Curriculum vitae Pierre Donadieu

Pierre Donadieu

Né le 3 février 1945 (Louzy, 79, F)

Docteur en géographie (Université Paris 7), diplômé d’études approfondies (master) d’écologie végétale (Université de Montpellier), ingénieur d’agronomie (ENSSAA de Dijon) et ingénieur horticole (ENSH Versailles), membre titulaire de l’Académie d’Agriculture de France, Pierre Donadieu est professeur émérite en sciences du paysage et chercheur associé au LAREP à l’École nationale supérieure de paysage de Versailles-Marseille (ENSP).

De 1971 à 1977, il est enseignant-chercheur successivement à Dijon (ENITA), à l’Institut agronomique d’El Harrach (Algérie), et à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II de Rabat-Agadir (Maroc).

À partir de 1977, il enseigne à l’ENSP. Il y créé avec M. Rumelhart, le département d’enseignement d’écologie, puis reprend celui de sciences humaines et sociales, met en place les ateliers pédagogiques régionaux de quatrième année (1989), le laboratoire de recherches (LAREP) en 1993, la formation doctorale et le master Théories et démarches du projet de paysage avec l’Université Paris-Panthéon Sorbonne et AgroParis Tech (Université Paris-Saclay) en 2005. Parallèlement, il participe, avec le plasticien paysagiste Bernard Lassus et le géographe Augustin Berque, à la création de la formation doctorale « Jardins, paysages, territoires » de l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-La -Villette avec l’École des Hautes études en sciences sociales de Paris de 1989 à 2008.

Il est professeur invité à l’Université de Sousse (Tunisie) de 2002 à 2011.

Ses travaux de chercheur ont concerné successivement la phytoécologie et la bioclimatologie méditerranéenne, le développement agropastoral en Méditerranée, la conservation des zones humides en France, les politiques publiques de paysage en Europe, les agricultures urbaines et les formations des paysagistes dans le monde.

Il a publié, seul ou avec d’autres, une douzaine d’ouvrages et environ 130 articles de recherche et de vulgarisation.

PhD in geography and agronomist, member of the Académie d’Agriculture de France, Pierre Donadieu is distinguished professor in landscape sciences of the national landscape architecture school of Versailles (ENSP). Since 1977, he is a teacher in this school. He funded the departments of ecology and human sciences, the régional workshops of the last year, the research laboratory, the doctoral training and the master « Théories et démarches du projet de paysage » with the University Paris Pantheon-Sorbonne and AgroParistech (University of Paris-Saclay). During this time, he was engaged with Bernard Lassus and Augustin Berque in the landscape doctoral training of the national school of architecture of Paris-La-Villette with the High school of social sciences of Paris.

His research works focussed succesively on agricultural development in the Mediterranean regions, wetlands conservation in France, landscape public policy in Europe, urban agricultures and training in landscape architecture.

Publications (sélection)

  1. Donadieu (sous la direction de), Paysages de marais, Paris, J.P. De Monza, 1996.
  2. Donadieu, Campagnes urbaines, Arles, Actes Sud/ENSP, 1998.
  3. Donadieu, Les paysagistes ou les métamorphoses du jardinier, Arles, Actes Sud, Versailles, ENSP, 2009.
  4. Donadieu, Sciences du paysage, entre théories et pratiques, Paris, Lavoisier, 2012.
  5. Donadieu, Campagne urbane, Una nuova proposta di paesaggio della città, (a cura de Mariavaleria Minini), Roma,Donzelli, 2ème édition, 2013.
  6. Donadieu, Paysages en commun, pour une éthique des mondes vécus, Presses universitaires de Valenciennes, 2014.
  7. Donadieu, Scienze del Paesaggio, tra teorie e pratiche, Pisa, Edizioni ETS, 2014.
  8. Donadieu, Paysages et développement de l’agriculture urbaine en Europe : Comment construire les biens communs agriurbains ? Conférence au symposium international, Agritecture Landscape, organisée et publiée par la revue Topscape à Milan, 25 juin 2015. http://topia.fr/travaux-de-chercheurs/travaux-de-l-axe-2/
  9. Donadieu (édit), L’agriurbanisation, rêves ou réalités, actes du colloque de Paris : Natures urbaines en projets(2013), Editopics, coll. Série Nature citadine, 2015.
  10. Donadieu, Devenir Métropole soutenable(coorganisation du colloque de Rennes avec l’Académie d’agriculture de France et Agrocampus ouest, octobre 2014), publié en 2015 sur http://topia.fr/travaux-de-chercheurs/colloques
  11. Donadieu, E. Rémy et Michel-Claude Girard. « Les sols peuvent-ils devenir des biens communs ? »Natures Sciences Sociétés, 24, 261-269, 2016
  12. Donadieu, « L’architecture de paysage demain : une démocratie des communs paysagers ?». Congrès international d’architecture de paysage (IFLA) de Turin, avril, 2016http://topia.fr/travaux-de-chercheurs/travaux-de-l-axe-2/
  13. Donadieu, « Les biosols, une condition de la résilience des régions urbaines », in Ressourcesurbaines latentes, pour un renouveau écologique des territoires, MétisPresses, E. d’Arienzo, C. Younès, A. Lapenna, M. Rollot (édits), 2016, pp. 129-142.
  14. Donadieu,Contribution à une science de la conception des projets de paysage, in Paysage en projets(C. Chomarat-Ruiz édit.), Presses Universitaires de Valenciennes, 2016, pp. 127-170.
  15. Donadieu., «  Building Urban Agricultural Commons : A Utopia or a Reality ? », Challenges in Sustainability, 2016. http://www.librelloph.com/challengesinsustainability/article/view/cis-4.1.3
  16. Donadieu, « Le paysage à l’Académie d’Agriculture de France, De l’esthétique à la biodiversité, (1789-1986), in Questions d’environnement, d’agriculture et de société, 100 ans d’évolution des connaissances dans les Comptes rendus de l’Académie d’Agriculture de France, Paris, L’Harmattan, 2017.
  17. Donadieu, «Vers un monde hors sol, un point de vue mésologique», in Le sol et la zone critique, fonctions et services (Jacques Bertelin édit.) Chapitre 8, ISTE éditions, Académie d’Agriculture de France, 2018.
  18. Donadieu, « Les sols en tant que communs territoriaux », ISTE éditions, Académie d’agriculture de France, Chapitre 8 (Guillaume Dhérissard édit.), 2018.
  19. Donadieu, Les communs agriurbains, Quelles résistances et quelles adaptations à la métropolisation ? Publication Université de Florence (Italie) (à paraître en 2019)
  20. Donadieu (édit), Les politiques publiques de paysage en milieu rural: évaluation et perspectives,. Compte rendu de la séance publique du 14 juin 2017, Académie d’Agriculture de France.
  21. Donadieu, « Comment produire un commun équitable ? ».https://cloud.topia.fr/index.php/s/HtGsyAo7UiVqfwi#pdfviewer
  22. Donadieu, « La médiation photographique, un outil de la gouvernance territoriale des paysages », in Les observatoires photographiques de paysage en France (1997-2017), https://cloud.topia.fr/index.php/s/B4CtFxRThvErWP2#pdfviewer
  23. Donadieu, Histoire et mémoire de l’ENSP et autres écoles de paysage, 2018, https://topia.fr/2018/03/27/histoire-et-memoire/
  24. Donadieu et al. Le paysage en douze questions, Académie d’agriculture de France, ENSP Versailles. https://topia.fr/2018/10/03/le-paysage-en-douze-questions/

 

 

 

 

 

 

 

 

9 – Comment ont évolué les métiers de la conception des paysages ?

