16 – Retour à l’école

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Chapitre 16

Retour à l’école (1977-1981)  

 

Pierre Donadieu revient sur le début de sa carrière d’enseignant-chercheur à l’ENSP.

Une insertion délicate

Mon retour à Versailles, un lundi matin de septembre 1977, est gravée dans ma mémoire comme une image de vieux film.  Neuf ans après avoir quitté l’école, je pousse la lourde porte vitrée du 6 bis rue Hardy. Dans le vaste hall désert, l’élégante volée d’escaliers en béton couvert de marbre et sa rampe en fer forgé qui donne accès aux deux étages est toujours aussi majestueuse. C’est dans ce bâtiment terminé en 1928 et aménagé en internat que nous vivions pendant le temps scolaire, que nous mangions, buvions (beaucoup), dormions (peu), dansions (les soirs de week-end dans le sous-sol) et travaillions les examens (pas énormément…). 

Après les cours et les travaux pratiques qui se déroulaient dans d’autres bâtiments du Potager du roi, chacun regagnait sa chambre ou le réfectoire (situé dans l’actuelle documentation de l’ENSP). En 1965, en première année, je partageais cette chambre (cette « piaule » disait-on) avec Christian Duvivier qui deviendra paysagiste DPLG et directeur des jardins de la ville de Caen, Michel Meliava qui fera une carrière de banquier et Lucien Pons de conseiller dans une chambre d’agriculture. En seconde année, nous étions deux, avec Bernard Silliaud, dans une chambre du second étage, privilège dû à nos responsabilités de trésorier et de président du comité des fêtes. Et en troisième année, je partageais une chambre de six là où aujourd’hui est situé un atelier de projet.

Une chambre d’élèves (4) dans les années 1930. Archives ENSH/ENSP

Je monte au premier étage en espérant y trouver quelques habitants. Les murs sont sales. Le long couloir qui traverse le bâtiment est désert et sombre, inquiétant, comme traversé des fantômes des centaines d’élèves ingénieurs qui y sont passées depuis un siècle. En me penchant au-dessus du garde-corps, je revois les torrents d’eau qu’un jour nous avions déversés avec des poubelles depuis l’étage pour accueillir le directeur Etienne le Guélinel au rez-de-chaussée. Un crime de lèse-majesté qui rencontra beaucoup d’indulgence.

Dans ce bâtiment, la majorité d’entre nous vivait en cercle fermé, assez indifférent aux évènements extérieurs, à la ville de Versailles et plus loin à la vie parisienne. Au moment des vacances le foyer des élèves – ancienne « Coopérative »- c’était son nom, se vidait complétement, laissant le potager à ses seuls jardiniers, et sur le pignon de l’édifice à un petit commissariat de quartier très sensible à nos débordements nocturnes.

Le long des couloirs, les chambres étaient vides, comme au rez-de-chaussée, les cuisines, le réfectoire, la bibliothèque et la salle de sports. Aucun étudiant n’habitait ici, alors que la nouvelle école du paysage et celle d’horticulture allaient faire leur troisième rentrée. Les derniers étudiants de l’école d’Horticulture (ancienne formule en trois ans) et de la Section du paysage et de l’art des jardins l’avaient quittée trois ans auparavant, en juillet 1974. Et personne n’avait réoccupé les locaux vétustes et lugubres.

Je traverse le Potager du roi, aussi foisonnant de légumes, de fleurs et de fruits qu’à l’époque où je l’avais quitté, aussi paisible à traverser qu’autrefois, aussi lourd d’histoire que le laissent penser les antiques contre-espaliers de poiriers en partie décrépis. 

J’ai rendez-vous dans le bâtiment des Suisses avec Jacques Montégut, mon ancien professeur de botanique et d’écologie végétale à l’ENSH. Grâce à lui, non seulement j’avais aimé l’écologie et la botanique et j’étais devenu enseignant-chercheur dans ce domaine à Dijon, Alger et Rabat, mais il avait conseillé au directeur Raymond Chaux de me recruter comme enseignant. Ce qu’il avait fait pour Marc Rumelhart l’année précédente. Affectation qui était en principe facile puisque j’étais fonctionnaire du ministère de l’Agriculture. Il m’en avait parlé lors de missions que j’avais organisées avec lui au Maroc, à la recherche dans la plaine du Gharb et sur les plateaux d’Azrou, de ses chères adventices, en 1975 et 1976.

Je le retrouve, toujours aussi jovial et passionné, dans son bureau où il travaille avec ses assistants depuis 1956. Il m’explique les enseignements d’écologie végétale et de botanique qu’il dispensait à la Section et qu’il n’a plus le temps de faire (il travaille pour l’entreprise Monsanto sur les plantules des mauvaises herbes…). Enseignement que nous aurons à perpétuer avec Marc Rumelhart, de retour de coopération à Djelfa en Algérie et assistant à l’Agro avec un détachement à l’ENSH.

Il me désigne mon petit bureau qui ouvre sur un jeune verger de pommiers (disparu en 2018). Je ne suis pas dépaysé dans un monde de blouses blanches et de laboratoires de recherches. C’était mon univers à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II de Rabat où j’étais chargé, comme coopérant civil, des enseignements de bioclimatologie, botanique, écologie, agrostologie et malherbologie. Où j’avais également participé à une opération originale et passionnante de développement agricole dans le Haut Atlas de Marrakech. Plus que l’agronomie, mon domaine c’était la botanique méditerranéenne et la phytogéographie nord-africaine où d’illustres prédécesseurs, René Maire puis Pierre Quézel, m’avaient montré le chemin botanique de la science des pâturages. Ce n’était pas celui qui menait aux sciences du paysage. Je l’apprendrai bien plus tard.

Deux jours plus tard, je rencontre Raymond Chaux dans son impressionnant bureau directorial du rez-de-chaussée de la maison historique de Jean-Baptiste de La Quintinie, fondateur du Potager du roi. Successeur de E. Le Guélinel, il est arrivé depuis trois ans avec la double mission de mettre en place deux écoles, renouvelée : l’ENSH, et nouvelle : l’ENSP. Inséparable de ses cigarillos, il m’explique ce que sera l’école du paysage où je suis affecté : une école de paysagistes, des praticiens à la fois architectes et ingénieurs, artistes et techniciens, maitres d’œuvre et planificateurs. J’ai enseigné la bioclimatologie ! Très bien, le cours que laissait le chercheur de l’INRA Sané de Parcevaux en première année m’est confié sur le champ. Tandis que l’enseignement de J. Montégut sera assuré par M Rumelhart. Je suis un peu déçu car il me faudra inventer ce cours pour l’adapter aux élèves paysagistes dont j’ignore les besoins.

R. Chaux était un fonctionnaire d’autorité autant qu’un diplomate pragmatique. Il ne me raconta pas tous les contacts qu’il avait déjà pris pour construire l’enseignement à l’école, ni l’histoire de la commission Harvois et l’échec du premier Institut du paysage (1969-1972) qu’il connaissait. Il savait distribuer les rôles et séparer les informations pour exercer son pouvoir. Sa mission était cependant délicate, car il devait mettre en place une nouvelle école en utilisant les moyens de l’ancienne (l’ENSH), tout en répondant à la demande nouvelle de l’Etat : des paysagistes pour l’aménagement du territoire, des « paysagistes d’aménagement », et non des architectes de jardin.

N’ayant rencontré ni paysagiste de la Section, ni enseignant de l’ENSH, encore moins ceux du CNERP, je n’avais pas conscience de ces enjeux. Mon seul capital était les sciences phytogéographiques et écologiques, une formation assez technique d’ingénieur horticole avec une spécialisation en protection des végétaux (et un mémoire sur les maladies des peupliers), un diplôme d’études approfondies d’écologie végétale à l’Université de Montpellier et un poste stable d’ingénieur d’agronomie titulaire détaché à l’ENSP. Regroupé plus tard avec le corps des ingénieurs du Génie rural et des Eaux et Forêts, et celui des Ponts-et-Chaussées, le corps des ingénieurs d’Agronomie sera fondu dans le corps unique des Ponts et des Forêts. 

Je me rendis assez vite compte que cette carte de visite n’allait pas faciliter mon insertion dans l’équipe enseignante en construction. Je n’étais pas paysagiste et a priori pas légitime pour former des professionnels, hors de mon domaine scientifique qui était également celui de M. Rumelhart. Je m’aperçus cependant que d’autres enseignants comme Michel Corajoud ou Bernard Lassus ne l’étaient pas plus que moi, mais étaient déjà engagés dans le métier ou la formation des paysagistes de la Section depuis longtemps. Depuis 1963 pour B. Lassus et 1972 pour M. Corajoud.

Devais-je devenir paysagiste pour compenser ce handicap, ou bien me contenter d’un poste administratif d’adjoint au directeur comme mon collègue ingénieur d’agronomie Alain Durnerin à l’école d’Horticulture ?

Je ne ferai ni l’un ni l’autre en traçant un autre chemin, celui d’enseignant-chercheur. C’était ma vocation initiale puisque, en 1970, j’étais devenu par concours chef de travaux en écologie végétale à l’Ecole nationale des ingénieurs des travaux agricoles (ENITA) de Dijon. Mais j’avais démissionné de ce poste d’enseignant-chercheur à mon retour du Maroc pour me consacrer à la jeune ENSP.

Premiers contacts

Mes premiers enseignements ont lieu dans l’amphithéâtre de l’ENSH et dans des préfabriqués installés dans la cour de l’école. Le foyer des élèves n’est pas encore aménagé, si bien que le secrétaire général Roger Bellec et sa secrétaire Lydie Hureau sont hébergés dans des locaux très provisoires en attendant mieux. Les ateliers de projet sont restés ceux de la Section en face des serres vieillissantes, réparées tant bien que mal par les agents de l’école. L’ENSH règne comme une maison mère sur sa fille. Elle détient les pouvoirs administratifs et financiers, occupe la quasi-totalité des bâtiments et impose l’héritage séculaire des valeurs de l’ horticulture et de l‘art des jardins.

Les premiers contacts avec les enseignants paysagistes ou plasticiens me déconcertent. Le tutoiement est de rigueur, l’absence de cravate également et je comprends que ma blouse blanche de chercheurs en laboratoire est contre indiquée. Je l’abandonne très vite. 

B. Lassus, issu d’une planète inconnue pour moi : l’architecture et les arts plastiques, parle un langage ésotérique où il est question de poésie, d’imaginaire, de « démesurable » et de jeux des points rouges. Le mot recherche y est codé par un contenu mystérieux. Il me semble parfaitement familier des lieux et des autres enseignants. Pourtant personne n’évoque la Section du paysage et de l’art des jardins déjà rangée dans les tiroirs de l’histoire, et encore moins le CNERP de Trappes. Cette fameuse Section dont je n’ai pas voulu suivre la formation en 1967-68 tant elle me paraissait chaotique, alors que j’avais choisi l’ENSH (au lieu de l’École d’agronomie de Grignon) pour devenir paysagiste, une vocation précoce mais inexplicable. Sauf peut-être en remontant très loin : mon arrière-grand-père n’était-il pas jardinier grainetier. Mais c’était un métier d’horticulteur et non de paysagiste.

M. Corajoud, comme B. Lassus, est un ancien enseignant de la Section, plus jeune que celui qui allait devenir son rival. J’apprends qu’il compte déjà des réalisations paysagistes remarquées contrairement à B. Lassus, mais qu’il n’est pas paysagiste DPLG. D’ailleurs dans nos réunions de conseils des enseignants, évoquant le désastre de la tabula rasa des architectes du mouvement moderne, il parle avec insistance du projet de paysage comme d’un outil précieux, alors que cette notion restait énigmatique à mes yeux. J’eus, de même, beaucoup de mal à situer Pierre Dauvergne dans la constellation paysagiste car j’ignorais à peu près tout du CNERP de Trappes, et de son rôle dans les dernières années de la Section. R. Chaux ne m’en avait parlé qu’en tant qu’organisation en voie de disparition.

Dans ce théâtre d’ombres, j’ai eu du mal à deviner les non-dits, les enjeux politiques et les rivalités naissantes ou anciennes. Je n’ai pas repéré les figures entrantes et sortantes. La réserve sceptique, voire goguenarde, des enseignants de l’ENSH m’intrigua longtemps. Je n’oubliais pas que, autrefois, dans le langage des élèves ingénieurs, les élèves en classe préparatoire à la Section étaient désignés sous le nom de « cuscute », un parasite végétal bien connu de la luzerne…

Jusqu’en 1980, je ne fus qu’un spectateur, peu initié et maladroit, du déroulement d’une intrigue dont je n’avais pas les clés. Je n’étais pas vraiment pressé de les trouver, car je consacrais une grande partie de mon temps à des missions de consultant en pastoralisme en Afrique et au Moyen-Orient. À ce moment-là, mon métier d’expertise c’était le pastoralisme et la science des pâturages, et les consultants internationaux étaient rares sur ce marché.

Enseigner l’écologie

M. Rumelhart et moi, nous avons perpétué une jeune tradition pédagogique. Transmettre aux paysagistes les connaissances botaniques et phytoécologiques particulièrement sophistiquées que J. Montégut avait créées pour les ingénieurs horticoles, grâce à des travaux pratiques, des excursions et d’innombrables polycopiés. Comme je l’avais fait avec les ingénieurs agronomes français, puis algériens et marocains, en suivant avec le pastoraliste Henri-Noël Le Houérou, l’héritage montpelliérain du Centre d’études phyto-socio-écologiques et écologiques (CEPE-CNRS) de Louis Emberger et de Charles Sauvage. Et comme M. Rumelhart l’a fait jusqu’à sa retraite et le feront sans doute ses successeurs.

Cet enseignement était-il celui qui convenait à des paysagistes concepteurs ? Je n’en suis pas certain aujourd’hui, car dans les écrits et les discours de nos anciens élèves, ce savoir botanique et écologique a en partie disparu comme il s’est effacé des savoirs universitaires. Il n’est plus revendiqué, mais a évolué au contact des démarches ethno-scientifiques. Pas plus et pas moins que, sauf projets particuliers de restauration, l’histoire des jardins ne transparait explicitement dans les pratiques paysagistes (à l’exception de la figure fondatrice de Le Nôtre). 

Ces savoirs, religieusement transmis à l’école, appartiennent à la culture générale paysagiste, ce qui les distingue des architectes et des ingénieurs. Ce ne sont, peut-être aujourd’hui, plus vraiment des compétences mais des souvenirs d’un passé horticole où l’histoire de l’art et des jardins et la science botanique avaient été maintenues ; puis l’écologie végétale avait été introduite par un enseignant visionnaire J. Montégut dans les années 1960. Ces savoirs anciens, d’ailleurs, ne sont plus vraiment transmis aujourd’hui dans les formations de paysagistes mais ont été réinventés par les jeunes enseignants en ethnobotanique. Il fallut toute l’inventivité et la persévérance de M. Rumelhart avec ses collaborateurs (notamment Gabriel Chauvel et Alain Freytet) pour expérimenter, avec succès, l’écologie appliquée au projet de paysage.

À la fin des années 1970, avec le rapport Meadows The Limits to growth (1972) émergeait une écologie politique soucieuse de qualité de l’environnement, d’urbanisme écologique et d’équité sociale. De quelle écologie avait besoin les paysagistes ? Pour le savoir, j’ai écouté les enseignants de l’école sur ce sujet. Allain Provost me disait : « Nous paysagistes, on est des libéraux, indépendants, l’écologie c’est politique, c’est une mode, tu verras, dans quelques années, on en parlera plus… Il faut seulement que les élèves sachent quoi planter et où ». 

Tous ne partageaient pas ce point de vue et certains étaient sensibles aux questions environnementales. J’ai alors mis au point un enseignement d’écologie urbaine qui montrait les relations entre la qualité de la végétation urbaine et le milieu urbain, ainsi que son rôle pour climatiser la ville et créer un milieu plus favorable à la santé humaine. L’analyse des « structures végétales » par les étudiants en était l’outil principal.

C’était à l’époque héroïque des transparents, des rétroprojecteurs et des projections de diapositives. Ce cours remplaça rapidement celui de climatologie beaucoup trop théorique. Il eut fallu le convertir en enseignement de micro-climatologie urbaine, mais les recherches scientifiques, insuffisantes sur ce sujet, restaient hors de portée.

Quand se posa le problème, qui deviendra récurrent, de l’articulation entre les enseignements du département d’écologie et les ateliers, je me rendis compte que, pour un praticien qui forme un apprenti paysagiste, la connaissance pertinente doit être à portée de main, immédiatement disponible : dans une bibliothèque à cette époque, sur internet aujourd’hui. L’enseignant spécialiste devait donc à la fois susciter des questions et y répondre dans le contexte de chaque projet au sein de l’atelier. C’est pour cette raison que certains ateliers de M. Corajoud étaient associés aux enseignements du département de techniques d’Allain Provost, paysagiste DPLG et ingénieur horticole ; tous les deux, étant paysagistes, s’accordaient sur cette organisation. Et que plus tard G. Chauvel, paysagiste DPLG, accompagna M. Rumelhart, ingénieur horticole et phytosociologue, dans l’enseignement de l’utilisation des végétaux dans les projets.

Les praticiens paysagistes avaient (et ont toujours à juste titre) une vision strictement utilitaire et sélective de l’écologie végétale et de l’horticulture dans le projet. Alors que M. Rumelhart et moi, formés à l’écologie générale, à la phytogéographie et à la phytosociologie défendions une vision plutôt écocentrée de l’environnement humain. Ils avaient besoin d’experts attitrés dans les ateliers. Je défendais une autonomie de pensée socio-écologiste pour en transmettre les principes aux étudiants. Alors que M. Corajoud voyait, tactiquement, dans les sciences sociales et l’écologisme naissant, des obstacles majeurs à la liberté de créer. Ce clivage connut son acmé au moment où nous fumes invités à participer aux concours du parc du Sausset et de la Corderie Royale à Rochefort à la fin des années 1970.

L’expérience du Sausset

En 1978, le concours du parc du Sausset au nord de Paris est organisé par le département du Val d’Oise. M. Corajoud nous demande (à Marc Rumelhart et moi) un travail d’analyse du site : un vaste espace agricole de 200 hectares qu’il s’agit de remplacer par un fragment de la ceinture verte parisienne en continuité du parc de la Courneuve. Nous saisissons l’occasion d’expérimenter un travail commun avec une agence de paysagistes, et de comprendre ce que chacun attendait de l’autre.

Très vite l’idée s’imposa à toute l’équipe qu’il fallait avoir recours à plusieurs modes d’occupation du sol : la forêt, la campagne, l’eau et le jardin. Comment émergèrent les idées du bocage et du marais ? Je ne m’en souviens plus exactement. Toujours est-il que je m’attachais à celle du bocage, qui me rappelait mes origines agricoles, tandis que M. Rumelhart approfondissait celle du marais. Au stade du concours, l’important était de trouver la forme graphique de projet qui les évoquait, et beaucoup moins d’en préciser la matérialité et les usages sociaux. Qu’ai-je pu dire du bocage qui ne soit déjà connu : des haies et des talus, une structure et des fonctions écologiques ? Je n’ai pas participé à la finalisation du projet réalisé par l’agence.

Ce dont je me souviens, c’est de la présentation en 1980 du projet lauréat de M. et C. Corajoud et de J. Coulon dans le grand amphithéâtre de l’école. J’avais regretté, sans doute un peu naïvement que les apports des membres de l’équipe n’aient pas été précisés et valorisés : une règle du jeu que j’ignorais et que j’apprenais à mes dépens. Dans les projets, les compétences des uns et des autres disparaissaient au profit du chef de projet, une pratique qui ne me convenait pas vraiment.

Ce bocage, je l’imaginais comme un témoignage symbolique d’une agriculture paysanne qui disparaissait, d’un paysage rural qui s’éclaircissait un peu partout, et d’une résistance à l’extension de la forêt ou des parcs urbains aux dépens des sols agricoles. J’aurais aimé y installer une véritable ferme agro-écologique. Plus tard, d’ailleurs, des activités agricoles y seront organisées, notamment avec des fêtes des moissons.

L’expérience du jardin des Retours de La Corderie Royale

En 1981 est organisé le concours d’aménagement du parc de la Corderie Royale à Rochefort. Bernard Lassus rassemble une équipe autour de lui : des anciens élèves de la Section et du CNERP, et des élèves de l’ENSP   : Pascal Aubry, Alain Mazas, Dominique Anglésio, Alain Levavasseur notamment, et m’invite à en faire partie.

Au cours de ce travail, je me familiarise avec les concepts culturalistes de B. Lassus, celui de paysage mille-feuille m’est immédiatement compréhensible, comme ceux de substrat et de paysage en tant qu’imaginaire mental structuré par des schèmes culturels. Avec Les habitants-paysagistes, publiés en 1977, puis Mort du paysage édité par les philosophes François Dagognet et Odile Marcel en 1982, je me rends compte que la planète paysage m’est inconnue, ou plus exactement que ce n’est pas la même que la mienne, celle d’un naturaliste : botaniste, phytogéographe et pastoraliste.

C’est pourtant ainsi qu’une pensée paysagiste originale, inventée par un artiste plasticien, m’est devenue progressivement familière. Plus facilement que les pratiques paysagistes usuelles qui s’emparaient de la morphologie d’un site pour en projeter l’organisation spatiale avec les outils de la géométrie (la perspective, les grilles modulaires, la trame foncière par exemple). J’en comprenais la logique en constatant cependant avec regret que, en dehors de la topographie et de l’hydrographie, les processus naturels et économiques fonctionnels (les climats, les sols, les végétations, les activités humaines) n’y avaient pas de place, sinon a posteriori.

Dans l’approche culturaliste de B. Lassus non plus, aucune place n’était réservée aux déterminismes naturels. Cependant il me semblait que l’élaboration du projet visait une construction rationnelle de l’imaginaire du site. Rationalité que je ne percevais, dans les autres catégories de projet, qu’à travers l’outil de la géométrie qui renvoyait à la culture de l’architecte.

Or j’avais compris en lisant les écrits du marquis de Girardin et de l’historien anglo-américain John-Dixon Hunt, et en consultant les travaux du philosophe Alain Roger, que le paysagiste, en tant qu’architecte de jardin, devait se tenir à distance de l’architecte autant que de l’ingénieur tout en étant proche du peintre. Et en tant qu’héritier de la culture horticole, je ne pouvais imaginer d’autres outils majeurs du concepteur que les éléments de nature : le végétal, l’eau ou le rocher par exemple. Pour cette raison, je regrettais un peu de pas être allé jusqu’au bout de mon projet de devenir paysagiste.  Mais j’avais adhéré aux valeurs éthiques de l’écologie politique, et scientifiques de l’écologie académique, lesquelles ne me menaient pourtant à rien en matière d’esthétique, même en ayant recours aux enseignements de la Gestalttheorie (le tout est plus que la somme des parties …).

À Rochefort, ma compétence écologique et horticole a été peu utile. En revanche j’ai écouté et beaucoup appris de mes coéquipiers. Comment le bâtiment industriel de la Corderie historique allait-il être relié à la ville ? Comment l’histoire du site (un ancien port militaire) pouvait-elle fonder l’identité du parc ? Comment la Charente devait-elle devenir le fil directeur du processus d’aménagement de la région urbaine, et les bégonias un outil de la renaissance économique de cette ville endormie dans son histoire thermale et militaire ?

Au bout de quelques années de travail avec l’agence de B. Lassus, je crois avoir compris ce qu’était un projet de paysage cohérent, inscrit dans plusieurs échelles d’espace et de temps, et support d’un imaginaire nouveau capable de faire renaitre une ville assoupie. J’ai été, je pense, à bonne école.

En 1981, les travaux d’aménagement de l’ancien foyer des élèves sont terminés. Les secrétariats prennent possession de leurs nouveaux bureaux (là où ils sont actuellement). Je m’installe dans mon ancienne chambre d’étudiant de première année à l’ENSH. J’apprécie la continuité… En face, de l’autre côté du couloir, M. Rumelhart occupe plusieurs anciennes chambres qui deviendront, après 1997, après leur utilisation par le laboratoire de physiologie végétale de Claude Bigot et Noëlle Dorion, les locaux du département d’écologie. Une salle de réunion est créée sur le pignon est du bâtiment. Le réfectoire devient l’atelier de première année, et le second étage l’atelier de deuxième année.  Pendant quinze années, l’ENSP, le laboratoire de physiologie végétale de l’ENSH, et la formation continue ENSH/ENSP vont se partager le bâtiment Saint-Louis actuel. La coexistence fut pacifique.

À l’ENSP, un nouveau chantier s’annonce, parmi beaucoup d’autres : la mise en place d’un programme de recherches financé par la nouvelle Mission du paysage du ministère de l’Environnement et du Cadre de vie. Créée en 1979, elle est dirigée par Alain Riquois, ingénieur du Génie rural et des eaux et forêts, qui deviendra directeur de l’ENSP en 1990 (voir les chapitres 6-7-8 de l’histoire de l’ENSP).

Pierre Donadieu

Versailles 3 octobre 2019


Bibliographie

M. Rumelhart, « Eco-logiques pour les projets de paysage, autobiographie d’un héritage », Les Carnets du paysage n° 20, 2011.  

P. Donadieu, Histoire et mémoire de l’ENSP (Chap. 1 à 15)

15 – La séparation ENSH / ENSP

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Chapitre 15

La séparation

de l’ENSH et de l’ENSP de Versailles

(1989-1994)

Pierre Donadieu raconte le divorce de l’ENSH et de l’ENSP à la suite du projet d’Institut des sciences et technologies du vivant (ISTV).

Que dit le rapport Poly ? (1989) L’année des négociations (1990) Un pôle Environnement et Paysage (1990)Où localiser le futur ISTV ? (1990) – L’école doctorale des Grandes Écoles du Vivant (1991-93) Délocalisation manquée de l’ENSP à Blois (1992-1993)La séparation (1993-94).

5 avril 1989, Le ministre de l’Agriculture et de la Forêt Henri Nallet1 annonce au conseil national de l’enseignement agricole son intention de « rapprocher » l’Institut national agronomique de Paris-Grignon (INA PG), l’École nationale supérieure des industries agricoles et alimentaires de Massy (ENSIA), l’École nationale du Génie rural et des Eaux et Forêts (ENGREF), l’École nationale supérieure d’horticulture de Versailles (ENSH) avec son établissement rattaché l’École nationale supérieure de paysage de Versailles (ENSP) et l’École nationale vétérinaire d’Alfort (ENVA)2.

Avec un établissement unique, il souhaite créer « un pôle d’enseignement supérieur et de recherche, formant des cadres de très haut niveau, adaptés aux besoins futurs de l’économie agricole et agroindustrielle, et aux exigences de la gestion et de l’aménagement de l’espace rural »3.

À cette fin, il confie à Jacques Poly, président de l’INRA, la rédaction d’un rapport « pour étudier la faisabilité de cette entreprise ».

En octobre, le rapport « sur les possibilités de rapprochement, en région parisienne, des établissements d’enseignement supérieur, dépendant de l’agriculture et de la forêt »4 est remis au ministre.

En 1989, l’ENSP cohabite avec l’ENSH avec laquelle les relations pédagogiques ont cessé depuis 1983. Le conseil d’administration, commun aux deux établissements, est présidé par l’agronome Bernard le Buanec avant de céder la place au paysagiste Pierre Dauvergne. R. Chaux dirige les deux écoles depuis 1975.

Une réforme de la pédagogie de l’ENSP menée, à partir de 1986, avec le recrutement de deux maîtres de conférences, M. Corajoud et M. Rumelhart, a été mise en œuvre pour mieux articuler ateliers de projets et enseignements des quatre départements. Une quatrième année autonome a été mise en place avec la création des ateliers régionaux en 1988.

De son côté, en 1989, le plasticien B. Lassus, avec le géographe A. Berque (EHESS) a fondé une formation doctorale le DEA « Jardins, paysages, territoires » à l’École nationale d’architecture de Paris-la-Villette où il est professeur titulaire.

L’annonce du rapport Poly vient raviver à l’ENSP le souvenir de deux projets avortés d’Institut du paysage en 1972 et 1985.

Que dit le rapport Poly ? (1989) ^

J. Poly est un visionnaire. Il constate que le modèle agricole seulement productiviste est dépassé, et que, désormais, il faudra « produire pour vendre, en achetant moins, en produisant mieux et proprement, et en restant compétitif » (p. 6). Il souligne le potentiel des biotechnologies, de l’électronique, de la biologie moléculaire et des sciences de l’information pour « anticiper les évolutions prévisibles de la Société ».

Le président de l’INRA expose les avantages du rapprochement : créer l’image de marque d’un nouveau centre avec 2000 étudiants aujourd’hui éparpillés dans la région Ile-de-France, disposer d’une force de négociation politique, multiplier les itinéraires de formation en faisant tomber les barrières injustifiées, déployer une recherche de bon niveau, des services communs efficaces. En bref faire des économies d’échelle et ouvrir, voire hybrider, les formations existantes.

Le nouvel établissement développera donc des formations de deuxième et troisième cycle : des généralistes « sur lesquels on pourra éventuellement greffer des enseignements optionnels, voire de spécialisation » (p. 16). Une formation par la recherche scientifique, non encyclopédique, évolutive, partageable à l’échelle nationale et internationale.

Concernant l’ENSP, il écrit, p. 30 : « Elle répond certainement à des besoins sociaux réels et probablement croissants. Mais son développement dépend de plusieurs ministères. Il y aurait certainement intérêt à la localiser dans le technopôle prévu. Elle pourrait bénéficier de certains enseignements professionnels du domaine de l’horticulture et de la sylviculture. Ses étudiants côtoieraient sur le campus des ingénieurs spécialisés dans la création et l’entretien des espaces verts (…), des élèves de l’ENGREF et (bénéficieraient) de tous les services sociaux et sportifs du nouvel ensemble. En contrepartie, la présence de l’ENSP pourrait jouer un rôle de sensibilisation utile des biologistes et des ingénieurs en formation à l’esthétique du paysage et aux problèmes du design ».

Un énorme travail sera nécessaire, conclut-il, si ce projet est accepté.

