas nécessairement un patrimoine local,  national ou régional, ou un lieu de commémoration.

Comment un espace devient-il un bien commun paysager ?

Trois conditions paraissent nécessaires et suffisantes. 1/Le lieu ou le paysage doivent d’abord être effectivement reconnus (cf. 6.), même de façon conflictuelle, par un groupe de personnes (l’espace matériel est commun au moins à ceux qui le produisent). Car les motifs et pratiques de la reconnaissance sont très divers : religieux (le tombeau d’un saint), légendaire (un récit local partagé), historique (le lieu avéré d’un fait historique), social (un lieu de manifestation publique, un stade, un cimetière, des jardins partagés, un lieu de culte), etc. 2/Le site du bien commun paysager doit être perceptible (mais pas nécessairement accessible) par tous (c’est alors un paysage au sens de la convention européenne du paysage de Florence de 2000). 3/ Une autorité (quelle qu’elle soit), publique ou non, doit donner confiance, garantir, que le lieu est une des conditions de l’existence du groupe (comme l’église ou la mosquée chez les catholiques ou les musulmans, le stade chez les sportifs ou la maison d’une famille).

Qu’est ce que la reconnaissance d’un paysage ?

La reconnaissance d’un paysage par une personne privée ou publique traduit simultanément trois types possibles de relations : 1/l’identification d’un lieu déjà vu (mémoire). 2/ le fait d’admettre que ce lieu et ses caractères perceptibles (les motifs, traits ou attributs paysagers) sont moralement admissibles ou souhaitables dans une culture donnée. 3/Le fait d’être gratifié avec d’autres par le spectacle qu’il offre. Ainsi, on peut visiter les favelas de Rio de Janeiro sans les reconnaître. Et on peut reconnaître l’intérêt des stades et des terrains de tennis sans assister à un match, ni pratiquer aucun sport.

Un bien commun paysager peut-il disparaître ?

Oui, quand le groupe disparaît, ou ne fait plus usage du lieu. Ainsi des lieux de culte abandonnés ou reconvertis dans des usages profanes, des usines et des ports délaissés, des immeubles détruits, des jardins et champs urbanisés ou recolonisés par la végétation. Il peut également passer de main en main et changer de destination. Une église peut devenir un musée, une salle de concert ou un hôtel.

Quelle différence entre le bien public et le bien commun paysager ?

Le bien commun paysager est pensé de deux façons. Soit il devient ou est créé comme bien public, par exemple dans le cas des parcs, jardins, cimetières, terrains de sports et autres lieux publics verts, et dans ce cas il est soumis à l’autorité et au contrôle de l’autorité publique (les élus des collectivités et leurs techniciens). Soit il est créé, ou devient un bien privé, et n’est plus alors accessible à tous. C’est le cas des terrains agricoles et forestiers (souvent publicisés car accessibles au regard), ou de toutes entreprises et résidences privées.

Il est admis dans la culture occidentale que les biens matériels sont essentiellement répartis entre un statut public ou privé. En France, la catégorie économique des biens clubs (les biens partagés à l’échelle d’une commune ou d’une copropriété par des résidents urbains et périurbains) est en voie de développement[2]. Les anciens biens collectifs des communes (les communaux) ont pratiquement disparu en France après la Révolution (hors des zones de haute montagne, et des forêts communales).

Faut-il recréer les biens communs paysagers ?

Ce serait souhaitable pour deux raisons. Parce que la logique de contrôle des espaces publics accorde de plus en plus de place dans l’espace, soit à la sécurité (caméras, vigiles), soit à la marchandisation (galeries marchandes). Et qu’il existe de moins en moins d’espaces collectifs, qui ne soient ni marchands, ni hypercontrôlés. Evolution qui se fait aux dépens de l’exercice des libertés individuelles de choix et de mouvement.  Ce qui varie beaucoup avec les régimes politiques et leur rapport avec la démocratie et le libéralisme économique.

 Le bien commun paysager est-il une notion plus morale qu’esthétique ?

Oui, la tendance culturelle et politique a été depuis deux siècles de faire de la notion de paysage des paysagistes et des élus une notion en général sans contenus éthiques autres que ceux associés à une promesse d’expérience esthétique gratifiante (par exemple le plaisir ou le bien-être apporté par un décor). En retrouvant explicitement les raisons morales (le bien, le vrai, le juste)  de construire les biens communs paysagers, il est possible de rééquilibrer la tendance générale à céder aux logiques dominantes individualistes et marchandes qui produisent aujourd’hui les paysages. Mais sans céder aux puissantes logiques de la patrimonialisation publique à des fins non moins marchandes (tourisme, marketing territorial, spéculation immobilière).

Quel rôle le paysagiste a-t-il dans la construction des biens communs paysagers ?

Le paysagiste est un maître d’œuvre d’aménagements paysagers travaillant pour des clients publics ou privés et capable d’élaborer et de réaliser des projets de paysage et de jardin. Il élabore également des études (atlas, plans et chartes de paysage) pour conseiller les élus et les urbanistes des collectivités publiques. Il devient de plus en plus un médiateur entre les élus et les habitants, notamment pour construire des espaces publics attractifs et élaborer des politiques paysagères pour les communes. A ce titre c’est un acteur de plus en plus visible de la construction des biens communs paysagers.

Suite dans la prochaine chronique.

[1] Pierre Donadieu, Sciences du paysage, entre théories et pratiques, Lavoisier, Paris, 2012.

[2] Eric Charmes, La ville émiettée, Essai sur la clubbisation de  la vie urbaine, Paris, PUF, 2011


16 avril 2012

Conseils aux élus qui s’intéressent aux paysages de leurs communes, par P. Donadieu

L’intérêt d’un élu pour les paysages de sa commune peut avoir plusieurs sens. Il a la possibilité, ce qui est très courant, de vouloir rendre plus attractives les apparences de sa commune. Rien de plus légitime. Il aura alors recours à des techniques éprouvées : le fleurissement et la plantation d’arbres et d’arbustes dans l’espace public et la mise en valeur du patrimoine architectural et historique en particulier. En faisant appel quand c’est possible au sens citoyen de ses administrés pour y contribuer.

Il peut aussi s’intéresser à tous les paysages de sa commune, non seulement construits, mais également agricoles, boisés ou aquatiques ; non seulement aux paysages à remarquer mais à tous les lieux ordinaires. Dans ce cas, il accordera une grande attention à tous les acteurs privés et publics qui sont à l’origine de ces paysages : aux propriétaires fonciers, aux agriculteurs, aux forestiers, aux promoteurs immobiliers, aux associations, aux entreprises, etc. Non seulement à ce qu’ils font et produisent, mais à leurs projets de maintien ou de changement. Ce qui suppose de les rencontrer et d’échanger sur ces sujets.

Il peut enfin se sentir concerné par tous les usages qui sont faits de ces paysages par les habitants de sa commune, et par d’autres usagers comme les touristes. Usages de loisirs comme la pêche, la chasse, la promenade, l’équitation ou le cyclisme. Usages alimentaires libres comme la cueillette des champignons ou des fruits sauvages ou payants dans les parcelles de maraîchage ou de vergers, qui sont ouvertes à des clients.

