Vérité
« Qu’est-ce qu’une vérité « vraie » ? Y-a-t-il des vérités plus vraies que d’autres ? Que peut-on croire ? »
Pourquoi se poser ces questions auxquelles seuls, semblerait-il, les philosophes peuvent répondre ?
Parce que nos actes, là où nous habitons ou travaillons, dans la commune de Louzy[1]ou ailleurs, en dépendent. Nous n’engageons pas des actes sur des doutes et des affirmations que nous pensons être faux ou peu fiables. Alors comment décider et agir si nous cessons d’être sceptiques ?
Prenons un exemple louzéen : faut-il abattre la peupleraie de la prairie communale du bourg ? Les arbres semblent vieux et dangereux pour le public. Mais les avis sont partagés et la décision de les abattre n’est pas prise. D’autant plus que nul ne sait comment les remplacer.
L’énoncé : « les peupliers sont vieux et dangereux » est-il vrai ?
Pour le philosophe autrichien Karl Popper (1902-1994), un énoncé est vrai s’il est réfutable, mais non réfutée. Une vérité sera donc d’autant plus vraie, qu’il n’a pas été possible de la réfuter (la Terre tourne autour du Soleil par exemple). Ceux qui affirment que les peupliers sont dangereux (ils sont hauts et vieux, perdent leurs branches et penchent de manière impressionnante), sont aussi crédibles que ceux qui affirment le contraire (ils n’ont que quarante ans, peuvent vivre beaucoup plus vieux et ont résisté à la funeste tempête de 1999 contrairement à une plantation voisine). Les premiers constatent que le public ne vient plus pique-niquer sous leur ombrage et les seconds précisent que leur ombrage sur la prairie voisine est très apprécié par les usagers.
Réfutable et réfutée, l’énoncé n’est pas une vérité, mais une opinion controversée.
Pour le philosophe existentialiste Jean-Paul Sartre (1905-1980), l’on affirme son existence grâce à l’opinion d’autrui qui reconnait vos qualités et vos défauts. Plus l’on vous dit que vous êtes intelligent, plus vous prenez ce jugement pour une vérité, celle de vos juges. Si une majorité d’opinions se dégage pour affirmer que les peupliers sont susceptibles de provoquer des accidents, cette vérité subjective s’imposera à la municipalité, et d’autant plus qu’en cas de blessures, celle-ci en portera la responsabilité civile. En revanche si se manifeste une majorité d’opinions tout aussi subjectives que les précédentes, plaidant la sécurité et la beauté du site en l’état, la mairie ne devrait pas décider la suppression de la peupleraie. D’autant plus que cette décision pourrait porter préjudice au maire sortant candidat à sa réélection.
Est-ce le nombre qui fait la règle ? N’accroît-il pas le risque d’une erreur collective ?
Dans un régime politique démocratique, aucune vérité ne tombe du ciel ou d’une coutume profane ou religieuse indiscutable. L’opinion qui s’impose à tous est celle de la majorité produite par le débat public et attestée par le vote. Un débat public honnête et ouvert à tous, centré sur l’intérêt général ; un débat et un vote où l’abstention dégrade cependant la validité des « vérités » révélées.
La vérité universelle ayant fait son temps, et la vérité démocratique restant très relative et fragile, faut-il avoir recours à la vérité scientifique, objective, celle des experts ? Convoqués, et après mesures et enquêtes, les spécialistes des peupliers diront sans doute que la peupleraie communale est âgée exactement de 41 ans, est en bonne santé relative, se débarrasse normalement de ses branches mortes, et peut vivre encore plusieurs années avec des risques accrus de chutes d’arbres, surtout en cas de tempêtes exceptionnelles. Cependant sa valeur sur pied risque fort de décroitre avec le temps. Ces vérités techniques et rationnelles sont réfutables et seront peut-être en partie réfutées si une contre-expertise est demandée (sous-évaluation des risques de chute et de la valeur économique notamment).
Dans le doute sur la bonne décision municipale à prendre (abattage ou non), faut-il s’appuyer sur les émotions de chacun ? Car la prairie communale est un lieu public qui ne laisse pas indifférent. Les habitants s’y retrouvent régulièrement au 14 juillet, pour des concours de boules et de pêche, des vides greniers ou l’été pour des pique-niques. Son ombrage protège certes du soleil, mais la chute possible des branches dissuade les plus craintifs. Pendant six mois, elle reste déserte, marécageuse et parfois inondée. Pour les uns le lieu est rébarbatif, peu engageant, infréquentable. Et pour les amateurs de patrimoine religieux, la suppression des peupliers permettrait d’admirer, depuis la prairie, l’antique église Saint-Pierre construite au XIIe siècle. Une autre image de la commune serait possible.
Mais pour les autres, pêcheurs, boulistes ou promeneurs habitués aux charmes de ce coin de verdure et d’eau, pour les associations concernées (le Comité des fêtes, le Goujon Louzéen par exemple), quelles réactions suscitera l’abattage des peupliers, suppression qu’ils n’auront peut-être pas souhaitée ? La colère, l’indignation ou le désarroi si un tort leur a été infligé ? La surprise, s’il pensait la peupleraie immortelle et sa destruction impossible ? Le soulagement pour les ennemis des peupliers ? L’indifférence, degré zéro de l’émotion ?
La réponse à la question posée au début est moins celle de la vérité de l’énoncé (la peupleraie est-elle dangereuse ?) que de l’objectivité des opinions existantes. Plus ces subjectivités sont nombreuses à exprimer un monde commun (les qualités et défauts de la prairie communale), plus elles parlent d’une réalité objective (une subjectivité partagée) que vit la communauté habitante. Constat qui renvoie à la pratique du débat public et de la démocratie locale dans la commune de Louzy.
Pierre Donadieu 3/09/2019
D’après, en partie, C. Pépin, Philosophie magazine, n°132, 2019, p. 8.
[1]La commune rurale de Louzy, située dans le nord des Deux-Sèvres, réunit 1350 habitants. Ce texte fait partie des Chroniques louzéennespubliées sur le site de la commune de Louzy.
Laisser un commentaire