Le 27 décembre, avertis du projet, R. Chaux et B. Le Buanec demandent une audience à Maurice Barbezant, conseiller d’Henri Nallet. Reçus (avec M. Rumelhart, P. Donadieu, P. Dauvergne et A. Chemetoff) le 24 janvier 1990, ils demandent des décisions rapides sur « la place faite aux formations au paysage, les liens avec les autres ministères et la localisation de la nouvelle structure ». Ils soulignent le risque d’apparition « d’un ghetto artistique » à Versailles.

1990, l’année des négociations ^

Dans le compte-rendu du 25 janvier 1990 que R. Chaux fait de sa réunion au ministère, il apparait que « l’implantation sur le plateau de Saclay est probable, mais ne sera pas officielle avant octobre ». Nouvelle inquiétante pour les écoles versaillaises, et notamment l’ENSP, qui ne souhaitent pas quitter le Potager du roi. D’autant plus que le mot paysage n’apparait dans la nomenclature des futurs départements de l’ISTV que sous la rubrique « Gestion de l’espace et de l’environnement : bioclimatologie, écologie, hydrologie, paysage… Le spectre de la délocalisation forcée (à Blois) n’apparaitra cependant qu’après novembre 19915.

Les commissions inter-écoles commencent à travailler. Les écoles se connaissent peu, voire s’ignorent. L’ENSP y affirme que « l’objectif pour la filière paysagiste n’est pas de former des ingénieurs, mais des paysagistes DPLG, tendant vers l’architecte paysagiste avec 6 années de formation (après le bac) »6. Et l’on rassure en affirmant qu’« il y a volonté à l’ENSP de faire naitre une école doctorale pour des postes de recherche et d’enseignement ». Le projet pédagogique de 1986, proposé par M. Corajoud7, reste la référence intangible des représentants de l’ENSP : 40% des heures doivent être consacrés aux ateliers de projet pendant trois ans.

De son côté, l’ENSH qui s’est s’engagée depuis 1980 sur des débouchés dans « les espaces verts et l’ingénierie d’aménagement paysager », annoncent 20 % des emplois des diplômés8.

Le 31 janvier 1990, le Conseil des ministres « approuve le projet de création d’un pôle d’enseignement supérieur et de recherche agronomique, à la mesure de notre secteur agroalimentaire ».9 Il prendra le nom d’Institut scientifique et technologique du vivant (ISTV).

En mars, une première synthèse des commissions inter-écoles est rédigée par C. Bigot (ENSH). Beaucoup de points restent imprécis, écrit-il en conclusion : le lieu d’implantation, le statut juridique, le statut des enseignants chercheurs, les diplômes, les équipes doctorales et l’habilitation de l’ISTV à délivrer le doctorat10, sans compter la conception architecturale et les coûts.

Un pôle Environnement et Paysage (1990) ^

Au même moment, Pierre Donadieu précise les positions de l’ENSP dans un document de 14 pages11. Il y affirme la nécessité d’une filière de formation d’architecte paysagiste consacrée à « la gestion et à l’aménagement de l’espace en trois cycles, dont le troisième à finalités professionnelles et de recherches ». Les écoles du Potager du roi pourraient, à terme, former 100 DPLG/an à l’ENSP et 20 à 30 ingénieurs paysagistes / an à l’ENSH.

Cette idée reste cependant isolée car la conception paysagiste de l’ENSP n’est pas ou peu comprise et partagée. Consultée sur le projet en mars, l’Académie d’Agriculture de France ignore les paysagistes et ne retient que les formations d’ingénieur et de vétérinaire … Elle inclut le terme paysage dans une sous-spécialisation des formations d’ingénieur : « Milieu et équipements » au sein de « Milieux naturels et production »12.

En mai, P. Donadieu esquisse le projet d’un pôle de formation et de recherche à l’ISTV « Gestion environnementale et paysagère de l’espace »13.

Ces préoccupations ne sont pas étrangères au contexte médiatique. R. Cans (Le Monde du 16 juin) évoque « un plan vert pour la France de l’an 2000 et la création d’un institut français d’environnement ». Il s’inquiète d’«une gestion des territoires de plus en plus a-spatial ». En se rapprochant de l’ENGREF, une formation d’ingénieurs agronomes en gestion environnementale et paysagère de l’espace (GEPE) est proposée14 grâce (hors ENGREF) à 22 à 26 enseignants-chercheurs de l’INAPG et des écoles versaillaises. En fait elle existe déjà à l’ENGREF avec les enseignements des paysagistes du CEMAGREF de Grenoble et de Nogent sur Vernisson.

R. Chaux nomme dans la commission « Productions végétales » J.-L. Regnard et P. Lemattre, et dans celle de « Gestion de l’espace », P. Donadieu. Vigilant, il rappelle le 14 mai que ce dernier n’a pas été invité par André Berkaloff15 à la commission inter-écoles « Gestion de l’espace ». Un oubli, sans doute, s’amuse-t-il. Il faudra ensuite un groupe « Environnement et paysage » animé par P. Donadieu pour savoir qui fait quoi, qui veut faire quoi dans les écoles concernées par ce domaine et avec quels objectifs.

Jusqu’à l’été 1990, les réunions des commissions se succèdent. Les positions atypiques de l’ENSP sont parfois mal interprétées. Si bien que Marc Rumelhart propose à la direction et à P. Donadieu « d’organiser un séminaire promotionnel pour présenter de vive voix le cadre des ateliers et la participation des professionnels à la formation »16.

Le 24 août, R. Chaux diffuse « le rapport du groupe de prospective sur les besoins de formation auxquels l’ISTV devra répondre ». Tandis que sont diffusés les statuts de l’association pour l’établissement des sciences et techniques du vivant (AESTV)17.

Fin septembre, avec l’ENGREF (Y. Deperroy), l’INAPG (M.-C. et C. Girard, B. Peyre), l’ENSP (M. Rumelhart) et l’ENSH (P. Bordes), P. Donadieu expose deux formations structurant le pôle environnement et paysage18. D’une part à l’ENSP une filière d’architecte paysagiste en quatre ans plus une classe préparatoire en deux ans, d’autre part une formation (ou deux) d’ingénierie paysagiste, et de gestion environnementale de l’espace en trois ans entre l’ENSH, l’ENGREF et l’INAPG. Deux départements d’enseignement et de recherche, distincts, mais interactifs seraient ainsi créés au sein de l’ISTV.

Le 1er octobre 1990, Alain Riquois19 remplace R. Chaux qui part en retraite, mais est rapidement coopté par l’Académie d’Agriculture de France. L’on ne sait toujours pas où sera construit l’ISTV, incertitude qui entrave beaucoup de discussions et freine les engagements des écoles.

Où localiser le futur ISTV ? (1990) ^

Chacun a en tête l’idée de réunir les écoles dans un lieu unique, sur le plateau de Saclay notamment, car l’INAPG y dispose de terrains d’expérimentation dont ceux de la ferme du Moulon. Les représentants des écoles y sont d’ailleurs conviés au cours d’une visite spectaculaire en hélicoptère…

Pourtant les débats orientent les choix vers d’autres horizons. Les candidatures pour accueillir le futur campus commencent à arriver. Les Université de Compiègne et de Reims, puis celles de Tours et de Caen, ainsi que les départements de l’Essonne et des Yvelines. L’on évoque également Strasbourg et Lyon. Des visites somptueuses sont organisées sur les sites promis pour apprécier leurs qualités et leurs défauts. L’ENSP et l’ENSH qui ne souhaitent pas quitter le Potager du roi y participent de manière variable.

Néanmoins, la direction et les représentants des deux écoles versaillaises approfondissent les perspectives tracées. Dans un texte remis au conseil d’administration le 2 octobre20, il est confirmé la demande d’une formation en trois cycles, dont quatre ans de formation du paysagiste DPLG. Il est proposé également la création d’un « doctorat professionnel de recherche » en distinguant la recherche professionnelle de haut niveau (par le projet), et la recherche scientifique (mono ou pluridisciplinaire). Et réaffirmé de laisser le noyau dur de l’ENSP (le premier et le deuxième cycle) à Versailles.

Sans laboratoire de recherches, sans formation doctorale et doctorant (contrairement à l’ENSH), sans enseignant-chercheur ayant soutenu un doctorat, l’ENSP et les enseignants d’ateliers semblent peu concernés par la perspective d’un troisième cycle qui ne serait pas « professionnel ».

Ce que confirme une enquête d’octobre 1990 « Perceptions des jeunes diplômés des écoles de l’ISTV de la relation enseignement-métier ». Les ateliers de projet et les enseignements d’écologie appliquée au projet de paysage sont majoritairement approuvés (70 et 64 %). Mais les élèves21 restent insatisfaits de la pédagogie : « manque de cours magistraux, de contrôle de connaissances, d’enseignement de l’informatique et des langues ; les niveaux de salaire (à la sortie) restent insuffisants ».

Le 3 décembre 1990 est publié et diffusé par l’association AESTV « Le projet d’organisation du schéma pédagogique de l’ISTV », un document de 22 pages. Il reconnait l’existence de trois métiers : ingénieur, médecin vétérinaire et paysagiste. Et admet « le paysage : théories et pratiques, comme discipline de recherche à dominante culturelle, sensible et esthétique ». Le rapport insiste : « les enseignants (de l’ENSP) doivent se joindre à l’ISTV ». Comme modèle, il met en avant l’Université de Wageningen aux Pays-Bas, qui réunit les trois formations.

Riche de concertations inter-écoles, l’année 1990 aura permis la reconnaissance officielle de la formation professionnelle spécifique des paysagistes à l’ENSP.

Mais l’on ne sait toujours pas où le campus sera créé.

L’école doctorale des grandes écoles du Vivant (1991-93) ^

Fin janvier 1991, le projet d’ISTV semble évoluer vers une implantation multi-sites et une conception fédérative du regroupement des écoles. Le 21 janvier, un document circule à l’ENSH/ENSP, qui prévoit « l’installation sur le plateau de Saclay-Villaroy » avec des sites complémentaires à Grignon (INAPG) et Versailles (ENSH/ENSP).22

L’ISTV devient alors les Grandes Écoles du Vivant qui auront en commun une seule école doctorale. Ce qui ne résout en rien le problème des deux établissements versaillais qui ne peuvent se développer sur un seul site.

Mais, en même temps, pendant plus d’un an l’ENSP doit affronter une nouvelle péripétie, le projet de délocalisation à Blois (voir prochain chapitre).

À la rentrée 1992, alors que les écoles du Potager du roi dépensent leur énergie pour s’opposer aux délocalisations autoritaires à Blois (ENSP) et à Bergerac (ENSH), Paul Vialle propose à Hervé Bichat (nouveau directeur général de l’enseignement et de la recherche), et aux directeurs des écoles, « une charte de création d’une école doctorale commune à l’INA PG, l’ENSSIAA, l’ENGREF, l’ENSH et l’ENSP, dans le cadre de la Fédération des Grandes écoles du vivant »23.

L’ENSP ne disposant pas de compétences humaines et de moyens matériels pour participer à ce projet, Alain Riquois se tourne vers P. Donadieu qui participe depuis 1989 à la formation doctorale « Jardins, paysages, territoires » de l’École nationale d’architecture de Paris-la Villette, et prépare une thèse de doctorat. Il demande dans une lettre à P. Vialle que P. Donadieu soit associé au groupe fondateur de l’école doctorale24.

Un an après, le 18 mai 1993 est lancée l’école doctorale des Grandes Écoles du Vivant. Ces dernières deviendront en 2007 AgroParistech en réunissant l’INAPG, l’ENSSIA et l’ENGREF. L’école doctorale ABIES (Alimentation, Agronomie, Biologie, Environnement, Santé) rassemble 21 DEA, 400 doctorants et 37 laboratoires25

Une semaine avant, le 11 mai à l’ENGREF, P. Donadieu, qui vient de soutenir sa thèse de doctorat, présente un projet de création d’un laboratoire de recherches sur le projet de paysage à l’ENSP. Ce projet associe les ateliers de projet de quatrième année (APR et diplômes) à des ateliers de recherches conduits par des enseignants chercheurs. L’exemple de la mise en place d’une politique de paysage dans le parc naturel régional du Vexin français montre comment peut être analysé le processus de mise en paysage d’un territoire (de la commande à des éléments de charte intercommunale de paysage). Voir schéma ci-dessous.

Dans cette intervention, il distingue le paysage (notion culturelle) de l’environnement (notion écologique et scientifique) à la suite d’un article de B. Lassus et A. Berque en 1986, et trois pôles de recherche sur le projet (sciences humaines, ingénierie écologique et paysagiste, et techniques de communication et de représentation). À partir de mémoires d’ateliers pédagogiques régionaux, il présente des projets d’urbanisme paysager (l’ile Seguin en région parisienne) et de restauration de carrières (Arjuzanx dans les Landes). Pour lui « le paysage est un système de relations culturelles à l’espace et à la nature (à révéler, à conserver et à inventer).

Archives ENSP/Donadieu

À l’école, le projet de création du laboratoire de recherches reçoit cependant un accueil réservé voire sceptique de la part du conseil des enseignants. Peut-être, les praticiens auraient-ils préféré qu’un des leurs fonde et dirige ce laboratoire ? Certains se doutaient, avec raison, que l’accès aux postes d’enseignants-chercheurs serait désormais subordonné à l’obtention d’un doctorat académique, éloigné de la pratique professionnelle.

Une autre solution aurait été de s’associer avec les laboratoires de recherche de l’ENSH qui accueillaient quelques doctorants, en physiologie végétale (C. Bigot et N. Dorion), en sciences et techniques des productions légumières et d’agronomie (A. Fleury) et en génétique, amélioration des plantes et cultures ornementales (M. Mitteau et P. Lemattre). Ce qui ne fut possible qu’avec A. Fleury qui fonda à l’ENSP avec P. Donadieu les recherches en agriculture urbaine l’année suivante.

C’est donc un « laboratoire de paysage potentiel » dirigé par M. Corajoud, maitre de conférences en théories et pratiques du projet de paysage qui apparait dans les textes fondant l’école doctorale et dont Christian Férault est le directeur scientifique26.

Délocalisation manquée de l’ENSP à Blois (1992-1993) ^

Suite à la décision du gouvernement d’Edith Cresson de procéder à la délocalisation massive des emplois publics de la région parisienne vers la province à la fin de 1991, la DGER informe le 29 janvier suivant Alain Riquois de la proposition du CIAT27 de transférer l’ENSP à Blois et l’ENSH à Bergerac. Mais les écoles n’ont pas été consultées.

Les réactions d’indignation sont immédiates.

Le 2 février, les élèves de l’ENSP manifestent à Paris dans le square du Vert Galant (Le Figaro du 7/2). Sur les murs de l’école sont accrochées des banderolles : « Mise à mort, non à la délocalisation aveugle » (NR du Centre Ouest, 15.02. 1992), « Un ministre médiatique et gourmand, une situation bloquée » (NRCO, 27/02). Chacun se doute que Jack Lang, ministre de l’Éducation nationale et de la Culture, maire de Blois, souhaite sa part du gâteau de la délocalisation.

Le collectif des étudiants interroge J. Lang : « S’agit-il de promouvoir l’ENSP ou de créer une autre école ? ». Cette idée va faire lentement son chemin.

Le 13 février, le Conseil général extraordinaire des écoles « choqué par la brutalité des décisions, indigné par les localisations proposées » se prononce fermement « pour un refus de la localisation à Bergerac, et pour le rapprochement avec l’INAPG ; pour le maintien de l’ENSP à Versailles, même si, après étude, une délocalisation partielle (à Blois) est possible »28.

Les professionnels se mobilisent également. L’UNEP le 3 mars, la FFP le 25 mars, puis la SNHF, l’IFLA et bien d’autres …. L’euphémisme est de rigueur : « Nous sommes plus que réservés quant à un déménagement pur et simple de l’ENSP à Blois »29. Sans compter les politiques qui interpellent les ministres concernés : Etienne Pinte député des Yvelines, Gérard Larcher sénateur et maire de Rambouillet30. M. Corajoud déclare le 30 avril au Moniteur : « Nous nous opposons à l’insolence avec laquelle notre ministère de tutelle l’Agriculture et celui de la Culture nous imposent sans concertation cette décision ».

La délocalisation complète des écoles du Potager du roi semblant compromise, la DGER propose au Conseil général des écoles « une antenne de l’ENSP à Blois », en fait un premier cycle préparatoire (un BTS paysage), sur le modèle du cursus de l’école de paysage qui vient d’être créée au sein de l’École d’architecture de Bordeaux. Le 9 mars, le conseil à nouveau « s’oppose formellement à la création à Blois de ce département ». Celui-ci devrait ouvrir dès la rentrée 1993.

Le 17 avril, Jacques Berthomeau, conseiller du ministre, demande néanmoins à A. Riquois, « un programme de de délocalisation à Blois, avec un calendrier de mise en œuvre et d’occupation progressive du site ».

Le CIAT du 30 juillet 1992 confirme le processus de délocalisation en cours de 3500 emplois. L’ENSP y contribue pour 32 emplois et l’ENSH pour 45 emplois ! Avant les vacances d’été, H. Bichat tente d’expliquer le projet au conseil des enseignants de l’ENSP mais se fait rabrouer vertement par M. Corajoud et ses collègues. De son côté l’ENSH ne croit pas à une délocalisation à Bergerac. Les élèves et les enseignants se mobilisent peu. Le projet de l’école est de se rapprocher de l’INAPG. Les positions des deux établissements et des enseignants (M. Corajoud à l’ENSP, A. Anstett et C. Bigot à l’ENSH) divergent profondément.

Au début de 1993, le projet blésois semble persister : « une École de paysage sera installée à côté du lycée agricole de Grands-Champs » (Nouvelle du Centre du 30 janvier 1993). Mais le 21 juillet de la même année, on apprend que : « L’École du paysage reste à Versailles » (Toutes les Nouvelles de Versailles). Entre temps, Jean-Pierre Soisson est devenu ministre de l’Agriculture à la place de Louis Mermaz. Mais surtout la proposition de créer une antenne rattachée à l’ENSH, « en tant que département de l’ENSP » est vigoureusement refusée par le conseil général des écoles le 9 mars.31 Statut quo ou nouvelle idée ? Que va faire la DGER face à une situation enlisée ?

À la rentrée scolaire 1993-1994, la DGER demande un rapport sur le devenir des écoles versaillaises à Jean Marrou, directeur de recherche INRA pour l’ENSH et à Jean-Claude Guérin, IGREF, pour l’ENSP, à l’échéance de la fin de l’année 1993.

Le 2 décembre 1993, lors du Conseil général présidé par P. Dauvergne, J.-C. Guerin demande de « clore la perspective de délocalisation à Blois, (d’admettre que) le moment est venu de séparer horticulture et paysage dans l’enseignement supérieur agricole. Il dit fort justement : « le concepteur est d’abord un artisan plasticien (loin de l’ingénierie), il travaille avec le vivant (contrairement à l’architecte) ».

Le projet blésois est abandonné par J. Lang dès le début de l’année 1993. Un décret signé le 29 mars32 1993 prévoyait la création dans le cadre universitaire (Université de Tours) de l’Ecole nationale supérieure de la nature et du paysage de Blois, et la première rentrée scolaire la même année.

La séparation (1993-94) ^

Le 31 janvier 1993, H. Bichat annonçait au Conseil général ENSH/ENSP présidé par P. Dauvergne l’arrêt du recrutement de l’ENSH à Versailles en 1994 et sa reprise à Angers en 1995, ainsi que la « montée en charge » de la filière ENSP dès la rentrée 1994. Les réactions de l’ENSH ne se firent pas attendre : « une situation de décomposition pour les enseignants de l’ENSH » le 20 janvier, et deux motions de grande inquiétude des élèves et des personnels ATOS réunis en assemblée générale extraordinaire le 25 janvier.

Le contexte politique de la fin de l’année 1993 est en effet favorable au paysage comme cause nationale, beaucoup moins à l’horticulture, surtout francilienne. Le 22 novembre, le sénateur Ambroise Dupont, vice-président de la commission des affaires culturelles traitant de la politique du paysage en France, écrit :

« Il n’y aura pas de paysages si les paysagistes ne se répandent pas dans les villes et les administrations (…) les formations sont quantitativement insuffisantes par rapport à l’Allemagne et à la Grande-Bretagne (…) il conviendrait de ne pas accentuer la pratique déjà répandue de formations accélérées d’ingénieurs et d’architectes qui manqueraient sur le terrain du savoir nécessaire à la confection de projets paysagers authentiques. Il serait donc essentiel de renforcer les structures d’enseignement du paysage et d’augmenter le nombre de paysagistes formés chaque année »33.

La mission confiée fin 1993 à Jean-Claude Guérin et Jean Marrou proposait un choix pour les établissements versaillais : soit de localiser les ingénieurs à Angers, et deux DPLG à Versailles « (l’un plus scientifique, l’autre plus artistique »), soit de fermer l’ENITHP d’Angers et la filière Aménagements Paysagers à l’ENSH, en recréant une formation d’ingénieurs paysagistes à l’ENSP34. Au même moment, le sénateur Laffitte était chargé de son côté d’une mission sur les scénarios de devenir des écoles du pool parisien. Le départ de l’ENSH à Angers y sera indirectement confirmé au nom d’une meilleure visibilité internationale des établissements de formation.

Le 12 mars 1994, H. Bichat vient donc exposer sa politique au conseil d’administration de l’association des anciens élèves de l’ENSH/ENSP. Les participants savent que la délocalisation de l’ENSH à Angers est décidée après la tentative échouée de Bergerac35. Faut-il constituer un seul établissement et s’intégrer à AGRENA36 ? L’association semble favorable à ce scénario contrairement à l’association des élèves « Vivre l’Horti » qui veulent maintenir le concours d’entrée en 1994 et s’inquiète du départ de la chaire d’arboriculture à l’ENSA de Montpellier approuvé voire décidé par le DGER37.

H. Bichat plaide la délocalisation de l’ENSH à Angers en maintenant l’ENITHP avec la création « d’un pôle national horticole » avec deux filières d’ingénieurs : classique (ENSH avec un cycle doctoral) et « à l’allemande », par apprentissage (ENITHP).

Le 19 mai 1994, le projet de décret créant « l’ENSP comme établissement public national à caractère administratif, (…) structuré en département et en services, et administré par un directeur, un conseil d’administration, un conseil de l’enseignement et de la pédagogie, et un conseil scientifique» circule à l’ENSP38. L’ENSP deviendra établissement public autonome le 1er janvier 1995, dix ans après la demande faite dans le cadre du projet de l’Institut français du paysage en 1985.

Le 10 juin, un projet de directive de la DGER pour l’ENITHP, l’ENSH et l’ENSP annonce la création des deux pôles nationaux, horticole à Angers (ENITHP, ENSH, INRA) et du paysage à Versailles (ENSP). Dans ce dernier cas, les effectifs seront doublés, un troisième cycle sera créé (aux normes européennes de la recherche scientifique) et des programmes de recherche avec les professionnels et l’École nationale d’architecture de Versailles seront initiés. « Il conviendra d’y ajouter un centre de documentation d’excellent niveau, un centre de formation professionnelle continue, des services d’appui aux entreprises, et un service de coopération internationale » (p. 3).

Il semble donc que la DGER ait utilisé le projet d’ISTV et celui de délocalisation de l’ENSP à Blois pour résoudre le problème récurrent de la compatibilité de deux écoles au Potager du roi.

La plupart des préconisations reprises par la DGER pour l’ENSP figurait dans le projet d’Institut français du paysage de 1985, lui-même inspiré par les positions du ministère de l’Agriculture favorable dès 1967 au développement de la Section du paysage et de l’art des jardins de l’ENSH (voir la conclusion du chapitre 14 d’Histoire et Mémoire sur Topia).

Il faudra trois ans pour que le transfert d’une partie des personnels et des matériels d’enseignement et de recherches de Versailles à Angers soit réalisé, dans des conditions humaines parfois discutables39.

L’ENSP « hérite » de la gestion du site du Potager du roi, de ses bâtiments et d’une partie des personnels. Alain Riquois cède la direction en 1995 à un administrateur provisoire Jean-Baptiste Cuisinier, IGREF missionné au château de Versailles et à la DGER.

Une nouvelle vie, difficile au début, commence pour l’ENSP au Potager du roi.

Pierre Donadieu

19 novembre 2019

Merci à P. Dauvergne, Noëlle Dorion et Alain Riquois pour leur contribution.


Bibliographie

P. Donadieu, Histoire et mémoire de l’ENSP, chapitre 14 https://topia.fr/2018/03/27/histoire-de-lensp-2/


Sources d’archives

Archives ENSP, Salle 6, boites 2033 et 3097.

Archives départementales des Yvelines, 1W-18-III, dépôts 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78.


Quelques acteurs

Jacques Poly (1927-1997), Président de l’INRA en 1989

Raymond Chaux (1925-2017), Ingénieur général d’agronomie, directeur de l’ENSH et de l’ENSP (1974-1990), Archives ENSP

Alain Riquois, IGREF, directeur de l’ENSH et de l’ENSP (1990-1995)

Hervé Bichat (1938-2015), IGREF, directeur général de l’enseignement et de la recherche (1992- 1997)

Pierre Dauvergne, paysagiste DPLG, enseignant ENSP, vice-président puis président du Conseil général de l’ENSH et de l’ENSP (1988-1994)


Notes

1 Ministre chargé de l’Agriculture en 1985-1986 au moment de l’échec de l’Institut français du paysage (après Michel Rocard) puis en 1988-1990 au début du projet d’ISTV avant Louis Mermaz.

2 L’ENSP et l’ENSH sont dirigées par R. Chaux, l’INAPG par P. Vialle (IGREF), l’ENGREF par J.-P. Troy (IGREF).

3 Lettre de H. Nallet à Jacques Poly, président de l’INRA, 1er juillet 1989. Archives ENSP, S6, 2033

4 J. Poly, « Rapport sur les possibilités de rapprochement, en région parisienne, des établissements d’enseignement supérieur, dépendant de l’agriculture et de la forêt », 1989, 59 p. 

5 En novembre 1991, le Premier ministre de l’époque, Edith Cresson, annonçera son ambition de délocaliser 30.000 postes de l’administration parisienne en province d’ici à la fin du siècle.

6 CR de commission du 25/01/90

7 Choisi par vote du conseil des enseignants entre trois projets (Corajoud, Lassus, Donadieu).

8 Depuis 1980, une spécialisation sciences et techniques appliquées aux aménagements paysagers était développée à côté de celles de Défense des cultures et d’Horticulture. Elle était animée principalement par P. Bordes et L. Saccardy.

9 G. Courtois, Le Monde, 2/2/1990.

10 A cette époque, le doctorat ne pouvait être délivré que par les universités. Obtenir sa délivrance était un enjeu important pour l’ISTV qui se rapprochait ainsi d’un statut universitaire.

11 Archives ENSP, S6.

12 CR de l’AAF du 21 mars 1990.

13 Document de travail du 21 mai 1990. Archives ENSP, S6

14 Elle existe déjà avec les interventions des experts du CEMAGREF de Grenoble et de Nogent sur Vernisson (B. Fischesser en particulier).

15 André Berkaloff est professeur à l’Université Paris Sud et cofondateur de l’association ISTV.

16 Lettre manuscrite du 30 juin 1990. Archives ENSP, S6

17 Créée le 30 mai 1990, l’association pour l’établissement des sciences et techniques du vivant (AESTV) est présidée par Guy Salmon-Legagneur, conseiller maitre à la cour des comptes.

18 P. Donadieu, Un pôle environnement et paysage à l’ISTV, groupe de travail ISTV (ENSP, ENSH, INAPG), Septembre 1990, 7 p. M. Rumelhart y récuse l’expression « aménagement du paysage au profit d’ «aménagement de l’espace ». Centrées sur la connaissance, les positions scientifiques (les pédopaysages des pédologues, les unités gé(morpho)logiques de B. Peyre ou de végétation de C. Girard) semblent incompatibles avec celles de l’ENSP orientées par l’action (le projet de paysage comme méthode).

19 IGREF, A. Riquois était responsable de la mission du paysage du ministère de l’Environnement créée en 1978.

20 P. Donadieu, Options de l’ENSP de Versailles dans le cadre de l’ISTV, 21 p.

21 Les élèves enquêtés sont sortis en 1984, 85 et 86, période de crise et de grèves à l’ENSP. Ils ont donc reçu l’enseignement des professeurs de l’ENSH. Ce qui leur fait dire « les heures de chimie, physique et mathématiques suffisent … ».

22 Le protocole d’accord pour la mise en œuvre de l’implantation d’AgroParisTech et de l’INRA sur le campus de Saclay ne sera signé que le 7 juillet 2015 entre AgroParisTech, l’INRA, la Caisse des dépôts et consignations, Campus Agro SAS et les services de l’État.

23 Lettre du 22 septembre 1992. L’ENSP a été ajoutée dans la version finale.

24 Lettre du 3 avril 1992. A cette époque P. Donadieu termine la rédaction de sa thèse de doctorat en géographie qu’il soutiendra à l’université Paris VII l’année suivante.

25 Dossier de presse du 18 mai 1993.

26 Après le concours de professeur ouvert en Sciences humaines à l’ENSP, qui avait désigné D. Bouillon comme lauréat, P. Donadieu prend avec A. Fleury et l’attribution d’un poste de maitre de conférences, puis de professeur, la direction du laboratoire de recherches en 1994. Il soutiendra une habilitation à diriger des recherches en 1997.

27 Comité interministériel à l’aménagement du territoire.

28 Procès-verbal du conseil général du 4 mars 1992, Archives ADY WW-20-III, dépôt 76

29 Lettre au ministre de l’Agriculture L. Mermaz le 25 mars 1992

30 « M. Gérard Larcher appelle l’attention de M. le ministre de l’agriculture et de la forêt sur le projet de délocalisation de l’Ecole nationale supérieure du paysage à Blois et ce, sans concertation préalable auprès des enseignants et personnels administratifs ».