Il a aussi la possibilité de faire reconnaître par le débat public les fonctions et usages multiples d’intérêt général de certaines parties de sa commune,  par exemple comme espaces de loisirs, de pédagogies, de spectacles, de patrimoine historique, d’épuration des eaux, d’expansion des crues des cours d’eau, de captage d’eaux potables, de protection des accès des aéroports, de sources de biodiversité, d’énergies éolienne ou photovoltaïque, ou encore de recyclage des déchets, de puits de carbone, de microclimatisation urbaine, et surtout de ressources économiques et d’emplois.

Dans ce dernier exemple, le maire avec son conseil municipal fait de la qualité des paysages un caractère attractif et identitaire de son territoire. La qualité des paysages devient également un outil de son (a)ménagement permanent au profit collectif de ses habitants, et au-delà des dissensions habituelles entre eux et les acteurs produisant les paysages. Ce qui suppose quelques précautions dans la démarche (10).

Conseil n° 1 : D’abord connaître les paysages de sa commune, les inventorier, les nommer et les localiser sur une carte géographique. Puis les faire connaître sur le site web de la commune en donnant des informations sur chaque unité de paysage ou lieux remarqués. Faire ce travail géographique avec les habitants et acteurs concernés et avec des professionnels (géographes, paysagistes) pour que les parties différentes du territoire de la commune soient identifiées autant par le vocabulaire local (les toponymes) que par le langage des géographes (les unités paysagères). Il y a autant de lectures de paysage que de lecteurs, comme pour un roman. Et la carte des paysages doit rendre compte de cette diversité sans exclusive.

Conseil n° 2 Identifier et interpréter la politique paysagère dans le plan local d’urbanisme communal. Le mot paysage dans les documents du PLU opposables au tiers est un mot clé. Son sens est presque toujours réduit ou flou, mais il faut en prendre conscience et l’expliciter. Il peut être interprété dans le sens des aménagements paysagers, d’un plan vert d’urbanisme (trames vertes, coulées vertes, ceintures vertes, cœurs verts), d’une structuration de la région urbaine (charpente paysagère, ossature paysagère), d’un patrimoine remarquable à transmettre (site classé, architectures et jardins historiques), d’une organisation écologique à construire (réservoirs et corridors biologiques), des contraintes de constructibilité (surface d’espaces non construits, COS), de l’accessibilité à l’espace (sentiers piétons, circuits cyclistes), etc. Interpréter la politique paysagère telle qu’elle est écrite et cartographiée dans le PLU est nécessaire à l’activité efficace de tout conseil municipal. Conseil n° 3 : Situer les paysages de la commune dans l’atlas départemental des paysages et dans le projet urbain de l’intercommunalité. Depuis quelques années, avec l’aide de l’Etat et des collectivités territoriales, des atlas départementaux de paysage ont été réalisés et sont accessibles par internet. Ils fournissent aux élus et aux professionnels du paysage les informations nécessaires pour établir des projets de paysage communaux et intercommunaux, et sont réactualisés tous les 10 ans. Leur consultation ainsi que celle des documents d’urbanisme des SCOT ou de toute intercommunalité permettent de connaître les politiques paysagères recommandées à ces échelles administratives et territoriales. Conseil n° 4 : Préciser les valeurs paysagères des habitants. Pour savoir comment les divers espaces sont valorisés ou non valorisés par les habitants et les visiteurs, l’élu doit s’intéresser aux reconnaissances qui sont accordées à  tel ou tel lieu. Ces valeurs paysagères sont issues des jugements portés par chacun sur les paysages de la commune et sont limitées (8  à 10 valeurs en général). Elles sont facilement accessibles par des sondages par internet ou directement. Par exemple, les valeurs marchandes, esthétiques, de loisirs, de biodiversité, d’environnement, patrimoniales (transmission), etc. Conseil n° 5 : Repérer les projets en cours sur le territoire communal et intercommunal. La vie communale publique n’est pas dissociable des projets publics ou privés qui peuvent affecter l’état des paysages. Il est nécessaire de les décrire et de les faire connaître dans les débats publics. Conseil n° 6 : Identifier les enjeux paysagers communaux. A partir des étapes précédentes, les élus peuvent distinguer les enjeux paysagers : qu’est ce que la collectivité va perdre ou gagner à adopter telle ou telle orientation de production de ses paysages : plus ou moins d’emplois, d’habitants, de sécurité, d’attractivité, de soutenabilité, de mixité sociale dans l’espace public, etc. ? Comment les hiérarchiser ? Conseil n° 7 : Réaliser  une charte paysagère communale. L’orientation politique qui est privilégiée par les élus est concrétisée par une charte paysagère : texte consensuel, mais précis, réunissant l’ensemble des valeurs et des principes d’action publique qui inspireront la politique paysagère communale, souvent dans le cadre d’une intercommunalité (un parc naturel régional ou une communauté de communes par exemple).

Conseil n° 8 : Débattre publiquement du contenu de la charte et de son mode d’évolution, ceci afin de donner une légitimité aux décisions démocratiques des élus, en fonction des résultats de ces débats.

Conseil n° 9 : Chercher les moyens financiers avec les partenaires territoriaux pour mettre en œuvre les actions qu’elle prévoit dans le cadre d’une planification.

Conseil n° 10 : Evaluer périodiquement avec les habitants la réelle mise en oeuvre des actions prévues par la charte dans le cadre du PLU.


26 mars 2012

Niwa, par P. Donadieu

En japonais, le jardin. Pourquoi ce mot s’est-il imposé au sociologue Kazuhiko Yatabe pour résumer dans sa chronique du Courrier International l’attitude des Japonais après les catastrophes du 11 mars 2011[1] ? Les vertus du jardinage seraient-elles à la hauteur des épreuves qu’ont subies les sinistrés du tsunami ? Seraient-elles capables de montrer des voies d’espoir à un monde post Fukushima ?

Dans la culture japonaise, le jardin apparaît comme une interprétation directe de l’environnement naturel[2]. Originellement, il s’enracine dans la sacralité de l’espace sauvage. Il emprunte son modèle à des paysages connus, réels ou peints, et inspire à son tour de nouveaux paysages, de la grandeur nature à la miniaturisation jusqu’au bonsaï. Dans le jardin japonais, par le procédé métaphorique du mitate (étymologiquement « instituer par le regard »), la nature n’est pas imitée mais recréée par le spectateur. C’est dans cette nature de référence, paysages sauvages ou campagnards, que les lettrés en période de troubles ou de disgrâce se retiraient, car ils y voyaient un recours dans leur situation de détresse. Au Japon, écrit le géographe et philosophe Augustin Berque « la nature sauve l’homme, en l’absolvant des scories du monde » (p. 91). En cela elle devient une finalité de la culture, en tant que cette dernière est soumise à la première.