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Fiche n° 9

Comment ont évolué les métiers de la conception des paysages ?

Pierre Donadieu, Académie d’Agriculture de France

Du jardinier au peintre, à l’architecte de jardins, à l’ingénieur paysagiste et au paysagiste concepteur, les métiers du paysage n’ont cessé de se métamorphoser au cours de l’histoire. Ils se sont professionnalisés au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

Depuis la Grèce antique, l’Empire romain et les dynasties chinoises, le paysagiste a d’abord été un jardinier (gardener), chargé de la création et de l’entretien des jardins des plus fortunés. Puis les meilleurs d’entre eux ont su les dessiner. Le plus souvent, surtout depuis la Renaissance européenne, ce sont les architectes qui dessinaient les jardins des demeures bourgeoises et aristocratiques, savoir-faire qui ont accompagné plus tard la construction des villes au cours des conquêtes coloniales en Amérique, en Asie et en Afrique.

Le temps des jardins et des peintres

Le métier de paysagiste s’est différencié entre les ouvriers paysagistes et les maîtres jardiniers qui concevaient et dessinaient les parcs et les jardins d’Europe au XVIe et au XVIIe siècle. C’est le cas d’André le Nôtre en France.

Joseph William Turner (1775-1851), peintre paysagiste anglais.

Parallèlement, le mot paysagiste a désigné le peintre paysagiste (landscape painter) qui représentait des scènes de nature, le plus souvent littorale et campagnarde. Cette référence a été ensuite essentielle au XVIIIe siècle qui a vu se développer en Grande-Bretagne, puis dans toute l’Europe et ses colonies, des jardins et des parcs paysagers jusqu’au milieu du XXe siècle. Le paysagiste jardinier (landscape gardener, garden architect), créateur et dessinateur de jardins, devait également être peintre et poète à cette époque. C’est le cas de William Kent et Humphrey Repton en Angleterre.

Au XIXe siècle, l’urbanisation et l’industrialisation des sociétés européennes se sont accompagnées de la mise en œuvre de doctrines hygiénistes et esthétiques pour requalifier les villes anciennes et créer les villes des nouveaux continents. Le paysagiste concepteur, architecte et/ou horticulteur, adopte alors le titre professionnel d’architecte paysagiste (landscape architect) en Europe et en Amérique du nord. Frederick Law Olmsted aux Etats-Unis, Jean-Pierre Barillet-Deschamps et Edouard André en France sont les figures professionnelles les plus connues de l’émergence de ce métier au milieu du siècle. Il faut leur ajouter celle des ingénieurs, notamment des Ponts-et-Chaussées, comme Adolph Alphand qui fut le maître d’œuvre de la création des parcs et jardins parisiens.

Bois de Boulogne, Paris, J.-P. Barillet-Deschamps, architecte-paysagiste et A. Alphand, ingénieur des Ponts-et-Chaussées (1860-70)

La professionnalisation des métiers

C’est au XXe siècle, en 1948, que la création de l’IFLA (fédération internationale des architectes paysagistes) consacre le métier d’architecte paysagiste et le professionnalise avec des organisations propres à chaque pays (une soixantaine aujourd’hui).

Plusieurs courants de pratiques de l’architecture de paysage vont alors s’individualiser dans la plupart des pays concernés, de plus en plus urbanisés.

Le paysagiste concepteur (landscape designer, landscape architect), chargé de la conception et de la réalisation des aménagements constitue le cœur de la profession. C’est un professionnel du projet de paysage et de jardin, formé dans les universités, à proximité des formations d’architecte, de designer, de planificateur, d’ingénieur et d’urbaniste. Ses marchés sont publics et privés. En France depuis la loi de 2016 : Reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, le titre de « paysagiste concepteur » est accessible aux titulaires du diplôme d’État de paysagiste (ex paysagiste DPLG depuis 2015) délivrés par cinq écoles de paysagistes situées à Versailles, Bordeaux, Lille, Blois et Angers).

Parc d’Éole, Paris, Agence M. et C. Corajoud, 2007

Issu du profil précédent, parfois plus scientifique, le paysagiste planificateur (landscape planner) dispose de compétences pour concevoir avec les urbanistes les infrastructures vertes et aquatiques, les systèmes de parcs publics et de circulations dans les villes et les régions urbaines. En Europe, cette compétence initiée par F.L. Olmsted, A. Alphand, puis I. McHarg aux Etats-Unis va se développer des deux côtés de l’Atlantique, notamment sous la forme au début du XXIe siècle de l’urbanisme paysagiste (landscape urbanism). Le marché est public et concerne aujourd’hui les espaces urbains, périurbains et ruraux et les compétences des paysagistes concepteurs.

Ecoquartier de Montévrain (Marne-la-Vallée), Agence Follea-Gauthier, paysagiste concepteur, Philippe Madec, architecte-urbaniste, Trente hectares de terres agricoles ont été protégés.

Un troisième courant, complémentaire et distinct des architectes paysagistes, concerne les paysagistes de formations scientifique et technique : les ingénieurs paysagistes et les entrepreneurs paysagistes (landscape contractors). Leurs emplois sont situés soit dans les services publics des villes et des territoires comme gestionnaires (landscape managers) des espaces verts ou ruraux, soit dans les entreprises privées qui réalisent et entretiennent les espaces verts et les jardins. Ils relèvent presque partout d’organisations professionnelles distinctes de l’IFLA et de formations agronomique, horticole ou environnementaliste. En France l’Union nationale des entrepreneurs paysagistes (UNEP) réunit ces professionnels et les organisent. Les marchés sont publics et privés.

Vers de nouveaux métiers

Un dernier courant de paysagiste médiateur des aménagements d’espaces, travaillant avec les habitants, émerge en Europe avec la mise en œuvre de la Convention européenne du paysage de Florence (2000) à finalités culturelle et démocratique. Les marchés, encore rares, sont publics.

En pratique, et selon l’histoire paysagiste des pays, ces quatre profils, issus de formations universitaires ou de Grandes Écoles, sont plus ou moins réunis chez les mêmes praticiens, ou bien se distinguent nettement dans des organisations professionnelles distinctes avec des diplômes différents. Des spécialités de métiers apparaissent selon les marchés publics ou privés : paysages culturels, planification écologique, jardins et patrimoines historiques, création artistique, médiation culturelle, conseils de l’Etat et des pouvoirs publics, entreprises de paysage et de jardin, enseignement et recherche….

Ce qu’il faut retenir

Deux profils majeurs de cadres paysagistes se distinguent : l’un à dominante scientifique et technique : les ingénieurs, planificateurs et entrepreneurs, l’autre, marqué par une culture de concepteurs de projets de paysage et de jardin, les apparente aux architectes et aux designers. L’effectif de ces derniers en France est d’environ 3000 en 2018. L’ensemble de la filière du paysage, publique et privée, représente environ 200 000 emplois, et fait partie des métiers de l’agriculture.

Pour en savoir plus

P. Donadieu, Les paysagistes dans le monde en 2014. http://topia.fr/archives/chroniques/

P. Donadieu, Les paysagistes ou les métamorphoses du jardinier, Arles, Actes Sud, 2009.

B. Follea, Une révolution pour la Transition, PAP n° 18, 2018.

8 – Quels rôles de la politique publique des Trames Vertes et Bleues dans les régions urbaines françaises ?

Fiche 7IntroductionFiche 9

Fiche n° 8

Quels rôles de la politique publique des Trames Vertes et Bleues dans les régions urbaines françaises ?