31 PV du Conseil général du 9 mars 1993. Les enseignants y voient un moyen de délocaliser l’ENSP et pensent qu’il s’agit d’une autre école à créer.

32 Il quittera son poste de ministre le jour même …

33 Annexe au procès-verbal de la séance du 22 novembre 1993, Tome III environnement, n° 102, Sénat, p. 69.

34 CR du conseil des enseignants de l’ENSP du 28 octobre 1993.

35 PV de la réunion du 12 mars, p. 2.

36 Ce scénario l’emportera plus tard avec l’intégration de l’Institut national d’horticulture et de paysage au pôle Agrocampus Ouest Rennes-Angers.

37 Lettre du 7 mars de Hervé Bichat à Alain Riquois.

38 Une revendication forte du projet d’institut français du paysage de 1985. Non satisfaite, elle avait déclenché les grèves des élèves.

39 Ce texte a été écrit du point de vue de l’ENSP. Il mériterait d’être écrit également du point de vue de l’ENSH.

14 – L’École nationale d’Horticulture et l’enseignement de l’architecture des jardins

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Chapitre 14

L’École nationale d’Horticulture et l’enseignement de l’architecture des jardins (1930-1960)

Pierre Donadieu raconte une période peu connue de l’histoire de l’ENH, les années 1930-1960. Elle correspond à l’enseignement aux élèves ingénieurs horticoles de l’architecte paysagiste Ferdinand Duprat de 1934 à 1951. Au moment (1946) où se met en place la Section du paysage et de l’Art des jardins.

L’ENH, une école d’ingénieurs

Depuis 1927, l’École nationale d’Horticulture délivre le diplôme d’ingénieur horticole. Le niveau du concours s’est certes amélioré. Mais beaucoup d’élèves, qui n’ont pas le niveau du baccalauréat, ne terminent pas leurs études (10 à 17 sur 40 à 45 dans les années 1920 ; 10 en 1934), en raison de leurs mauvaises notes aux examens. Cette situation s’améliorera progressivement et cet effectif d’exclus restera inférieur à 5 dans les années 1940.

L’école n’a plus le handicap de ne pouvoir loger et nourrir ses élèves. La construction de la « Coopérative » des élèves1 s’est achevée à la fin de 1927 à l’angle nord-est du Potager en ouvrant sur la rue (actuelle) Hardy et de Satory (qui deviendra la rue du Maréchal-Joffre). Un peu plus d’une centaine d’élèves (pas de jeune fille) occupe le premier et le second étage. Ils sont quatre par chambre (voir photo ci-dessous) et bénéficient au rez-de-chaussée, d’un réfectoire et de cuisines modernes, d’une salle de sport, d’une bibliothèque, sous l’œil d’un élève « gérant ». Ainsi, et grâce à l’approvisionnement en fruits et légumes du Potager, les frais de pension des élèves restent modestes et à la portée de toutes les bourses.

Une chambre d’élèves dans le foyer des élèves, années 1950, archives ENSP/ENSH.

Le programme d’études durant l’année scolaire 1929-1930 prévoit 626 leçons d’une heure, 100 applications pratiques et 40 examens, soit environ 250 heures d’enseignement encadrées par des enseignants pour chacune des trois années. Le reste du temps devait être consacré aux travaux saisonniers dans le Potager avec les chefs de culture (mais les archives du conseil des enseignants n’en parlent pas).

L’enseignement lui-même est réparti entre 18 disciplines d’importance inégale. Elles reprennent une grande partie du programme de l’école que cite le paysagiste Edouard André en 18902.

Quatre matières dominent les autres par leur importance quantitative, les matières « nobles » en quelque sorte. En premier lieu le dessin (70h) réparti sur les trois années3, l’arboriculture fruitière et la pomologie (52h) sur trois ans, la botanique (50h) sur les deux premières années, les levés de plans et le nivellement (40h). Parmi les autres disciplines, les cultures potagères, le génie rural, les cultures méditerranéennes et coloniales, la pathologie végétale, les mathématiques, la chimie, la comptabilité …L’architecture des jardins occupe une place modeste : 24 heures de cours en troisième année, avec deux applications et 2 examens, pas beaucoup plus que l’horticulture industrielle et commerciale (20h). 4% des leçons, c’est très peu.

René-Edouard André : la fin d’une dynastie

Depuis 1910, Le fils d’Edouard d’André est le titulaire de la chaire d’architecture des jardins. À y regarder de plus près, le nombre des heures d’enseignement qui concourent à la formation de l’ingénieur-architecte paysagiste est beaucoup plus important qu’il n’y parait. Aux cours de R.-E André, on peut ajouter le dessin, le nivellement, le levée de plans, la botanique, le génie rural, soit près d’un tiers des leçons, sans compter les temps (modestes) de travaux pratiques d’architecture des jardins qui font office d’ateliers. Sans compter les visites de jardins et de chantiers, et les conférences que donne par exemple l‘ingénieur horticole Eugène Le Graverend sur « les jardins modernes » ou les « Grandes villes ». Ce qui n’est pas négligeable.

L’importance du dessin est d’ailleurs confortée par l’ajout en 1929 d’épreuves au concours d’entrée : « des figures géométriques, croquis côté d’instruments de culture, et dessins à main levée ».

En outre, au cours de cette même année, la volonté de développer le cours d’architecture des jardins et certains autres cours est affirmée par une lettre du comité de l’art des jardins de la SNHF4 au ministre de l’Agriculture qui l’a transmise au conseil5 :

« Le comité de l’art des jardins souhaite voir s’intensifier le cours d’architecture des jardins à l’ENHV (…). Il souhaite que le cours soit porté de 24 à 34 leçons (…) que celui de dessin passe de 60 à 70 leçons en prenant en compte la composition des projets de jardins en accord avec le professeur du cours d’architecture des jardins. La liaison entre les cours d’architecture des jardins, de dessin, de levé de plans et de nivellement est assurée par le directeur de l’école. Le professeur d’architecture des jardins a l’initiative des visites de parcs et jardins publics et privés en accord avec le directeur de l’école. En outre le comité de l’art des jardins propose que soit portée la mention « architecte paysagiste» sur le diplôme des élèves qui auraient atteint une certaine moyenne dans les trois cours (architecture des jardins, levées de plans, dessin). ».

Le conseil estime que la dernière proposition ne peut être suivie car l’architecture des jardins n’est qu’un des vingt cours de l’école. La lettre révèle deux problèmes qui seront récurrents jusqu’à aujourd’hui : la coordination des enseignements complémentaires qui tendent à l’autonomie aux dépens de leur cohérence par rapport à la transmission d’un métier, et le souhait d’une spécialisation reconnue dès la formation initiale. Car l’attribution du titre d’architecte paysagiste passait par le concours en loge organisé chaque année par la SNHF6.

Le 28 avril 1930, le conseil des professeurs de l’ENH se réunit dans la bibliothèque de la Figuerie. Les enseignants constatent que, en dépit d’un nombre important mais relatif d’heures de cours, les élèves sont vraiment déficients en dessin. Ils s’accordent sur une augmentation des heures pour que « Monsieur Hissard enseigne mieux le croquis coté et la perspective appliquée à l’art des jardins »7. L’année suivante, écrit le secrétaire de séance, des épreuves de géométrie plane et de dessin d’ornement seront introduites dans le concours, car « le ministre lui-même demande des leçons de croquis coté ». Les nouveaux ingénieurs doivent maîtriser à la fois le dessin de type « industriel » et le dessin d’art.

Le marché de l’architecture des jardins publics semble en effet promis à un rapide développement sur le modèle parisien laissé par A. Alphand. Dès la rentrée suivante, sur la proposition de la SNHF et de René-Edouard André, le conseil accepte de porter de 24 à 34 h le nombre de leçons d’architecture des jardins.

Comment les élèves reçoivent-ils ces nouvelles ambitions pédagogiques ? Nous ne le savons pas. En revanche de nombreux signes indiquent un changement dans le comportement des élèves. Ils concernent surtout la discipline. Des injures de quelques élèves de 3e année au personnel (directeur et enseignants) sont punis d’exclusion (Juillet 1930). Bien que les murs du Potager du roi semblent protéger l’école des remous politiques extérieurs, le 25 février 1931, des élèves sont surpris à « faire de la musique en jouant l’Internationale dans leur chambre ». Ces faits scandaleux sont réprimés pour les uns de trois gardes de week-end qui leur interdisent les sorties. Et pour les autres d’exclusion de la Coopérative, ce qui les oblige à trouver un logement ailleurs. L’année suivante, les incivilités s’amplifient : ivresse caractérisée, vols de fruits, malpropreté … Les élèves sont beaucoup moins studieux, souvent malades, arrivent en retard, s’absentent sans motifs. Les comportements indubitables de paresse se multiplient …

En 1933, c’est le professeur Lécolier, il enseigne la pomologie, qui subit injures, chahuts et sifflets pendant son cours. Il exige que 82 fruits minimum soient dessinés sur un cahier spécial, et non laissés à l’initiative des élèves. Les excuses demandées ne viennent pas.

Les prix (en argent liquide) donnés aux meilleurs élèves par l’école sont pourtant toujours une incitation à la discipline. Dans son domaine René André remet 100 francs à l’élève Chopinet qui a obtenu la meilleure note à l’examen d’architecture des jardins.

Pourtant les vols de plantes ou de fruits continuent en 1934 (et plus tard en 1936). L’un des derniers plants d’ananas cultivés dans les serres disparait, et les azalées de serres qui s’étaient envolées on ne sait où sont rapportées par des parents d’élèves consternés. Les exclusions ou les suppressions de vacances se poursuivent. Il semble que l’enseignement technique et pratique qui domine la formation soit de plus en plus contesté par les élèves.

Un outsider, Ferdinand Duprat

Le 28 février 1934, à 65 ans, René André fait valoir ses droits à la retraite après 33 ans d’enseignement. Le conseil décide du futur programme d’enseignement d’architecture des jardins. « Étant donnée l’importance du cours », il propose la reconduction des heures existantes.

« Le cours sera consacré à l’histoire des jardins, aux styles et aux classifications des jardins (…). La pratique abordera l’état des lieux (à aménager), l’étude et l’établissement de plans, les méthodes employées, les devis, l’exécution des travaux, la pratique des terrassements et des plantations (…) les travaux de routes, pièces d’eaux, tennis, etc. (…) l’urbanisme, l’embellissement et l’agrandissement des villes, les espaces libres, les terrains de sports et de jeux, les stades et les cimetières … »8.

On voit ainsi se dessiner le périmètre de compétences de l’ingénieur paysagiste destiné aux services publics urbains, et incluant, tant bien que mal, la compétence de conception autant que celle de gestion. Et dans une durée bien courte si on compare avec aujourd’hui9

Comment allait-on recruter le successeur de la dynastie des André ? À cette époque, entre les deux guerres, la compétence d’architecture des jardins et de paysage relevait essentiellement des architectes, des urbanistes, des élèves de l’École des Beaux-Arts, ou des praticiens autodidactes et beaucoup plus rarement des ingénieurs horticoles10. Du « creuset marocain » émergeait, après l’ingénieur forestier J.-C. Nicolas Forestier décédé en 1930, l’architecte Albert Laprade (1883-1978). Achille Duchêne (1866-1947) était expérimenté comme Edouard Redont (1862-1942) qui s’était illustré à la fois dans la création des parcs et des jardins et dans la reconstruction des villes après la guerre. De même pour Jacques Gréber (1882-1962), élève de l’Ecole des Beaux-Arts, en Amérique du Nord ou les frères Véra (1881-1971 ; 1882-1957). Sans compter les plus jeunes comme Robert Mallet-Stevens (1886-1945), Ferdinand Duprat (1887-1976), les architectes Jean-Charles Moreux (1889-1956) et André Riousse (1895-1952) qui se faisaient connaitre dans les expositions et les salons parisiens. Ou encore comme l’architecte Gabriel Guévrékian (1900-1970) par le jardin cubiste de la villa Noailles à Hyères (1926).

Peu d’élèves des André (environ une dizaine), qui avaient enseigné pendant 41 ans à l’ENH (1892-1934), s’étaient fait connaitre en France comme architectes de jardins. De nombreux postes dans les services publics de parcs et de jardins urbains, en France ou à l’étranger, ou associés à des entreprises privées (pépinières notamment) les avaient attirés.

Plus jeune, ou plus âgé et expérimenté, versaillais ou non ? La loi semblait donner des règles au choix du professeur. « Selon l’article 4 de la loi du 2 aout 1918, il (le professeur) sera choisi parmi les anciens élèves de l’ENH, avec au moins quinze ans de pratiques en architecture des jardins »11. Règle qui limitait considérablement les choix. Pourtant l’éventail des possibilités était large.

Le jury réunissait sous la présidence de M. Gay, inspecteur général du ministère de l’Agriculture et, entre autres, le directeur Fernand Pinelle, les ingénieurs horticoles et architectes paysagistes Henri Nivet (IH 1883) et Léon Cuny (IH 1907), président de l’association des anciens élèves de l’ENH, et Louis Deny (fils d’Eugène élève de Jean-Pierre Barillet-Deschamps).

On ne sait rien des candidatures, ni évidemment rien des débats du jury qui oublia la contrainte de la loi. L’heureux lauréat fut Ferdinand Duprat, figure d’architecte de jardins reconnue en France et en Europe, où il disposait d’une clientèle prestigieuse (les cours royales notamment). Il avait quarante-sept ans et n’était pas ingénieur horticole. Il fut nommé par un arrêté du 5-12-1934 « Professeur d’architecture des jardins et d’urbanisme ».

Il arrivait à l’ENH à une période difficile après la crise économique de 1929. La clientèle privée s’était considérablement réduite, la commande publique d’urbanisme restait balbutiante et le financement de l’école par l’État s’était atrophié. La rémunération des enseignants vacataires avait été divisé par trois. Si bien que, en 1935, les professeurs de dessin (Hissard) et de Botanique (Combes) demandaient la réduction de leurs heures d’enseignement12.

Dans le même temps, le nouveau professeur d’architecture des jardins et d’urbanisme F. Duprat, réclamait que « le cours soit étendu et porte sur deux années (et non seulement sur la dernière) avec pour chacune d’entre elle trente leçons et quatre applications ». F. Pinelle enregistre mais pense que « cela ne sera pas approuvé (par le ministère) pour des raisons financières ». Il suggère de faire plutôt un cours pour deux promotions en même temps comme en arboriculture d’ornement, en botanique et en cultures méridionales et coloniales. Ainsi « les élèves auraient 68 leçons d’architecture des jardins avec le même traitement des professeur ». La proposition est adoptée pour l’année scolaire 1935-36 et consignée dans le procès-verbal rédigé par F. Duprat, secrétaire de séance.

Cependant, au cours du conseil suivant (23 octobre) et après réflexions, F. Duprat déclare au conseil que la solution retenue n’est pas applicable : « les élèves sont trop nombreux (environ 40 à 45 par année) et l’ordre logique des cours sera perturbé ».

Décadence

Pourtant de nouvelles informations alarmantes parviennent jusqu’à l’école « Trois élèves de l’école, candidats au concours de la ville de Paris d’octobre 1935, ont été très médiocres en architecture paysagiste ». F. Duprat insiste : « En Belgique, la durée du cours d’architecture des jardins est de 300 heures13 ». Rien n’y fait.

Comme la formation spécifique à la conception des jardins (au dessin et à l’utilisation des végétaux dans les projets notamment) reste, à ses yeux, indigente, il revient à la charge six mois après. Une proclamation solennelle est publiée dans le procès-verbal.

«Le professeur d’architecture des jardins, Ferdinand Duprat, fait remarquer que les architectes de jardins qui ont laissé en France des œuvres remarquables avaient à la base de leurs talents des connaissances horticoles étendues, tel le Nôtre, fils de jardinier, pour le XVIIe siècle, et Barillet-Deschamps, horticulteur, pour le XIXe siècle, Depuis un demi-siècle, les dessinateurs de jardin n’ont jamais atteint le niveau de leurs grands prédécesseurs. Les horticulteurs ne faisaient pas preuve de connaissance de l’Architecture. Les architectes sont devenus dessinateurs de jardins mais leur manque de connaissance de végétaux réduit leur composition à l’état squelettique au point de vue horticole. Ainsi les collections végétales réunies par l’effort continu des horticulteurs depuis cent ans, restent aujourd’hui méconnues et sans emploi.

Pour remédier à cette décadence, celle de l’art des jardins de notre pays, le conseil des enseignants de l’école nationale d’horticulture de Versailles, unique école nationale où est enseignée l’architecture des jardins, considérant que dans les écoles similaires d’Angleterre, de Belgique (Vilvorde), et de Suisse, l’art des jardins comporte des cours d’une durée de trois à sept fois plus grande que celle de l’école de Versailles, émet le vœu que le cours d’architecture des jardins de l’École, comportant actuellement 34 leçons et deux applications pendant une année (la dernière) soit porté à 60 leçons et huit applications. »14. Demande qui, si elle était satisfaite, ferait de l’architecture des jardins, la matière enseignée la plus importante.

Ce texte qui sera porté à la connaissance du conseil de perfectionnement de l’Ecole et de la tutelle ministérielle jouera un rôle essentiel, avec la demande de Robert Joffet directeur des jardins publics de Paris, dans la création de la Section du paysage et de l’art des jardins en 1945. Il est fondé sur deux constats. L’extraordinaire essor des pépinières françaises depuis la fin du XIXe siècle n’était plus soutenu par la clientèle privée et publique, en l’absence des compétences des architectes de jardins. L’art français des jardins et du paysage, dont la diffusion mondiale était un fait avéré depuis au moins cinquante ans, était en situation de perte d’influence. Ce constat était fait à une période de sursaut nationaliste en Europe, et de grèves ouvrières en France.

En d’autres termes, il fallait donner aux ingénieurs horticoles une compétence de concepteurs identique à celle des élèves de l’École des Beaux-Arts et des architectes. Et surtout, peut-être, rompre un peu avec l’héritage parisien d’Adolphe Alphand et d’Edouard André qui avaient codifié les pratiques de dessin de jardins autour de la seule pratique horticole et de son enseignement.

À l’école, une autre évolution ne peut plus être ignorée si l’établissement veut assumer correctement son rôle de formation d’ingénieurs horticoles. Les enseignements pratiques commencent à reculer du fait de l’inintérêt des élèves pour leur fonctions d’ouvriers au Potager du roi souvent mal encadrés du fait du nombre. L’absentéisme persiste, ainsi que les rapports d’élèves non remis et le rappel trop fréquent au règlement intérieur. Le conseil de perfectionnement constate « la désaffection complète des élèves à l’égard de la pratique. Critiques et rébellion sont fréquentes. Les élèves ne veulent plus être la main d’œuvre des chefs d’ateliers du Potager du roi »15.

Travaux des élèves ingénieurs de l’ENH au Potager du roi, années 1930, archives ENSP/ENSH.

Comme ce sont les coefficients des notes qui décident des notes moyennes et du passage dans l’année supérieure, le conseil des enseignants diminue celui des travaux manuels de 4 à 2. Il confirme ainsi le début du passage à un enseignement de plus en plus scientifique et de moins en moins pratique. Mais également pour les cours les plus contestés (comme la pomologie) à un statut d’application « au verger ».

Ces évolutions s’accompagnent de troubles persistants dans la Coopérative : « des pertes importantes de livres de la bibliothèque sont constatées ». Et les élèves sont en mauvaise santé pour le Docteur Taphanel. Chaque jour 20 à 22 malades (non diplomatiques) sont enregistrés, qui n’iront pas en cours … Si bien que le médecin demande un examen médical à l’entrée de l’école et qu’un cours d’hygiène soit installé …

Dès 1930, le conseil de perfectionnement avait envisagé de faire entrer des jeunes femmes dans la formation, et peut être dans le personnel de l’école. Elles devaient être peu nombreuses et sous contrôle permanent d’une surveillante attitrée… Une spécialiste anglaise de ces pratiques audacieuses, Miss Scot, avait été consultée mais l’inspection générale du ministère avait émis un avis défavorable, pour risque, disait-on, de troubles de l’ordre public. Cinq ans après, l’idée est de retour au conseil des enseignants : « Des auditrices pourraient être admises à des travaux pratiques »16. L’initiative semble révolutionnaire …et troublante. Elles ne seront admises pour la première fois qu’en 1944 à l’ENH (Micheline Demont et Marie-Rose Ledoux) et dans la Section (en 1950 Michèle de Crépy, puis en 1953 Lucienne Tailhade).

À l’automne 1936, le directeur Joseph Pinelle fait valoir ses droits à la retraite. Le 5 avril 1937, il est remplacé par un autre ingénieur horticole (1912), Fernand Fauh, qui a 43 ans. Mais dont les archives départementales des Yvelines ne révèlent rien de la carrière accomplie17.

En octobre 1939, tous les locaux sont occupés par l’autorité militaire et l’école est fermée. Un hôpital est installé dans la Coopérative (le bâtiment Saint-Louis actuel). En novembre l’école ouvre à nouveau ainsi que le concours d’entrée (61 candidats et 25 admis). Les enseignants tentent de se réorganiser en remplaçant les appelés (MM. Cuisance et Chaminade notamment). Le 15 juin 1940, l’école ferme avec un mois d’avance. Malgré les « évènements » à peine évoquée dans les procès-verbaux, deux concours sont organisés en zone occupée (Versailles) et non occupée (Lyon). La vie de l’école se poursuit : les enseignants envisagent trois sections de perfectionnement (enseignement, sciences et arts) et demandent une augmentation des heures de cours en mathématiques, architecture des jardins et urbanisme, et topographie18. Le niveau des élèves reste faible, handicap qui ne disparaitra que vingt ans après avec le concours commun aux écoles d’agronomie.

Après la guerre à l’ENSH

L’histoire de l’école, à partir des procès-verbaux des conseils des professeurs, ne reprend que le 20 novembre 1945 avec l’entrée en fonction du nouveau directeur Jean Lenfant19.

La création de la Section du paysage et de l’art des jardins par le décret du 5 décembre 1945 ne provoqua pas la disparition de l’enseignement de l’architecture des jardins aux élèves ingénieurs de l’ENSH. F. Duprat, qui a en charge la chaire d’architecture des jardins et d’urbanisme, ne réapparait au conseil que le 12 juillet 1947. L’on ne parle pas de la Section qui a obtenu son propre conseil de 12 enseignants et forme essentiellement quelques ingénieurs horticoles à l’architecture des jardins et du paysage. L’enseignement habituel de F. Duprat dans le cadre de l’ENSH en 3ème année (une vingtaine de cours d’une heure trente et des applications (sorties, conférences) est conservé.

Dans cette période le problème essentiel de l’école est son déclassement. Elle est considérée comme « un collège technique » dont les enseignements sont surtout pratiques avec des vacataires peu payés.

Dès 1950, se pose la question du lien entre la formation des ingénieurs horticoles, et celle de la Section du paysage et de l’art des jardins. Le conseil de la Section propose au conseil de l’ENH de « recevoir, après concours, des élèves ingénieurs de fin de deuxième année »20. La troisième année de l’ENH deviendrait ainsi la première année de la Section. MM. Weibel et Chaminade, en l’absence de F. Duprat, protestent car les cours de dessin et d’architecture des jardins seraient ainsi supprimés. Il faudra attendre 1966 pour que cette réforme se fasse.

Ferdinand Duprat, qui fait valoir ses droits à la retraite à la rentrée 1951-52, est nommé professeur honoraire au conseil de perfectionnement de l’ENH. Son enseignement est repris par Théodore Leveau qui succédera l’année suivante, à la Section, à André Riousse décédé.

À la rentrée 1952-53, la Section peine pourtant à recruter (3 élèves sur 5 candidats). Car les élèves ingénieurs délaissent cette formation qui ajoute deux ans à celle d’ingénieur horticole. C’est beaucoup trop long et couteux (voir extrait ci-dessous). Une demande de ramener la durée des études de paysagiste de deux à un an est rejetée par le Conseil de perfectionnement de l’ENSH. Une autre, l’année suivante, prévoyant pour les élèves ingénieurs de suivre les cours d’art des jardins et les ateliers de la Section en troisième année, puis de suivre une année supplémentaire, est refusée par le ministère qui l’estime « prématurée »21.

Extrait du PV du conseil des professeurs de l’ENH du 5 mai 1950, Archives départementales des Yvelines B. III111, 169, w dépôt, 186.

En 1955, aucun candidat à la Section ne se présente et aucun n’est admis en 1956.

Pendant cette crise de recrutement, l’enseignement de l’architecture des jardins de T. Leveau en troisième année se poursuit à l’ENH. Mais, à la rentrée 1959-60, il souhaite être libéré de ces cours à l’ENH (30 heures). L’année suivante, cet enseignement est repris par deux enseignants vacataires de la Section : Jeanne Hugueney (pour la partie historique) et Henri Thébaud, (pour la partie plus technique).

En conclusion

La mutation de l’enseignement de l’ENH a commencé depuis le début des années 1930 avec l’arrivée de nouvelles disciplines scientifiques comme la génétique horticole (J.-G. Bustarret), et la physique, chimie, météorologie et minéralogie (Pierre Chouard en 1931, puis Raymond Chaminade en 1936). Elle reprendra après la guerre car, en 1940, l’école, qui était assimilée aux écoles régionales d’agriculture, avait été déclassée. Elle n’était plus un établissement d’enseignement supérieur. Situation qui va ensuite engendrer de nombreuses démissions de vacataires importants en raison du faible niveau des rémunérations.

P. Darpoux, chercheur INRA à Versailles, et P. Limasset en 1948 reprennent cependant l’enseignement de la botanique et de la biologie végétale appliquée, et R. Bossard les cultures ornementales avec P. Cuisance. Puis arrivent dans les années 1950 et 1960, de nouveaux enseignants aux profils scientifiques d’universitaires ou d’ingénieurs agronomes ou horticoles (J. Montégut, A. Anstett, A. Bry, J.-M. Lemoyne de Forge, P. Bordes, P. Lemattre, C. Bigot, F. Laudansky, M. Mitteau, J. Carrel, R. Léger …)

Parallèlement la Section du paysage et de l’art des jardins, qui se met en place à l’automne 1946, surmonte le « trou d’air » des années 1955-56 (pas de recrutement), après la défection des ingénieurs horticoles et monte en puissance jusqu’à la perspective de réformes écrites en 1966-67 par les enseignants de l’ENH (voir chapitre 1 et 2). Elles aboutiront à l’arrêt des cursus d’ingénieur horticole et de la Section du paysage et de l’art des jardins en 1974.

En 1967, Jean-Marie Soupault, directeur général des Affaires professionnelles et sociales du ministère de l’Agriculture acte l’idée d’une nouvelle formation de paysagistes en trois ans.

Il écrit au directeur Etienne le Guélinel après l’avoir rencontré le 22 mai :

«  Au cours de notre entretien du 22 mai nous avions évoqué l’avenir de la Section du paysage de l’école de Versailles. Nous disposons comme lignes directrices des conclusions du groupe de travail que vous aviez animé en 1966 ; l’orientation proposée dans ce texte est intéressante. Il est donc souhaitable que, d’une manière progressive, la Section du paysage évolue selon les voies ainsi définies :

– recrutement à un niveau d’études correspondant à un an d’études supérieures,

– scolarité continue d’une durée de trois ans, suivie éventuellement d’un stage probatoire professionnel

– possibilité d’accueillir à chaque niveau d’enseignement des étudiant -ou étudiantes- ayant reçu des formations différentes mais voisines

– élargissement du corps enseignant qui pourra comprendre comme éléments quelques « chefs d’ateliers », maitre assistants ou assistantes, responsables de l’élaboration des projets.

Je tiens à vous confirmer tout l’intérêt que je porte à la Section du paysage et à son développement ultérieur. »

Ce projet, qui a été élaboré avant celui de l’Institut du paysage imaginé par la mission de Paul Harvois (1971-72), avant les grèves des étudiants et enseignants de la Section des années 1968-71, avant la mise en place du CNERP (1972) et avant la création de l’école d’horticulture d’Angers (1971), fonde la ligne politique que le Ministère adoptera de manière constante et qui se traduira à Versailles  par :

– la création de l’ENSP en 1976 en trois ans plus un an d’études,

– l’organisation d’un concours au niveau bac + deux ans,

– l’ouverture de la formation à d’autres formations comme celles des ingénieurs et des architectes (ce qui n’a pas bien fonctionné : formation trop courte et fut supprimé),

-l’ouverture de postes budgétaires de « chefs d’ateliers » et d’assistants (enseignants vacataires), puis de postes d’enseignants-chercheurs permanents (12 en 2018, autant que les professeurs vacataires de la Section en 1947),

– et par voie de conséquences la création de l’ENITA d’Angers (1971) et son regroupement avec l’ENSH délocalisée en 1995,

– la conversion de l’ENSH en formation de spécialisation (horticulture, protection des végétaux, aménagements paysagers) des écoles d’agronomie en deux ans de 1976 à 1996 (mais qui a recruté surtout des biologistes à l’université).

Malgré les soubresauts internes des deux écoles du Potager du roi, se sont maintenues à leur égard, surtout à partir de l’après-guerre, une bienveillance certaine et, à partir de 1967, une ligne politique ferme du ministère de tutelle. Les grèves de l’ENSP en 1985 n’ont pas remis en cause cette attitude, mais ont sans doute accéléré le recrutement des deux premiers enseignants titulaires.

À la crise de l’enseignement de l’architecture des jardins au sein de l’ingénierie horticole au Potager du roi (la « décadence » des année 1930) a succédé la mise en place lente (60 ans), mais aboutie aujourd’hui, de la formation des paysagistes concepteurs.

Rien n’indique que celle-ci ne changera pas …

Pierre Donadieu, 2 octobre 2019


Bibliographie

P. Donadieu, Histoire de l’ENSP, chapitre 1 et chapitre 2

P. Donadieu et R. Vidal, Petit Répertoire des personnels de l’ENSH-ENSP de Versailles

Durnerin A., « Architectes-paysagistes, horticulteurs et jardiniers à l’École nationale d’horticulture de Versailles de 1874 à 1914 », in Créateurs de jardins et de paysage en France du XIXe siècle au XXIe siècle (M. Racine édit.), ENSP Versailles/Arles, Actes Sud, 2002, pp. 92-99.