Qu’en est-il alors de la nature au Japon quand celle-ci se manifeste sous la forme d’un séisme et d’un tsunami dévastateur du monde des hommes ? Reste-t-elle toujours aussi bienfaisante et salvatrice que la culture paysagère l’enseigne ? Ne redevient-elle pas un sujet qui « reprend des droits » qu’elle n’a jamais abandonnés ? Autant dans le jardin (selon le traité des jardins du Sakutei-ki écrit au XIe siècle), l’ordonnancement de la nature composée doit être respectée, autant la vague géante qui a détruit les villes littorales relève d’une force tellurique qui n’a pas de commune mesure avec le monde clos, harmonieux et paisible des jardins. Ces derniers possèdent donc d’autres vertus telles qu’il soit opportun de les réquisitionner en période de déréliction apparente d’une société.

L’anthropologue Shin’ishi Nakazawa  ne rappelle-t-il pas que « dans les temps anciens, le jardin, régi par le principe d’égalité et de liberté, habité des dieux, était cet espace  ouvert qui neutralisait les différences entre les hommes (…), et qui de ce fait se trouvait ainsi lié à l’idée d’art et de justice, mais aussi de marché » ? Car, poursuit  le sociologue Kazuhiko Yatabe « le jardin originel peut être repensé à l’interface entre le don et l’échange, entre les émotions et l’abstraction ». Autrement dit, devant la catastrophe, tous les Japonais se sentiraient égaux dans la douleur collective et l’idée originelle de jardin en serait la matrice commune.

Le 22 janvier 2004, le sociologue écrivait dans le Courrier International : « Si Dieu sait comme la nature peut être douce au Japon, elle n’a eu de cesse de rappeler aux hommes la vanité de leur prétention à la dompter, en libérant régulièrement une énergie fondamentale, le plus souvent dévastatrice, dont le caractère incommensurable est à l’origine du sentiment japonais du sacré ». Il poursuivait : « Désormais, à n’importe quel moment peuvent advenir le tremblement de terre et le tsunami qui anéantiront l’immense Tôkyô. La peur, impalpable, est cependant omniprésente – mais sans être jamais associée à l’idée d’apocalypse, comme si les Japonais voyaient en la force déployée par la nature les prémices d’un renouveau, d’une renaissance. Le tsunami comme métaphore d’une table rase, n’était-ce pas d’ailleurs le message du plus beau film japonais de ces dernières années, Eurêka, de Shinji Aoyama ? S’il est un cataclysme que les Japonais appellent de leurs voeux, c’est bien celui-là, une déferlante qui débarrasserait la conscience des malaises de la modernité ». En reprenant la même métaphore à procédé jardinier par excellence dans les cultures asiatiquesà, il fait, huit ans plus tard, de l’accident de Fukushima le symbole « des limites du capitalisme mondialisé » et de la pensée du jardin originel « celui du premier pas pour réinventer, peut-être, une économie à visage humain ».

Au lendemain de la catastrophe, il soulignait les risques que faisait courir aux Japonais la pensée technocratique. Notamment celle qu’exprimait le mot sôteigai, vocable désignant « ce qui est «hors sôtei», hors supposition à ce qui restait hors du champ du prévisible et qui, par conséquent, n’a pas pu être intégré dans le stock de situations types disponibles pour qualifier l’événement et y faire face »[3]. Terme qui laisse supposer que le projet de central nucléaire  de Fukushima avait cru pouvoir penser le risque jusqu’à l’annuler. Erreur fatale !

Si le jardin (niwa) revient sur la scène médiatique, ce n’est certes pas pour, à l’occasion du 1er anniversaire du tsunami et de l’accident nucléaire, vanter les mérites du jardinage au Japon. Avec Kazuhiko Yatabe, on peut sans doute y voir le souci symbolique de refonder une pensée économique post moderne à visage humain. Ce que précise Augustin Berque[4] dans le cadre de la théorie des milieux. L’amnésie qui accompagne invariablement le souci de la rentabilité des entreprises privées (comme Tepco)  est pour lui la véritable raison de ces deux crises. Car le lieu où a été construit la centrale nucléaire avait déjà connu ces vagues géantes (bien au delà des 7 mètres de hauteur de la digue), et là où on n’avait pas construit parce que la mémoire des catastrophes passée étaient encore vives, les vies comme les biens ont été épargnés par le tsunami. La vague géante n’existe comme catastrophe que dans nos mémoires humaines (sans témoins, ni victimes, elle n’est qu’un phénomène naturel parmi d’autres).

Si le monde humain (le milieu dont procède notre existence) est réduit à des ressources d’un environnement à exploiter, il lui manque l’essentiel : la conscience des risques, des contraintes et le bénéfice des agréments qu’il procure, comme dans un jardin. Ce n’est donc pas la matérialité géophysique qui est en cause, mais la difficulté pour les cultures occidentalisées àfondées seulement sur le marchéà à rétablir les relations avec la nature pour en faire un monde habitable. Non sans ignorer les risques et en connaissance des indispensables précautions à prendre que ne peuvent pas (ou ne doivent pas) ignorer les pouvoirs publics.

[1] Le mot de la semaine, Courrier International n° 1114, p. 24.

[2] Ce qui suit est un emprunt à Augustin Berque dans Le Sauvage et l’Artifice, les Japonais devant la nature, Gallimard, Paris, 1986, notamment le chapitre 2, Des monts et des eaux

[3]  K. Yatabé, Courrier International du 05 05 2011.

[4] Milieu, co-suscitation, désastres naturels et humains

 http://www.mesologiques.com/2012/01/tadashi-okubo-ishinomaki.html#more (consulté le 10.03.12)


12 mars 2012

Les temps chronotopiques, par P. Donadieu

Qu’est ce que le temps du bien vivre, de la « vie bonne »[1] ? Non pas le temps en soi (le temps mesuré ne peut aller plus, ou moins, vite), mais le temps pour soi. Est-ce une reconquête du temps perdu au profit de la consommation frénétique (Bernard Stiegler) ;  une quête d’éternité en accélérant le rythme de sa vie (Hartmund Rosa) ; ou un changement de conception du temps qui privilégie le faire, l’agir sur le monde en lieu et place de l’être au monde (Françoise Dastur) ?

Face à cette vie débordée, le philosophe allemand H. Rosa recommande de s’attacher à « la richesse des expériences que nous pouvons avoir ». Car nous prenons, dit-il, un indiscutable  plaisir à démultiplier nos activités, même si nous déplorons le stress qui en résulte. La qualité de la vie « non débordée » est d’abord celle des ambiances vécues, telles que nous les vivons dans les sensations heureuses de « résonance » : le contact avec les rythmes matriciels de la nature, l’écoute d’un morceau de musique ou une réunion (paisible) de famille.

Depuis la réflexion de saint Augustin sur le temps dans les Confessions (397-398), nous connaissons l’énigme du temps. Le temps présent ne peut être que fugitif, puisque passé il n’est plus, et futur il n’est pas encore advenu. Ou il est mémoire infidèle, ou bien attente et projet incertains. Cette aporie d’un présent inexistant ou presque cède en partie si on introduit dans l’expérience du temps celle de l’espace.