Philippe Clergeau, Académie d’Agriculture de France

Mise en place par les lois Grenelle de 2008 et 2010, la politique publique sectorielle de la Trame verte et bleue concerne autant l’espace urbain que l’espace rural. Quels sont ses objectifs et ses finalités ? Comment est-elle mise en œuvre dans les régions urbaines qui incluent des espaces agricoles et forestiers ?

Une nouvelle lecture écologique des paysages

L’écologie du paysage est une discipline scientifique qui est née au XXe siècle, avec notamment les premiers travaux du géographe allemand Carl Troll en 1939 qui s’est intéressé aux cartographies des potentialités naturelles aux grandes échelles. Les chercheurs R.T.T. Forman et M. Godron ont formalisé en 1986 cette interface écologie-géographie et identifié les grands concepts fondateurs, les éléments constitutifs d’un paysage écologique fonctionnel et les méthodes possibles d’analyse.

Cette Landscape Ecology souligne notamment un niveau de fonctionnement qui était peu pris en compte dans les études écologiques car elle considère les organisations des habitats et les mouvements des espèces dans des mosaïques plus ou moins hétérogènes. Ce niveau spatial de fonctionnement est compris entre le niveau des écosystèmes et celui de la région biogéographique. On pourrait aussi le dénommer complexe d’écosystèmes.

Cette échelle d’étude correspond à celle de l’aménagement du territoire et l’écologie du paysage a eu rapidement un grand succès car elle donnait une lecture complémentaire à une notion de paysage surtout abordé par les pratiques sociales, l’histoire et l’esthétique. Notamment le concept de continuité des liaisons nécessaires au déplacement des espèces dans un espace fragmenté a réinterrogé l’organisation et la gestion des taches d’habitat à conserver ou des corridors à recréer.

Dès les années 1970, des pays comme les Pays-Bas ont commencé à travailler sur ces organisations de paysage et en 1995 les membres du Conseil de l’Europe signent une stratégie pour la diversité biologique et paysagère ayant pour but de formaliser un réseau écologique paneuropéen. Très rapidement des pays comme la Pologne propose des cartes nationales de réservoirs de biodiversité (surtout les grands parcs nationaux) et des grands corridors à protéger (surtout des ripisylves).

Il a fallu attendre les réunions gouvernementales du Grenelle de l’Environnement en 2007 pour que la France s’engage officiellement dans ce programme en proposant une stratégie de « Trame Verte et Bleue » (TVB). Aujourd’hui les TVB sont inscrites dans la nouvelle stratégie 2020 de l’Union Européenne sur la Biodiversité. Mais avant que ne soit définie la politique de TVB, quelques régions (l’Ile-de-France par exemple) et certains Schémas de Cohérence Territoriale (par exemple le schéma de cohérence territoriale {SCOT} de Rennes Métropole) avaient déjà travaillé sur les continuités et inscrit des orientations écologiques dans les documents d’urbanisme.

Le ministère français a défini trois niveaux administratifs de mise en place : 1) un niveau national qui donne les grandes orientations (plusieurs guides sont disponibles en ligne), 2) un niveau régional où les instances se réunissent pour proposer des cartographies des habitats et des liaisons écologiques ; ce sont les Schémas Régionaux de Cohérence Ecologique (SRCE), et 3) un niveau local des mises en œuvre et des intégrations dans les documents d’urbanisme (Plan Local d’Urbanisme…). Il semble bien que les SCOT qui vont progressivement concerner toute la France soient l’échelle opérationnelle la plus pertinente pour que ces TVB deviennent de véritables outils d’aménagement.

Un maillage écologique à toutes les échelles géographiques

La trame verte et bleue a pour objectifs affichés par la loi française de réduire la fragmentation des milieux, d’identifier et de préserver les espaces de biodiversité et de les relier par des corridors écologiques, de mettre en œuvre des objectifs de qualités pour les zones humides et les eaux courantes, et d’améliorer la qualité des paysages (selon notamment les indications du code de l’environnement et du code de l’urbanisme).

Scientifiquement, elle est définie par une complémentarité entre des noyaux d’habitat (réservoirs de biodiversité) et des corridors écologiques. Cette complémentarité est identifiée pour différentes sous-trames en fonction des exigences des espèces (trame forestière, trame de zones humides, trame de landes…) et à travers leur croisement. C’est bien une préoccupation de conservation de la nature qui est le premier objectif des TVB mais aussi une ambition de son développement dans des contextes de territoire en mutation et sous pression humaine forte.

Figure 1 : Schéma de Trame verte avec ses noyaux d’habitat et ses corridors. La matrice est l’espace peu ou pas utilisable par les espèces.

Dans l’objectif d’une mise en place globale et dans la suite des demandes du Grenelle de l’Environnement, les TVB sont aussi attendues en milieu urbain1. Les enjeux sont alors différents : même si la biodiversité reste au cœur de la question, il s’agit avant tout d’envisager la manière dont citadins et nature peuvent cohabiter. Aujourd’hui, face à une forte demande habitante de nature, la tendance est au développement de liens variés avec une nature support de nombreux services, dont la plupart agissent directement sur la santé.

Mais l’approche reste essentiellement de l’ordre du discours et encore assez peu de municipalités ont franchi un pas qui permette de dire qu’il s’agit réellement de trame verte et bleue pour une biodiversité fonctionnelle. Car, dans la plupart des cas, il s’agit d’un verdissement assez identique à ce qu’il se faisait avant. L’exemple des éco-quartiers labellisés en France en est une illustration : la plupart présente des projets écologiques restreints aux techniques énergétiques ou aux traitements des flux (eaux, déchets), encore trop peu s’inscrivent dans une démarche de développement d’espaces à caractère naturel de qualité, c’est à dire riches en ressources pour les plantes et les animaux (voir encadré).

Concernant l’aménagement du territoire urbain, le paysagiste J. Ahern en 2007 a souligné l’importance de prendre en compte au moins deux échelles de fonctionnement : une échelle locale, celle du jardin, de la parcelle, et une échelle globale qui correspond à celle du quartier ou de la ville. Même si la nature en ville ne sera jamais celle de la campagne ou des zones plus « naturelles », plus on se rapproche d’un fonctionnement écologique, plus le milieu sera résistant aux agressions et aux contraintes de l’environnement. Et pour qu’un maximum d’espèces participent à cette nouvelle biodiversité, il faut qu’elles accèdent aux habitats que l’on restaure.

La démarche de trame verte et bleue implique aussi une intégration de la ville dans son contexte éco-paysager. Les continuités dans la ville doivent être connectées avec les sources d’espèces qui sont bien sûr dans l’espace périurbain ou même encore plus distantes des centres. Cependant une trame verte et bleue en zone urbaine peut, encore moins qu’en zone rurale, se suffire d’une analyse naturaliste. Il s’agit bien ici de prendre en compte les différents acteurs, leurs pratiques et leurs représentations qui sont des éléments fondamentaux de la mise en place de la trame et de leur durabilité. Inscription dans un patrimoine et une histoire locale, modes d’occupation des sols et pratiques développées, et projets architecturaux, urbains et paysagers sont autant de connaissances indispensables à la perception, l’appropriation et donc la construction efficace d’un projet urbain où la TVB a toute sa place.