Notes

1 L’actuel bâtiment Saint-Louis.

2 André E., 1890, L’École nationale d’Horticulture de Versailles, Paris, La Maison rustique.

3 Il est assuré par Emile Mangeant jusqu’au 1er septembre 1929 depuis 1886, soit 43 ans d’enseignement : un record ! Il est remplacé par Henri Hissard en 1930.

4 Achille Duchêne (1866-1947), architecte de jardins, devait en être le président d’honneur.

5 PV du conseil de perfectionnement de l’ENH de la séance du 6 décembre 1930.

6 Tradition qui sera respectée jusqu’en 1984. À partir de 1979 jusqu’en 2018, c’est l’ENSP, puis les deux autres écoles de Bordeaux et de Lille qui attribueront à la fois le diplôme et le titre de paysagiste DPLG.

7 PV du conseil des enseignants, du 28 avril 1930, Archives départementales des Yvelines,

8 Procès-verbal du conseil des enseignants du 28 février 1934.

9 2700 heures environ sur trois ans aujourd’hui et 10 fois moins dans les années 1930.

10 Marcel Zaborski (1884-1980), ingénieur horticole (IH1901), venait de réaliser le parc du Triangle de vue à Rabat (1924), Henri Martinet (1867-1936), IH 1886, de nombreux jardins en France, ainsi que Eugène Houlet (IH 1898), Charles Houlet (IH 1901), Henri Nivet (IH 1883), …(D’après A. Durnerin, 2002)

11 PV du 28 février 1934.

12 PV du conseil des enseignants du 12 juillet 1935

13 PV du conseil de perfectionnement du 17 décembre 1935.

14 PV du conseil des enseignants du 22 avril 1936.

15 PV du conseil de perfectionnement du 13 aril1937. Ce conseil s’arrête ensuite de fonctionner et ne reprendra qu’après la guerre.

16 PV du CE du 5 avril 1937 et PV du conseil de perfectionnement de 1931-32

17 Beaucoup de dossiers de personnels de l’ENH ont été détruits par des inondations des salles d’archives après 1960. F. Fauh restera jusqu’en 1944.

18 PV du CE du 12 novembre 1940.

19 En l’absence des PV des conseils d’enseignants de 1940 à la rentrée 1945-46, l’histoire de l’enseignement à l’école pendant la guerre 1939-45 reste inconnue.

20 CE du 5 mai 1950.

21 CE du 4 mai 1954

13 – L’enseignement de la botanique à l’ENSH et à l’ENSP

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Chapitre 13

L’enseignement de la botanique à l’ENSH et à l’ENSP de Versailles

permanences et changements de l’origine à nos jours

(1874-2000)

Enseigné et enseignant dans ce domaine au Potager du roi, Pierre Donadieu propose un premier éclairage synthétique sur ce sujet méconnu et parfois controversé.

Introduction

La compétence en connaissances botaniques1 a distingué pendant plus d’un siècle les diplômés de l’École d’horticulture de Versailles de ceux des grandes écoles d’agriculture et d’agronomie, et même des universités. Quelles étaient ces connaissances ? Qui les transmettait ? Comment ont-elles changé avec l’évolution des formations, depuis le jardinier, jusqu’à l’ingénieur horticole et au paysagiste concepteur ?

À partir de sa création en 1873, l’école n’a cessé de modifier sa formation2. Dès les années 1910, les diplômés de l’ENH ont commencé à se partager entre deux sensibilités. D’un côté les jardiniers puis les ingénieurs horticoles qui vont conserver, approfondir et diversifier la connaissance horticole et botanique (jusqu’en 1974). On les retrouve aujourd’hui formés, avec une dominante scientifique à Angers (les ingénieurs paysagistes d’Agrocampus ouest) et dans les cursus techniques d’aménagements paysagers (BTS, licence). Dans le domaine du paysagisme, on peut les considérer comme des héritiers lointains des horticulteurs et des paysagistes formés dans les services horticoles de la ville de Paris sous la direction d’ Adolphe Alphand, de Jean-Pierre Barillet-Deschamps, d’Edouard et René-Edouard André, puis de Robert Joffet.

Et de l’autre les (ingénieurs) architectes paysagistes versaillais, et les architectes formés à l’École des Beaux-Arts, et parfois urbanistes. Ces praticiens vont faire valoir, à partir de la première guerre mondiale, leurs compétences de concepteurs de jardins et de jardinistes dans les marchés publics et privés de l’urbanisme et de l’architecture de jardins.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, héritiers des « architectes paysagistes » d’avant 1940, les paysagistes DPLG3 versaillais abandonneront la référence exclusive à l’horticulture et aux disciplines scientifiques. Ils se rapprocheront des urbanistes et des architectes en faisant valoir leurs compétences propres de paysagistes libéraux, concepteurs de projets de paysage et de jardin à échelles multiples d’espace et de temps. Ceux d’aujourd’hui (environ 30004) sont les héritiers de Jacques Sgard, Michel Corajoud et Jacques Simon, et souvent ils considèrent André Le Nôtre, et en particulier sa démarche de projet, comme l’une de leurs principales sources d’inspiration. Mais leur compétence de concepteurs de jardins privés sera en pratique marginalisée au profit de la commande publique de qualités du paysage et du cadre de vie urbain et péri urbain.

L’enseignement de la botanique et des disciplines dérivées n’a pas été le même aux jardiniers, aux ingénieurs horticoles et aux paysagistes concepteurs. Et pourtant, une permanence s’imposera : savoir nommer les plantes en latin ou en français. Une survivance désuète ? Non, un trait majeur de l’identité des diplômés versaillais et qui se poursuit autant au Potager du Roi que dans la cité angevine avec Végépolys et Agrocampus ouest.

On peut faire commencer l’histoire botanique et pédagogique du Potager du Roi quelques années après la Révolution5. Car en 1795, « un institut national chargé de recueillir les découvertes et de perfectionner les arts et les sciences » est prévu par la Constitution du 22 août, avec une « école centrale » dans chaque département. Dans cette perspective, en 1798, le botaniste Antoine Richard transfert au Potager les collections botaniques du Trianon mises en place par son père Claude. Une pépinière nationale est créée dans le Clos aux asperges (actuel carré Duhamel du Monceau) ; ainsi qu’une collection de plantes officinales dans le Grand Carré et dans le secteur des serres. Mais ce projet avorte avec l’avènement de l’Empire. Comme celui d’un Institut agronomique ouvert à Versailles en 1849, mais supprimé trois ans après avec la proclamation du second Empire6.

En fait tout commence vraiment en 1873 quand le député dijonnais Pierre Joigneaux fait voter la loi qui crée au Potager du Roi de Versailles une formation de jardiniers « quatre (ou cinq) branches » (Arboriculture fruitière, arboriculture d’ornement, floriculture, cultures légumières, et jardinage d’agrément) à l’ENH7.

Le texte qui suit présentera d’abord les enseignants de botanique générale et appliquée, puis la transformation du Potager en école de Botanique, et enfin la pratique de l’enseignement de la botanique hérité de Jacques Montégut (de 1965 à 20008). À ce stade de la recherche, il ne s’agit que d’une esquisse qui appelle d’autres travaux.

1- Les enseignants de botanique

De 1874 à 1939

Dès la rentrée de 1874, le directeur Auguste Hardy9 confie l’enseignement de la botanique générale à Émile Mussat, lequel, officiant à l’École d’agriculture voisine de Grignon, relève de la même tutelle ministérielle que l’ENH. Après sa mort en 1902, lui succède Raoul Combes, professeur à la Sorbonne, qui est attesté en 1930 dans les annuaires de l’association des anciens élèves de l’ENH. Cet enseignement général de biologie végétale est complété par des formations pratiques. Elles concernent les innombrables taxons (espèces, variétés, cultivars) utilisées par les pépiniéristes, les arboriculteurs, les floriculteurs et les maraîchers, et par ceux qui vont s’auto-désigner plus tard comme, « architectes paysagistes ». Au début c’est A. Hardy qui enseigne les techniques de l’arboriculture fruitière et des cultures légumières jusqu’à sa mort en 1891 ; et B. Verlot, déjà chef de l’école de botanique du Muséum d’histoire naturelle, la floriculture de plein air et sous serres. Dans les deux cas, la nomenclature botanique est essentielle. C’est A. Choisy, ingénieur des Ponts et Chaussées et professeur d’architecture des jardins et des serres de 1878 à 1892 qui poursuit l’enseignement « paysagiste » de Jean Darcel, mais en insistant plus sur l’histoire de l’architecture et des jardins. À chacun sa compétence, c’est l’élève-jardinier qui doit faire la synthèse …

À partir de 1892, les enseignants changent et le directeur également. L’ingénieur agronome, et ancien conducteur de travaux à la Ville de Paris, Jules Nanot, succède à A. Hardy comme directeur et professeur d’arboriculture fruitière et de pomologie. Edouard André, architecte-paysagiste, fin botaniste et grand voyageur, devient professeur d’architecture des jardins et des serres jusqu’en 1900, puis son fils René-Edouard lui succède jusqu’en 1934. Il cède la place au charismatique architecte de jardins Ferdinand Duprat, déjà collaborateur du paysagiste Achille Duchêne, jusqu’en 1951. L’enseignement de la botanique appliquée est pris en main par des ingénieurs horticoles (Joseph Pinelle – par ailleurs directeur- en arboriculture d’ornement et multiplication des végétaux à partir de 1910 et son successeur Pierre Cuisance; Alfred Nomblot puis Maurice Coutanceau en arboriculture fruitière ; Maurice Marcel en cultures légumières avant Albert Bry, puis Claude Foury).

La guerre arrive en 1939 et fige toute tentative de changement de l’enseignement botanique.

Le programme de connaissance et d’utilisation des végétaux ainsi que les modes de transmission ont-ils changé en 65 ans, par rapport au programme de référence de 1890 ? L’enseignement de dessin introduit en 1930 par Henri Hissard maître de dessin de la plante au Muséum crée-t-il un rapport plus sensible que scientifique au végétal ? Il ne semble pas comme nous le verrons plus loin. L’école doit rattraper son retard scientifique sur les autres écoles d’agriculture et l’Institut national agronomique de Paris. L’heure est à la recherche en laboratoire. Les blouses blanches commencent à remplacer les tabliers bleus des jardiniers.

Dessin d’une pomme de la variété Reinette du Canada. Extrait du cahier de “pomologie” (cours de Lécotier) de l’élève Jean Thoumazeau (1931). Source: Fonds ENSP, Archives départementales des Yvelines.

De 1948 à 2000

À l’École nationale d’horticulture

Bien que les archives d’enseignement soient très rares, il semble, en 1948, que le dispositif d’enseignement de la connaissance des végétaux n’ait pas été modifié depuis 1890. La structure globale de la formation est conservée, mais les figures changent. Comme si le cadre pédagogique du Potager du roi imposait une permanence du modèle du potager comme école de botanique. Et bien que les innovations scientifiques et techniques en horticulture modifient la formation dans d’autres domaines de savoirs avec l’introduction de la génétique (J.G. Bustarret, puis F. Laudansky), de la climatologie, des sciences du sol (R. Chaminade, puis A. Anstett), de la phytopharmacie (M. Viel), du Génie rural et horticole (M. Pioger, puis J.-M. Lemoyne de Forges et P. Bordes), et de l’économie (M. Rouleau, puis M. Mattei et J. Carrel).

Pierre Limasset, ingénieur agronome, directeur de la station centrale de pathologie végétale de l’INRA de Versailles, et M. Grente, ingénieur agronome, chef de travaux à la station centrale de pathologie végétale enseignent la botanique jusqu’en 1956. Ils n’appartiennent pas au sérail horticole contrairement en floriculture à Eugène Laumonier (IH10 1894), à Pierre Cuisance (IH 1920) en arboriculture d’ornement, en arboriculture fruitière à Maurice Coutanceau (IH 1928) et à Maurice Marcel professeur de cultures légumières (IH 1905).

Qu’enseignait Ferdinand Duprat en architecture des jardins dans le domaine végétal jusqu’en 1951 ? Probablement la même chose que les André ses prédécesseurs, avec un nombre de leçons très réduit, mais peut être plus l’histoire de l’art des jardins que le choix des végétaux en fonction des compositions végétales des projets11.

Quelques enseignements de la formation d’ingénieurs horticoles deviendront communs pour les futurs candidats inscrits en préparation au concours de la Section du paysage et de l’art des jardins ouvert en 1946. Ils concernaient notamment les cours de P. Cuisance, P. Laumonnier, P. Limasset et M. Grente.

Dans la section du paysage et de l’art des jardins (qui se déroula en un an puis deux, de 1946 à 1974), les enseignements relatifs aux végétaux sont faits par des enseignants vacataires ou titulaires. Ceux de nature scientifique et technique sont dispensés dans la formation d’ingénieur, ou dans la préparation au concours d’entrée dans la section. Les premiers comme les seconds ont laissé peu de traces12.

On sait néanmoins que les architectes et paysagistes André Riousse, puis Théodore Leveau enseignèrent la théorie de l’art des jardins et la composition, que Henri Thébaud (IH 1916), de 1946 à 1960, transmettait les techniques d’utilisation des végétaux, tâche qui fut ensuite confiée à Lucien Sabourin, ingénieur divisionnaire de la ville de Paris de 1960 à 1973. Peu d’indices laissent entendre que leurs conceptions de l’enseignement aient été différentes de celles qui prévalaient depuis les André. H. Thébaud avait été élève de René-Edouard André, et L. Sabourin avait été formé au sein des services des espaces verts de la ville de Paris, dans la tradition des pratiques jardinières mises en place par A. Alphand à la fin du XIXe siècle.

S’y ajoutaient en 1958 des cours d’art floral par M. Vautrin, ingénieur divisionnaire des services paysagers de la ville de Paris et M. Blanc, chef d’atelier du fleuriste municipal de la ville de Paris13.

Le renouveau se manifesta avec l’arrivée en 1958 de Jacques Montégut (1925-2007), ingénieur agricole diplômé de l’École d’agriculture de Grignon. Comme professeur de botanique et de physiologie végétale, il succédait à Pierre Limasset et M. Binet, assistant en physiologie végétale à La Sorbonne. Son cours, dans le grand amphithéâtre de l’école, s’adressait autant aux élèves ingénieurs horticoles de première et deuxième années, aux élèves de la préparation au concours de la Section qu’aux élèves paysagistes parmi lesquels les ingénieurs se raréfiaient14. Il était assisté par M. Ridé, assistant à l’INRA, puis par Claude Bigot, ingénieur agronome, qui organisait les travaux pratiques de botanique (salle des Suisses).

Il introduisit une nouvelle façon de connaitre les plantes spontanées en observant leur répartition dans l’espace grâce aux méthodes des phytosociologues et des phytogéographes. Trois parmi ses élèves devinrent enseignants à l’ENSP, Pierre Donadieu (en écologie végétale et phytogéographie) et Gilles Clément (IH 1965) en utilisation des végétaux dans les projets, puis en projets d’ateliers, et Marc Rumelhart (IH 1972) qui lui succéda en 1975, avec le paysagiste Gabriel Chauvel en 1986.

De ces périodes anciennes et récentes d’enseignement de la botanique et de l’écologie, il reste dans les archives de nombreux témoignages15.

2 – Le Potager du roi : une école de botanique

L’enseignement de la botanique à l’ENSH comme à l’ENSP n’est pas dissociable du site du Potager du Roi qui est devenu à partir de la création de l’ENH une vaste école de botanique. Il n’avait pas été conçu de 1679 à 1683 pour cet usage pédagogique par Jean-Baptiste de la Quintinie qui en avait fait un haut lieu d’approvisionnement de la Cour royale. Quatre ans après la création de l’école « Il était jardin de production, écrit M. Michelin de la SNHF en 1877, il doit devenir un « jardin école »16.

Devenu un établissement d’enseignement, il fut transformé, en partie sur le modèle des jardins du Muséum d’histoire naturelle de Paris, en un lieu de formation à la botanique que décrit en détail Édouard André (op. cit.) en 1890 avant d’y entrer comme professeur.

L’arboretum

La collection de végétaux ligneux et la pépinière, issue de la relocalisation de celles du Trianon par les jardiniers Claude et Antoine Richard, mais en partie arrachée puis détruite par les grands froids de l’année 1879-80 comportait encore selon E. André environ 950 espèces. Elle devait être localisée à l’angle sud du Potager près de l’actuelle rue du maréchal Joffre (n° 25 sur le plan ci-dessous) et de l’école de botanique.

L’École de botanique (sensu stricto)

« Comme il est essentiel que les élèves sachent avant toute autre chose distinguer les espèces afin d’y rattacher les nombreuses variétés arbustives, légumières ou florales qu’ils rencontreront et seront destinés à traiter, une École de Botanique, comprenant près de 1900 espèces a été installée dès le commencement » (E. André, ibid., p. 32). Ce jardin botanique était situé au sud dans l’actuel carré Duhamel du Monceau près du mur du parc de la comtesse de Balbi. Ses parcelles réunissaient des espèces spontanées et des variétés horticoles. Elle a disparu après la deuxième guerre mondiale (?).

Le fruticetum

À côté de l’école de botanique, avait été mise en place une collection de végétaux d’ornement de plein air, connue au siècle suivant comme l’arboretum ou le fruticetum. Sous ce dernier nom elle fut recréée en 1954 par René Bossard professeur de cultures ornementales à l’ENH, à côté de l’arboretum détruit plus tard par la tempête de 1999. Pour des générations d’ingénieurs horticoles, c’est dans cette collection de 175 espèces arbustives (en 2019), jalonnée d’étiquettes portant des noms latins, que l’apprentissage de la nomenclature des espèces ornementales fut possible. Mais E. André ne parle pas de sa première installation, bien qu’elle fût indiquée sur le plan joint (n° 25).

Le jardin d’hiver

Les élèves devaient également connaitre les espèces de serres, par exemple les Palmiers, les Cycadacées, les Fougères, rassemblées dans la Grande serre du Jardin d’hiver17. « Quoi de plus charmant que de pouvoir contempler à son aise la luxuriante, l’immuable verdure de ces palmiers gigantesques ou gracieux dont la mode s’est si vite répandue » écrit E. André (p. 26). 25 espèces d’Areca, d’Astrocaryum, Caryota, Cocos, Kentia, Latania, Jubea, Phoenix, Sabal, y étaient regroupées ; sans oublier huit espèces de fougères, arborescentes ou non, et 35 espèces herbacées à feuillage ornemental (Musa, Canna, Dracena, Pandanus, Strelitzia…). Une aubaine pour les apprentis botanistes.

« Vue pittoresque du grand rocher dans le Jardin d’hiver », E. André, op. cit., 1890, p. 27. Archives ENSH/ENSP, Fonds ancien.

Les serres de culture

Dans les serres chauffées (n°11) -à l’emplacement de l’actuelle serre des élèves- commençaient à être cultivées des collections d’orchidées exotiques (28 espèces) et de broméliacées (8 espèces). Sans compter les serres de forçage (adossées sur le mur de la terrasse nord, n° 8 et 9) où était cultivée une collection de variétés de vignes et de pêchers (11).

La grande serre des vignes forcées, en collection, E. André, op. cit, 1890, archives ENSH/ENSP, Fonds ancien

Les cultures fruitières

Édouard André insiste sur « l’intelligente direction de l’ENH qui n’a pas craint des sacrifier des cultures productives au point de vue du développement rapide et pratique de l’instruction arboricole et pomologique » (p. 21). En 1890 le Potager ne réunissait pas moins de 1200 variétés fruitières dont 558 variétés de poiriers et 340 de pommiers. Sans compter une collection de formes fruitières, usuelles et de fantaisie, sur lesquelles l’architecte paysagiste et journaliste n’insiste pas beaucoup. L’apprenti jardinier ne pouvait pourtant se mettre en mémoire tous ces noms malgré les étiquettes qui pouvaient l’aider. Ils approchaient les arbres surtout au moment des tailles saisonnières, des fumures, du désherbage et du travail du sol. Était-ce suffisant pour les identifier avec précision ?

Travaux de taille et binage des élèves ingénieurs de l’ENH. En arrière-plan, la serre du Jardin d’hiver, années 1930, Archives ENSP, Fonds ancien.

Les cultures potagères

En revanche, dans le carré central, la pratique des applications techniques (préparation du sol, semis, repiquage, démariage, arrosage, désherbage, traitement phytosanitaire, récolte…) permettait plus facilement de retenir les noms des légumes cultivées (environ 80 espèces et beaucoup plus de variétés).

Les collections

Sans la possibilité d’une mémorisation visuelle, les finalités pédagogiques n’auraient pu aboutir, sauf facultés intellectuelles exceptionnelles. C’est pourquoi, un « musée d’histoire naturelle » avait été installé dans des armoires ou des cadres situés le long des murs de la salle d’étude et de démonstration de l’ancienne orangerie de la Quintinye ( ?). 800 fruits moulés de 10 espèces, soigneusement étiquetés y étaient exposés et classés « selon leur qualité et époque de maturité ».

Fruits moulés en plâtre, coll. SNHF, https://www.snhf.org/tag/histoire-de-la-snhf/, 2019

S’y ajoutaient plusieurs herbiers, les uns, botaniques, dont celui de « Jacques » donné par le père de A. Hardy ; les autres, entomologiques, montraient les dégâts d’insectes et de champignons pathogènes sur des feuilles et rameaux séchés. En outre, le long du couloir qui desservait les salles de la Figuerie, des vitrines exposaient, dans des bocaux, des graines de plantes horticoles et industrielles, d’arbres et d’arbustes. S’y ajoutait une collection d’écorces et de bois coupés et vernis.

L’école au début des années 1890. Le bâtiment de la Figuerie (sans étage) et la salle de cours avec les expositions sur les murs. Le directeur Jules Nanot et l’architecte paysagiste Édouard André y ont commencé leurs activités en 1892.
« De toutes les sources de la vie, la plus féconde est l’agriculture », inscription sur le mur.
Archives ENSH/ENSP, Fonds ancien.

La salle de dessin

Dans cette salle, les élèves apprenaient sous la direction d’Émile Mangeant, artiste peintre et élève des Beaux-Arts, le dessin des divers organes des plantes en première année, des figures géométriques et d’architecture en deuxième année, et le lavis des plans de jardins et de parcs en dernière année.

Seize ans après sa création, l’école avait transformé le Potager du roi en un vaste dispositif d’apprentissage botanique et horticole. Beaucoup d’initiatives avaient été prises pour fonder la connaissance des végétaux sur ses quatre piliers : la théorie et la pratique, l’art du dessin et les sciences. Elle formait certes au début des jardiniers chevronnés, mais promis très vite (40 ans après sa création) aux plus hautes responsabilités d’entrepreneur horticole, de chef de cultures, de jardinier principal, de directeur de jardins botaniques et de jardins publics, d’enseignant ou d’architecte-paysagiste18. Rappelons que l’emploi de jardinier principal de la ville de Paris « supposait des connaissances de mathématiques et la capacité de réaliser un plan de jardin comportant un plan coté, un dessin teinté, un état de plantation et un avant-métré »19. Après la première guerre mondiale, le diplômé de l’ENH disposait des compétences de l’ingénieur horticole, titre qu’il obtiendra du ministère de l’Agriculture en 1927.

Plan de l’École nationale d’horticulture au Potager du roi à Versailles, E. André, op. cit., 1890. Archives ENSH/ENSP, Fonds ancien.

Entre 1900 et 1965, les archives d’enseignement de la botanique sont quasi inexistantes (ou inconnues)20. Il faut repartir de la formation donnée par J. Montégut dans les années 1960 pour se faire une idée de la mutation pédagogique qui aboutira à de nouvelles formes d’enseignement de la botanique appliquée au Potager du roi.

3-L’héritage de Jacques Montégut à l’ENSP (1965-2000)

À partir de 1976, l’ENSP organise l’enseignement en différents départements, dont celui du « milieu » qui deviendra « d’écologie appliquée au projet de paysage ». M. Rumelhart et P. Donadieu sont chargés d’environ 350 heures d’enseignement sur trois ans. Il faut distinguer deux périodes avant et après le départ de l’école d’horticulture à Angers en 1995.

Avant cette date historique, la botanique générale, à caractère biologique et scientifique, disparait progressivement à l’ENSP surtout avec le départ en 1983 des derniers enseignants de l’ENSH (P. Pasquier, P. Lemattre, C. Preneux, N. Dorion, J.-M. Lemoyne de Forges, P. Bordes …), avec celui également de G. Clément en « utilisation des végétaux » en 1982, qui sera remplacé par G . Chauvel, et le départ (momentané) de P. Donadieu en 1987.

L’enseignement se recentre autour de pratiques pédagogiques concrètes : les travaux pratiques (TP) dans la salle homonyme de l’ancien foyer des élèves (ex chambres des élèves ingénieurs horticoles avant 1974), les expositions-reconnaissance de végétaux (dans la même salle de TP), les excursions écologiques dans la région parisienne, les voyages (presque toujours dans le sud de la France …), la confection des herbiers, l’analyse des structures végétales des parcs et jardins, et le jardinage au Potager (notamment l’initiative pédagogique Chaubrides), le tout appuyé sur une impressionnante collection de polycopiés hérités de J. Montégut, et reprise par M. Rumelhart, P. Donadieu et R. Vidal.

Dès 1993 les enseignants de l’ENSH sont « invités », par le ministère de l’Agriculture, à se regrouper à Angers avec ceux de l’ENITHP dans l’Institut national d’horticulture et de paysage, qui deviendra Agrocampus ouest centre d’Angers. L’école mère rejoint « sa fille » en reconduisant le modèle originel d’intégration de l’art du paysage et des jardins à l’enseignement scientifique de l’horticulture.

Au Potager du Roi, les ombres tutélaires d’Auguste Hardy et d’Edouard André planent sur les carrés. Le vaste lieu d’apprentissage de la connaissance de l’utilisation et de la culture des végétaux horticoles, devenu tardivement terrain d’expérimentation des laboratoires de recherche de l’ENSH, est vide de projets autres que conservatoires. Il attend d’être réinvesti par les paysagistes qui vont inventer de nouveaux liens avec les savoirs de l’horticulture et du jardinage.

Depuis le début du XXe siècle, le Potager a en fait plus changé qu’on ne pourrait le penser. La surface de vitrages de serres et de bâches vitrées a considérablement régressé. Le long de la rue Hardy, le foyer coopératif des élèves a été construit en 1927 à la place des bâches de forçage ; deux bâtiments d’enseignement (amphithéâtres, laboratoires, bibliothèque, bureaux) se sont appuyés au mur nord à la fin des années 1950 à la place des serres adossées ; la grande serre du jardin d’hiver a été abattue après 1945 ; une rocaille botanique a été installée dans le carré Duhamel du Monceau, de nouvelles serres ont été bâties à la place des anciennes au début des années 1990. Les anciens outils pédagogiques de la botanique : le fruticetum et l’arboretum, la rocaille, et les collections de variétés et de formes fruitières ont traversé héroïquement un siècle tourmenté. Avec cet héritage, les enseignants du département d’écologie de l’ENSP vont construire une nouvelle façon de transmettre la connaissance botanique et écologique.

Dans l’école

Les cours

Essentiels avec les travaux pratiques dans la formation scientifique des ingénieurs jusqu’en 1995, les cours magistraux vont devenir beaucoup plus rares à l’ENSP. Ils introduisent des exercices, des expositions, des excursions ou des voyages. Ils ont de moins en moins la charge de transmettre des connaissances abstraites à mémoriser. L’enseignement est centré sur la pratique de l’étudiant, et non sur le savoir de l’enseignant qui indique ce que l’élève doit connaitre. L’élève réalise un exercice, puis le montre et en parle à son encadrant qui lui indique les points positifs, ses erreurs et les voies de l’amélioration.

Le temps est loin (année 1960) où le quadragénaire J. Montégut exposait avec brio dans l’amphithéâtre du premier étage de la Figuerie les principes de la physiologie végétale et du cycle de Krebbs, la classification des végétaux et les méthodes de la phytosociologie et de la phytogéographie. Encore plus loin également celui où le professeur Emile Mussat en 1889 décrivait au tableau noir l’anatomie des appareils végétatifs, des fleurs et des fruits, les fonctions de respiration, de nutrition et de photosynthèse, et les principes de la taxonomie linéenne. Grâce aux classes préparatoires des lycées, les élèves ingénieurs détenaient à partir de 1960 un bagage scientifique, notamment biologique et physicochimique, considérable quoique livresque. Ce qui ne fut pas le cas de ceux qui entreront à la Section du paysage après les années 196021, et encore plus à l’ENSP avec un concours fondé surtout sur les compétences artistiques, les ouvertures culturelles et les potentialités personnelles.

Pour ces raisons, les méthodes pédagogiques qui semblent convenir à l’élève ingénieur vont disparaitre au profit d’innovations didactiques adaptées à la formation professionnelle supérieure de paysagistes DPLG. La phytosociologie est abandonnée, mais les listes de plantes regroupées par affinités écologiques (par exemple, les espèces xéro, méso et hygrophiles) font toujours partie des savoirs transmis. Elles firent la célébrité des excursions de J. Montégut qui réunissaient les élèves ingénieurs et les paysagistes de la Section jusqu’en 1974.

Les expositions

Empruntées à l’histoire de l’école dès sa création, les expositions de rameaux de feuillus ou de conifères, de rameaux secs en hiver, d’inflorescences de graminées, de graines, de fruits, et de plantes de serre permettent de contourner l’étape astreignante de l’usage des flores (celles de l’abbé Fournier, de Gaston Bonnier ou de l’abbé Coste par exemple). Il s’agit de donner à l’étudiant la possibilité de mettre un nom sur les végétaux quelle que soit la saison, que les plantes soient spontanées ou ornementales, quelles qu’en soient les formes visibles sur le terrain. Ce qui n’a plus rien à voir avec l’érudition ancienne du botaniste encyclopédiste. Base de la taxonomie, la sexualité des plantes passe au second plan, place à la morphologie et aux formes visibles qui donnent leur identité au premier coup d’œil. Le paysagiste Jacques Simon avait tracé la voie avec son ouvrage pionnier sur les silhouettes des arbres (Les arbres, années 1960, réédité en 2008).