Au cours de sa marche, le marcheur se donne le temps d’arpenter à son rythme. Le paysage se déplie avec lui. Il libère, ouvre l’espace dans le même intervalle que le temps (p. 53). Double conquête donc d’un temps et d’un espace désirés pour soi. Bien difficile en revanche à obtenir entre les horaires de bureau, de la fin de l’école, de la leçon de piano des enfants et de la préparation du dîner.

Car l’ubiquité est permise aujourd’hui. Grâce aux téléphones portables et à Internet, le temps fragmenté de la communication se distribue entre des lieux émiettés parfois très éloignés. Retrouver le temps revient alors à maîtriser son usage pour soi, alors qu’il est souvent contrôlé et imposé par d’autres. Conquérir son temps, c’est se libérer de l’injonction sociale dans des espace-temps pour soi :  les temps de la chasse et de la pêche, du jardin, de la prière, des jeux de société, de la lecture, des voyages, de la retraite érémitique loin de tout (sans portable), du bénévolat, du militantisme pour la décroissance économique, en bref du temps pour être à soi et parfois pour les autres quelque part.

L’espace et le temps étroitement liés par le projet de reconquête du temps ne font qu’un dans le vie réelle ou romanesque. C’est ce que dit la notion de chronotope [2] : Le chronotope ou «temps-espace » est une catégorie de forme et de contenu basée sur la solidarité du temps et de l’espace dans le monde réel comme dans la fiction romanesque. La notion de chronotope fonde les «indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret». [3]

La succession maîtrisée des chronotopes serait-elle le point névralgique de la « vie bonne » ? Que veut dire alors, dans la vie réelle, concevoir l’espace du temps du bien vivre et du bien habiter (la finalité en principe du projet des paysagistes, des urbanistes et des architectes) ? A défaut de pouvoir agir sur le seul et insaisissable  temps ! Le projet d’architecture ou de paysagiste en donne-t-il la possibilité et comment ?

En assimilant le projet d’architecture à un texte, l’architecte espagnol J.M. Thornberg a cherché à montrer qu’il était possible de lier l’acte de construire et celui d’habiter, l’histoire et la géographie, les fonctions et les formes[4]. Il décrit ainsi sa structure chronotopique : «Le projet architectural comme texte préfigure une construction habitable, à travers une articulation des éléments (matière) qui rend possible un certain nombre de fonctions et de relations intersubjectives et qui, par le fait même, en rejette d’autres »[5]. En d’autres termes, le savoir-faire spécifique de l’architecte urbaniste crée pour l’usager des espaces-temps qui doivent «« synchroniser » la croissance psychogénétique de l’individu avec le développement sociogénétique et historique. Cette synchronisation constitue le chronotope ».

En est-il de même pour l’architecte paysagiste ? L’équivalent d’un chronotope architectural (un certain agencement d’espace-temps comme ce qui serait perçu dans un couloir, un patio ou un porche par exemple) pourrait être des allées, des bosquets, des rivières, des bois et des champs. Ce n’est pas alors la cohérence perçue d’un édifice qui fait le lien entre le corps et l’extérieur du corps de l’usager, mais celle du territoire en tant qu’il est lui aussi architecturé c’est-à-dire composé/dessiné. La référence de J.M. Thornberg à la conception du texte chez Paul Ricoeur dans Temps et récit (1983-85) suggère une analogie entre l’écrivain et l’architecte. L’œuvre de l’architecte, et celle du concepteur paysagiste, pourraient-elles être interprétées de la même façon que le texte (préfiguration, mise en intrigue et réception par le lecteur ou l’usager de l’espace) ?

Dans le projet d’architecte, comme dans celui de l’écrivain, c’est tout le parcours chronotopique des concepteurs d’ouvrages qui est investi. L’habitant ou le lecteur en retrouvent alors les réminiscences sous la forme de messages métaphoriques, comme par exemple chez l’architecte Luis Barragan[6]. Chez les concepteurs paysagistes qui écrivent/dessinent un projet de paysage pour un territoire communal ou intercommunal, il s’agit d’associer plusieurs types de chronotopes. Certes ceux des concepteurs qui ont arpenté les sites, mais également ceux des habitants qui y vivent. Et dans certain cas, il est possible de laisser, par la pratique de la médiation, ces espaces-temps de la mémoire locale donner sens et identité aux paysages concernés. La recherche du bien-être pour soi peut échapper à l’individualisme comme à l’autorité aveugle, si le débat démocratique local créé les conditions matérielles et sociétales de nouveaux temps de l’entre-soi.

[1] Hartmunt Rosa, in “L’homme débordé, Peut-on retrouver le temps ?”, Dossier de Philosophie Magazine n° 57, 2012, p. 44. Cette chronique fait largement appel aux différents auteurs de ce dossier.

[2] La notion désigne le lieu, le temps de l’action ainsi que l’univers de personnages créé par le romancier. Elle est due à l’historien et théoricien russe de la littérature Mikhail Bakhtine (1895-1975).

[3] Gardes-Tamine, J. et Hubert, M-C., Dictionnaire de critique littéraire, Paris, Armand Colin, 1993, pp. 35-36.

[4] Josep Muntañola Thornberg. Le projet architectural comme rencontre chronotopique : « Hommage à Paul Ricoeur ». Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne ]. NAS, 2008, n°111. Disponible sur : <http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=2123> (consulté le 18/02/2012)

[5] J.M. Thornberg, op. cit.

[6] Nicolas Gilsoul%u2028, “L’architecture émotionnelle au service du projet” in Projet de paysage, 26/06/2009 URL : http://www.projetsdepaysage.fr/fr/l_architecture_emotionnelle_au_service_du_projet.


27 février 2012

Le paysage comme récit d’actions, par P. Donadieu

Si le paysage est « une perception d’une portion de territoire par les populations » comme l’indique l’article 1 de la Convention européenne du paysage (2000), il n’en est pas moins une production matérielle d’espaces. De ce fait, il résulte d’un ensemble d’actions humaines dont la connaissance relève des théories de l’action. S’agit-il alors d’expliquer son passé pour prévoir son futur ? Et dans ce cas d’élucider ses causes selon des lois universelles ? Ou bien d’en dévoiler les raisons pour mieux en comprendre les sens passés et futurs ?

Le philosophe français Paul Ricoeur (1913-2005), dans Temps et Récit (tome 1 L’intrigue et le récit historique,  Seuil, 1983), où il analyse les rapports entre expliquer et comprendre en histoire, éclaire cette alternative et les moyens de la dépasser.  D’un point de vue nomologique (des lois qui régissent les faits naturels), il y a lieu de rechercher les causes qui entraînent des effets, par exemple en faisant appel à la géologie et à la géomorphologie pour rendre compte des formes du relief, à l’érosion et aux dépôts alluviaux pour expliquer celles d’une vallée.

En revanche, il indique qu’en histoire, à la suite de William Dray (1957) on peut faire appel, par l’enquête, à l’analyse causale (mais sans loi causale). Celle-ci a recours à un jugement sélectif en recherchant des facteurs nécessaires à l’événement, facteurs « sur quoi l’action humaine a prise » (p. 226). Il en est de même en sémiologie du paysage. D’un point de vue causaliste, la présence d’un mail de platanes dans le paysage provençal est sans doute attribuable au marquage de l’accès à un mas ou une bastide. Ce n’est pas une loi universelle car le même alignement d’arbres en Ile-de-France ne trouvera pas la même explication.

