Fin d’un monde

Vivre bien la fin de notre monde ?

 À propos de la collapsologie, et autres collapsosophies[1], selon l’ouvrage Une autre fin du monde est possible, vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) de Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Anthropocène Seuil, 2018.

L’idée de l’ouvrage, et de ceux sur le même thème qui l’ont précédé depuis 2015, parait simple. Nous vivons, sans en avoir conscience, l’effondrement de la vie planétaire, et le pire est sans doute à venir. Que faire, si on croit que cette perspective fatale est inéluctable ? Si on pense que ni les politiques, ni les scientifiques ne peuvent imaginer des solutions à la hauteur de la complexité des problèmes posés à l’humanité ? Pour ces survivalistes et autres collapsonautes, c’est en apprenant à vivre avec l’effondrement que l’humanité trouvera des solutions inédites pour se réinventer.

Comment résister aux catastrophes naturelles plus ou moins brutales (inondations, ouragans, sécheresses, tremblements de terre, coulées de boues, tsunamis, éruptions volcaniques …) ou lentes (perte de la biodiversité, montée des eaux, épidémies, famines…) et à leurs conséquences dramatiques (migrations, révoltes, ségrégations, agressions, misère…) en dépassant les émotions de chacun (peur, panique, détresse, dépression, violence…) ? Les auteurs imaginent d’autres mondes, ni idéaux (utopies), ni cauchemardesques (dystopies). En adoptant une perspective d’inspiration sociobiologique et « écopsychologiste », à partir de leurs propres expériences collectives, ils avancent d’autres mondes possibles (des plurivers à la place de l’univers) sans préciser les contours de ces alternatives.

L’on sait seulement que les femmes y créeront la place qui leur revient (éco-féminisme), que la nature sauvage y prodiguera ses bienfaits, que les êtres non humains (surtout naturels) auront droit aux mêmes égards (dons et contre-dons) que les humains. Inspirés des thèses des anthropologues (P. Descola et A. Escobar notamment), ces mondes possibles seront pluriculturels. Ils prendront de la distance avec le dualisme cartésien pour emprunter au totémisme et à l’animisme. Ils seront fondés sur de nouveaux récits, sur de nouveaux mythes, pour donner sens aux mondes imaginés par leurs adeptes. À la manière du mycélium souterrain des champignons qui relie les racines des arbres d’une forêt, les nouveaux survivalistes créeront des groupes humains solidaires, généreux, attentifs, inclusifs, empathiques, capables d’imaginer empiriquement leurs nouvelles vies collectives selon leurs projets de résilience.

Peut-on croire à ces visions d’autres ontologies, à d’autres façons humaines et non humaines d’être au monde ?  Car les auteurs ne proposent pas autre chose que de changer de croyances, de manières de penser un monde, le nôtre, qui risque fort de devenir de plus en plus inhabitable s’il ne change pas de modèle.

Comme ils sont réalistes, bien que peu matérialistes, ils savent que ces mutations culturelles engagent le très long terme. Les conceptions holistiques de la connaissance et de l’action sont pourtant déjà à l’œuvre un peu partout. Mais elles ne se substituent pas aisément aux pensées héritées dominantes, notamment cartésiennes, celles qui séparent les ressources de la nature de ceux qui les exploitent.

Avouant ainsi une sorte d’impuissance, ils comptent plus sur une réaction collective d’adaptation. Non pour stabiliser l’humanité menacée par ses paradoxes, mais pour apporter aux habitants de la planète, à la manière des Stoïciens grecs[2], une vie sereine au milieu des dangers et des paniques. En se rebellant également, en désignant des ennemis (« l’hydre capitaliste, la finance internationale, le monde thermoindustriel »), ils invitent à un « Changement de Cap » avec trois modes opératoires : « réparer les dégâts à La Terre, aux écosystèmes, aux communautés et aux personnes », expérimenter des alternatives (l’agroécologie par exemple) et surtout changer la conscience de ce monde pour en inventer d’autres qui redécouvrent la mémoire (anamnésie) et les relations sensibles aux milieux de la vie (esthésie).

L’apocalypse est en vue mais elle peut être heureuse, écrivent-ils pour conclure.

L’intérêt de ce manifeste est d’affronter le déni de l’effondrement de nos sociétés dans des contextes dysruptifs et de proposer une parade adaptative, une solution fondée sur la mise en commun des émotions et des esprits (ensemble est mieux que seul). En dénonçant l’impuissance des actions gouvernementales et en lui préférant le développement des initiatives de chaque éco-collectif dans le monde.

Bien que les auteurs, avec une bibliographie de presque cinq cent références, semblent à l’abri de tentations communautaristes ou sectaires, ce risque ne peut être écarté, ne serait-ce que du fait de leurs expériences collectives qui y font penser. On peut également leur reprocher leur “résignation fataliste” (D. Tanuro) et l’absence de paradigme clair et de méthodes pour fonder scientifiquement la « collapsologie ». Et pointer l’affinité de cette pensée avec les mouvements spiritualistes et la Deep ecology anglo-américaine.

Croire à cette croyance ? Croire à la fin d’un monde, et non à la fin du monde. Pourquoi pas ? Elle n’est pas naïve. Le président du Cercle des économistes fondé en 1992 le rappelle : «  Rarement nous ne connûmes autant de ruptures très difficiles à analyser et en raison desquelles nous avons énormément de mal à imaginer ce que sera le futur (…) Le pire n’est jamais sûr, loin de là, mais une chose est certaine, c’est que l’on peut sans nul doute évoquer la fin d’un monde »[3], notre monde.

Pourquoi ne pas s’engager avec enthousiasme dans cette voie lucide, mais avec précaution… ?  Croire c’est vivre.

Pierre Donadieu

11 mars 2019

[1]Science (collapsologie) et sagesse (collapsosophie) des ruptures, des effondrements (collapsus).

[2]L’École du Portique à Athènes créée en – 301 av. J.-C. Son principe : Ne pas se laisser atteindre par ce qui ne dépend pas de nous et parvenir à nous concentrer sur ce qui est en notre pouvoir.

[3]Le Monde, Jean-Hervé Lorenzi, Le Cercle des économistes, p. 4, mardi 12 mars 2019.