Ce constat aboutit à une méthodologie de lecture pluridisciplinaire du territoire. P. Clergeau et N. Blanc ont ainsi proposé en 2013 de croiser différents diagnostics disciplinaires pour identifier les maillages écologiques potentiels les plus acceptables dans le contexte du territoire étudié. P. Clergeau avec d’autres auteurs en 2016 ont testé ce croisement des disciplines et le fonctionnement d’ateliers de concertation pour identifier les jeux de hiérarchisation des actions et aussi pour faire dialoguer tous les services d’aménagement d’un territoire très urbanisé. Ces travaux ont abouti à une cartographie discutée du territoire (Figure 2) que se sont appropriés presque tous les services de la collectivité, puisque tous ont participé aux ateliers.

Figure 2 : Exemple de réalisation d’un plan de trame verte sur la communauté de communes de Plaine Commune (Nord Paris). Plusieurs diagnostics (écologique, paysager, sociologique, des projets urbains, des plans de mobilités, etc.) sont croisés pour construire en discussion une carte de TVB avec propositions de phasage (hiérarchie des actions) et identification des contraintes.

Des premiers travaux, il ressort aussi que des corridors écologiques plus ou moins discontinus peuvent permettre des déplacements d’espèces en même temps que de participer au verdissement de la ville. Il a été démontré que des petits habitats répartis en « pas japonais » ou stepping stones peuvent être fonctionnels. Ce résultat devient important en milieu urbain où les coupures de voirie et de bâtiment sont très nombreuses2. Pour ces petits espaces à caractère naturel, on parle alors souvent d’espaces relais qui sont signifiants à différentes échelles s’ils présentent une bonne qualité écologique.

Par exemple, le sol des pieds d’arbres d’alignement dans un boulevard peut permettre la circulation de graines de diverses plantes d’une rue à l’autre. Autre exemple, des toitures ou des murs végétalisés peuvent accueillir une faune et une flore régionale et participer à certaines continuités3. Ou encore la multiplication de jardins partagés ou privés peut offrir des refuges (haies, sols) à certains arthropodes4. Pour l’instant, il s’agit la plupart du temps de potentialités car ces petits habitats urbains sont généralement trop dégradés ou trop simplifiés. Une réflexion sur l’agriculture urbaine doit aussi être menée pour y inclure un réel rôle dans la biodiversité urbaine. De nombreuses recherches se développent actuellement sur l’ingénierie écologique appliquée à la ville et aux paysages très urbanisés.


Encadré : Verdir la ville ou favoriser la biodiversité ?

Pour l’écologue, la définition de la biodiversité est précise : il s’agit d’une diversité en gènes, espèces ou écosystèmes et de leurs interrelations. La biodiversité n’est pas qu’une collection d’espèces mais bien un système avec ses processus (relations dans une chaine alimentaire par exemple.). En ville, les espèces sont majoritairement des espèces végétales ou animales domestiques, cultivées ou horticoles. Leur présence est liée aux comportements humains d’appréciation et non de fonctionnalité. La réflexion de l’écologue est de dire que si, a priori, une fleur sur un balcon n’est pas représentative de la biodiversité, mais un être vivant isolé et déplacé là, il peut cependant rentrer dans un fonctionnement de biodiversité quand un pollinisateur s’y attarde ou qu’un puceron s’y alimente. La présence d’un grand nombre d’espèces qui n’ont pourtant pas co-évolué ensemble peut donc créer une nouvelle biodiversité, si on s’appuie sur cette notion de fonctionnement.

Quel est alors l’intérêt de viser une biodiversité avec ses fonctionnements au lieu d’un verdissement que les paysagistes et les services des espaces verts savent déjà assez bien faire ? Ce qui est en jeu c’est la notion de durabilité et de résilience. Les grandes pelouses, les alignements de platanes ou les toitures de sedum sont de type monoculture, donc fragiles à tout accident climatique ou sanitaire. Ils nécessitent, comme en agriculture, des gestions et des soins réguliers. Une diversité d’espèces est bien plus résistante et donne une forme de stabilité aux systèmes écologiques et donc aux paysages. Une ou des espèces peuvent disparaitre sans que toute la plantation soit détruite. Par ailleurs, des habitats simplifiés comme les pelouses ou les toitures de sedum accueillent peu d’espèces animales et végétales. Reconstituer un habitat riche c’est donc à la fois lui garantir une forme de durabilité mais aussi lui donner un rôle dans une trame verte urbaine qui doit permettre la dispersion des espèces au sein des milieux urbanisés.


Ce qu’il faut retenir

La politique publique sectorielle de la Trame verte et bleue vise à renforcer la résilience écologique d’un territoire en favorisant la biodiversité végétale et animale dans les régions urbaines. Elle cherche à réunir les parties prenantes des projets, et à assurer une pérennité aux services écosystémiques rendus par les végétalisations. Ainsi, elle s’inscrit dans les politiques publiques transversales de paysage.


Pour en savoir plus

Ahern J., 2007. “Green infrastructure for cities: The spatial dimension”. In: Novotny V. & Brown P. (Eds.), Cities of the Future Towards Integrated Sustainable Water and Landscape Management. IWA Publishers, pp. 267–283.

Clergeau P., Linglart M., Morin S., Paris M., Dangeon M. (2016) « La trame verte et bleue à l’épreuve de la ville ». Traits Urbains 835, 37-40.

Clergeau P., 2007. Une écologie du paysage urbain. Apogée, Rennes, France.

Cormier L., De Lajartre A.B. & Carcaud N. (2010). « La planification des trames vertes, du global au local: réalités et limites ». Cybergeo : European Journal of Geography, https://cybergeo.revues.org/23187

Madre, F., Clergeau, P., Machon, N., & Vergnes, A. (2015). “Building biodiversity: Vegetated façades as habitats for spider and beetle assemblages”. Global Ecology and Conservation 3, 222-233.

Vergnes A., Le Viol I. & Clergeau P. (2012). « Green corridors in urban landscapes affect the arthropod communities of domestic gardens”. Biological Conservation 145: 171-178.


Notes

1 Clergeau 2007, Cormier et coll. 2010.

2 Gilbert-Norton, 2010.

3 Madre et coll., 2015.

4 Vergnes et coll. 2012.

7 – Pourquoi les agriculteurs devraient-ils s’intéresser à leurs paysages ?

Fiche 6IntroductionFiche 8

Fiche n° 7

Pourquoi les agriculteurs devraient-ils s’intéresser à leurs paysages ?

Pierre Donadieu, Académie d’Agriculture de France

En produisant des biens alimentaires et énergétiques, les agriculteurs approvisionnent le monde. En même temps ils produisent les paysages agricoles. Mais ce sont des sous-produits de leurs activités, appréciés par les uns, dépréciés par les autres, selon les cas. Pourquoi et comment les agriculteurs pourraient-ils contribuer à façonner les visages de leur territoire mieux qu’aujourd’hui ? De quelles façons les politiques publiques sectorielles, comme l’agriculture ou la biodiversité pourraient-elles s’inscrire dans les finalités des politiques publiques transversales comme celles du paysage ?

Environnement ou paysage ?

Il y a deux façons de comprendre un paysage agricole. Si ce qui est perçu par la vue est réduit à des objets matériels : des champs, des troupeaux, des serres, des fermes, des bois, des sols, des routes et des cours d’eau, cette vision relève de l’environnement explicable par les sciences physiques, naturelles, sociales, agronomiques et forestières, et à ce titre modifiable. Cette connaissance scientifique et technique permet en effet d’agir et de conduire un projet d’agriculture ou d’élevage ; de limiter les risques pour la santé de l’environnement et celle des hommes et d’adapter les productions agricoles et agroalimentaires aux transitions climatiques et agroécologiques en cours.