Si on ne fait usage ni des lois, ni des causalités particulières, il est possible pour expliquer un évènement d’avoir recours à des raisons. C’est-à-dire aux actions des agents importants dans un récit historique en connaissant les considérations qui les ont convaincus qu’ils devaient agir comme ils l’ont fait (d’après Dray, p. 122). Expliquer c’est donc justifier le bien fondé de ce qui a été fait logiquement par les acteurs, en apporter les preuves matérielles, et non pas se contenter de les comprendre de manière empathique.

Dans l’exemple précédent, expliquer c’est montrer par des documents cartographiques historiques  que le mail a été relié à un mas ou à une bastide, peut-être aujourd’hui disparus, et fournir les preuves que le propriétaire les a effectivement fait planter à une date connue pour des motifs qu’il a pu développer dans des documents écrits. Dans l’écoumène (le monde habité), les raisons du paysage sont d’abord humaines et donc culturelles comme l’a développé Augustin Berque dans l’ouvrage éponyme (1995, Hazan) : « Ce que j’appellerai ici « raison paysagère », c’est cela qui rend compte du paysage à certaines époques et dans certains milieux, alors qu’ailleurs ou en d’autre temps, les sociétés semblent ignorer cette notion, pour nous si familière, que nous la croyons universelle » (p. 7). Et plus loin : « la raison paysagère est un rapport ou une mesure, qui nous rattachant aux formes qui nous entourent, les font parler à nos sens, et d’abord à notre vue » (pp. 8-9).

Que devient la raison paysagère quand elle est sociétale et non seulement individuelle ? P. Ricoeur admet avec W. Dray l’extension de l’individu au groupe. Et dans l’exemple pris on peut considérer que le comportement de ce propriétaire de bastide vaut pour tous les propriétaires qui sont alors responsables de la présence de ce type de mail de platanes dans les paysages de Provence. Collective, l’action de planter des mails sur la voie d’accès aux bastides suppose que chaque propriétaire adhère à l’idée que la bastide ne peut se passer de mail dans la représentation collective de ce type d’édifice rural. Et sans qu’aucune injonction d’un individu ou d’une institution en soit responsable.

Plus hasardeuse, et certainement fausse, apparaît l’idée que l’on puisse admettre que la société provençale dans la totalité de ces membres, ait porté ce type de projet paysager. De la même façon qu’aujourd’hui, on ne peut expliquer de manière satisfaisante l’étalement urbain, ni seulement  par des forces économiques et sociales (la spéculation foncière, le besoin de logements), ni non plus par le calcul des seuls propriétaires de terres agricoles. Un phénomène historique sociétal ne peut être réduit à la somme mécanique des actions de ses acteurs. Ce qui n’empêche qu’une action est une intervention sur un système qui est pensé, pour partie, modifiable, et que cette action est alors considérée comme la cause ou une des causes du changement souhaité (l’intention du projet).

Supposons que le chercheur veuille expliquer autant que comprendre la mise en place récente d’un parc public urbain. Pour y parvenir, il se fixe le but de raconter son histoire à partir des actions des acteurs qui ont abouti à  la transformation matérielle de ce qui préexistait. Il faudra alors séparer les actions (quasi) causales, nécessaires et suffisantes, (politiques, juridiques, constructives, gestionnaires, etc.) des finalités téléologiques (le mieux-être des citadins dans la ville). L’histoire à écrire puis à lire peut prendre la forme d’un récit qui explique autant qu’il fait comprendre au lecteur l’interprétation d’un passé, écrit dans le temps présent.

Pour ce faire Paul Ricoeur distingue trois modes successifs de la représentation (mimesis ou imitation créatrice)) des événements passés dans un récit : la précompréhension des actions à décrire (mimesis 1), la mise en intrigue (en fiction narrative et/ou historique) des actions (mimesis 2) et la réception du récit (la lecture : mimésis 3). En d’autres termes, le chercheur élabore un récit médiateur entre ce qui s’est passé réellement (et qu’il ne connaît pas) et le lecteur qui souhaite le comprendre ; entre des évènements et « une histoire prise comme un tout intelligible » (p. 127). L’histoire racontée à tragédie, comédie ou simple récit historique à organise (configure) les événements dans une temporalité choisie qui a un début, des péripéties et une fin. Pour Ricoeur, la mise en intrigue de l’histoire se fait sur le mode poétique (métaphorique), mais pourrait s’envisager également sur le mode spéculatif : est ce que le récit n’aurait pas pu être autre ? Sa détermination historiographique ne peut-elle pas être prise en défaut ?

Ce long détour a une finalité : montrer que l’analyse d’un projet de paysage (celui d’un parc public ou d’un territoire) doit indiquer autant les logiques individuelles que sociétales (les paysagistes sont des acteurs parmi d’autres). Et que c’est par l’analyse des récits obtenus auprès des acteurs de ces projets que la narration historique de ce qui s’est passé peut être constituée pour donner une existence littéraire autant que scientifique à un passé méconnu et jamais épuisable. Qu’il s’agisse de prévoir le futur  d’une œuvre paysagiste, d’en comprendre le présent à la lumière de l’explication du passé, ou de s’en inspirer pour faire le projet d’un autre parc, la production d’un récit par le chercheur-auteur-concepteur est une étape de la mise en mémoire individuelle et collective du devenir d’un lieu.