M. Rumelhart et R. Vidal, 1991, éditions Larousse, ouvrage didactique réalisé avec la collaboration d’étudiants paysagistes et de paysagistes de l’ENSP (en ligne ici)

R. Vidal, Fougères, écologie et reconnaissance des espèces spontanées en France.
Documents réalisés avec Jacques Montégut et Marc Rumelhart, en 1981 (en ligne ici).

À l’école, les expositions étaient organisées régulièrement par les enseignants dans les laboratoires et les salles d’exposition. L’étudiant y venait le plus souvent possible pour mémoriser la relation entre le nom lu sur l’étiquette, et la plante (ou un fragment de celle-ci : la feuille et le fruit notamment). La motivation pour l’élève, c’était l’examen où les mêmes échantillons, devenus anonymes, devaient être identifiés correctement. Au début, avant la première guerre mondiale, les notes d’examen étaient décisives. Beaucoup d’élèves, de niveau faible, plus de 10 par an parfois, étaient éliminés. Puis, avec la sélection plus sévère du concours, cette élimination a cessé, mais les examens de botanique sont restés, même s’ils avaient perdu leur utilité de sélection. Qui, dans son futur métier d’ingénieur horticole ou de paysagiste, avait besoin de connaitre des centaines de taxons végétaux ? Quelques enseignants de botanique, et responsables de jardins botaniques, certainement. Mais les autres, beaucoup moins.

L’érudition botanique persiste encore au début du XXIe siècle à l’école, avec la rocaille du carré Duhamel-du-Monceau soigneusement entretenue par une association et ses nombreuses étiquettes qui renseignent le visiteur curieux, mais le fruticetum semble aujourd’hui déserté.

L’analyse des structures végétales

Cet exercice fut inventé par Pierre Donadieu au début des années 198022. Le but était, pour les élèves, de savoir analyser l’état d’un site, non en termes phytosociologiques (trop rébarbatifs), fonctionnalistes (c’était le métier des ingénieurs en écologie, « VRD » et hydraulique), historiques ou plastiques (d’autres enseignants s’en occupaient), mais à partir de la perception et du dessin descriptif (ou de la photo) des formes végétales présentes. La pensée structuraliste et la Gestalttheorie suggéraient que les humains percevaient des ensembles plus que des parties, et que l’ensemble était différent de l’addition des parties.

Le vocabulaire végétal pouvait alors être commun aux pratiques d’ateliers et aux disciplines du « milieu ». Par exemple, l’exercice du Bosquet de la Reine (dans le parc du Château) permettait de nommer les structures arborées (mail, quinconce, bosquet, isolé …), buissonnantes (massifs à feuillage persistant, fleuris ou non, haies libres ou taillées), herbacées (pelouses, plate- bandes …) et minérales (chemins, statuaire, bassins ….). Dans les ateliers de projet, il était possible de reprendre ces termes pour désigner des organisations végétales et minérales de l’espace imaginé ; de les dessiner avec une idée des réalités évoquées (les effets qu’elles apportaient, la gestion et l’entretien des formes végétales : taille, élagage, arrosage, désherbage, renouvellement, plantation …). Nulle idée de biodiversité ou de résilience à l’époque, mais la mise en œuvre d’une méthode pour aboutir à un plan de plantation, document incontournable depuis A. Alphand et E. André dans les projets de parcs et de jardins.

Mais le monde du paysage changeait à l’ENSP. Les chefs d’ateliers étaient moins familiers du végétal et de l’horticulture ornementale que leurs prédécesseurs, et n’étaient pas tous convaincus par les idées émergentes de l’écologie scientifique ou politique des années 1970. Etait prioritaire pour eux la séparation d’avec les compétences praticiennes concurrentes : l’ingénierie horticole, paysagiste et écologique, les géomètres et l’architecture.

L’école du paysage était d’abord une école qui formait des paysagistes avec le concours, en priorité, des paysagistes enseignants. C’était (et c’est toujours) une école professionnelle sans concession aux disciplines universitaires, dites « théoriques ». Les chefs d’ateliers attendaient des départements qu’ils « nourrissent » le projet : qu’ils apprennent les techniques de représentation, les principes techniques d’éclairage, de terrassement, d’usage des matériaux (les végétaux et les minéraux), de l’eau ou des milieux écobiologiques. Les sciences sociales et humaines (économie, droit, anthropologie…) ne pénétraient pas ou peu les ateliers, sauf parfois en histoire. La plupart des chefs d’ateliers de projet, notamment M. Corajoud, faisaient valoir, non sans arguments, qu’elles entravaient la création dans les projets.

De plus, l’influence du structuralisme et de la psychologie de la forme, domaine des sciences sociales et humaines, engendrait perplexité sinon méfiance, voire hostilité. Il eut fallu échanger, parler de la possibilité d’une « interface » entre l’apprentissage de la conception et les sciences, montrer l’intérêt mutuel, se rencontrer et se faire confiance. Ce fut assez rare, l’exercice des structures était prématuré, mais les élèves l’acceptèrent pendant plus de quinze ans.

Les inter/post faces avec le projet

À partir de 1987, Gabriel Chauvel et Marc Rumelhart firent équipe pour inventer une pédagogie du végétal dans la pratique du projet. À quel moment penser l’espace végétal ? Trop tôt, il n’avait pas encore sa place pour être désigné autrement que par des formes provisoires, trop tard, il était surimposé, et au pire décoratif …

L’interface entre savoirs (et non sciences) du végétal et pratiques du projet intéressait modérément la majorité des paysagistes. Leur pensée de l’espace relevait soit d’un urbanisme territorial de projet (à petite échelle géographique)23, soit d’un design de formes adaptées à des échelles géographiques plus grandes (le jardin), et de la cohérence entre ces deux dimensions de perception des milieux de vie. L’ambition pédagogique semblait exorbitante. Mais la longue pratique de certains paysagistes, comme J. Sgard et ses élèves, M. Viollet et P. Dauvergne, montrait qu’il était possible de maitriser, de manière convaincante, différentes échelles d’espace et de temps.

D’ailleurs les enseignants d’écologie, avec les talents de dessinateur et de naturaliste du paysagiste A. Freytet dans les excursions et les voyages, vont mettre au point, d’abord la pédagogie d’interface, puis celle plus réaliste de postface. Car travailler avec les élèves, sur le thème spécifique du végétal, dans le temps du projet d’atelier était, pour les enseignants, trop frustrant, et voué à l’échec. Ce problème sera résolu beaucoup plus tard24.

Il s’agissait donc d’imaginer les formes et fonctionnalités végétales déduites d’un projet en cours, et validées par les chefs d’atelier. L’enseignement d’écologie y trouva son compte en transmettant par exemple des notions dynamiques sur les lisières boisées (ourlet, manteau …). On n’alla pas jusqu’à un plan de plantation rangé désormais dans les pièces techniques (CCTP) du projet. On ne voulut pas non plus s’inscrire dans la pensée scientifique de la biodiversité et de l’écologie du paysage. Mais s’aperçut-on du moment où les références à la flore exotique et de pépinières ornementales furent bannies ? Les conifères bleutés, les genévriers rampants, les couvre sols de millepertuis ou de Lonicera, les frênes, les sophoras et les saules pleureurs, les peupliers d’Italie, les Prunus, les Thuyas, les Cyprès de Leyland … disparurent des projets, balayés par la préférence pour la flore spontanée, indigène ou naturalisée (sycomore, frêne, chêne, noisetier, cornouiller, robinier …).

L’usage du terme de palette végétale se raréfia. C’était une notion héritée des temps lointains du « pittoresque jardinier » vulgarisé par les André et plus tard, après la guerre, par les services d’espaces verts parisiens de Robert Joffet. C’est la notion même de jardinage qui se renouvela puisque l’on ne cherchait plus explicitement à orner, à décorer, à enjoliver, et sans doute à plaire selon les canons jugés désuets d’une esthétique datée … La mixed border disparut des projets après les années 1970 et W. Robinson et G. Jekyll furent mis au musée de l’art anglais des jardins.

Le jardinage

Comment, à partir des années 1980, initier à un nouveau jardinage les étudiants néophytes en la matière (au moins la moitié de chaque promotion25) ? Comment leur transmettre une pensée du jardin qui n’ait rien de commun avec celle des plates-bandes fleuries de l’orangerie du parc du château de Versailles (avant leur restauration à la façon le nôtrienne de 1700).

On y pensa vraiment qu’au départ de l’ENSH pour Angers en 1995. Le département d’écologie attribua, avec l’accord de Manuel Pluvinage, directeur du Potager du roi, de très petites parcelles aux étudiants sur les terrasses, dans le Grand Carré et dans celui de Duhamel du Monceau. Ils étaient chargés d’en conduire la culture pendant trois ans. Des idées de micro-jardins émergèrent sans référence à des modèles connus. Peut-être plus proches parfois de la spontanéité des jardins familiaux (mais avec moins d’assiduité des jardiniers amateurs). Ils rafistolèrent des cabanes et introduisirent une basse-cour et des moutons sous le regard courroucé du voisinage versaillais que le directeur J.-B. Cuisinier (1996-2001) eut du mal à rassurer. Une esthétique de la spontanéité végétale, parfois alimentaire, et de la création libertaire fut diffusée dans le Potager26. Elle affirmait après le départ de l’ENSH la volonté de réappropriation du site en rupture avec les règles canoniques d’ordre, de propreté, de sécurité et d’embellissement : les quatre vertus cardinales de gestion alphandienne des parcs et des jardins de la troisième République.

Est-ce que les étudiants ont appris les arcanes du jardinage et de l’horticulture ? Sans doute pas à la manière des ingénieurs, mais leur verve créatrice a été accompagnée avec succès par les enseignants de Chaubrides (G. Chauvel, J.-L.Brisson, Hélène Despagne). Plasticiens et paysagistes, avec M. Rumelhart et G. Clément, eux-mêmes formés au Potager, disposaient ainsi d’un terrain d’expérimentations incomparable pour des concours de jardinage. La botanique est entrée dans la formation des élèves par cette voie-là.

Hors de l’école

Les excursions écologiques

L’excursion avait ses codes. Ce n’était pas une partie de plaisir. Les élèves suivaient l’enseignant (J. Montégut, puis M. Rumelhart) non par dévotion, mais parce qu’il fallait les voir et les entendre décrire leurs découvertes botaniques en détaillant les bonnes raisons anatomiques et écologiques de leur attribuer un nom scientifique en latin. Au printemps, on parlait surtout de la flore spontanée et naturalisée, sur les collines boisées de Satory à Versailles, sur les pelouses à orchidées des coteaux crayeux du Val de Gally, sous les ombrages et dans les clairières de la forêt de Beynes, de Rambouillet ou de Fontainebleau. Et plus loin encore, dans les dunes du Marquenterre ou le massif de la Sainte-Baume au nord de Marseille, là où les plages proches séduisaient beaucoup plus que les attraits de l’érudition botanique.

Les herbiers

En 1901, la réalisation d’un herbier était un art que les savants botanistes maitrisaient parfaitement (à l’université de Lyon par exemple en récoltant, séchant, conditionnant (avec de la créosote insecticide) et en collant la plante sèche sur un papier adéquat). Voir l’illustration ci-dessous. Il s’agissait surtout de nommer de nouveaux taxons découverts en décrivant l’échantillon qui allait servir de référence.

Une espèce d’Anémone de la flore des Alpes Maritimes, Université de Lyon (1901). Source Wikipedia.

À l’EN(S)H, puis à l’ENSP, l’herbier était un outil de l’apprentissage de la botanique, non une finalité scientifique en soi. Il naissait au cours des excursions botaniques. Récolter une plante que l’enseignant avait nommée, la placer dans un sachet en plastique pour éviter un dessèchement trop rapide, le soir la faire sécher dans les pages d’un annuaire téléphonique ou avec une presse, puis, beaucoup plus tard, l’étaler et la coller sur une feuille de papier ad hoc et enfin lui adjoindre une étiquette indiquant son identité latine et française, la date et le lieu de récolte, et ses caractères écologiques. Toutes ses étapes, des dizaines de fois répétées, représentaient un véritable cérémonial pédagogique. À force d’attention et de soin, les plantes, ligneuses ou herbacées, imprimaient leur nom dans la mémoire des élèves et leurs souvenirs ne se dissipaient qu’avec l’âge. Rares étaient ceux qui consultaient ensuite leur herbier pour combler un trou de mémoire. Si bien que toutes ces collections, souvent inabouties et maladroites, finissaient en poussière ou dans le tube digestif des lépismes (« poissons d’argent ») qui s’en nourrissaient avec délectation.

Les plus appliqués des élèves, les plus patients, les plus scrupuleux sans doute, consultaient les clefs de détermination des flores en cas de doute, faisant preuve ainsi d’un esprit scientifique recherché.

Les voyages d’études

Depuis les origines de l’EN(S)H, le voyage d’étude fait partie de la boite à outils pédagogiques. Hier, les enseignants organisaient des visites d’entreprises horticoles : de vergers, de pépinières (chez Jacques Derly, un ingénieur horticole promoteur des cultures ornementales en conteneurs en 1970 par exemple), de serres maraîchères et de floriculture. Il était également utile d’entendre les gestionnaires des services urbains d’espaces verts, et d’analyser les chantiers de création de parcs et de jardins avec les concepteurs et les entrepreneurs. En France comme à l’étranger.

Aujourd’hui (années 2000) la visite de chantiers et de pépinières fait toujours partie des exercices organisés par les départements des techniques et d’écologie de l’ENSP. S’y ajoutent beaucoup d’autres motifs de déplacements : notamment dans les musées, les expositions et les parcs en cours d’aménagement. En revanche les voyages d’étude à l’initiative du département d’écologie sont restés singuliers. Là aussi J. Montégut en fut l’inspirateur.

Ces voyages illustrent la prise de conscience que le CNERP (centre national d’étude et de recherche du paysage de Trappes) avait initiée de 1972 à 1979 : ne pas se limiter aux espaces verts urbains et à l’art des jardins, étendre la préoccupation de la qualité des milieux de vie à l’ensemble des territoires, et de ce fait s’éloigner de la seule tradition horticole en exploitant les ressources de la botanique, de la phytosociologie et de la phytogéographie.

Dans les années 1990 et 2000, les élèves de deuxième année partaient en longues excursions dans le midi de la France, d’auberges de jeunesse en gites d’étapes. Menées à pied et en minicars par A. Freytet et M. Rumelhart, ils franchissaient cols et chaines de montagnes et traversaient les rivières. Les élèves admiraient les paysages d’alpages et de campagnes provençales, les architectures rurales et les sites célèbres. Chacun herborisait, s’arrêtait pour dessiner, photographiait ou écrivait. Autant de références pour des projets de paysage, patiemment accumulées, qui plus tard leur seraient utiles. Les futurs paysagistes apprenaient à lire les paysages, à les comprendre, non en savants géographes, géologues, agronomes ou historiens, ni en esthètes exigeants, mais en futurs concepteurs de paysage sensibles aux évolutions visibles qu’ils pourraient conseiller d’infléchir.

Pour un observateur non initié et les services financiers de l’école, ces voyages semblaient surtout touristiques, et donc discutables. En fait, ils construisaient une conscience collective des patrimoines paysagers régionaux menacés par les évolutions de l’économie agricole et industrielle ou par l’urbanisation non maitrisée. Mais sans formations économique, juridique, sociologique et environnementale suffisantes, quelles argumentations convaincantes d’une politique de paysage pouvaient faire le poids face aux forces puissantes de la mondialisation des échanges marchands et des priorités politiques de l’emploi ? Il y eut pourtant de nombreux résultats tangibles, et, selon les paysagistes, les situations et les échelles de travail, la connaissance botanique et écologique des professionnels joua un rôle plus ou moins important dans les projets.

En conclusion

Depuis la fin du XIXe siècle, le Potager du Roi a été le creuset de deux formes principales d’enseignement de la botanique générale et appliquée. Jusqu’au départ de l’école d’horticulture à Angers en 1995, la formation des jardiniers puis des ingénieurs horticoles a demandé deux types de connaissances, les unes biologiques (taxonomie, floristique, anatomie, physiologie, génétique, biogéographie …), les autres liées aux pratiques de la pépinière, de la floriculture, du maraichage, de la viticulture, de l’arboriculture fruitière et ornementale. Les premières se sont progressivement imposées aux secondes. Les blouses blanches des chercheurs ont remplacé les tabliers bleus des jardiniers.

Parallèlement, et depuis la création de la chaire d’architecture des jardins et des serres à l‘ENH, une connaissance de la vie, des formes et des couleurs végétales, fondant l’art de l’utilisation des végétaux dans les projets de jardins et de paysage a été codifiée par les enseignants et transmise aux étudiants. Depuis la création du département d’écologie (appliquée au projet de paysage) en 1978 à l’ENSP, ce champ de formation des paysagistes a été développé en reprenant les outils pédagogiques mis au point par J. Montégut à l’ENSH dès les années 1960. Il a été refondé aujourd’hui sur les relations entre ethnosciences et conception des projets de paysage, avec une pédagogie toujours plus centrée sur les expériences des élèves que sur les cours des enseignants. Les démarches heuristiques ont largement pris la place des anciennes pédagogies magistrales.

Le Potager du roi perpétue ainsi son rôle d’école de botanique au XXIe siècle. Au milieu des collections historiques fruitières et légumières, les observations botaniques des élèves paysagistes interrogent le monde du jardin avec les questions posées par les grandes transitions environnementales des paysages du XXIe siècle : biodiversité, alimentation, conservation, agroécologie et urbanisme notamment.

P. Donadieu avec la collaboration de C. Santini.

6 septembre 2019


Bibliographie

Site Topia (Histoire et mémoire de l’ENSP)


Notes

1 On distinguera la botanique générale : discipline de la connaissance théorique des végétaux et de leur distribution géographique (sans finalités d’action) et la botanique appliquée : discipline de la connaissance pratique finalisée par une action de production pour l’alimentation, l’industrie, la médecine, l’urbanisme ou l’ornementation, ou bien poiétique pour la mise en place d’une création ou d’une œuvre (catégories épistémiques d’Aristote).

2 Lire à ce sujet le chapitre 15 (à paraître).

3 Diplômés Par Le Gouvernement, titre attribué de 1961 à 2018, y compris à titre rétroactif.

4 En juin 2019, 1350 ont été habilités officiellement comme « paysagiste concepteur » par le ministère de la Transition écologique.

5 La formation des jardiniers se faisait auparavant, non dans une école, mais « sur le tas » par apprentissage des plus jeunes auprès des plus expérimentés dans les agences ou les entreprises ; pédagogie empirique qui n’ a pas disparu aujourd’hui.

6 A. Durnerin, « Le Potager de Versailles de la Révolution française à nos jours », in Le Potager du Roy (1678-1793), R. de Bellaigue, ENSH, 1982, pp. 77-104.

7 Soit, pour utiliser le langage des jardiniers sous le règne d’Henri IV qui les a créés en 1599, les « treillageurs (des fruitiers) avec les préoliers (pépiniéristes), les floresses (cultures florales), les maraîchers, et les courtiliers (jardiniers d’agrément )».

8 La première date est celle de l’arrivée de l’auteur à l’ENSH comme élève, et la seconde la borne historique de cette étude.

9 Sur les raisons qui ont amené A. Hardy à choisir E. Mussat, voir sa correspondance conservée dans le Fonds ENSP aux Archives départementales des Yvelines.

10 IH : ingénieur horticole. La date est celle de l’entrée dans l’école.

11 Voir chapitre 14 (à paraitre).

12 Quelques archives sont disponibles, notamment celles de l’auteur de ces lignes qui a reçu l’enseignement de l’ENSH de 1965 à 1968. L’enseignement de botanique et d’écologie était commun à la classe préparatoire au concours d’entrée à la Section du paysage et de l’art des jardins, et à la formation des ingénieurs horticoles.

13 Annuaire de l’association amicale des ingénieurs horticoles et anciens élèves de l’ENH, 1958, p. 17.

14 Cette raréfaction permit l’ouverture du concours à des non ingénieurs, et une modification de l’enseignement sur le modèle de celui de l’École des Beaux-Arts.

15 Notamment dans les archives du département d’écologie de l’ENSP et de M. Rumelhart.

16 M. Michelin, « Visite à l’École nationale d’horticulture de Versailles », Journal de la Société centrale d’horticulture de France, 2ème série, t. XI, 1877, pp. 174-198. Depuis sa création, le Potager du Roi était de fait une école d’horticulture et de botanique pour les jardiniers qui y travaillaient.

17 Elle fut construite par Charles-Auguste Questel (1807-1888), architecte du château de Versailles à la fin des années 1880 et détruite après la seconde guerre mondiale.

18 Bulletin de l’association des anciens élèves, Assemblée Générale du 15 mai 1913.

19 Bulletin …de 1924, op. cit.

20 Les recherches restent à faire avec les archives de l’ENSH déposées aux Archives départementales des Yvelines. Ils restent les archives du conseil des enseignants et du conseil de perfectionnement ainsi que quelques rares outils d’enseignement.

21 La plupart n’était pas ingénieur horticole.

22 À cette époque (1977- 1987) fonctionnait un département d’écologie avec M. Rumelhart, Pierre Donadieu et Roland Vidal (1980-90). Leur documentation pédagogique et leurs publications constituent une partie importante des archives de ce département d’enseignement.

23 J’adopte ici le langage géographique. La petite échelle cartographique des géographes est la « grande échelle » des paysagistes, celle du « paysage d’aménagement » identifiée aujourd’hui comme gouvernance paysagère des territoires.

24 En 2018, un atelier de projet de deuxième année est encadré totalement par des paysagistes enseignants dans le département d’écologie appliquée au projet de paysage.

25 Environ la moitié des élèves recrutés avait (et ont encore) une formation horticole (BTS d’aménagements paysagers).

26 La rupture de l’expérimentation agroécologique actuelle (avec les techniques anciennes) n’est probablement pas perçue par le public.

Transmettre le métier de paysagiste

Chapitre 15

(version provisoire)

 

Transmettre le métier de paysagiste concepteur (1874-2019)

 

Comment le métier de paysagiste a-t-il été transmis dans les écoles de Versailles (ENSH et ENSP) depuis leur origine ? Des paysagistes, jeunes et moins jeunes, en parlent.

 Sous sa forme illustrée, ce texte sera publié dans la rubrique « Histoire et mémoire » du site Topia https://topia.fr/2018/03/27/histoire-de-lensp-2/

 1-Trois paysagistes se souviennent

4 mai 2019 dans l’amphithéâtre de l’école. Les élèves écoutent Jacques Coulon, Jean-Pierre Clarac et Alexandre Chemetoff parler de leur métier de paysagiste. Ces trois praticiens confirmés ont un point commun. Ils ont suivi la même formation de la Section du paysage et de l’art des jardins de l’ENSH. Les deux premiers sont entrés à l’Ecole en 1969 et le troisième l’année suivante. Ils ont été les élèves de Michel Corajoud et de Jacques Simon à la fin de la formation dispensée dans la Section du paysage et de l’Art des jardins de l’ENSH (1946-1974).

Cinquante ans après leur formation, que disent-ils de l’enseignement et de leur métier qu’ils ont exercé de manière très différente ?[1]

Né en 1947 à Paris, Jacques Coulon est issu, avant la Section, d’une formation à l’École des Arts décoratifs et à celle des Beaux-Arts. M. Rumelhart qui lui a consacré un long article en 2002 dans Créateurs de jardins et de paysage le décrit comme un créateur empirique de formes, un homme de projet, soucieux d’inventer des chemins parallèles et originaux. Il écrit en le citant : « Le projet, qui « permet de continuer à apprendre sur le tas », est « plus largement compris comme un humus à partir duquel peut se construire une partie de la réflexion sur le paysage » (p. 310). J. Coulon s’intéresse à la forme « surtout dans la mesure où elle parle du temps ou le met en scène» (p. 311).

Né en 1948 à Pamiers (Ariège), Jean-Pierre Clarac, est issu d’une famille de maraichers et de pépiniéristes installée au pied des Pyrénées ariégeoises depuis cinq générations. Après sa formation au paysagisme d’aménagement au CNERP en 1973-74, il fonde son agence libérale (avec notamment des réalisations d’espaces publics commanditées par l’EPAREB) et devient, comme Jacques Coulon, enseignant (à partir de 1988) à l’ENSP et paysagiste conseil de l’État à partir de 2007.

Né en 1950, Alexandre Chemetoff est paysagiste DPLG, architecte et urbaniste.Il est le fils de l’architecte Paul Chemetoff. « Il réalise aujourd’hui des études et des opérations de maîtrise d’œuvre qui illustrent son approche pluridisciplinaire associant parfois dans une même réalisation architecture, construction, urbanisme, espaces publics et paysage dans un souci de compréhension globale des phénomènes de transformation du territoire : du détail à la grande échelle.(…). « Il conçoit la pratique de son métier comme un engagement dans le monde. Le programme est une question posée, le site un lieu de ressources et le projet une façon de changer les règles du jeu » (…).  Wikipédia.

Ces trois paysagistes sont des concepteurs maîtres d’œuvre s’inscrivant dans la tradition professionnelle des « architectes paysagistes » aujourd’hui des « paysagistes concepteurs ». Jean-Pierre Clarac se distingue par le savoir conseiller les maîtres d’ouvrages (les élus) à l’échelle territoriale. J. Coulon revendique le design des formes paysagères et A. Chemetoff s’est inscrit dans les trois chemins de l’architecture, de l‘urbanisme et du paysage.

 

Avant d’entrer à l’ENSH, leurs chemins personnels sont très différents, mais tous ont connu les soubresauts des mouvements étudiants de mai 1968.

Coulon est un Parisien, élève du sculpteur Etienne Martin à l’École des Beaux-Arts. Il passe deux années dans la Section sans s’intéresser vraiment aux enseignements techniques de l’ENSH. J’étais, dit-il, dans le monde de la forme et non de la matière, et pour moi le projet (de paysage) reliait la forme et la matière. « On travaillait sur tout, sans réflexions fondamentales (…) C’est en faisant qu’on voyait ce qu’on avait à faire. L’idée de faire beau, de décorer, d’embellir ne se posait pas. On n’en parlait pas ». La rupture avec le modèle historique du jardin paysager s’imposait à lui, moins comme un refus radical qu’en tant qu’évidence de la recherche d’une alternative à inventer par l’expérience. Sans doute était-il convaincu que les savoirs savants pouvaient être remplacés par des observations de bon sens, que l’écoulement de l’eau sur une pente pouvait se passer des équations de Bernouilli enseignées par l’ingénieur J.-M. Lemoyne de Forges. Ou bien que pour distinguer les poiriers des pommiers en hiver, il suffisait de regarder les fruits sur le sol au lieu d’ausculter l’anatomie des bourgeons enseignée par le botaniste M. Rumelhart.

De son côté, Alexandre Chemetoff se souvient : « On avait des cours communs avec les élèves ingénieurs, d’hydraulique, de botanique, de floriculture, de nivellement ou de pépinières, mais pas d’écologie (au sens d’aujourd’hui). Cette connaissance botanique, des espèces, des variétés, des cultivars, transmise par les professeurs de l’École d’Horticulture : R. Bossard, P. Cuisance et C. Chaux nous paraissait illimitée, infinie. »

 

Après 1970, des enseignants nouveaux, étrangers ou non au berceau horticole, sont arrivés dans la Section : M. Corajoud et J. Simon. « Ils ont ouvert la formation sur le monde.  Ils disaient : le projet c’est ce que vous vendez avec les végétaux (…). Mais les projets étaient limités aux parcs et aux jardins, c’était très conservateur, et même réactionnaire ».

La Section finissante avait été ébranlée par les révoltes étudiantes de mai 1968. Ses élèves comme ses enseignants étaient en grève quasi permanente. J. Sgard avait démissionné et cofondé le Centre national d’étude et de recherche du paysage (CNERP). Un premier projet d’institut du paysage échouait en 1972. L’ENSH fut de fait le théâtre d’un « choc culturel » entre le savoir scientifique et technique horticole, et la réflexion critique des jeunes enseignants de projet. Ces derniers, qui étaient issus de l’Atelier d’architecture et d’urbanisme de Paris (AUA) succédaient aux anciens enseignants de projet (T. Leveau, J. Sgard, J.-C. Saint-Maurice, G. Samel, A. Audias notamment).

Comme ses deux collègues, J.-P. Clarac est un concepteur maître d’œuvre. Il s’en distingue par deux traits : il est familier, par atavisme, du monde horticole et, par sa formation au CNERP, du « Grand Paysage ». D’ailleurs, au cours de leur formation à l’ENSH, il a fait bénéficier J. Coulon de sa compétence botanique, lequel le lui a bien rendu en l’aidant en dessin. Il rappelle le rôle qu’a joué le professeur de botanique et d’écologie de l’ENSH Jacques Montégut : « Il nous a appris le sens des plantes, de l’écologie et de la nature ; il nous montrait l’histoire séculaire des sites grâce au pouvoir indicateur des plantes ». J. Montégut enseignait également la biogéographie au CNERP. J.-P. Clarac en avait retenu les notions de saltus(l’espace pastoral commun des campagnes méditerranéennes distincte de l’ageret de la silva) pour penser l’aménagement des 3000 hectares du site de Sophia-Antipolis. Et aujourd’hui, le « penser les usages en commun » et la préservation des ressources naturelles sont devenus pour lui les fondements des projets de paysage.

Dans les trois cas, la pensée du projet est une « pensée de l’action » qui reformule les questions relatives au devenir du site de projet, quelle qu’en soit l’échelle spatiale. Les discours des trois praticiens ne s’appuient pas sur des connaissances scientifiques  (biologiques, biotechniques ou sociologiques). Parfois ils évoquent des analyses philosophiques et éthiques globalisantes, de la même façon que les architectes qui cherchent à théoriser leurs pratiques. J.-P. Clarac approuve par exemple le suburbanisme du philosophe Sébastien Marot qui met en évidence la nécessité du soin des sites et le rôle des paysagistes. Tout autant que, selon les situations, « sont écoutés les points de vue de l’archéologue ou du chasseur, et reconnues les forces de la nature (qui gagnent toujours) ».