Si ce qui est perçu est réduit aux impressions, sensations et jugements de chacun, spectateur ou acteur d’une scène agricole, si l’on oublie un instant la réalité matérielle analysées par les scientifiques, cette perception relève du paysage1. Cette connaissance mentale et corporelle varie selon l’interprétation qu’en donne la culture de chacun, selon ses dispositions affectives et morales et le moment de l’expérience. Elle est le plus souvent insaisissable, et pourtant elle est partagée par les habitants d’une commune rurale, au sens de prendre part à des sentiments collectifs de plaisir, d’indifférence ou de méfiance.

Les agriculteurs peuvent-ils relier environnement et paysage ? Oui, en tenant compte autant de leurs propres regards que de ceux des publics. Car, sauf à soustraire les scènes agricoles aux regards des autres (ce qui est possible), les paysages agricoles sont depuis les routes et d’autres lieux publics ou privés accessibles visuellement à tous. D’autres points de vue que ceux des agriculteurs créent des paysages imaginaires avec des valeurs esthétiques et éthiques très variées : étonnement, admiration, inquiétude, perplexité, désarroi ou impuissance.

Certes, mais l’agriculteur n’est-il pas le maître exclusif de ses paysages ?

Plaine agricole de Versailles, 2012

Tenir compte du regard d’autrui ?

Chaque agriculteur fabrique lui aussi ses paysages avec les scènes de son environnement, avec les champs et les troupeaux, les siens et ceux des autres. Il regarde avec attention chaque jour l’évolution de ses récoltes à venir. Il guette les prévisions de la météo, les signes de maladies sur les vignes, les vergers, les céréales et les animaux. Il se réjouit ou s’inquiète, s’émerveille ou s’attriste. Il confond naturellement paysage et environnement agricoles. Ce sont ses paysages, son milieu de vie. Il voudrait en vivre bien avec sa famille, mais la météo, les prix du marché, les maladies des cultures et des troupeaux ou les variations imprévues des aides publiques en décident souvent autrement. Pourquoi tenir compte des regards souvent indifférents des passants ?

N’a-t-on jamais vu un randonneur venir critiquer un agriculteur parce que les paysages ne lui plaisent pas, ou inversement le féliciter du charme de son exploitation ? N’est-il pas inscrit dans la Constitution française, que l’État garantit le droit de pleine propriété au même titre que la liberté, et avec le code rural le droit des baux agricoles.

Tout entrepreneur agricole dispose de la liberté d’user de la terre qu’il cultive comme il l’entend à condition de ne pas nuire à autrui. S’il souhaite agrémenter le décor et favoriser la faune sauvage, parce que les pouvoirs publics le souhaitent et financent les frais, libre à lui de participer. C’est ce qui se passe pour les plantations de haies. Pour les bandes enherbées le long des cours d’eau, c’est une obligation pour laquelle il reçoit en compensation des subventions de l’Europe et de l’État français pour ne pas polluer. Quant aux doses de pesticides, cela ne se voit pas dans le paysage (sauf les épandages de glyphosate), mais peut nuire à la qualité de l’environnement et de ses habitants ! Et si les agriculteurs ont intérêt à évoluer vers l’agroécologie, voire l’agriculture biologique ou la permaculture, le changement se verra surtout par la diversification des cultures, les élevages de plein air et la diminution de la taille des parcelles. Ce qui plaira peut-être aux promeneurs qui déplorent les élevages industriels et les monocultures de maïs ou de vigne, mais pas les prairies bocagères.

Alors faut-il regretter la résistance relative des agriculteurs (pas tous) aux politiques de paysage du ministère de l’Environnement depuis une trentaine d’années ? Les céréaliculteurs n’aiment pas les arbres et les haies, car cela coûte cher à entretenir. Ce qui n’est pas le cas des éleveurs de plein air. Faut-il le leur reprocher ?

Plaine agricole de Versailles, 2017

Vivre avec son voisinage

Bien des exploitations agricoles dans le monde ont compris l’intérêt de s’ouvrir au public. Le plus souvent pour vendre des produits avec un meilleur bénéfice qu’avec un revendeur. C’est ce qui se passe dans les régions périurbaines avec les ventes à la ferme, mais beaucoup plus rarement loin des villes. On l’observe également avec les accueils d’agritourisme, de gîtes à la ferme et de chambres d’hôte pour le tourisme rural. C’est une conséquence de la nécessité économique de diversifier les revenus d’une exploitation.

Mais si les paysages, trop monotones, ne sont pas attractifs, si leur réputation paysagère n’en fait pas des lieux d’intérêt touristique, cette clientèle capricieuse ne viendra pas. Ce qui peut être un point de vue souhaité, légitime, d’un entrepreneur agricole.

Bandes enherbées protégeant la qualité de l’eau, Poitou, 2011

Mais on peut défendre un point de vue différent.

Dans beaucoup de collectivités rurales, les habitants des villes et des villages ne sont pas indifférents à la qualité de leur environnement et de leurs paysages. Grâce aux Conseils départementaux, les sentiers de randonnées pédestres et cyclistes se développent, les Offices de tourisme informent sur les hébergements ruraux et urbains et les centres d’intérêts pour les visiteurs : pêches, chasses, animations festives, patrimoines naturels et historiques.

Si les paysages agricoles sont suspectés de ne pas présenter les qualités environnementales requises – même s’ils paraissent sains-, si les campagnes ne sont pas accessibles au public, si les habitants des bourgs et des villages ne peuvent être rassurés par les exploitants, il est probable que les collectivités seront de plus en plus désertées ou accueilleront des populations à bas revenus qui y trouveront des habitations à faible coût. Autant d’inégalités territoriales que les agriculteurs peuvent éviter en ouvrant leurs chemins agricoles au public. En leur donnant un caractère accueillant grâce à des plantations d’arbres en bosquets ou en haies, en valorisant le petit patrimoine hydraulique et historique, en aménageant les petits cours d’eau et en veillant à la qualité de l’eau et des zones humides (mares et étangs).

Pour être cohérent, étant donnée la dispersion des parcelles, ce projet d’ouverture au public des espaces agricoles ne peut être organisé qu’avec la commune ou l’intercommunalité. Elles pourront prendre en charge la signalétique, le passage des clôtures (chicanes) et des fossés, des remembrements localisés et l’entretien de la propreté des chemins.

Habitants et agriculteurs ont intérêt à co-évoluer ensemble. Les habitants en étant informés des pratiques agricoles, de leurs contraintes et de leurs projets ; les agriculteurs en étant soucieux d’éclairer les habitants et de répondre à leurs questions légitimes, notamment sur la sécurité de leur environnement et de leur alimentation. L’évolution des paysages qui pourra en résulter passe alors par les nouvelles manières de se promener et de randonner dans les campagnes afin que les lieux agricoles deviennent familiers, même s’ils sont très ordinaires.

Sans doute est-il difficile de demander trop souvent à un agriculteur de jouer le rôle du guide ou de l’animateur. Mais des habitants peuvent être initiés et le faire.

C’est en multipliant la conscience des lieux que l’on peut favoriser l’appropriation des milieux de vie, en luttant contre les ségrégations qui confinent les habitants dans leurs pavillons ou leurs appartements, loin, trop loin des terres et des terroirs agricoles.

Plaine maraîchère de Montesson (ouest Paris), 2016

Ces pratiques existent déjà. Ce sont des exemples convaincants où les agriculteurs sont connus des habitants : fermes bio qui vendent sur place ou en circuits courts (AMAP), fermes pédagogiques accueillant les enfants des écoles, fermes communales, locations de jardins familiaux, de jardins thérapeutiques, de jardins partagés, repas et hébergements à la ferme, cueillettes directes, fermes d’accueil d’enfants handicapés, locations de camping, de pêches, de chasses, écomusées, réserves naturelles … Autant d’activités sociales, pédagogiques et de loisirs qui insèrent les agriculteurs dans la vie sociale des territoires ruraux. Qu’ils soient des entrepreneurs à fort capital ou de modestes agriculteurs.