13 février 2012

Arpenter un site est-il nécessaire ? par P. Donadieu

Les paysagistes n’imaginent pas agir sur un site sans l’avoir vu et parcouru. De la même manière que les touristes récusent en principe l’idée saugrenue de voyager sans se déplacer. Pourtant il existe deux manières de se faire une idée d’un espace que l’on ne connaît pas. Si l’on suit Pierre Bayard (1)  dans Comment parler des lieux où l’on a pas été ?  (2) l’observation participante des sociologues, « consistant à s’immerger dans le milieu que l’on souhaite étudier » (p. 158) ne permet guère le recul que demande la création des « pays et lieux imaginaires ». En revanche, « l’observation à distance », propre au périple littéraire, permet à l’imagination de l’auteur comme du lecteur de se déployer sans limites, en mélangeant des mondes intérieurs et extérieurs qui ne se rencontrent pas facilement.Pierre Bayard montre ainsi que Marco Polo, fin connaisseur des moeurs chinoises, n’a probablement pas dépassé Constantinople ;  que Blaise Cendrars n’a sans doute jamais pris le Transsibérien reliant Moscou à Vladivostok, et que le Phileas Fogg de Jules Verne est resté enfermé dans sa cabine au cours de son Tour du monde en quatre-vingts jours sans visiter le moindre lieu. Il suggère de fonder une critique atopique (p. 153) qui étudierait la perméabilité des limites entre l’espace des oeuvres littéraires et l’espace réel, ainsi que la migration des figures romanesques dans la vraie vie.Est-ce à dire que le récit du voyageur casanier, qui invente son voyage, est plus crédible que celui du véritable touriste en quête d’émotions ; et que la vérité de la fiction littéraire est plus accessible que celle des descriptions géographiques rigoureuses ? Est-ce suggérer que, pour un paysagiste, la visite approfondie du site est facultative ? La plupart des écrivains tentés par la description topographique ne prétendent pas être géographes, fussent-ils adeptes d’une écriture réaliste. Pourtant, par souci d’exactitude, ils se documentent, parfois observent eux-mêmes et font ainsi pénétrer les mots choisis du monde réel dans la fiction romanesque. Cependant, trop près de la réalité, sans la médiation ou le truchement des connaisseurs des lieux, ils peuvent être submergés par les détails aux dépens de l’essentiel qui ne relève pas seulement de l’expérience sensorielle.Suffisamment loin de la réalité matérielle et de sa connaissance encyclopédique, il leur est permis en revanche de conserver une vue d’ensemble sur les mondes traversés (p. 39). Evitant la visite méticuleuse ou l’immersion aveuglante de l’observation participante, l’écrivain prête une grande attention à ce qu’on lui dit du monde. Comme l’écrivain Edouard Glissant avec les images de l’Île de Pâques que lui transmettait la caméra de son épouse Betty ; ou l’anthropologue Margaret Mead avec les descriptions fantasmatiques qui lui étaient faites des moeurs très libres des jeunes Samoans. Réinventés grâce à la force persuasive de l’écriture, ces pays imaginaires transmettent des messages aux lecteurs. Par exemple au moyen du mythe de la sexualité heureuse des sociétés traditionnelles en direction des familles américaines, ou de la critique de la colonisation américaine aux dépens des Indiens chez l’écrivain allemand Karl May.Pierre Bayard soutient l’idée que le rôle de l’écrivain, en réinventant le monde, est de le transformer par l’écriture en le rendant plus juste, au sens de la justesse et non de la justice, de le rendre lisible et donc compréhensible (p. 122). Cette mission n’est-elle pas également celle du paysagiste ?Une des constantes du métier de paysagiste aujourd’hui est en effet de faire, de composer avec ce qui est déjà là, qu’il s’agisse d’un jardin privé, d’un futur parc public ou d’une politique paysagère territoriale. La visite du site s’impose-t-elle ? Le paysagiste peut-il parler de lieux où il n’a pas été, dans la mesure où il doit élaborer des principes d’actions (un projet) ? Deux démarches sont possibles. Soit, en privilégiant « une attention flottante » (une notion psychanalytique freudienne), s’imprégner de ce qui est dit, écrit et mis en images par d’autres pour inventer une intention de projet, un nouveau récit. Soit en faisant appel aux savoirs de nombreuses disciplines scientifiques (géographie, histoire, sociologie, écologie, etc.), pour élaborer une analyse rigoureuse et érudite qui peut concourir à élaborer des principes d’actions. Dans ces deux cas faut-il aller visiter le site ?S’il ne va pas sur le site, le paysagiste casanier nourrira son projet des savoirs des autres qu’il peut réunir facilement grâce à Internet (cartes, images, textes littéraires et savoirs vernaculaires et savants), et à des entretiens avec des informateurs. Intermédiaire idéal, ignorant des lieux réels, il pourra dépasser les contradictions des auteurs consultés et comparés en inventant  l’esprit du lieu, en d’autres termes son essence, sans s’attacher à son apparence. Dans cet espace atopique de l’art de l’image et de la littérature (le lieu imaginaire), peuvent ainsi confluer et se mêler les figures idéalisées les plus diverses. Ici un fragment printanier de campagne qui rappelle les Coquelicots de Claude Monet, là une réminiscence de la nature sauvage décrite par l’écrivain Maurice Genevoix dans Raboliot.Certes, il pourra lui manquer les informations nécessaires à la transformation physique et technique du site, si celle-ci est nécessaire. Cependant, en dehors de toute intervention, la seule présence psychique au site peut suffire à inventer des lieux fictifs. Surtout si le déjà là, reconnu, raconte une histoire ancienne ou inédite, hors des catégories traditionnelles de l’espace et du temps (une vérité paysagère aussi littéraire que scientifique).S’il parcourt le site, le professionnel du paysage peut recourir à la démarche précédente. Dans ce cas, il ajoute à son regard informé sa relation personnelle au site, celle qui le fait réagir à ce qui est donné à percevoir dans le temps de l’arpentage ; celle qui lui permet d’intégrer son expérience sensorielle des lieux à des principes rationnels d’aménagement de l’espace physique. Si sa démarche ne fait pas place explicitement à l’imaginaire et à la poétique des lieux, il pourra recourir à des formes plus technocratiques ou administratives de régulation territoriale des paysages  à en tant que milieux de la vie humaine et non humaine à, grâce aux documents d’urbanisme en particulier. Si le monde ambiant doit devenir plus juste, c’est-à-dire mieux compris par ses habitants, c’est sans doute en l’éclairant de fictions paysagistes qui en renouvellent le jugement aussi sûrement que les vérités scientifiques toujours relatives.Si ce monde doit devenir plus équitable (3), et en ce sens plus humain, il n’est pas utopique d’imaginer que la réunion des pays réels et imaginaires en est la condition nécessaire. Et que cela puisse se faire en associant les qualités respectives des écrivains et des paysagistes, chacun décidant s’il doit ou non arpenter les chemins qui le parcourent.Notes.(1) Pierre Bayard est professeur de littérature française à l’université Paris 8 et psychanalyste.(2) Pierre Bayard, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? Éditions de Minuit, Paris, 2012.(3) P. Donadieu et A. Fraval, Leila ou la ville équitable, Montréal, www.lulu.com, 2010.


30 janvier 2012

L’économie de marché est-elle un obstacle à la qualité des paysages ? par P. Donadieu