Sont-ils d’accord pour admettre comme J. Coulon que le paysage et le jardinage « ce sont d’abord des évènements à regarder » ? Une inondation, dit-il, est autant un événement visuel qu’une catastrophe car « même la vie de tous les jours est un évènement qui mérite d’être regardé ». Le paysagiste, conviennent-ils, se donne la mission d’assembler de manière cohérente les formes à voir qui vont marquer le territoire commun à ses usagers : « Nous, on peut faire avancer les choses, en fabriquant la qualité des choses (des espaces) pour répondre, a minima, aux besoins fondamentaux de la société : de nourriture, d’air et d’eau ».  Tous récusent fermement la compétence du paysagiste décorateur que la société et les pouvoirs politiques leur avait assignée au moment de leur formation. Et qu’ils ont su remettre en question et redéfinir tout au long de leur carrière.

2-L’expérience de Jacques Sgard

             Né en 1929, formé dans la Section du paysage et de l’art des jardins de l’EN(S)H, puis enseignant (ENSH et ENSP) jusqu’à aujourd’hui, Jacques Sgard est le plus ancien et le plus expérimenté des paysagistes urbanistes français.

          La Section du paysage et de l’art des jardins de l’Ecole nationale d’horticulture (ENH) de Versailles a recruté ses premiers élèves en 1946 : six ingénieurs horticoles diplômés de l’ENH qui feront leurs études en un an. La Section leur était destinée : la demande avait été formulée auprès du ministère de l’Agriculture par plusieurs canaux : au début des années 1930 par le comité d’art des jardins de la SNHF et par la société française d’art des jardins (Achille Duchêne), puis par Ferdinand Duprat (professeur d’architecture des jardins et d’urbanisme à l’ENH de Versailles), et Robert Joffet, conservateur en chef des jardins et espaces verts de Paris.

À la rentrée de l’année scolaire 1947-48, six autres élèves sont admis dont trois ingénieurs horticoles. Parmi les non ingénieurs, « un bachelier avec de réelles aptitudes au dessin, mais sans connaissances botaniques et horticoles » est sélectionné avec un traitement de faveur. Il s’agit de Jacques Sgard qui avait alors 18 ans. Le directeur Jean Lenfant lui propose une année comme auditeur libre pour acquérir les connaissances horticoles nécessaires après sa sortie de la Section. Faveur (non reproductible décide le conseil des enseignants du 12 juillet 1948) qu’il mettra à profit comme « cuscute[2] » après sa formation en un an.

Il bénéficia, en deux ans, des enseignements d’ateliers de l’architecte de jardins et urbaniste André Riousse, de l’architecte et urbaniste Roger Puget, de l’expérience de l’ingénieur horticole (élève de Ferdinand Duprat) Albert Audias, de l’érudition botanique de  Henri Thébaud en connaissance et utilisation des végétaux, des cours de l’historienne des jardins Marguerite Charageat, de la formation technique de Robert Brice et Jean-Paul Bernard, ainsi que des cours de dessin de René Enard.

Autant de disciplines (12), qui complétaient la formation de l’ingénieur horticole auquel avait été déjà enseigné les matières scientifiques (botanique, physique, chimie, mathématiques), biotechniques (arboriculture, floriculture, pépinières, maraichage), et économiques. En développant l’histoire des jardins qui était dispensée par le professeur d’architecture des jardins et le dessin artistique. En conservant quelques matières techniques (nivellement, levée de plans, utilisation des végétaux dans les projets). Et surtout en créant des ateliers de projets et des cours d’urbanisme, la nouvelle formation de paysagiste était fondée.

À la fin de l’année scolaire, les élèves sortant (dont J. Sgard et J.-B. Perrin) obtiennent brillamment le certificat d’études de la Section. Les travaux remis donnent entière satisfaction à M. Charageat : « Ils ont valeur d’une thèse ».

Néanmoins, « on n’apprenait pas grand-chose, c’était un peu léger » juge-t-il, soixante-dix ans après[3]. Cette formation nouvelle n’avait que deux années d’expériences …

À la fin de l’année 1949, il n’avait pas trouvé le stage qui était nécessaire, avec ensuite le concours en loge, pour obtenir le titre de paysagiste diplômé par le ministère de l’Agriculture. En novembre 1950, il est néanmoins autorisé à s’inscrire aux épreuves de ce concours en loge. Il comprenait une partie éliminatoire (un projet de composition à présenter sous forme d’esquisses), un projet technique et un projet de plantation. Il obtient le titre en 1953 (ou 1952).

Puis, après des cours par correspondance auprès de l’Institut d’urbanisme de Paris, et ayant obtenu une bourse universitaire d’étude, il part en vélo aux Pays-Bas en 1954.

Sous la conduite du paysagiste Jan This Peter Bijouhwer (1898-1974), il découvre les projets néerlandais, notamment ceux de la reconstruction, des plans de paysage et de développement rural, et des polders comme celui de l’Isselmeer. En 1958, il soutient sous la direction de l’urbaniste Jean Royer, une thèse de fin d’étude, intitulée Récréation et espace vert aux Pays-Bas[4].

Puis il poursuit sa carrière avec les jeunes paysagistes Pierre Roulet et Jean-Claude Saint-Maurice, carrière qu’il avait déjà commencée seul avec le plan de paysage de la station thermale de Lamalou-les-Bains (Hérault) en 1955.

C’est en 1963 qu’il revient dans la Section comme enseignant d’atelier, appelé avec J.-C. Saint Maurice par le directeur de l’ENSH Etienne Le Guélinel, puis les années suivantes avec P. Roulet, G. Samel, B. Lassus et P. Dauvergne. Il démissionne de ses fonctions d’enseignant en 1968 au moment des grèves étudiantes et enseignantes qui affectent la Section. Mais surtout en raison du manque flagrant de moyens financiers et d’autonomie de la Section qui, de plus, ne dispose pas d’enseignants titulaires.

De 1969 à 1974, le schisme naissant du « paysagisme d’aménagement » au sein de la Section se traduit par la création du GERP (groupe d’étude et de recherches sur le paysage) puis du CNERP (centre national d’étude et de recherche du paysage) en 1972 où il se réinvestit comme enseignant jusqu’à sa fermeture en 1979. Il contribue ainsi à former l’agronome Y. Luginbühl, les paysagistes A. Levavasseur, J.P. Saurin, H. Lambert et J.-P. Clarac, et l’ingénieur du Génie rural, des eaux et des forêts B. Fischesser, entre autres[5].

En 1976, l’ENSP est créée après la disparition de la Section en 1974. J. Sgard revient alors enseigner dans la quatrième et dernière année de formation à partir de 1983. Presque chaque année pendant trente ans, il encadrera un atelier pédagogique régional (une étude paysagère en situation de commande publique réelle) et un ou deux mémoires de fin d’étude.

3-Transmettre l’art du projet : une démarche heuristique méconnue

             L’architecture de paysage (landscape architecture en anglais), dite parfois paysagisme en français, ou plus simplement pour les paysagistes concepteurs, « le paysage », est à l’origine un métier (dessinateur de jardin) qui s’est professionnalisé à la fin du siècle dernier.  À partir de 2016, il est devenu une profession réglementée par l’État, comme les architectes, les médecins ou les notaires.

Comment leurs multiples compétences ont-elles été et sont-elles aujourd’hui transmises ? Nous n’en avons qu’une idée assez vague, même si l’histoire de l’école de Versailles, la plus ancienne des cinq écoles actuelles de paysagistes concepteurs, commence à être connue[6]. Que dit un paysagiste enseignant de son enseignement d’atelier ? Nous ne le savons que par les intitulés des programmes pédagogiques des ateliers, les textes introductifs, les projets produits par les ateliers, les notes attribuées aux élèves, quelques textes fondateurs comme ceux de M. Corajoud (Lettre aux étudiants, 2000[7]) et les souvenirs des étudiants et des enseignants. Ce qui est largement insuffisant pour rendre compte de la pratique réelle de transmission des savoirs.

Pour commencer à en parler, j’ai choisi d’imaginer un entretien fictif entre un enseignant paysagiste imaginaire (EPI), inspiré en partie par les figures de Jacques Sgard et de Pierre Dauvergne, et un journaliste curieux (JC).

 JC : Vous êtes l’un des plus expérimentés parmi les paysagistes enseignants d’ateliers en France. Dans l’école de Versailles où vous avez été élève, vous avez enseigné depuis 1963. Comment enseignait-on dans les ateliers de projet avant cette date ?

 EPI : Avant la création de l’École d’horticulture de Versailles en 1873, le métier d’architecte paysagiste ou plutôt de maître jardinier s’apprenait « sur le tas », c’est-à-dire en situation professionnelle réelle. C’était un apprentissage auprès de praticiens confirmés. Souvent cela se passait dans le milieu familial. Le père d’André Le Nôtre était jardinier ordinaire du roi Louis XIII chargé de l’entretien du jardin des Tuileries. Il portait le titre de dessinateur des plans et jardins. Son fils apprit le dessin pendant six ans dans l’atelier du peintre Simon Vouet, puis la perspective et l’architecture auprès de François Mansart, (Jules-Hardouin était son petit neveu).

Au XIXe siècle, le paysagiste Jean-Pierre Barillet-Deschamps était fils de jardinier. Grâce à son beau-père, il développa à Bordeaux une entreprise horticole où il multiplia de nombreuses espèces exotiques. Appelé par l’ingénieur A. Alphand, il devint le premier jardinier en chef du service des promenades et plantations de la ville de Paris.

Comment apprenait-on à dessiner un jardin à cette époque ?

Je n’y étais pas… Mais j’imagine que l’on imitait beaucoup des plans existants. On les recopiait en les adaptant aux situations. À l’époque de Le Nôtre, les traités de Claude Mollet et de Jacques Boyceau de la Baraudière étaient bien connus. C’était un peu des catalogues où chacun puisait son inspiration.  La vogue européenne des jardins à la française au XVIIIe siècle a été facilitée par la circulation des plans, parfois même sans que le site à aménager soit connu de l’auteur.  Il en a été de même pour les jardins irréguliers (anglo-chinois, paysagers ou à l’anglaise) à partir du début du XIXe siècle.

Dessiner était l’apanage des jardiniers dessinateurs, mais comment apprenaient-ils à réaliser le projet ?

             Là encore je n’y étais pas. Mais, comme aujourd’hui, il s’associait, j’imagine, à d’autres compétences. À l’époque de Le Nôtre, les fontainiers, géomètres et topographes savaient maitriser l’écoulement des eaux, les drainages et les terrassements. Les travaux étaient souvent herculéens. Ils se faisaient à bras d’hommes avec des brouettes et des charrettes. Les machines étaient rares. Il leur fallait beaucoup de contremaitres pour encadrer des centaines d’ouvriers et contrôler la conformité des travaux aux projets.

C’est vrai, il n’y avait pas d’école, c’était l’expérience des jardiniers dessinateurs et maitres d’œuvre, leurs succès et leurs échecs, qui leur apprenaient leur métier d’architecte de jardins avec les géomètres et les fontainiers.

En 1874, l’École d’horticulture de Versailles est créée au Potager du roi. Une chaire d’architecture des jardins et des serres est mise en place. Qu’est ce qui change dans la formation de ceux qui s’appelleront ensuite architecte paysagiste ? N’avaient-ils pas un diplôme d’ingénieur en horticulture ?

             Les historiens pourraient répondre mieux que moi. Ce que je sais c’est que les premiers enseignants de cette chaire étaient, je crois, tous des ingénieurs des ponts et chaussées, ou des arts et manufactures, sauf Edouard André. Mais ils avaient une formation artistique, historique, technique et pratique acquise autant à l’école que dans les services des promenades de Paris.

À l’école de Versailles, les étudiants ont bénéficié très tôt, je pense, de toutes les connaissances de l’époque nécessaires à un projet d’architecture de jardin et à sa réalisation. Ils apprenaient la botanique, la comptabilité, les techniques horticoles, le dessin, les levées de plans, le nivellement et l’histoire de l’art et de l’art des jardins. Ils visitaient des expositions, des musées, des chantiers et des pépinières et voyageaient un peu à travers la France et l’Europe. C’était le rôle des professeurs d’architecture des jardins de les accompagner dans le dessin de projets qui se terminaient toujours par un plan de plantation et une évaluation des coûts des travaux. Le traité d’Edouard André de 1879 est resté la référence essentielle des étudiants de l’école pendant environ un siècle. Il donnait des règles d’organisation de l’espace de projet que les élèves ingénieurs devaient respecter, mais toujours adapter au site à aménager.

Ce qui a changé avec l’école, à mon avis, c’est de réunir dans un même lieu, tous les savoirs et savoir-faire nécessaires aux élèves paysagistes. L’atelier de projet, ou ce qui en tenait lieu, n’était pas cependant un lieu central pour les élèves ingénieurs horticoles. Le nombre d’heures de cours d’architecture de jardin était très réduit (25 leçons) et en fin de formation. Le modèle d’enseignement qui s’est imposé ensuite, surtout après la deuxième guerre mondiale, était très lié à la culture scientifique des ingénieurs, puis à la recherche académique. Les paysagistes ingénieurs ont été alors beaucoup moins bien formés à la conception des projets, mais beaucoup mieux à la gestion des parcs et des jardins.

Vous suivez pendant deux ans la formation de la Section du paysage et de l’art des jardins de l’ENH. Vous souvenez vous de l’apprentissage des projets en ateliers ?

             Un peu, mais c’est très lointain. On était six, installés dans l’actuelle salle du Potager du bâtiment de la Figuerie. Cette formation courte était faite pour les ingénieurs horticoles qui avaient suivi l’enseignement d’architecture des jardins de Ferdinand Duprat, avant et pendant la guerre. Ils étaient trois, dont l’un d’entre eux venait des services de Robert Joffet à Paris.

Ceux qui enseignaient le projet, c’était des architectes qui avait pratiqué la conception et la réalisation de jardins ou l’urbanisme. André Riousse, élève de Forestier, nous apprenait à composer l’espace du projet à la lumière des modèles de l’art et de l’art des jardins qu’évoquait l’historienne Marguerite Charageat. Robert Puget apportait l’échelle du projet urbain et les principes de l’urbanisme réglementaire. Les apports techniques venaient des ingénieurs horticoles comme Albert Audias, un collaborateur de Ferdinand Duprat, et de Robert Brice.

C’était les bases élémentaires du métier. L’essentiel je l’ai appris après, par la pratique, « sur le tas », au début c’était très formel avec ensuite, après l’école, le concours en loge pour porter le titre de paysagiste.

 

Au début des années 1960, le directeur de l’ENSH vous appelle pour enseigner dans la Section. Quel a été votre rôle d’enseignant ?

             J’ai appris ensuite que j’avais été pressenti dès 1961, mais que le conseil des enseignants m’avait trouvé trop jeune pour enseigner. La Section était en mauvaise posture depuis le milieu des années 1950. Les ingénieurs n’étaient plus candidats et le marché des paysagistes décollait à peine. Mais il décollait. Je venais d’obtenir mes premiers chantiers comme l’aménagement des espaces extérieurs d’une ZUP à La Courneuve.

La formation durait deux ans. Ils étaient une dizaine par année, puis en quelques années, l’effectif a doublé sans moyens supplémentaires.  On faisait faire des projets liés surtout à la construction de logements. On essayait de faire mieux que les espaces verts habituels, de tenir compte du site, de son relief, des points de vue. Car une autre commande publique apparaissait de plus en plus : le grand paysage, c’est ainsi qu’on l’appelait. Je me souviens de Pierre Dauvergne qui était à mon arrivée passionné par ce sujet. Il n’était pas le seul : Francis Teste, Pierre Pillet, Paul Clerc, P. Treyve, A. Levavasseur, se sont ensuite investis dans ce domaine. Certains sont passés par le CNERP. J’utilisais des types de projets que je mettais en œuvre en même temps :  les carrières ou les bases de loisirs. J’accompagnais les travaux d’élèves en leur montrant les possibilités d’un site, et en leur demandant dans le temps de l’atelier d’approfondir un parti prometteur de projet original. Je leur montrais avec des photos des exemples pris en France et en Europe du Nord. Pour les noter, j’évaluais leur progrès au cours de l’atelier, pas nécessairement leurs compétences techniques.

Mais en 1968, j’ai arrêté. On commençait pourtant à avoir des assistants (P. Dauvergne, M. Viollet). Mais cela ne suffisait pas. Les moyens de la Section étaient trop dérisoires et l’ambiance générale devait beaucoup à la contestation étudiante.

Quelles relations aviez-vous avec les autres enseignants de la Section ?

             On se voyait peu, sinon dans le conseil des enseignants. Chacun était dans son atelier, le temps d’un encadrement à la table à dessin ou d’un rendu collectif, puis on rejoignait nos agences. Je me souviens un peu de Leveau, il était très distant. Mais beaucoup plus de l’écologue J. Montégut qui nous a rejoint ensuite au CNERP et dans l’étude de la base de loisirs de Saint-Quentin en Yvelines (1973-75). Je passais peu de temps à l’école.

En 1972, est créée l’association Paysage dont J. Sgard est le président ? Elle préfigure le CNERP. Vos élèves sont des diplômés : paysagiste, agronome, forestier, écologue, géographe ou architecte. Quel a été votre rôle d’enseignant du CNERP à Paris puis à Trappes ?

            Nous avions effectivement affaire à des stagiaires déjà diplômés. On les recrutait après un entretien. Nous avions formé un groupe d’orientation scientifique et stratégique avec Lassus, Pérelman, Rossetti, Challet et Dauvergne, entre autres. On animait des séminaires réguliers. On échangeait sur des sujets nouveaux : le paysage polysensoriel, le paysage sonore, la planification écologique venue des pays anglo-saxons et reprise par les chercheurs du CNRS à Montpellier, ou l’interaction des échelles géographiques et de temps. On allait visiter les rives de l’étang de Berre où naissaient les raffineries pétrolières. Les stagiaires participaient aux études de paysage dans le jeune parc naturel régional d’Armorique (le Faou) ou à Sophia-Antipolis dans les Alpes-Maritimes. On était libéré de l’héritage horticole et jardinier.

Le CNERP fonctionnait avec des fonds publics comme une vaste agence qui était payée pour répondre à des commandes publiques. On n’était pas dépaysé. Le transfert de nos expériences d’agence vers le CNERP était naturel. Le travail était collectif chacun apportant ce qu’il savait, et apprenant des autres ce qu’il ne savait pas.

C’était au final la même idée qu’avant l’école : apprendre en marchant, capitaliser l’expérience collective, tenir compte du regard de l’autre, et s’adapter aux nouvelles situations et questions.

Comment se faisait la synthèse de ces études paysagères ? Etait-ce un projet ?

           Oui, le savoir de l’étude paysagère, et donc du projet d’action, était construit comme une intention collective. Chacun devait y retrouver ses idées d’action. Ce qui nous réunissait, c’était l’idée que le site, son écologie, son histoire, ses habitants, ses formes, inspiraient les stratégies d’action. Ce n’était évident pour personne. L’architecte du mouvement moderne montrait de son côté tout l’intérêt de la tabula rasa. Le plan d’occupation du sol devait donc intégrer ces nouvelles règles de construction de paysages. Bref, les territoires devaient offrir des paysages acceptables par tous. Ce qui nous désignait des adversaires, à commencer parfois par les élus ou le monde agricole en pleine modernisation.

Y avait-il des désaccords entre vous ?

Oui bien sûr. Au début des années 1970, les écologues pensaient que l’analyse minutieuse des ressources et contraintes des sites devait fonder les projets. Les géographes de Toulouse découpaient la question paysagère en géosystème, territoire et paysage. Le paysage était alors réduit à une approche sensible, subjective. Certains architectes avaient inventé la sitologie pour conformer l’architecture aux formes du relief. C’était trop simpliste. Ceux qui étaient trop radicaux ou trop idéologues était souvent mis en minorité. Les conflits n’étaient pas rares.

C’était une pensée pragmatique ? Est-elle toujours d’actualité ?

             Je le pense. La formation professionnelle se fait à l’occasion de pensées de l’action à imiter ou à inventer. Celle qui est retenue par les commanditaires l’est d’abord en tant que projet. Mais rien ne dit que ce projet sera mis en œuvre. Il faut rester très humble.

C’est pour cela que l’atelier est toujours resté le centre de la formation des paysagistes ; un centre d’apprentissage inclusif, sélectif des autres savoirs et non exclusif. Ce qui dépend beaucoup des chefs d’ateliers. Souvent la porosité des pratiques d’ateliers a été très limitée, ce qui est regrettable.

 Au début des années 1980, l’ENSP met en place la formation de quatrième année. Elle créé les ateliers pédagogiques régionaux et vous sollicite comme encadrant de projets. Votre pédagogie a-t-elle changé dans ces ateliers ?

             Au CNERP, j’avais à faire à des diplômés de nature très diverses. À l’ENSP, c’était le contraire dans l’année professionnalisante de préparation au diplôme, en deux temps, l’atelier pédagogique régional puis le travail personnel de fin d’étude. C’était complémentaire. Dans l’atelier, l’étudiant répondait à une vraie commande publique en général, et le plus souvent à des échelles variables de territoires, sans perspectives de maitrise d’œuvre immédiate. Puis avec le diplôme et avec plus de liberté, il devait faire la preuve qu’il savait articuler grande et petite échelle d’actions en répondant aux questions qu’il posait. L’un des critères des « bons projets », c’était leur cohérence, mais aussi leur justesse par rapport à la dynamique du site.

Leur formation générale au projet au bout de trois ans était en général suffisante pour élaborer les documents graphiques capables de communiquer des intentions d’action à un client. Et avec plus d’indépendance dans le cas du mémoire (sans client en général)

Dans les deux cas, il suffisait de les accompagner comme, dans une agence, un jeune chef de projet. Certains avaient déjà acquis des réflexes professionnels, d’autres étaient plus hésitants, moins imaginatifs, plus lents. Il fallait les aider, les stimuler, les orienter. La plupart avait des potentialités incroyables. C’était à l’enseignant de projet de les faire s’exprimer.

 L’essentiel de la formation des paysagistes aujourd’hui resterait-elle « sur le tas » ?

           Oui, d’une certaine façon, mais de manière très différente d’autrefois avant la création de l’école. On apprend vraiment un métier qu’en étant confronté à une situation réelle de travail. Ce que font les ateliers. Mais il faut des bases, des réflexes de pensée de projets, appris à l’école. Il faut surtout d’autres enseignants qui apportent des savoirs non paysagistes que nous n’avons pas.

De mon point de vue, aujourd’hui, avec les grandes transitions du XXIe siècle en cours, il ne peut plus y avoir de règles et de modèles tout faits de projets de paysage. Ni à la façon du traité d’Edouard André, ni à celle trop rigide des planificateurs anglo-saxons des années 1970, et encore moins en cherchant la seule synthèse des disciplines scientifiques concernées d’aujourd’hui. Je crois beaucoup à l’invention permanente des méthodes de projet en restant à l’écoute de ce que nous disent les chercheurs universitaires que nous ne sommes pas.

Nous devons aussi entendre les parties prenantes des projets qui en sont les premiers destinataires.

Il n’est pas exclu non plus de s’inspirer, en matière d’urbanisme paysagiste, des pionniers : F.L. Olmsted et J.-C. N. Forestier par exemple

Je me suis plu, pendant toute ma carrière, à répondre à des questions souvent mal posées et à des programmes surchargés ou imprécis qu’il fallait reformuler. C’est l’aptitude à ces réponses localisées et singulières qui est le savoir le plus précieux de notre métier.

C’est cela que nous transmettons.

Depuis que l’école existe, les paysagistes ne sont plus des autodidactes. A Versailles, depuis 1976, on a créé des départements d’enseignement autres que les ateliers. Quelles relations aviez-vous avec les enseignants non paysagistes ?

 Dans les ateliers, on n’enseigne pas à dessiner, à cartographier, à réaliser des coupes ou des axonométries. On n’apprend pas l’expression graphique. C’est un métier d’enseignant en soi qui est nécessaire à la formation. On n’apprend ni la botanique et l’écologie végétale, ni le jardinage, les techniques de terrassement ou d’éclairage, et encore moins l’histoire des jardins, le droit ou la géographie, voire la philosophie.

A l’ENSH, puis à l’ENSP, nous nous connaissions, parfois très bien, on se rencontrait dans les conseils d’enseignants, mais nous avons rarement enseigné ensemble.

Est-ce que ces enseignements convenaient à ce qu’en attendaient les responsables d’ateliers ?

 Je ne savais pas précisément ce qui était enseigné en dehors des ateliers. Je ne pouvais donc pas le mobiliser dans les ateliers. D’ailleurs ce n’était pas le but des projets. Je constatais seulement les niveaux de compétences des élèves en dessin, en savoirs techniques, historiques, écologiques ou géographiques. Pour moi, ce qui était important, c’était ce qui était utile au projet qu’il travaillait. Je me suis rendu compte qu’ils avaient appris, surtout aujourd’hui avec internet, à aller chercher ces connaissances là où il le fallait. Je leur faisais confiance.

Selon les situations de commande, en France ou à l’étranger, nous sommes des architectes de jardin, des planificateurs ou des producteurs de réseaux verts et aquatiques. Dans tous les cas c’est la forme prise par l’espace qui nous est confiée. Le reste, nous savons le sous-traiter à d’autres.

Je pense aujourd’hui que ces savoirs et savoir-faire relèvent plutôt d’une vaste culture générale adaptée à la profession de paysagiste. Certains sont plus utiles que d’autres. Ils sont sans doute nécessaires sinon nos compétences seraient trop liées à l’atelier, sans capacités à s’inscrire dans un contexte de connaissances et un cadre public très variable. En cela, les élèves ne sont pas seulement des apprentis qui apprennent leur métier avec des professionnels. Ce sont des citoyens responsables concernés par la chose publique, sinon politique.

La formation en agence ou bureau d’étude n’est plus celle du XIXe ou du début du XXe siècle. Elle bénéficie aujourd’hui des savoirs existants et de leur transmission dans l’école. Ils sont sans commune mesure avec ceux d’hier. Ce qui oblige les ateliers à se concentrer sur leurs propres compétences : transmettre l’aptitude à projeter avec le maximum d’imagination et de pertinence.

4-Ce que disent les élèves aujourd’hui de leurs ateliers de projets

 Depuis au moins l’année scolaire 2014-2015[8], neufs ateliers se succèdent, avec la même progression pédagogique au cours de trois premières années d’étude. L’autre partie de la formation (quatre départements), un peu plus de la moitié des heures, complète en parallèle l’enseignement : en enseignements artistiques, en techniques associées au projet, en sciences humaines et sociales, en écologie appliquée au projet de paysage. La cohérence et la progression de l’ensemble sont indiquées dans le programme pédagogique de l’établissement (diplôme d’État de paysagiste)[9].

Que disent huit étudiants[10]de ces ateliers à la fin de l’année scolaire 2018-19 ?

Première année

L’atelier 1 Relief

 «Au début de la première année, l’objectif de cet atelier (en 2014-15) est de donner à l’ensemble d’une promotion les mêmes bases techniques et les outils de travail du relief : topographie, nivellement, terrassement (…) l’approche de la capacité à la création de paysages passe par la transformation du relief »[11].

Quatre ans après, la finalité est la même. L’atelier est encadré par Bruno Tanant et Alix Faucheux.

« Chacun, on devait faire un volume en maquette de carton, en montrant les courbes de niveaux. On était libre, mais un peu désemparé … On regarde ce que fait le voisin, on est aidé, guidé. On travaille ensuite par groupes … on inscrit une trame dans la maquette, on relève les cotes altimétriques, et on se demande comment inscrire une végétation sur ce relief. On réfléchit à un accompagnement sonore, à des photos. On écoute les commentaires des enseignants. Ça nous rassure, mais c’est très conceptuel … ».

L’initiation à l’espace en volume déstabilise les idées toutes faites des étudiants, elle donne une culture commune de la représentation de l’espace en 3D, déjà familière pour les uns, nouvelle pour les autres.

L’atelier 2 Composition

 « S’emparer d’un lieu pour le transformer : en 2014-15, l’élève choisit de manière argumentée un lieu dans un périmètre d’étude défini et doit présenter un projet de transformation convaincante. Il expérimente ainsi le processus de projet, les allers et retours entre le site et le projet. D’abord il exprime le lieu choisi, ses qualités et ses hypothèses de transformation, puis il le développe et le communique »[12].

En 2018-19, l’atelier 2 Compositionest dirigé par S. Salles et M. H. Loze.

«  D’abord on a fait, seuls,  une visite de Versailles, on est en trois groupes avec une carte … on marche en se demandant ce que l’on va capter, garder de la promenade. On fait des photos, des croquis. Qu’est ce qui nous attend ? On ne le sait pas. Puis par groupes, on réalise des cartes sensibles, on nous a expliqué ce que c’était et comment les faire. Elles sont exposées, commentées, discutées. Toujours par groupe, on se met d’accord sur une idée à approfondir, par exemple la théâtralité à Versailles, et sur sa pertinence. Puis chacun émet une idée d’action, avec une esquisse, des mots, une maquette, une coupe. Il n’y a pas de consigne. Chacun puise dans ses possibilités, son savoir (info ou photo)graphique ; certains s’essouflent … »

Dans cette phase, l’étudiant s’auto-initie à la mise en espace d’une intention concrète, selon sa motivation et ses capacités à formuler une organisation d’espace et à communiquer. Les enseignants accompagnent chaque idée et la font progresser.