Pays-Bas : circulations douces, 2006.

Ce qu’il faut retenir

S’ils souhaitent établir des relations à bénéfices réciproques avec leur territoire et ses habitants, les agriculteurs peuvent ouvrir leur exploitation à des fins sociales, alimentaires, environnementales, pédagogiques et de loisirs. Ils peuvent en tirer un bénéfice financier autant qu’humain : celui d’une reconnaissance par les habitants comme acteurs pertinents de la production de paysages agricoles multifonctionnels.

Ainsi la politique agricole sectorielle dont les agriculteurs sont parties prenantes, pourra-t-elle s’intégrer à une politique transversale de paysage dont tous les habitants d’un territoire devraient être bénéficiaires.


Pour en savoir plus

Ambroise R. « Dessiner les paysages agricoles pour un développement durable et harmonieux des territoires », 9eme conférence du Conseil de l’Europe sur la Convention européenne du paysage, 2017. Télécharger le pdf.

Ambroise R. et Toublanc M., Paysage et agriculture pour le meilleur ! Dijon, Educagri, 2015, 144 p.

Donadieu P., La société paysagiste, Arles, Actes Sud, 2002.

Toublanc M., Ambroise R., Pernot E., Herbin C. 2010.- “Paysages en herbe”, collection APPORT Paysages agricoles, Institut Français de la Vigne et du Vin, (documents téléchargeables sur www.agriculture-et-paysage.fr)


Note

1 Et de son interprétation phénoménologique (J.-M. Besse, Le goût du monde, Arles, Actes Sud, 2009).

6 – Pourquoi et comment améliorer la biodiversité dans les paysages agricoles ?

Fiche 5IntroductionFiche 7

Fiche n° 6

Pourquoi et comment améliorer la biodiversité dans les paysages agricoles ?

Françoise Burel, Académie d’Agriculture de France

Promouvoir la biodiversité dans les milieux ruraux représente un objectif majeur des politiques publiques environnementales. Quels rôles peut jouer la mise en place d’une trame verte et bleue dans les paysages agricoles ? Quels sont les avantages et les revers possibles des continuités écologiques ?

Les paysages agricoles représentent 60% du territoire de la France. Ils sont caractérisés par la présence de champs cultivés, de prairies permanentes, de vignes et vergers et d’éléments semi-naturels (bois, haies, landes…). Des transformations importantes ont eu lieu depuis les années 1950. L’évolution des systèmes de culture et des pratiques et techniques agricoles ont conduit à une intensification de l’agriculture sur une grande partie du territoire français, mais aussi à l’abandon des terres dans le quart sud-est. Dans les zones d’agriculture intensive la biodiversité a décliné fortement depuis quelques décennies1. Les causes en sont multiples depuis l’usage de produits phytosanitaires jusqu’à la perte d’habitats semi-naturels.

Le fonctionnement des paysages agricoles et la biodiversité

Dans ces paysages les éléments semi-naturels jouent un rôle clef pour la survie de la biodiversité. Ils servent de refuge aux espèces quand elles ne trouvent pas de ressources dans les champs cultivés. C’est par exemple le cas de certains coléoptères carabiques qui hivernent dans les bords de champ et se déploient dans les cultures par un phénomène de débordement (ou spill over) quand les cultures se développent. Ces milieux semi-naturels servent aussi d’habitat pour de nombreuses espèces sensibles aux perturbations liées à la conduite des cultures. Le pourcentage d’éléments semi-naturels dans des paysages agricoles européens est positivement corrélé à la biodiversité de différents groupes d’insectes, des oiseaux et des plantes2.

Quand le paysage est complexe c’est-à-dire présentant des éléments semi-naturels nombreux et diversifiés la biodiversité augmente et les chaines trophiques se complexifient. La biodiversité des paysages agricoles, outre son intérêt pour la conservation d’une flore et d’une faune originales, rend de nombreux services écosystémiques. Ce sont des services rendus par les écosystèmes et en particulier la biodiversité pour le bien être des sociétés humaines. Ils ont été définis par l’évaluation des écosystèmes pour le millénaire, réalisé par des scientifiques du monde entier à la demande de l’ONU. On distingue des services de support, nécessaires à la réalisation des autres services (exemple la pédogénèse) des services de production (ex : l’alimentation), des services de régulation (ex : épuration des eaux) et des services culturels (ex esthétique, loisir)

Fig. 1 la richesse spécifique de ces trois groupes d’insectes prédateurs, auxiliaires des cultures, augmente quand le pourcentage d’éléments semi-naturels augmente au niveau du paysage.

En dehors des éléments semi-naturels, la mosaïque paysagère constituée par les différentes cultures a aussi un rôle important dans le contrôle de la biodiversité. Par exemple la connectivité spatio-temporelle entre cultures d’hiver et cultures de printemps favorise de nombreuses espèces de carabes auxiliaires de cultures. En effet les cultures d’hiver offrent des ressources au printemps et au début de l’été et les cultures de printemps en été et au début de l’automne et les espèces se déplacent des unes vers les autres en fonction de la disponibilité des ressources3. D’autre part la taille du parcellaire influence la biodiversité. Dans les paysages à petit parcellaire, pour lesquels le linéaire de contact avec les éléments voisins favorise les échanges, l’abondance de la faune et de la flore est plus grande que dans les paysages à grand parcellaire4.

La Trame Verte et Bleue dans les paysages agricoles

Pour favoriser la biodiversité et le fonctionnement des services écosystémiques, en particulier les régulations biologiques ou la pollinisation, une trame verte et bleue est mise en place dans les paysages agricoles. Il s’agit de connecter entre elles les zones de forte biodiversité ce qui a pour effet de favoriser les mouvements entre taches d’habitat limitant ainsi les risques d’extinction des populations locales ainsi que la perte de diversité génétique. La connectivité se définit comme l’ensemble des éléments du paysage qui favorisent ou limitent la dispersion d’une espèce donnée, et le corridor écologique est un élément linéaire particulier qui peut favoriser la connectivité. Dans les paysages agricoles la connectivité, ou les continuités écologiques sont souvent liées aux éléments semi-naturels comme les haies et les bois par exemple.

La Trame Verte et Bleue a été conçue de manière hiérarchique du niveau national au niveau communal, et un niveau particulièrement important a été le niveau régional avec la réalisation des Schémas régionaux de Cohérence Ecologiques. Ils ont pour objectif de déterminer les corridors écologiques reliant les zones de forte biodiversité de la région. Chaque région a développé sa méthode pour sa mise en place. Par exemple en Bretagne, le paysage agricole est très fragmenté et caractérisé par un réseau de haies et de boisements plus ou moins dense. Le parti pris a été de définir des zones de perméabilité définies par la densité de ce réseau qui permet le déplacement des espèces forestières. Des zones de continuité écologique relient entre elles les zones de forte perméabilité (Fig. 2).

Fig. 2 : le schéma régional de cohérence écologique de la région Bretagne. En vert foncé avec des étoiles sont identifiées les zones de très forte perméabilité avec une forte densité de réservoirs régionaux, plus on va vers le rose clair et plus la perméabilité est faible. Les flèches représentent les corridors écologiques régionaux à protéger ou à renforcer.