L’idée la plus communément répandue est d’attribuer aux marchés libres la responsabilité de la médiocrité des paysages et des milieux de vie. Incontrôlé, le marché mondialisé des biens et des services produirait des paysages monotones et peu habitables (lotissements et zones industrielles standardisés, agricultures industrialisées, milieux de vie pollués, biodiversité en régression, ségrégation sociale en extension, etc.).). Il engendrerait inéluctablement à travers le monde des ruines d’économies sinistrées, agricoles ou industrielles.La seule parade rationnelle serait alors de réinvestir l’Etat Providence (l’Etat du Welfare) de son rôle perdu de régulateur du marché et de ses conséquences  fâcheuses. Ce qui suppose la volonté politique de le faire et de disposer des moyens financiers et humains d’y parvenir. En France, cette volonté politique, celle d’une politique publique de paysage, transversale à tous les ministères concernés (l’Ecologie, les Transports, l’Agriculture, l’Industrie, la Culture, etc.) existe depuis la fin des années 1970. Mais les chercheurs français ont montré que cette politique peut avoir localement des effets positifs faibles ou discutables. Chaque année la  longueur des haies rurales replantées en France, par exemple, reste bien inférieure à  celle qui est détruite par les agriculteurs, l’urbanisation ou la construction des infrastructures. Le verdissement des régions urbaines, qui contribue à faire grimper le prix de l’immobilier, rend plus difficile le logement des populations modestes près de leur lieu de travail dans les centres ou la périphérie des villes. Réduit à un palliatif, le remède n’a-t-il pas pris la mesure du mal, ou a t-il sous-estimé les effets collatéraux ? Ces situations sont-elles évitables, ou bien les marchés ont-ils échappé à tout contrôle ? La théorie économique, écrit le philosophe Alexandre Lacroix (pp. 50-51) admet aujourd’hui deux interprétations contradictoires. Ou bien, en suivant le philosophe et politologue américain Francis Fukuyama (La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, 1992), le capitalisme libéral, parce qu’il a créé rationnellement  des niveaux de prospérité matérielle jamais égalés, est sans alternative. Alors, on peut croire que la crise actuelle de la zone Euro se résoudra d’elle-même. Et que, de leur côté, les paysages inhabitables ou en ruine retrouveront grâce aux marchés une nouvelle viabilité. Ou bien, en faisant confiance au philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976), on admet que c’est la Technique qui mène le monde et les hommes qui l’ont produit sans méfiance. Alors, sans prise sur les rationalités technologique et financière qui échappe aux Etats, l’humanité ne peut sortir de ce cercle infernal que par la ruse … qui reste à inventer.Comme le marché, en lui-même, n’est ni moral, ni immoral, c’est aux acteurs des échanges économiques qu’il faut s’adresser. Surtout si on ne souhaite pas s’en tenir à l’alternative précédente. Il n’y a malheureusement pas de théorie paysagère qui fasse contrepoids à la main invisible d’Adam Smith (Théorie des sentiments moraux, 1759)) pour répartir heureusement les richesses du monde entre ses habitants ; et qui permettent simultanément de produire des mondes habitables pour tous.La croyance que le marché fait le bien des actionnaires des entreprises, et par conséquent des populations, est tenace dans les mondes politiques. Elle cède pourtant du terrain dès que  l’on retourne aux sources des droits humains et de la loi, à la recherche du Bien commun qui s’appuie sur l’autorité.  Ce Bien commun, comme la justice, la liberté, la dignité, l’équité ou la solidarité, résulte d’un échange entre deux partis. Par exemple la santé issue de l’échange entre le malade à qui reconnaît l’autorité du médecin, et accepte ses conseils %u2014, et le médecin qui bénéficie de la reconnaissance du malade et du paiement de ses honoraires. L’enjeu de l’échange est en principe l’efficacité de la guérison promise au malade.Il en est de même quand la gouvernance d’un projet de bien vivre dans un territoire cherche à s’adosser autant aux habitants qu’aux acteurs publics et privés. Or les premiers sont difficiles à mobiliser, car ils ont pris l’habitude de déléguer à la puissance publique, comme contrepartie de l’impôt obligatoire, le soin de veiller à la qualité de leur milieu de vie. Si l’impôt n’était plus une obligation légale, mais un don consenti par le donneur devenu et reconnu comme citoyen, alors ce dernier deviendrait peut-être concerné par l’interprétation et la mise en oeuvre du bien commun paysager (les caractères sensibles du milieu de vie collectif). Celui-ci ne se confond pas en effet avec le bien public qui sert parfois plus l’intérêt propre de l’institution qui gouverne que celui des gouvernés. Et l’on peut donner, rappelle le philosophe allemand Peter Sloterdijk (p. 59) sans perdre la notion de devoir.En d’autres termes, il est possible de contourner la machinerie économique qui échappe au contrôle des Etats. En se concentrant plutôt sur ce qu’elle ne produit que de manière contingente (les valeurs éthiques et esthétiques du Bien commun), et non sur ce qu’elle produit à coup sûr (des biens et des services publics et privés). Non seulement les qualités morales et esthétiques des spatialités voulues par les groupes habitants (loisir, symbole, mémoire, lien social, beauté, agrément, patrimoine, diversité biologique, énergie renouvelable, emploi, etc.) pourraient être mobilisées par la gouvernance des projets, mais également les temporalités  nécessaires pour les mettre en oeuvre. Ceci afin de dépasser les tensions et conflits que les divergences d’appréciation des objectifs des projets engendrent.Rationnel et plutôt aveugle le marché capitaliste n’est en effet ni vertueux, ni infaillible. Mais sans le marché qui permet l’échange de biens et de services, il ne peut y avoir de production des spatialités souhaitables pour la vie humaine. Il ne suffit pas cependant aux Etats d’imaginer des actions publiques régulatrices (les politiques publiques de paysage) pour produire le bien vivre local et global, comme une vulgaire marchandise ou un service banal. Il ne suffit pas d’énoncer des règles de construction des paysages, de transmettre les patrimoines et de réaliser des espaces publics verts attractifs. Encore est-il nécessaire que les habitants citoyens concernés valident ces décisions publiques et les profits spatialisés qu’ils en tirent. Ces profits sont collectifs, mais se distinguent selon les préférences locales des groupes et des individus.Cette croyance aux vertus de la régulation publique de la production des paysages est peut-être une croyance piége (Jon Elster, p. 46). C’est-à-dire  une fausse croyance qu’on ne vérifie pas car elle est trop coûteuse, ou difficile à vérifier, tout en pensant que tout le monde y croit ou peut y croire. A moins que le besoin instinctif de l’action publique propre aux gouvernants ne l’emporte sur celui, parfois raisonnable, de la non-action. L’économie de marché peut être un excellent moyen de produire le Bien commun, paysager ou non, si les projets de territoire créent  les conditions démocratiques de l’exercice de la citoyenneté ordinaire. En particulier l’échange transparent entre l’autorité locale et les habitants afin de donner une légitimité à la décision publique.


16 janvier 2012

Peut-on confondre nature et paysage ? Par P. Donadieu

« La nature est inimitable ; et quand elle brille en liberté, elle brille d’une clarté aussi douce que véritable. C’est elle qui sur ces vallons, ces bois, ces prés et ces sillons signale sa puissance : c’est elle qui par leurs beautés, sans blesser l’innocence, rendent nos yeux comme enchantés » Jean Racine, Promenade de Port-Royal (1655-1658).

Distinguer ou confondre ces deux notions est une question qui mérite examen. Pour la plupart des théoriciens culturalistes du paysage (Court traité du paysage, A. Roger, 1997 ; Le paysage et la mémoire,  S. Schama, 1999, entre autres), les deux notions ne peuvent pas faire bon ménage. Un paysage ne peut être naturel puisqu’il est, par postulat, culturel. Une peinture, une photographie, un roman évoquant un ou des paysages, réels ou imaginaires, relèvent des œuvres de l’art et de la littérature. Pour bon nombre d’architectes paysagistes, les projets qu’ils réalisent s’inscrivent dans les arts de la ville et des jardins. Il pourrait être logique d’en déduire que là où est identifié par le public éclairé un paysage ou un jardinqualifiés, il n’y a plus de nature perceptible en soi. De la même façon que le matériau de construction d’un édifice s’efface derrière la forme qui le contient, les formes sensibles d’un paysage masquent souvent la matérialité qui les constitue. Ainsi comprise, la nature matérielle (la physis des Grecs) ne peut être perçue que par le filtre  des modèles culturels de paysage. Ceux des esthètes (le regard formé par la fréquentation des musées), des érudits et des savants (le regard informé), et ceux des populations habitantes, quelles que soient les cultures locales (le regard initié) (Du bon usage de la nature, C. Larrère et R. Larrère, 1997).