Atelier 3 Conduire le vivant, le droit à l’erreur

 « L’atelier 2014-2015 s’appuie sur les ressources vivantes d’un lieu : plantes, animaux, riverains, usagers. Il s’agit de mettre en relation les différentes compétences nécessaires pour transformer le site, notamment par le jardinage. L’atelier accorde une grande place à l’essai pratique et donne le droit à l’erreur dans le cadre d’un chantier collectif »[13]

En 2019 l’atelier, avec le même intitulé, est dirigé par F. Roumet. Il a lieu à Marseille pendant trois semaines dans la région du canal et des Calanques.

« Il a commencé par un atelier d’arts plastiques (F. Watelier). On a travaillé par groupe de 9, réalisé des cartes sensibles des paysages traversés. On a rendu compte de l’état des lieux, avec des coupes, des croquis, des plans masse, des photos. L’important c’était de poser des questions et de proposer des réponses pratiques de transformation des lieux utilisés par le public. Alors on a coupé, planté, on s’est initié au plessage, on a inventé des mobiliers, cartographié des usages. Et toutes ces idées, un peu expérimentées, on les a exposées à des acteurs locaux qui les ont commentées. Et parfois critiquées si on ne respectait pas la propriété privée. Quand on est remonté à Versailles pour le stage jardinage obligatoire, on a repris individuellement les projets pour les préciser et les formaliser ».

L’initiation empirique à la transformation du milieu vivant, notamment végétal ou social, commence par des expérimentations pratiques dont la pertinence, les intentions et les effets sont discutés avec les enseignants de l’atelier.

Atelier 4 Le jardin manifeste du XXIe siècle

 « En 2015, l’atelier Espaces publicsa proposé une étude de projets pour le quartier Masséna à Paris, une promenade suspendue reliant les deux rives de la Seine, dans un contexte de risques liés au dérèglement climatique » N. Gilsoul, responsable.

En 2019, le sujet de l’atelier, toujours dirigé par N. Gilsoul, a changé. Il concernait Le jardin manifeste du XXIe siècle,sur le site du jardin tropical dans le bois de Vincennes.

« On a parcouru le site, réalisé des croquis, des cartes, des coupes, des photos. On a donné notre définition du jardin, de ce qu’il devait être. En fait on a surtout parlé de nous pour dire les idées qu’il devait exprimer. Le manifeste s’appuyait sur les missions d’une ONG, la maison de Sagesse qui s’intéresse aux personnes oubliées et notamment aux enfants, et à la manière de les réintégrer dans la société. Les projets de chacun exprimaient des idées de jardin-manifeste, et disaient comment avec différents matériaux, comme les végétaux, la terre, l’eau, on pouvait exprimer publiquement nos idées en forme de manifeste commun ».

Deuxième année

Atelier 5 Urbanisme paysagiste (initiation)

En 2014, l’atelier 5 portait sur le thème Penser la ville par le paysage[14]« Il s’agissait de créer un quartier à Verneuil sur Seine, en anticipant l’arrivée d’un nouveau quartier d’habitation, en concevant une armature paysagère et donnant un statut aux espaces publics et semi privés, et en proposant des solutions souples de gestion à long terme ».

En 2019, Deux groupes ont travaillé.

1 Le Potager du roi

En raison de l’organisation au Potager du roi, d’une partie de la biennale Architecture et Paysage d’Ile-de-France à Versailles de mai à juillet 2019, un atelier portant sur le devenir du Potager du Roi a été organisé par M. Audouy, F. Roumet et C. Santini. Les projets ont été exposés pendant deux mois.

Les trois carrés (ouest) du Potager du Roi, projet de deuxième année, 2019

« On voulait comprendre comment la vie dans le potager se déroulait. En deux groupes on a enquêté auprès des jardiniers et d’A. Jacobsohn. Ils nous ont raconté et montré les aspects techniques, économiques, sanitaires, les collections de formes fruitières et les changements de gestion du patrimoine en cours. Deux axes thématiques ont été choisis, l’un à l’ouest sur les formes fruitières le long de la rue du maréchal Joffre, l’autre sur l’espace du pavillon des Suisses au jardin le Nôtre pour l’adapter aux événements de la Biennale. On travaillait à la table le lundi et le mardi puis on a fait des rendus, intermédiaires et finaux de projet pour dire ce qui devait être conservé et ce qui pouvait changer. Antoine J. nous a beaucoup aidé ».

2 Penser la ville par le paysage

 Sur le site du village olympique de l’ile Saint-Denis, deux groupes ont été constitués, l’un anglophone avec Hélène Stocke et Carole Wimgren, l’autre francophone avec Alice Brauns.

« Le premier était plus collectif, le second plus centré sur les projets individuels. Il s’agissait, sur une ile déjà construite et avec des friches industrielles, de proposer une aire de parc urbain incluant le village olympique et imaginant sa destinée après 2024. On a arpenté le site, réalisé croquis et photos selon des exercices courts, puis on a formulé des intentions de projet en zoomant et dé-zoomant. Il fallait articuler avec l’urbanisation voisine (Saint-Ouen) et penser les structures pérennes du parc. Les uns voulaient ne pas trop changer l’existant, mais c’était difficile à argumenter, les autres projeter un nouvel écoquartier ».

Atelier 6 Paysage et habitat

En 2015, le thème Paysage et habitat, la ville négociéeavait été choisie. Les étudiants étaient invités « à manipuler les conditions préalables (demandes sociales, contraintes techniques …) à la création d’un nouveau quartier pour pouvoir les intégrer, les dépasser et s’en servir pour argumenter un projet de paysage. Sur un site inondable à Neuilly sur Marne, comment définir un programme d’aménagement et, par groupes, élaborer un projet global sur le site à travers plusieurs scénarios pour fédérer plusieurs attentes, puis préciser les qualités apportées à un quartier d’habitat ? »[15].

 

En 2019, le problème de la ville résilienteaux risques climatiques est envisagé en deux groupes à San Francisco et à Barcelone. (Direction N. Gilsoul, Alexis Faucheux,)

« Pour nous c’était des projets utopiques. On n’allait pas dans ces deux villes. Ça nous dépassait. On s’est mis d’abord en immersion via internet. On a essayé de penser catalan et américain. Quels étaient les enjeux urbains à venir ? Puis on a fait des atlas pour regrouper des thèmes, des images, des cartes de risques, et des collages pour chaque ville. Des axes de projet sont apparus en fonction de scénarios (sur l’augmentation de la pluie et des sécheresses, des tempêtes, de la chaleur). On est passé aux plans à partir des collages avec des pré-rendus et maquettes à échelles libres, et des zooms. Puis on a fait des axonométries en imaginant les réadaptations des villes et de leur littoral : des alternatives cultivées et inondables aux quais du port de San Francisco, des dunes artificielles, des zones tampons …

Avec N. Gilsoul, c’était plutôt une prise de conscience collective, on a fait une BD sur format A0, on voulait dépoldériser le littoral urbanisé … »

Atelier 7 Mutations de la campagne

 En 2015 le groupe 1 avec B. Tanant, « posait la question de la périphérie de l’urbain, et de la limite entre la ville, et la campagne, les champs, la forêt. Quelles transitions entre le parc du Sausset, et les forêts de Bondy et de Sevran ? » Le groupe 2 avec Françoise Crémel recherchait « les formes des paysages dans une campagne dénaturée sur le pourtour du parc des Lilas dans le Val de Marne »[16].

Cinq ans après les mêmes thèmes, avec des variantes, sont repris sur des sites différents.

Groupe 1 B. Tanant : Un territoire sous influence métropolitaine : Grenoble et le sud du massif de la Chartreuse

« Pour nous c’est une continuité avec l’atelier 5. On voulait à la fois imaginer un plan de paysage et faire un zoom sur un espace singulier. Pour la phase d’analyse, on est en petits groupes d’abord, en toute liberté ; on n’a pas de consigne, c’est « à vous de voir ». Des rencontres sont organisées avec les acteurs locaux : des agriculteurs, des forestiers de l’ONF, des élus communaux, des agents des deux parcs naturels régionaux (Vercors et Grand-Chartreuse). Ils nous éclairent sur leurs problèmes, on met en commun, on rassemble tout le soir.  Devant des habitants du parc, on présente notre diagnostic et on débat sur les questions de pression urbaine sur la campagne, sur l’étalement urbain en cours, les effets du réchauffement climatique, la mobilité … Puis à Versailles, on précise sur des maquettes et des cartes (du 25 000e au 5 000e)  le parti pris des projets de chacun et on les argumente à la fin de l’atelier au moment du rendu ».

 Groupe 2 F. Crémel : Un Parc dans la ville

« On est allé sur le site. D’abord il fallait traduire notre ressenti, un vrai parcours d’obstacles. Puis on a imaginé un « plateau TV » par groupe de 5 ou 6 avec des journalistes. Quelles catastrophes allaient se produire en lien avec l’organisation du territoire ? Pouvait-on les prévoir ? On a été logiques, mais sans beaucoup tenir compte des conflits potentiels. Un rendu classique a été fait puis on a eu une semaine pour produire des vidéos individuelles. Certains messages finaux semblaient désabusés, peut-être de l’inquiétude due à la difficulté de prévoir les risques locaux »

Les deux groupes ont travaillé différemment. Le groupe 1 était plus préoccupé par l’inscription formelle du projet (des lignes, des axes, des diagonales …), la définition d’un dispositif spatial et la cohérence entre les échelles dans les territoires périurbains. Le groupe 2 se fondait plus sur les émotions suscitées par le site et le débat public pour produire un projet et surtout le communiquer.

Troisième année

 En 2015, deux ateliers étaient organisés. Pour introduire l’atelier 9 « Grand Urbain », G. Vexlard[17]écrivait: « L’atelier 9 pose la question du renouvellement de la pensée métropolitaine par le paysage, présente de nouvelles formes métropolitaines, dessine les lieux d’accueil pour une urbanisation maitrisée. La prospective spatiale est formelle, dimensionnée et constructive, maitrisée, convaincante …

 L’atelier « Grand Rural » était encadré par le paysagiste S. Tischer. « Cet atelier vise à répondre aux grandes questions posées à la fois sur le site en tant que territoire géographique, biologique et humain, et à développer une programmation pertinente. La dimension utopique est souhaitée, quitte à réajuster avec les réalités économiques et sociales. Une attitude de projet d’organisation de l’espace est attendue de l’échelle du 1/20 000e au 1/200e. Le territoire de Melun dans un rayon de 20 km a été choisi. »[18]

En 2019, en raison de l’application (tardive, 20 ans après la directive européenne) de la réforme LMD, l’atelier « Grand rural » a été supprimé. Si bien que le temps de l’année scolaire  est réparti entre trois activités. De septembre à janvier, un atelier « Grand territoire urbain »dirigé par Marion Talagrand qui participait à l’encadrement de l’atelier de 2015 ; la préparation du mémoire de troisième et dernière annéede septembre à juin, et de février à juillet le projet de travail personnel de fin d’étude, vestige du lointain concours en loge abandonné en 1985.

Trois étudiantes[19]témoignent de leur année scolaire en juin 2019.

« Le territoire de l’atelier c’était la vallée de l’Orge entre Orly et Arpajon. On était organisé en quatre groupes à géométrie variable. D’abord un collectif d’analyse à deux pour choisir un thème parmi un éventail possible de cartographies et d’informations. On a pris l’alimentation (Marine), les transports collectifs dans le tissu urbain (Clémence) ou les conséquences du Grand Paris sur le territoire jusqu’au plateau de Saclay (emplois, mobilité, urbanisation …) pour Meyris.

Puis dans un deuxième temps à quatre on a spatialisé et problématisé sur des plans et maquettes : la trame verte, le bord de l’eau pour Marine, les tracés et permanences forestières, aquatiques, agricoles, historiques et routières (Clémence), les modes d’urbanisation le long de l’Orge (Meyris).

Dans un troisième temps, on a développé un thème territorial avec des plans et maquettes : les grands axes forestiers (Marine), les lieux et tracés historiques singuliers (moulins…) le long de la RN20 et les flux qui les traversent (Clémence) ou le rôle du parc naturel régional de Chevreuse pour la qualité de l’habitat (Meyris).

Et pour finir on a fait individuellement un zoom sur un secteur particulier : greffer les villages et les zones activités sur la trame boisée et agricole en limitant l’étalement urbain (Marine), réorganiser l’urbain sur des thématiques transversales à la RN20 (Clémence) et un cheminement de Orly à Longjumeau (Meyris) ».

 

Parallèlement les étudiantes se sont consacrées à leur mémoire, organisé avec un rendu intermédiaire en février et un rendu final en juin, et guidé par les encadrants. Avec au choix un parcours artistique (« 9 mois pour une BD » situé dans les paysages du Mont d’Arrée pour Marine, ou plus classique : une cabane dans les délaissé urbains  et un sentier dans l’Ardèche rurale pour les deux autres.

Les TPFE (travaux personnels de fin d’études)étaient organisés selon trois thématiques : l’urbain (avec M. Talagrand), la nature en ville (S. Salles), la déshérence et le risque (B. Tanant). Etaient en cours de finalisation trois sujets de TPFE pour les trois étudiantes, « les inondations dans le Grand Morlaix », « un belvédère sur les paysages des sources de l’Allier », et un projet pour une prairie communautaire.

Alors que la fin de leurs études s’approchait, les trois étudiantes reconnaissaient l’acquis de trois apprentissages essentiels dans leur parcours de formation : la complexité des processus spatiaux et les choix nécessaires pour agir dans des contextes incertains, la maîtrise (relative) du passage entre les échelles spatiales et diachroniques du projet de paysage, et la compétence projectuelle qu’offrent le dessin et la maquette.

En bref

145 ans après sa création, le mode de formation des paysagistes comme concepteurs de projets a-t-il changé dans le site du Potager du roi ?

Depuis 1873, la formation à l’ENH durait trois ans après un recrutement à l’âge de 16-18 ans. Le domaine de l’architecture des jardins était une partie de l’enseignement graphique, technique, puis scientifique qui était donnée à tous les jardiniers devenus ensuite ingénieurs horticoles. Mais, très réduite et peu heuristique, cette formation aux métiers de l’horticulture exigeait, comme pour les autres spécialités, un complément d’expérience professionnelle sanctionnée par le concours en loge qui attribuait ensuite le titre de paysagiste. Le modèle dominant de l’ingénieur a, de fait, éloigné la formation versaillaise de celle de l’architecte à l’école des Beaux-Arts. Si bien que, pour pallier ce déficit, l’enseignement d’atelier de projet a été introduit en 1946 dans la section du paysage et de l’art des jardins de l’ENH. Elle a permis de fonder l’ENSP en 1976 en privilégiant l’aptitude à la conception des projets de paysage.

En 2019, la formation des paysagistes concepteurs à l’ENSP de Versailles dure toujours trois ans mais après un recrutement à l’âge de 20 à 21 ans (Bac + 2 ans). Elle est répartie de manière à peu près égale entre des pédagogies d’ateliers de projets et des enseignements artistiques, techniques et scientifiques. Le modèle dominant est celui de la formation donnée dans les écoles d’architecture, mais avec des finalités professionnelles distinctes : l’aptitude à la conception du projet de paysage et à sa mise en œuvre. Les paysagistes concepteurs ont ainsi conquis des parts du marché des projets urbains et de territoire, mais se sont éloignés considérablement des compétences gestionnaires de parcs et de jardins de l’ingénieur paysagiste, comme de celles des jardins privés.

Individuelle et collective, la démarche de formation à la conception des projets, devenue heuristique, n’a pas fondamentalement changé dans son principe depuis cinquante ans, même si elle a été considérablement développée à 4 puis 3 ans. Cependant, les finalités du métier ne sont plus les mêmes : le parc et le jardin public ou privé il y a cent ans, l’espace vert urbain il y a 60 ans, l’espace public urbain et l’organisation spatiale des territoires aujourd’hui.

Cette fresque est certes superficielle. Il faudrait approfondir de nombreux autres aspects de la formation. Par exemple regarder de près l’enseignement des différentes disciplines et leurs relations à l’atelier, et se demander comment le rôle de l’enseignant -en atelier ou non- a considérablement évolué en un siècle.

Pierre Donadieu

Version du 5 septembre 2019

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1]Les propos cités sont extraits de la conférence organisée à l’ENSP de Versailles le 4 mai 2019 par A. Chemetoff à l’occasion de la première Biennale d’architecture et de paysage de l’Ile-de-France à Versailles.

[2]Cuscute : petite plante parasite de la luzerne… surnom utilisé à l’ENH pour désigner les élèves en cours préparatoire au concours d’entrée à la Section.

[3]Entretien avec Y. Luginbühl et P. Donadieu le 9 mai 2019.

[4]A. Vigny, Jacques Sgard, paysagiste et urbaniste, Liège, Mardaga, 1995, p. 11.

[5]Voir Y. Luginbühl et P. Dauvergne, « Vers une histoire du CNERP », in Histoire et Mémoire, Topia, 2019

[6]Voir Chapitre 11,Les paysagistes et l’ENH de Versailles, in Histoire et mémoire, Topia, 2019

[7]https://issuu.com/bozines/docs/corajoud__lettre_aux_e_tudiants_485273588ec6ab

 

[8]Les projets des ateliers 2014-2015 https://issuu.com/enspdepartementduprojet/docs/projets_2014_2015_light_relecture2

servent de référence à une comparaison avec ceux de 2018-19 qui ont été évoqués par les étudiants en 2019 (entretiens du 21 mai 2019 avec 5 élèves de 1ère et deuxième années, et du 15 juin de la même année avec trois étudiantes de 3ème année.

[9]http://www.ecole-paysage.fr/media/formation_paysagiste/UPL2046595388436342347_programme_pe__dagogique_DEP_sans_ente__te_et_pied_de_page_2.pdf

 

[10]En première année : Anouchka Pissot, Philomène Muir, Laly Pagliero ; en seconde année Léo-Paul Cosson, Thibault Trameson.

[11]Enseignants : G. Vexlard, MH Loze, C. Bigot, P. Buisson

[12]Enseignants . MH Loze, S. Keravel, T. Boucher, Laurence Krémel, A. Quenardel, avec les interventions de O. Marty et A. Pernet.

[13]Enseignants : François Roumet, P. Frileux, R. Bocquet, C. Denis, O. Gonin …

[14]Enseignants : K. Helms, A. Brauns, C. Alliod, Sabrina Hiridjee …

[15]Enseignants : Alice Brauns, N. Gilsoul, T. de Metz, A. Faucheux,  et divers intervenants hydrologue, géologue, paysagiste, programmiste

[16]Enseignants : B. Tanant, L. Pinon, C. Traband, T. Francoual, etc. / F. Crémel, A Demerlé-Got, D. Antony, J.-P. Teyssier …

[17]Enseignants : G. Vexlard, C. Bigot, Y. Salliot, C. Dard…

[18]Enseignants : S. Tischer, M. Talagrand, S. Keravel, R. Turquin, G. Georgi, A. Calyx, C. Nancey …

[19]Myris Coubert, Clémence Dubois, et Marine Guicheteau.

Vérité

Vérité

« Qu’est-ce qu’une vérité « vraie » ? Y-a-t-il des vérités plus vraies que d’autres ? Que peut-on croire ? »

Pourquoi se poser ces questions auxquelles seuls, semblerait-il, les philosophes peuvent répondre ?

Parce que nos actes, là où nous habitons ou travaillons, dans la commune de Louzy[1]ou ailleurs, en dépendent. Nous n’engageons pas des actes sur des doutes et des affirmations que nous pensons être faux ou peu fiables. Alors comment décider et agir si nous cessons d’être sceptiques ?

Prenons un exemple louzéen : faut-il abattre la peupleraie de la prairie communale du bourg ? Les arbres semblent vieux et dangereux pour le public. Mais les avis sont partagés et la décision de les abattre n’est pas prise. D’autant plus que nul ne sait comment les remplacer.

L’énoncé : « les peupliers sont vieux et dangereux » est-il vrai ?

Pour le philosophe autrichien Karl Popper (1902-1994), un énoncé est vrai s’il est réfutable, mais non réfutée. Une vérité sera donc d’autant plus vraie, qu’il n’a pas été possible de la réfuter (la Terre tourne autour du Soleil par exemple). Ceux qui affirment que les peupliers sont dangereux (ils sont hauts et vieux, perdent leurs branches et penchent de manière impressionnante), sont aussi crédibles que ceux qui affirment le contraire (ils n’ont que quarante ans, peuvent vivre beaucoup plus vieux et ont résisté à la funeste tempête de 1999 contrairement à une plantation voisine). Les premiers constatent que le public ne vient plus pique-niquer sous leur ombrage et les seconds précisent que leur ombrage sur la prairie voisine est très apprécié par les usagers.

Réfutable et réfutée, l’énoncé n’est pas une vérité, mais une opinion controversée.

Pour le philosophe existentialiste Jean-Paul Sartre (1905-1980), l’on affirme son existence grâce à l’opinion d’autrui qui reconnait vos qualités et vos défauts. Plus l’on vous dit que vous êtes intelligent, plus vous prenez ce jugement pour une vérité, celle de vos juges.  Si une majorité d’opinions se dégage pour affirmer que les peupliers sont susceptibles de provoquer des accidents, cette vérité subjective s’imposera à la municipalité, et d’autant plus qu’en cas de blessures, celle-ci en portera la responsabilité civile. En revanche si se manifeste une majorité d’opinions tout aussi subjectives que les précédentes, plaidant la sécurité et la beauté du site en l’état, la mairie ne devrait pas décider la suppression de la peupleraie. D’autant plus que cette décision pourrait porter préjudice au maire sortant candidat à sa réélection.

Est-ce le nombre qui fait la règle ? N’accroît-il pas le risque d’une erreur collective ?

Dans un régime politique démocratique, aucune vérité ne tombe du ciel ou d’une coutume profane ou religieuse indiscutable. L’opinion qui s’impose à tous est celle de la majorité produite par le débat public et attestée par le vote. Un débat public honnête et ouvert à tous, centré sur l’intérêt général ; un débat et un vote où l’abstention dégrade cependant la validité des « vérités » révélées.

La vérité universelle ayant fait son temps, et la vérité démocratique restant très relative et fragile, faut-il avoir recours à la vérité scientifique, objective, celle des experts ? Convoqués, et après mesures et enquêtes, les spécialistes des peupliers diront sans doute que la peupleraie communale est âgée exactement de 41 ans, est en bonne santé relative, se débarrasse normalement de ses branches mortes, et peut vivre encore plusieurs années avec des risques accrus de chutes d’arbres, surtout en cas de tempêtes exceptionnelles. Cependant sa valeur sur pied risque fort de décroitre avec le temps. Ces vérités techniques et rationnelles sont réfutables et seront peut-être en partie réfutées si une contre-expertise est demandée (sous-évaluation des risques de chute et de la valeur économique notamment).

Dans le doute sur la bonne décision municipale à prendre (abattage ou non), faut-il s’appuyer sur les émotions de chacun ? Car la prairie communale est un lieu public qui ne laisse pas indifférent. Les habitants s’y retrouvent régulièrement au 14 juillet, pour des concours de boules et de pêche, des vides greniers ou l’été pour des pique-niques. Son ombrage protège certes du soleil, mais la chute possible des branches dissuade les plus craintifs. Pendant six mois, elle reste déserte, marécageuse et parfois inondée. Pour les uns le lieu est rébarbatif, peu engageant, infréquentable. Et pour les amateurs de patrimoine religieux, la suppression des peupliers permettrait d’admirer, depuis la prairie, l’antique église Saint-Pierre construite au XIIe siècle. Une autre image de la commune serait possible.

Mais pour les autres, pêcheurs, boulistes ou promeneurs habitués aux charmes de ce coin de verdure et d’eau, pour les associations concernées (le Comité des fêtes, le Goujon Louzéen par exemple), quelles réactions suscitera l’abattage des peupliers, suppression qu’ils n’auront peut-être pas souhaitée ? La colère, l’indignation ou le désarroi si un tort leur a été infligé ? La surprise, s’il pensait la peupleraie immortelle et sa destruction impossible ? Le soulagement pour les ennemis des peupliers ? L’indifférence, degré zéro de l’émotion ?

La réponse à la question posée au début est moins celle de la vérité de l’énoncé (la peupleraie est-elle dangereuse ?) que de l’objectivité des opinions existantes. Plus ces subjectivités sont nombreuses à exprimer un monde commun (les qualités et défauts de la prairie communale), plus elles parlent d’une réalité objective (une subjectivité partagée) que vit la communauté habitante. Constat qui renvoie à la pratique du débat public et de la démocratie locale dans la commune de Louzy.

Pierre Donadieu 3/09/2019

D’après, en partie, C. Pépin, Philosophie magazine, n°132, 2019, p. 8.

 

 

 

[1]La commune rurale de Louzy, située dans le nord des Deux-Sèvres, réunit 1350 habitants. Ce texte fait partie des Chroniques louzéennespubliées sur le site de la commune de Louzy.

VTP3 Sortie

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Troisième séminaire “Ville, territoire, paysage”

Sortie sur la Plaine de Versailles

13 juin 2019

Photographies de Marta Ortolani

Télécharger la carte au format PDF

Sortie préparée par Luc Vilan, Éric Chauvier et Roland Vidal

      

Commentée par Sophie Bonin et Manuel Pluvinage


Arrêt n° 1 : Saint-Cyr-l’École, dans l’axe du château, sur le chantier du futur métro


Arrêt n° 2 : gare de Noisy-le-Roi


Arrêt n° 3 : Rennemoulin

Le “Reméandrage” du ru de Gally


Arrêt n° 4 : Fontenay-le-Fleury

Participants VTP3

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Participants au troisième séminaire “Ville, territoire, paysage”

 

Nom Prénom Établissement
Abi Hayla Joe ENSP Versailles
Attali Jean ENSA Paris-Malaquais
Blanchon Bernadette ENSP Versailles
Bonin Sophie ENSP Versailles
Borghi Roberta ENSA Versailles
Bossé Anne ENSA Paris-Malaquais
Bourigault Morgane Mairie d’Angers
Bruel Anne-Sylvie ENSA Versailles
Brunfaut Victor Université libre de Bruxelles
Calvagna Simona Università di Catania
Chauvier Éric ENSA Versailles
Cirillo Letizia Università Statale di Milano
Davodeau Hervé AgroCampus Ouest
de Courtois Stéphanie ENSA Versailles
Delinger Frédéric ENSA Nantes
Denche Imen Université de Constantine
Donadieu Pierre ENSP Versailles
Field Alexandre ENSA Marseille
Goncalves Jessica ENSA Versailles
Guerrouche Kheir-Eddine ENSP Versailles
Guignard Mireille DRAC Île-de-France
Guillot Xavier ENSAP Bordeaux
Guth Sabine ENSA Nantes
Hanna Chérif ENSA Nantes
Helms Karin ENSP Versailles
Henry Patrick ENSA Paris-Malaquais
Hoffert Yannick ENSA Montpellier
Keravel Sonia ENSP Versailles
Kitsou Stella ENSA Versailles
Klouche Djamel ENSA Versailles
Lipsky Florence ENSA Marne-la-Vallée
Loze Marie-Hélène ENSP Versailles
Mamou Khedidja ENSA Montpellier
Marguc Petra ENSA Nantes
Mattoug Cécile ENSP Versailles
Moquay Patrick ENSP Versailles
Nicolas Amélie ENSA Paris-Malaquais
Ortolani Marta ENSA Versailles
Parin Claire ENSAP Bordeaux
Petit-Berghem Yves ENSP Versailles
Phalippon-Robert Isabelle Ministère de la Culture
Piveteau Vincent ENSP Versailles
Pluvinage Manuel Versailles Grand Parc
Pommier Juliette ENSAP Lille
Potié Philippe ENSA Versailles
Quinton Jean-Christophe ENSA Versailles
Salles Sylvie ENSP Versailles
Talevi Francesca ENSA Versailles
Tiry-Ono Corinne Ministère de la Culture
Vega Valentina Paris IV Sorbonne
Vidal Roland ENSP Versailles
Vilan Luc ENSA Versailles
Wathier Valérie Ministère de la Culture
Wilson Ariane ENSA Paris-Malaquais
Zhioua Imène ISTEUB Tunis

Le CNERP de Zsuzsa Cros

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Zsuzsa CROS

souvenirs d’une ancienne élève du Centre national d’étude et de recherche du paysage de Trappes

Zsuza Cros, paysagiste hongroise, ancienne élève du CNERP (1972-79), raconte sa carrière en France et en Hongrie.

Le bâtiment du CNERP à Trappes (78), dans les locaux d’une école d’architecture parisienne, archives ENSP Versailles.

Novembre 1972 était le début d’une grande aventure pour moi, jeune diplômée en 1970 en architecture des jardins et du paysage à Budapest1.

Déjà, sortir de la Hongrie barricadée à cette époque derrière le rideau de fer était une épreuve difficile. Comment ne pas être impressionnée quand on ne maîtrise pas encore bien la langue du pays d’accueil, de se retrouver face aux fondateurs et enseignants émérites et aux stagiaires français sélectionnés parmi les meilleurs de l’Ecole de Versailles ou d’autres disciplines : agronome, géologue, architecte, juriste, économiste, sociologue…

Cette formation post graduée a débuté dans les locaux de la rue de Lisbonne à Paris par des exposés des membres fondateurs et d’autres intervenants ponctuels de l’Association Paysage (Rémi PERELMAN, Jacques SGARD, Bernard LASSUS, Charles ROSSETTI, Jean CHALLET, Pierre DAUVERGNE…). Ils ont été rapidement suivis par les études de terrain avec 3 équipes constituées.

L’équipe qui a travaillé en Bretagne dans le secteur du Faou comportait 3 paysagistes et 3 stagiaires venant d’autres disciplines :

Alain Levavasseur : Paysagiste

Jean Pierre Saurin : Paysagiste

Zsuzsa Cros : Paysagiste hongroise

Pierre Poupinet : Géologue-biologiste

Christiane Tournier : Sociologue

Alain Sandoz : Juriste – économiste

Après les années d’études en Hongrie, le changement de pays, l’étude du Faou était pour moi la première investigation dans le domaine du paysage en France.