Il a été montré par exemple que l’abondance et la richesse spécifique des coléoptères carabiques forestiers sont favorisées par la densité du feuillage de la haie et la densité du réseau bocager environnant. Ici les haies jouent le rôle de corridor écologique pour ces espèces forestières et leur importance peut être identifiée sur de grandes surfaces grâce à l’utilisation d’images radar Terra-SarX qui déterminent la structure interne de la végétation des haies5.

Mais cet effet positif des haies sur la biodiversité n’est pas universel. Dans la région de la Bresse l’hypothèse a été posée que les haies étaient des corridors favorables aux déplacements des prédateurs, renards, martres et fouines, augmentant ainsi les dégâts causés aux élevages de poulets en plein air. Or, après suivi par télémétrie des mouvements du renard et étude de la connectivité fonctionnelle par analyse génétique pour la martre et la fouine, il a été montré que les haies ne jouent pas le rôle de corridor écologique et ne contribuent pas à la prédation dans les élevages avicoles. Les prédateurs se sont adaptés à l’hétérogénéité du paysage et utilisent indistinctement les différents éléments.

Bien qu’un intérêt particulier soit donné aux zones boisées dans la mise en place des trames vertes d’autres éléments sont importants dans les paysages agricoles. Les prairies permanentes ont un rôle fort pour la biodiversité en particulier pour les populations de papillons qui sont plus riches quand les surfaces de prairies sont importantes. Ces prairies sont aussi sources d’individus qui vont pouvoir coloniser les nouveaux éléments du paysage tels que les bandes enherbées et elles favorisent les flux de gènes des populations. Cependant la connectivité de ces prairies peut avoir un effet néfaste sur l’agriculture. C’est le cas dans le Jura et en Auvergne où les pullulations de campagnols terrestres se propagent en vague d’une extrémité à l’autre d’une région quand les prairies sont connectées. Il faut alors supprimer des éléments de cette connectivité, identifiables par des modèles spatialement explicites de dispersion des individus, basés sur la théorie des graphes, pour limiter la propagation des pullulations.

Ce qu’il faut retenir

L’aménagement des paysages agricoles pour favoriser la biodiversité et le fonctionnement des services écosystémiques ne peut s’appuyer uniquement sur les continuités de la Trame Verte et Bleue. Celle-ci doit aussi prendre en compte la mosaïque des surfaces agricoles exploitées et promouvoir une hétérogénéité choisie en fonction de l’arrangement spatial des assolements, de la taille du parcellaire et des discontinuités entre éléments particuliers.


Pour en savoir plus :

Burel, F. et Baudry, J. 1999. Ecologie du paysage : concepts, méthodes et applications. Lavoisier coll. Tech&Doc.

Leroux, X. (éditeur) 2012. Agriculture et biodiversité, valoriser les synergies. Quae. 178 p.

1 Robinson, R. A. and W. J. Sutherland (2002). “Post war changes in arable farming and biodiversity in Great Britain.” Journal of Applied Ecology 39: 157-176.

2 Billeter, R., et al. (2008). “Indicators for biodiversity in agricultural landscapes: a pan-European study.” Journal of Applied Ecology 45: 141-150.

3 Burel, F., et al. (2013). The structure and dynamics of agricultural landscapes as drivers of biodiversity. Landscape Ecology for Sustainable Environment and Culture. B. J. Fu, Elsevier: 285 – 308.

4 Fahrig, L., et al. (2015). “Farmlands with smaller crop fields have higher within-field biodiversity.” Agriculture, Ecosystems & Environment 200: 219-234.

5 Betbeder, J., et al. (2015). “Assessing ecologica habitat structure from local to landscape scales using synthetic aperture radar.” Ecological indicators 52: 545–557.

5 – Les paysages agricoles peuvent-ils devenir des patrimoines ruraux ?

Fiche 4IntroductionFiche 6

Fiche n° 5

Les paysages agricoles peuvent-ils devenir des patrimoines ruraux ?

Pierre-Marie Tricaud, Académie d’Agriculture de France

La notion culturelle de paysage, qui porte traditionnellement l’idée de conservation, s’est ouverte récemment à celle de transformation. Comment les politiques de paysages, notamment agricoles, peuvent-elles prendre en charge ces deux orientations ?

Les politiques publiques de paysage sont-elles des politiques patrimoniales ?

La notion de paysage est née de la peinture, dans l’Occident du xve siècle comme dans la Chine du IVe siècle. Elle est donc dès l’origine liée à une vision esthétique : l’intérêt porté au paysage est celui du sujet d’un beau tableau, plus tard d’une belle photographie. Et même si le regard, le cadrage, l’interprétation peuvent embellir tout sujet, les paysages pittoresques (c’est-à-dire dignes d’êtres peints) ont très tôt été appréciés pour eux-mêmes et fait l’objet d’une volonté de conservation, donc d’une valeur patrimoniale.

C’est ainsi que les premiers paysages protégés, les séries artistiques de la forêt de Fontainebleau, en 1861, l’ont été à l’initiative de peintres (comme leur nom le laisse entendre). Même les paysages emblématiques des États-Unis (Yellowstone, Yosemite…), pays pionnier dans le mouvement de conservation de la nature et des paysages, ont vu leur protection inspirée par les peintres de l’école de l’Hudson, qui les avaient peints au milieu du xixe siècle, autant que par les naturalistes.

Au début des années 1860, au retour d’un voyage dans l’ouest américain, Albert Bierstadt, le plus connu des peintres de l’école de l’Hudson, peint une série de vues de la vallée de Yosemite, qui deviendra au même moment l’une des premières réserves naturelles et 25 ans plus tard un des premiers parcs nationaux des États-Unis.

Jusqu’aux années 1980, les politiques publiques de paysage sont essentiellement des politiques de protection en vue de leur conservation, en France comme dans le reste du monde. Les principaux jalons en France sont la loi de 1906, qui protège les « monuments naturels », puis celle de 1930, qui établit les sites classés et inscrits, sur le modèle des monuments historiques dans la loi de 1913.

Un sommet dans cette patrimonialisation a été atteint en 1992 avec l’entrée de la catégorie des paysages culturels au patrimoine mondial de l’Unesco, au même titre que les chefs-d’œuvre de l’art, de l’histoire ou de la nature. Certes, des sites qu’on qualifierait aujourd’hui de paysages naturels ou de paysages urbains étaient déjà inscrits sur la liste établie par la Convention du patrimoine mondial de 1972, mais c’était la première fois que le paysage était pris en compte en tant que tel.

À partir des années 1980, un mouvement se développe en France considérant le paysage comme l’objet d’un projet et plus seulement comme un bien à conserver. Cette « école française du paysage » se démarque non seulement des politiques essentiellement de préservation menées jusque-là en France, mais aussi du landscape planning anglo-saxon, où même de la planification qui vise principalement la conservation.

Ce mouvement se traduira notamment par l’émergence de politiques publiques du paysage visant, au-delà de la protection des paysages déjà de qualité, à introduire une qualité paysagère dans la gestion des espaces plus ordinaires et dans les nouveaux aménagements, même ceux qui n’ont pas une finalité d’embellissement (infrastructures, agriculture, urbanisation…). Des années 1980 aux années 2010, ces politiques ont été menées au niveau national au sein des ministères en charge de l’environnement et/ou de l’équipement, notamment par la Mission du Paysage, créée en 1979 et devenue bureau des Paysages en 1997. Elles l’ont aussi été par les collectivités locales et territoriales, soit en partenariat avec l’État (notamment avec les Plans et les Chartes de paysage, les Atlas de paysage, les Observatoires photographiques de paysage) soit dans le cadre de leurs politiques visant à développer leur attractivité (notamment de nombreuses villes qui ont fait du projet de paysage sur l’espace public le préalable au projet urbain et le levier d’une nouvelle image).