Mais cette matérialité (le monde que nous percevons et où nous vivons) n’en est pas pour autant naturelle. Pour l’essentiel de la planète, elle est humanisée et plus ou moins connue (les forêts, les champs, les océans, les montagnes, les calottes glaciaires, etc.) et parfois très artificielle (les villes). Pour autant, les scientifiques de la terre, de la vie et de la nature n’en maîtrisent pas les phénomènes naturels dont certains sont influencés par les activités humaines comme le réchauffement climatique, les cyclones ou les inondations. Ils tentent d’en percer les mystères, d’expliquer par exemple les variations des pathologies des populations vivantes humaines et non humaines, et de se rendre comme le disait le philosophe René Descartes (1596-1650), « comme maître et possesseur de la nature »(méthode, sixième partie).

Or, plus ces matérialités vivantes et non-vivantes sont décrites et expliquées par les sciences,   les ressources naturelles utilisées, les êtres vivants dépendants des artifices diffusés par la société de consommation, et plus la notion d’une nature donnée et indépendante des hommes se disloque et se reconstruit. L’idée du sauvage (wilderness) est réinventée à partir de milieux de vie et de faits parfois très ordinaires. Par exemple dans les périphéries des villes dont la faune sauvage (renard et sanglier) vient visiter les poubelles ; des espèces invasives qui envahissent les canaux des marais ou les talus des routes ; mais également de faits sociaux dans les banlieues (incendie de véhicules, vente de drogues, violences et incivilités urbaines). C’est au retour à des états indésirables de la vie sociale que renvoient alors ces faits divers. Et de manière encore plus douloureuse, et parfois atroce, dans le cas des guerres.

Et dans bien des cas ce sont des images autant que des textes qui permettent d’imaginer à domicile cette sauvagerie médiatisée. Heureusement, une sauvagerie beaucoup plus softest inventée par la pratique du tourisme et des loisirs sportifs. Elle cherche à fasciner les publics autant par la promesse de spectacles « insolites et somptueux » que par celle de sensations inconnues procurées par des expériences intrépides (trekking, rafting, etc.).

Il en est de même pour les campagnes. Rien de moins naturel que les paysages européens de l’agro-industrie, ou que les étendues nord-américaines de la corn belt. Pourtant, l’inquiétude grandissante des consommateurs oblige les producteurs agricoles à imaginer des pratiques plus rassurantes (agriculture biologique, circuits courts, paniers des AMAP, élevages extensifs, etc.). En sont-elles pour autant « plus proches de la nature » ? Et de quelles natures parle t-on ?

Quand par exemple, les jardiniers parlent de jardin naturel. S’agit-il d’un délicieux oxymore ou d’une provocation ? Le jardin, pure création des cultures, pourrait-il par la magie rhétorique rejoindre la nature des origines de la planète et ses mystères d’aujourd’hui. Force est de constater que la nature de ces jardiniers relève de leur pure fantaisie, de leur pure invention, et qu’il en est bien ainsi, sans qu’il soit nécessaire  de parler de paysages.

Faut-il en conclure que dans ce cas la confusion des notions de nature, de paysage et de jardin n’est pas choquante ? Sans aucun doute, puisque dans les trois cas, il s’agit de représentations d’un monde factuel qui ne pourrait exister sans ces mots. Même si d’autres sont substituables avec des sens proches : par exemple jardin écologique, jardin à gestion différenciée, jardin harmonique, jardin durable, jardin dynamique, etc. En revanche le jardin paysager, qui a un sens historique, raconte un moment révolu de l’art des jardins.

Alors que reste-t-il de la nature qui ne saurait se confondre, au premier abord, avec le paysage ? Tout particulièrement dans les régions urbaines. Très prosaïquement une vaste infrastructure matérielle d’espaces non-constructibles : de boisements, de champs, de prairies, de vergers, de vignes, de serres, de jardins et de parcs, de cours d’eau et d’étangs, de marais et de coteaux secs, d’aires de protection des zones de captage d’eau potable, de zones inondables et de lutte contre les incendies, de couloirs aéroportuaires, de cimetières, de terrains de sports, etc. Dans le contexte de la région urbaine, ces espaces sont de fait désignés comme naturels dans les documents d’urbanisme. Et ils doivent le rester du fait des intérêts multiples qu’ils satisfont (alimentation de proximité, sécurité, récréation, loisirs sportifs, protection des zones inconstructibles, coupures urbaines, passage des routes, autoroutes et lignes électriques à haute tension, corridors écologiques, jardins familiaux et partagés, etc.).

Car aucun paysagiste ou urbaniste ne peut décider seul lesquelles de ces spatialités deviendront pour tel ou tel groupe social des paysages appréciés ou dépréciés, des ambiances attractives ou répulsives. Mais tous, avec beaucoup d’autres acteurs privés, publics et associatifs des territoires peuvent y travailler. Pour les uns, il s’agira de créer et de conforter des couloirs de circulation de la faune et de la flore sauvage, autant que des promeneurs, des cavaliers et des cyclistes. Pour d’autres d’accroître l’attractivité touristique de la ville par son patrimoine culturel et naturel ; ou de résorber le chômage des jeunes et des moins jeunes en créant des emplois. Non pas seulement en développant les métiers de la nature et de l’environnement ou du paysage, mais en favorisant la création des entreprises valorisant les lieux. Ceci afin de faire des natures choisies non des buts idéologiques, mais des moyens de satisfaire les besoins fondamentaux (sécurité, santé, mobilité, emploi, etc.) autant que spécifiques (distinction culturelle des groupes) d’une société localisée. Ce qui ne peut se faire en général sans tensions ni conflits sociaux.

Résumons. D’un point de vue culturaliste, il est peu cohérent de confondre nature matérielle et paysage, dans la mesure où le paysage y est réduit à la mise en œuvre de valeurs culturelles distinctives (mémoire, beauté, plaisir, patrimoine, identité, etc.) au moyen de démarches surtout scénographiques. D’un point de vue naturaliste, il est discutable de se limiter à un point de vue écocentré (la protection active de la nature àanimale ou végétale- en soi). Mais il n’est pas interdit de dépasser cette opposition en favorisant les processus sociopolitiques de production des natures matérielles urbaines et périurbaines, vivantes et inertes. Et d’y accompagner, techniquement et culturellement, le développement des préférences paysagères pour les unes ou pour les autres. Par exemple le goût pour le retour, l’invention ou le maintien de différentes formes d’agriculture dans les régions urbaines (voir le n° 7 de Projets de paysage, 2012).