Plusieurs séjours sur le terrain et les débats entre nous ont permis des échanges, des confrontations, un travail d’équipe matérialisé par des rapports d’études que j’ai retrouvés au grenier parmi mes archives. Trois fascicules photocopiés au format A4 permettent d’évoquer cette expérience de nos débuts au CNERP, il y a presque 50 ans.

2 annexes témoignent des efforts des stagiaires pour avoir une bonne connaissance du terrain :

– une approche plutôt scientifique de la géomorphologie et des composants du milieu qui donnent la structure du paysage « naturel » représenté par une cartographie et des schémas détaillés.

– une approche sensible basée sur la perception du paysage de bocage qui constitue le liant et des éléments forts comme les rias, l’Aulne, la forêt de Cranou, la lande, le Menez-Hom, les Monts d’Arrée qui attribuent au paysage des valeurs particulières. C’est dans cette partie de l’étude que j’ai pu m’investir le plus avec une sensibilité probablement différente des autres stagiaires.

Pour moi la Bretagne était un terrain totalement inconnu, toutefois j’avais l’impression de trouver quelques similitudes avec ma région natale. En effet dans les deux cas il s’agissait d’un lieu éloigné, assez isolé du reste du pays, avec une situation péninsulaire qui donne l’impression de se trouver au bout du monde. Alors que dans le Finistère ce sont les données de la géographie naturelle et d’une histoire ancestrale qui déterminent les caractéristiques du site et du paysage, dans le cas de ma ville natale c’est l’histoire récente au 20ème siècle qui a radicalement transformé notre cadre de vie. La ville de Sopron est située aux confins ouest de la Hongrie, c’était le siège du « Burgenland » petite région qui à la fin de la première guerre mondiale fut rattachée à l’Autriche. Mais suite à un référendum en 1921 les habitants de Sopron ont voté pour rester hongrois. La ville a obtenu le titre glorieux de « Civitas fidelissima » mais elle se retrouvait comme une pointe, une poche isolée de son ancien territoire. À la fin de la deuxième guerre mondiale, l’installation du rideau de fer a conduit à une coupure totale non seulement avec les pays de l’Ouest, mais aussi avec le reste de la Hongrie car il fallait une autorisation pour séjourner ou se rendre dans cette zone frontalière. C’est dans ce milieu fermé, protégé, isolé du monde extérieur que j’ai grandi. À 5 km de la ville dans un vieux moulin à eau au milieu d’un grand jardin et d’un paysage romantique où se retrouvait chaque été notre famille avec les amis : mon père géographe et biologiste, mes oncles, l’un botaniste célèbre, l’autre architecte et peintre ont sûrement éveillé mon intérêt pour la nature et le paysage.

Mais revenant à notre terrain d’étude, le rapport final rédigé par les stagiaires en septembre 1973 à l’issue des analyses de terrain montre qu’il y a eu un vrai travail d’équipe dans lequel nous avions tous apporté notre propre expérience, notre vécu malgré nos approches différentes du paysage. Nous devions répondre aux préoccupations des demandeurs dans le cadre du Plan d’occupation du sol, du Parc Naturel Régional d’Armorique permettant d’orienter l’évolution future du paysage en évitant sa banalisation. Mais nous sommes arrivés à la conclusion que la notion du paysage est du domaine du sensible et est difficile à exprimer en matière d’aménagement.

Nous avons toutefois donné quelques recommandations :

  • Apprendre le paysage par la connaissance du terrain et les attentes des habitants, des usagers du paysage.

  • Quelques réactions des usagers après enquêtes spontanées sur le terrain

  • Raisonner paysage en tenant compte de ses composants, de ses caractéristiques, de ses possibilités d’évolution pour éviter la banalisation.

Paysage caractérisé par le liant homogène constitué par le relief, le bocage, les habitations et les éléments particuliers comme la rade, l’Aulne, le Menez Hom, la Forêt de Cranou, la lande, les vallées, les Monts d’Arrée

  • Les paysagistes sont des acteurs du paysage parmi d’autres, comme les élus, techniciens, agriculteurs, industriels, habitants, touristes…

Il est regrettable que les résultats de cette étude pionnière de paysage n’aient pas été publiés mais soit restés sous forme de petits fascicules photocopiés en noir et blanc qui ne mettent pas en valeur le contenu, les illustrations : montages de photos, cartes, schémas, dessins… des outils de visualisation indispensables pour sensibiliser au paysage.

Dans ce travail d’équipe, ce qui était intéressant, c’est que nous avions tous apporté notre propre expérience, notre vécu, donc une approche différente du paysage. Il fallait donc trouver un terrain d’entente, malgré les confrontations, les avis divergents, bref apprendre à travailler en équipe.

Unités de paysages du secteur du Faou et propositions d’aménagement : 1 Bocage, 2 Espaces semi déserts 3 Vallées, 4 La Vallée de l’Aulne, 5 Amphithéâtre du Faou

À la suite de ces 2 années expérimentales de formation j’ai été retenue comme chargée d’étude au CNERP où j’ai pu participer à la réalisation de plusieurs études de paysage dans différentes régions tout en continuant à travailler en équipe. Quelques exemples :

L’étude paysagère de la Vallée de la Seine, réalisée en 1974, pose la problématique commune aux vallées fluviales qui sont des lieux privilégiés pour l’établissement humain. Le tronçon étudié en Seine et Marne, entre Morsang-sur-Seine et Moret-sur-Loing, est soumis aussi à la pression urbaine de la région parisienne. Il est intéressant de revoir avec recul la démarche utilisée pour l’analyse des paysages de la vallée mettant l’accent sur la structure du paysage issue d’une approche essentiellement visuelle. L’étude traite aussi du problème des sablières et de leur réaménagement.

L’étude paysagère de Fontevrault réalisée en 1975 à la demande de la Caisse des Monuments historiques, avait comme objectif la reconversion et la mise en valeur de l’ensemble abbatial et son environnement fortement dégradés à la suite de l’utilisation en centre pénitentiaire. L’aspect peu accueillant du village, les bâtiments historiques en mauvais état, les jardins en friche, l’isolement du site par les camps militaires étaient loin d’être gratifiants à cette époque pour un patrimoine historique exceptionnel. Aujourd’hui on ne peut que se réjouir en visitant l’abbaye devenu un centre culturel de portée internationale entouré d’un village accueillant. L’étude du CNERP était peut-être un premier pas vers la revalorisation de Fontevrault.

L’impact du reboisement sur le paysage des Ardennes. La préoccupation des demandeurs d’étude était le problème du reboisement en résineux sur le paysage de cette région frontalière qui a beaucoup souffert non seulement de de la première guerre mondiale mais du déclin industriel et agricole récents. Comme la forêt mitraillée avait peu de valeur comme bois d’œuvre pour l’industrie du bois, l’ONF a opté pour les coupes à blanc des massifs de feuillus truffés de projectiles et a mis au point une technique de reboisement en lignes. Les coteaux se trouvaient peignés de lignes régulières de résineux inappropriées dans le paysage légendaire de la Vallée de la Meuse sans parler des conséquences écologiques. Le reboisement en résineux s’est développé aussi dans les clairières des zones agricoles sous forme de timbres-poste. L’équipe du CNERP a réalisé un survol de la région en avion de tourisme pour sensibiliser avec les vues aériennes forestiers et agriculteurs au mitage du paysage.


Boucle de la Meuse à Monthermé Reboisement en bandes dans les Ardennes

L’étude du PAR de l’Argonne s’est finalisé par un document de sensibilisation graphique peu habituel, présenté à la manière de bandes dessinées grâce au coup de crayon de Jean-Pierre Boyer graphiste talentueux intégré à l’équipe. Après enquêtes et études sur le terrain les caractéristiques du paysage existant et futur sont représentées sous forme de scénographie fictive et ludique (modèle de villages avec les noms rebaptisées: Argonnay, Argonette) mais leur description s’inspire de la réalité du terrain, du cadre de vie des habitants. Une publication en anglais dans la revue Landscape planning No3/1980 révèle les résultats de cette étude.

J’ai été frappée dans ce paysage par le contraste entre la vallée de l’Aire, bucolique, et les forêts sombres qui ont connu des combats terribles pendant la Première Guerre Mondiale. On y voit encore les tranchées et les cratères des obus. Nous avons étudié les formes des villages dont de nombreux ont été bombardés, mais qui sont souvent des villages-rue, avec les usoirs, espaces collectifs où les habitants entassent le bois de chauffage et le fumier. Les maisons sont souvent en longueur, avec des pièces aveugles, sans fenêtres. Nous avons tenté de redonner aux habitants une meilleure image de leur paysage marqué profondément par cette guerre, en leur montrant que ce paysage avait des atouts et des valeurs indéniables.

Paysage bucolique de l’Argonne : la vallée de l’Aire Modèle de village schématisé en Argonne

Après avoir quitté le CNERP j’ai continué à exercer comme chargée d’études dans le domaine du paysage :

De 1980 à 1987 auprès de Jacques SGARD à l’Atelier d’Urbanisme et du Paysage, en contribuant à la réalisation d’études et projets de paysage, d’études d’impact des grandes infrastructures, notamment pour l’implantation des lignes électriques THT de 400 000 volts. Ces études ont exigé une analyse approfondie du terrain, afin de pouvoir proposer les tracés ayant le moindre impact sur l’environnement et le paysage. L’EDF assurait l’impression des documents en offset en couleurs. Cela a permis une meilleur qualité du rendu d’étude et d’ utiliser des techniques de représentation visuelle plus attrayantes aux niveaux graphique, cartographique, photographique.

Détail du tracé retenu pour l’implantation de la ligne Argoeuves-Penly dans la Somme

Recherche de tracé sur la presqu’ile de la Hague et photomontages avec emplacement des pylônes

De 1987 à 1993 à la SEGESA – Société d’études géographiques, économiques et sociologiques appliquées où j’ai contribué au développement de l’activité dans le domaine du paysage. J’ai participé à l’élaboration de plusieurs études dans différentes régions à différentes échelles ainsi que dans le cadre de la recherche méthodologique avec Yves Luginbühl lui aussi ancien du CNERP. A titre d’exemple je cite ici quelques études réalisées à la SEGESA sous la direction de Jean-Claude Bontron.

L’étude sur les paysages de la vallée de la Loire a consisté à réaliser un inventaire des paysages riverains de la Loire dans la partie Pays de la Loire et à en faire une évaluation permettant d’établir un ordre de priorité d’intervention pour le Conservatoire des rives de la Loire et de ses affluents afin de garantir la qualité de ces espaces. Une approche nouvelle basée sur les enquêtes nous a permis de connaître les représentations du paysage des riverains et la valeur qui lui est attribué par les différents usagers. Cette méthode fut utilisée par la suite pour établir une méthodologie commune pour les Atlas de Paysages permettant de couvrir tout le territoire français. Cette étude a permis de rassembler les avis des communes par une enquête auprès des maires ou des secrétaires de mairie des communes riveraines de la Loire, soit 100 communes ; nous avons obtenu 80% de réponse et avons pu cartographier les paysages appréciés ou non par les habitants, les évolutions des paysages et les projets d’aménagement ; nous avions envoyé aux mairies une carte de la commune avec une légende. Le résultat a été présenté devant le Président du Conseil Régional des Pays de la Loire, Olivier Guichard et les maires. L’étude a été réalisée en parallèle avec une méthodologie d’identification et de caractérisation des paysages pour le Bureau des Paysages du ministère de l’environnement. Elle a ensuite permis d’aboutir à la première méthode des Atlas de paysages, publiée en 1994.

Iconographie et textes littéraires sur la Vallée de la Loire

Les enquêtes sont devenues des outils incontournables pour mieux connaître les attentes des utilisateurs vis à vis du paysage.

L’étude sur les paysages de la baie du Mont-Saint-Michel comprend deux parties. L’une basée sur l’analyse géographique et paysagiste visant à identifier les caractéristiques, la structure et les dynamiques des paysages de la baie, l’autre basée sur les enquêtes permettant de saisir les représentations que les acteurs de la baie, résidents permanents ou temporaires, touristes ou acteurs institutionnels se font du Mont-Saint-Michel et de sa baie. La stratégie des décideurs devait se nourrir de ces représentations pour mieux ancrer les projets d’aménagement dans le milieu social de la baie. Les entretiens réalisés ont permis de constater une évolution des représentations sociales des paysages chez les personnes interrogées qui ont évoqué en plus de la vue, les odeurs, celles des lisiers ou de la mer, les sons, comme les chants des oiseaux, le toucher, comme par exemple la marche sur la tangue, c’est-à-dire la plage. C’était la première fois que tous les sens humains apparaissaient ouvertement dans la perception du paysage par les habitants.

Acteurs enquêtés : agriculteurs, ostréiculteurs, pécheurs, chasseurs, résidents, résidents secondaire, touristes, institutionnels

Avec Mairie-Conseils2 nous avons organisé des ateliers pour la mise en place de communautés de communes. Les élus et les techniciens des différentes communes devaient réaliser les cartes thématiques avec l’aide des paysagistes, interpréter ensemble les résultats, faire une visite collective sur le terrain où chaque maire présentait les caractéristiques de sa propre commune et les projets souhaités. Cette méthode participative a permis de faciliter les échanges, de trouver un bon terrain d’entente pour travailler ensemble dans le cadre d’une nouvelle organisation intercommunale.

Cette méthode participative a été aussi exploitée dans le cadre du Plan Paysage de la vallée de la Dordogne pour EPIDOR avec la participation de 289 communes riveraines. Mais j’ai dû interrompre cette étude à cause de mon départ pour la Hongrie.

Entre 1993-2003 je suis retournée avec ma famille en Hongrie où mon mari a travaillé pour plusieurs sociétés franco-hongroises. Pour moi ces 10 années étaient des retrouvailles avec mon pays tout en gardant le contact avec la France et mes collègues français.

Je donnais des cours à l’Institut de Gestion de l’Environnement de l’Université d’Agriculture à Gödöllö et à l’Ecole du Paysage de Budapest. L’exposition présentée à Budapest au siège des Monuments Historiques ayant comme titre « Paysage culturel – Protection au niveau local » était l’occasion de montrer un petit coin bucolique de la Hongrie menacé par l’évolution récente de la ville au détriment de son environnement naturel.

Iconographie d’époques différentes représentant le village et le moulin d’eau près de Sopron en Hongrie

Pendant mon séjour en Hongrie j’ai participé au programme européen INTERREG sur les Paysages Viticoles, Patrimoine Mondial de l’UNESCO sur 7 sites européens dont le Tokaj. L’évolution de la région viticole de Tokajhegyalja et la renaissance du célèbre vin de Tokaj a été étudiée pendant plusieurs années par une équipe française (Nicole Mathieu, Françoise Plet, Yves Luginbuhl, Aline Brochot…dont je faisais partie en facilitant les échanges entre les chercheurs français et les acteurs hongrois). Les nombreuses visites effectuées dans la région, les enquêtes réalisées auprès des viticulteurs (œnologues, investisseurs étrangers, viticulteurs hongrois) des institutionnels, des habitants…ont donné une riche matière à exploiter. Plusieurs publications en français et en hongrois relatent les résultats de ce travail.

Nous avons aussi monté une coopération scientifique PICS dirigée par Françoise Plet, entre le LADYSS3, l’Académie des Sciences de Budapest (Victoria Szirmai) et celle de Varsovie où nous avons travaillé ensemble sur les jardins familiaux. Cf. : Yves Luginbuhl : Jardins de tous les désirs d’Europe centrale. In Les carnets du paysage – Acte sud n° 9&10 – pp. 229-255.

Par la suite j’ai travaillé avec Gabor Onodi et une équipe constituée avec les étudiants de l’Institut de Gestion de l’Environnement de Gödöllö sur la transformation des jardins ouvriers et familiaux en Hongrie en comparaison avec les tendances d’évolution dans d’autres pays européens. Un livre fut édité en hongrois ; Cf. :Cros Karpati Zsuzsa – Gubicza Csilla – Onodi Gàbor : Kertségek és kertmüvelök urbanizàcio vagy vidékfejlesztés ? MGK 2004. (Jardins et jardiniers, urbanisation ou développement rural ?)

Revenue en France, de 2003 à 2007, j’ai travaillé comme chercheur associé au LADYSS/CNRS sur la méthodologie des Atlas du Paysage. Nous avons contribué au lancement du Système d’Information sur la Nature et les Paysages (SINP) pour le Bureau des Paysages dirigé par Jean-François Seguin avec son adjointe Elise Soufflet. À partir de la méthodologie des Atlas de Paysage que nous avions élaborée en 1994 nous avons développé de nombreux aspects des atlas de paysage et engendré l’actualisation de la méthode à niveau national. Malheureusement, au départ à la retraite de Jean-François Seguin, ses successeurs n’ont pas continué et seule la nouvelle méthode a été publiée en 2015. En effet, la nouvelle méthode des Atlas de paysages a été rédigée par cette équipe du laboratoire LADYSS et elle a été publiée en 2015. Elle permet d’actualiser l’ancienne méthode ; la décision de réaliser un atlas de paysages tous les 10 ans a été prise par le Bureau des Paysages du ministère de l’environnement.

Couverture de la méthode des Atlas de paysages publiée en 2015.

Dans la perspective de notre retraite nous avons acheté en 2004 une vieille maison en face du Château de Villandry qui est devenue notre résidence principale. Après toutes ces années consacrées aux paysages c’était le retour aux jardins ; d’abord la création de mon propre jardin, puis en 2008 du réseau « Guest & Garden-Hôte et Jardin-G&G » pour valoriser le tourisme de jardins dans la Vallée de la Loire dont font partie nos chambres d’hôtes au jardin nommées « Petit Villandry ». J’ai également lancé l’association « L’embellie de Villandry » dont le but est de contribuer avec la participation active de la population du village de Villandry à l’embellissement floral et paysager de la commune. Je peux ainsi partager ma passion des jardins et des paysages avec des hôtes venant des quatre coins du monde.

Rémi Perelman et son épouse nous y ont retrouvés il y a 2 ans et nous avons naturellement remémoré nos souvenirs de l’époque du CNERP, parlé du paysage et de la possibilité de retrouvailles entre anciens « Cnerpiens ». Il nous reste à trouver le lieu et le moment !!! Pourquoi pas à Villandry ?

Les jardins de Villandry – Aquarelle de Florence d’Ersu

En guise de conclusion

Que pourrais-je dire de cette longue expérience au service des paysages français mais aussi au-delà de l’hexagone ? Le CNERP était sans doute le point de départ vers une autre façon d’aborder le paysage où l’approche visuel des paysagistes a été élargie par l’apport des autres disciplines scientifiques et sociologiques. Durant ce presque demi-siècle nous avons pu assister à l’évolution non seulement de la méthodologie mais aussi à celle des outils employés. L’étude du terrain permettant l’inventaire des composants du paysage, la compréhension de sa structure, de ses tendances d’évolution a été complétée par les enquêtes effectuées auprès des acteurs du paysage.

Il est intéressant de rappeler à quel point les outils employés ont changé pendant notre parcours professionnel avec l’apparition et le progrès de l’informatique ! Les cartes IGN indispensables lors du repérage sur le terrain étaient relayées par la géolocalisation, la cartographie manuelle par les cartes numériques, les photos argentiques par les photos numériques, les textes manuscrits ou tapés à la machine par l’ordinateur, la présentation orale des résultats de l’étude par la projection de diaporamas, de vidéos. Les seuls outils qui semblent immuables pour les paysagistes restent les dessins manuels sous forme de croquis, schémas, vol d’oiseau, blocs-diagramme.

Nous avons attribué beaucoup d’importance lors de nos études à l’iconographie ancienne pour sensibiliser à l’histoire des paysages et leur évolution dans le temps. Il est probable que nous, « anciens cnerpiens », avons pu y laisser aussi nos empreintes pour les générations futures.

Zsuzsa Cros, Mai 2019


Bibliographie

https://topia.fr/2018/11/30/les-debuts-de-lenseignement-a-lensp-2/


Notes

1 La formation de paysagistes (Landscape and Garden Engineer) a débuté dans les années 60 en Hongrie au sein de l’Institut d’Horticulture et de Viticulture avec un recrutement sur concours après le Bac, elle durait 9 semestres. Après 2 ans de formation générale de botanique, dendrologie, horticulture, pathologie végétale, biochimie…on pouvait choisir une discipline spécifique. Je faisais partie de la deuxième promotion de paysagistes qui comptait 10 élèves entre 1965 et 70. Depuis 1987, l’institut est devenu l’Université d’horticulture et d’industrie alimentaire avec des effectifs beaucoup plus élevés : actuellement, le nombre de personnes pouvant être inscrites à une formation spécialisée comme architecte-paysagiste ou paysagiste d’aménagement varie entre 25 et 140 en raison du besoin de spécialistes.

2 Groupe Caisse des dépôts et consignations

3 Laboratoire Dynamiques Sociales et Recomposition des Espaces

Synthèse VTP3

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3e séminaire « Ville, territoire, paysage »

Les écoles dans leur territoire

Les conclusions de Pierre Donadieu

 

Le séminaire cherchait à répondre aux questions suivantes :

– Quelles relations les enseignants et les chercheurs des écoles d’architecture et de paysage entretiennent-ils avec leur territoire d’enseignement ?

– Quelles pédagogies sont utilisées pour élaborer les projets spatiaux, d’architecture, de ville et de paysage ?

– Quelles idées de territoire et de paysage émergent aujourd’hui dans la formation des architectes et des paysagistes ?

13 interventions et 18 posters ont été présentés dans les deux écoles avec un public variant de 30 à 60 personnes, et une excursion dans le territoire de la plaine de Versailles a été organisée avec le concours de Manuel Pluvinage, directeur des services généraux de la communauté d’agglomération de Versailles Grand Parc. Sept écoles d’architecture (Versailles, Paris-Malaquais, Nantes, Montpellier, Marseille, Grenoble) et trois écoles de paysage (Versailles, Angers, Lille) étaient représentées.

Faites par des enseignants d’écoles de concepteurs d’espaces, les interventions présentent des points communs classiques. Elles se distinguent néanmoins par des choix différents de pédagogie du projet d’espace et des variations du sens des principaux éléments  de langage utilisés.

Les points communs

D’abord une évidence pour tous (ou presque) : il est nécessaire, sinon essentiel, de connaitre les territoires, et d’en reconnaitre les caractères morphologiques, sociaux et économiques, pour fonder des projets d’espace qui s’y inscrivent, qu’ils soient d’architecture ou de paysage. Les pédagogies ont intérêt à tirer parti autant de la forme des paysages que des dynamiques sociales et économiques des espaces où s’ancrent les projets ; des identités sociales locales que des jeux d’acteurs (élus, habitants, associations …) sur lesquels elles peuvent s’appuyer.

La pluridisciplinarité semble de plus en plus s’imposer pour diversifier et enrichir la lecture des sites et l’imagination des projets dans les ateliers. Sont mobilisées, non seulement la géographie physique et sociale (notions d’échelles spatiales et d’acteurs sociaux multiples), mais également l’histoire locale, la sociologie et l’anthropologie sociale et culturelle.

Les mêmes outils de projets (plans, maquettes, dessins, coupes, cartes, photographies…) utilisés par les architectes et les paysagistes inscrivent enseignants et étudiants dans des communautés professionnelles voisines de praticiens de projets. Les compétences sont cependant distinctes et en général complémentaires.

Dans les interventions, le problème commun de la distinction entre démarches de projets de paysage et de projets d’architecture est abordé de deux façons différentes. Soit en associant dans les ateliers explicitement sur un site les compétences qui permettent la construction des objets architecturaux et celle des relations sensibles entre les objets (mise en paysage des sites). Un exemple est celui des paysages de l’eau à Dunkerque. Soit en admettant une porosité des notions de paysage, d’architecture, d’urbanisme et de patrimoine pour imaginer un projet inscrit dans un territoire réel ou imaginaire. Dans ce cas, on peut assimiler la notion de territoire, plus à un concept de milieu (au sens de la mésologie de A. Berque), qu’à une notion administrative ou sociogéographique (appartenance), par exemple dans le cas des workshops de l’estuaire de la Loire

En bref, soit on clarifie en distinguant et associant (les deux compétences architecturales et paysagistes sont alors identifiées), soit on redéfinit les idées de territoire et de paysage en tant que milieux de vie humaine et sociale à reconnaitre (de nouvelles compétences hybrides de projet situé émergent).

Les points de différence pédagogique

Nombreux, ils peuvent être néanmoins réunis en cinq polarités. Chacune peut se retrouver avec des dosages variables dans la plupart des exercices pédagogiques

Le pôle de l’arpentage topographique du site de projet apparait clairement dans les ateliers de l’ENSP de Versailles ; Il fonde également la production de l’atlas métropolitain de Marseille. La lecture du site de projet ou du territoire mobilise les outils de la description et de l’analyse critique (croquis, coupes, cartes, photographies…) pour fonder un parti personnel ou collectif de projet en fonction de ce qui est compris des enjeux locaux (habitat, logement, patrimoine, mobilité, création, réhabilitation…).

Le pôle de la construction d’un récit inspirant le projet est soit explicite soit subliminal. C’est le cas des travaux recherchant l’imaginaire culturel des objets ordinaires nomades (le peigne, le balai) et fondant des projets d’architecture (ENSA Paris Malaquais). Mais il est possible également de mobiliser les étudiants sur le devenir d’un bâti (un mas abandonné) en s’appuyant sur les acteurs locaux concernés. Le récit utopique situé fonde alors « une programmation générative » du territoire (ENSA Montpellier).

Le pôle de l’enquête pour le projet s’appuie sur les méthodes de l’anthropologie sociale et culturelle, et de la sociologie. Cette approche expérimentale conjuguée à celle du projet d’architecture permet de reconnaitre les situations sociales difficiles telles qu’elles sont dites par les habitants, notamment dans les territoires péri-métropolitains des villes moyennes de Nevers et Dieppe, ou le long de l’estuaire de la Loire (ENSA Paris Malaquais et Nantes). L’acte de projet d’architecte est alors décentré du « je » vers les intérêts des habitants enquêtés.

Le pôle de la participation sociale permet dans les ateliers d’aller jusqu’à des décisions et des réalisations effectives. L’étudiant, le stagiaire deviennent partie prenante d’un projet abouti. Par exemple en réalisant avec les agriculteurs un jardin vernaculaire dans les chinampas menacés de Mexico. Ou avec les habitants du quartier de Belle-Beille à Angers, en contribuant aux décisions collectives de renouvellement urbain (Agrocampus ouest).

Le dernier pôle est celui d’une connaissance universitaire des processus éducatifs de projet (thèses de doctorat). Pour l’architecture en rendant compte des modèles successifs de l’enseignement des pratiques constructives (les Grands ateliers de l’Isle d’Abeau), et pour le paysage des vertus didactiques de l’iconographie des atlas de paysage du Grand Est. Ces derniers ont été réalisés davantage pour des professionnels et des experts du projet de paysage que pour des étudiants et des scolaires.

Dans la réalité des pratiques pédagogiques, l’importance explicite donnée au contexte des projets d’architecture et de paysage amène à ne pas privilégier une seule méthode d’enseignement car c’est l’étudiant qui décide de la démarche qui lui convient. C’est pourquoi, dans les territoires choisis par les workshops, arpentages méthodiques, lectures critiques, enquêtes, productions de récits et pratiques participatives s’entremêlent pour aboutir à un parti attendu de projet de paysage ou d’architecture.

Conclusions

Si l’on s’en tient aux expériences pédagogiques d’enseignement du projet présentées, on peut constater que certaines relèvent d’une tradition pédagogique d’école (l’arpentage méthodique du site et du territoire chez les paysagistes), et que d’autres sont expérimentales (la participation habitante, l’enquête anthropologique). Dans les deux cas, il s’agit bien de renouveler les réponses à la question de la prise en compte des contextes dans l’acte intuitif/déductif de projet spatial. Intention qui hésite en général à se prononcer comme projet social et politique.

Ces pédagogies portent, selon les finalités enseignantes/étudiantes, soit sur l’espace physique (les caractères matériels perceptibles), soit sur les représentations sociales de l’espace, parfois, et plus rarement sur les deux à la fois. Dans les trois cas émergent une pédagogie du projet de territoire à toute échelle spatiale et de temps (en principe chez les paysagistes) et plus locale voire ponctuelle dans le cas des architectes. Pourtant l’idée de l’apprentissage de la gouvernance des projets de territoires n’apparait pas, même avec l’idée de patrimoine et de biens communs à transmettre.

On peut s’étonner également que des choix pédagogiques qui privilégient les contextes territoriaux soient décrits sans référence aux problèmes de transitions climatiques, énergétiques et de biodiversité du XXIe siècle. S’agit-il d’un non-dit, qui n’est sans doute pas un déni ?

Le point essentiel à retenir, qui est confirmé par les expositions de la biennale architecture et paysage de l’Ile-de-France à Versailles, est la disparition des éléments de langage de l’urbanisme, notamment du projet urbain. Est-ce que, dans les formations, la pensée de l’urbanisme de projet est absorbée par celles de l’architecte et du paysagiste concepteur ?

Est-ce que l’on peut encore dire avec le manifeste international de l’urbanisme paysagiste (C. Waldheim et J. Corner, 2006) que « la ville doit être construite non par l’architecture mais par le paysage » ?

Ou bien devrait-on le remplacer par : « le territoire habité (la région urbaine notamment) se construit à la fois par l’architecture, le patrimoine et le paysage » ? Ce qu’a théorisé la société des territorialistes italiens (A. Magnaghi, 2014) en s’adossant à la philosophie du biorégionalisme (Berg, 1977).

Avec ce seul échantillon, il est prématuré de conclure …

Ajoutons qu’en réponse aux questions posées au début, on peut constater des expériences pédagogiques différentes dans les territoires où les formations de concepteurs de projets s’implantent. Celles-ci semblent évoluer de pédagogies de la forme centrées sur le faire, vers des configurations privilégiant les rencontres avec ceux et celles que les formes et les actes constructifs concernent. Le sens des notions clés de territoire et de paysage, peu ou pas définies en général, semble cependant converger vers celui de milieu habité, tel que le définit « mésologiquement » le géographe et philosophe A. Berque.

P. Donadieu, 18 juin 2019