Dans le même sens, au niveau européen, la Convention européenne du paysage, signée à Florence en 2000, fait la synthèse de la vision anglaise tournée vers la conservation et de la vision française privilégiant le projet. La Convention vise ainsi à « promouvoir la protection, la gestion et l’aménagement des paysages » (art. 3).

Quels rôles des conservateurs et des créateurs de paysage ?

Malgré ces évolutions, il subsiste un clivage entre les tenants de la conservation et ceux de la transformation des paysages, entre associations de protection (de la nature, du patrimoine) et acteurs de la maîtrise d’œuvre et de la maîtrise d’ouvrage. Les uns comme les autres s’accordent à considérer que respecter un paysage consiste à le figer, et que cela ne concerne que certains paysages labellisés comme remarquables, tandis que tout est permis partout ailleurs.

La Convention européenne du paysage a cependant marqué un progrès dans le dépassement de cette opposition ; elle entend en effet s’appliquer, et rechercher des « objectifs de qualité paysagère », « dans les territoires dégradés comme dans ceux de grande qualité, dans les espaces remarquables comme dans ceux du quotidien » (préambule et article 2). Ces paysages du quotidien, encore appelés paysages ordinaires, ont fait l’objet d’un intérêt croissant dans les recherches, les publications et les politiques depuis une quinzaine d’années.

On peut aller plus loin, en considérant que tout paysage porte, dans des mesures variées, des valeurs patrimoniales en même temps que des caractères qui peuvent être modifiés ; que dans chaque paysage, un projet peut faire vivre les valeurs patrimoniales et s’appuyer sur elles pour faire une œuvre de création qui sera le patrimoine de demain.

Les professionnels du paysage (paysagistes concepteurs, ingénieurs paysagistes notamment) peuvent avoir la volonté et les compétences d’être à la fois conservateurs et créateurs, y compris dans la même personne, comme dans la demande sociale. Les mêmes citoyens, les mêmes élus sont porteurs de demandes contradictoires. D’un côté, ils veulent d’une façon générale un cadre de vie agréable. De l’ autre, dans chaque décision élémentaire qui affecte ce cadre de vie, la qualité de celui-ci s’efface devant de nombreuses autres considérations – d’ordre pratique essentiellement (équipement, infrastructure, urbanisation, pratiques agricoles…), mais aussi d’ordre symbolique. L’émergence de nouveaux paysages est ainsi prise en charge par les promoteurs d’éoliennes, de déviations routières, de centres commerciaux ou de lotissements pavillonnaires. Dans ce contexte, les paysagistes jouent souvent le rôle de médiateur des décisions publiques et privées.

Les paysages agricoles peuvent-ils devenir des patrimoines ?

Les paysages patrimonialisés sont presque tous appréciés comme de beaux paysages, et pourtant seule une minorité d’entre eux a été conçue avec une visée esthétique : les parcs et les jardins. Tous les autres sont le résultat soit de processus spontanés (les paysages naturels) soit de la réponse à des nécessités matérielles (les paysages agricoles, urbains, industriels).

La Convention du patrimoine mondial, signée sous l’égide de l’Unesco en 1972, a reconnu des sites façonnés par l’agriculture comme des « paysages culturels. » Certains montrent des formes particulièrement spectaculaires de mise en valeur du territoire : terrasses rizicoles d’Asie (Philippines, Chine), terrasses viticoles ou de polyculture méditerranéennes (Cinqueterre en Italie) ou alpines (Lavaux en Suisse), polders des Pays-Bas, oasis… D’autres témoignent d’une activité de grande importance culturelle, comme la transhumance et l’élevage extensif (Causses et Cévennes) ou la production de vins d’exception (Porto, Tokaj, Bordeaux, Champagne, Bourgogne). Et dans beaucoup de paysages agricoles, plusieurs de ces valeurs se combinent : les paysages viticoles, notamment, produisent à la fois des vins de grande qualité, témoins d’une histoire riche, et des paysages spectaculaires : parfois des terrasses, toujours un parcellaire soigné, souvent des caves monumentales.

La vallée du Haut Douro, au Portugal, inscrite sur la liste du patrimoine mondial en 2001, est à la fois le terroir qui produit les vins de Porto et un paysage de terrasses exceptionnel (photo P.-M. Tricaud).

S’agissant de paysages évolutifs (c’est l’appellation sous laquelle ils sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO), leur conservation pose des défis particuliers : puisque leur appréciation, même esthétique, se fonde sur la reconnaissance de leur histoire et des activités qui les ont façonnés, si ces activités évoluent ou disparaissent, entraînant l’altération des formes qu’elles ont créées, faut-il encore conserver ces formes ? Ne risque-t-on pas de faire un faux paysage, comme un bâtiment reconstruit qui se fait passer pour l’original ?

Cette question de l’authenticité se pose avec acuité pour les paysages, et surtout pour les paysages agricoles. La plupart des paysages agraires ne peuvent être entretenus que par les activités qui les soutiennent. Quand ces activités disparaissent, la déprise qui suit transforme ces paysages en friche. Quand elles changent, sous l’effet de la mécanisation notamment, les paysages produits sont irrémédiablement changés.

Certaines politiques publiques ont fait le choix de conserver des paysages qui n’étaient plus portés par une nécessité économique mais qui avaient une forte signification pour la population, par exemple en Suisse et en Autriche, qui subventionnent l’élevage de montagne pour entretenir les alpages. D’autres privilégient une approche par le produit, pour que le paysage continue d’être porté par une activité productive, comme en France, où dans les mêmes alpages, l’exploitation des pâturages d’altitude est encouragée par le cahier des charges des appellations d’origine des fromages.

Si l’on veut que le paysage continue d’être porté par une activité productive, il faut accepter certaines modifications du paysage à la mesure des changements économiques et techniques. Si des terrasses de culture, des caves vinicoles historiques, des parcellaires bocagers, des marais cultivés ne sont pas adaptés à une exploitation plus rentable, moins pénible, plus conforme aux demandes d’aujourd’hui, le risque est qu’ils soient abandonnés, éventuellement conservés comme des musées, et l’activité productive déplacée.

Ce qu’il faut retenir

Il n’y a pas de recette universelle pour la conservation des paysages agricoles patrimoniaux. On peut les conserver. Mais l’équilibre entre ce qui est à conserver et ce qui est à transformer est à rechercher dans chaque lieu, chaque région, chaque terroir, en fonction des spécificités locales et de l’articulation entre les projets publics et privés.


Pour en savoir plus

Conseil de l’Europe, Convention européenne du paysage, Florence, 2000 (texte).
URL : https://www.coe.int/fr/web/conventions/full-list/-/conventions/treaty/176

Conseil de l’Europe, Convention européenne du paysage (actualités).
URL : https://www.coe.int/fr/web/landscape

Corinne Legenne et Pierre-Marie Tricaud (dir.), Le Paysage, du projet à la réalité. Les Cahiers de l’IAU Île-de-France, no 159, 2011. Consultable sur le site de l’IAU.

Anne Sgard, « Le paysage dans l’action publique : du patrimoine au bien commun », Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 1, no 2, septembre 2010, mis en ligne le 23 septembre 2010, consulté le 5 avril 2018.

Unesco, Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, Paris, 1972 (texte).

Unesco, Paysages culturels.

4 – Comment faire avec la conflictualité paysagère ?

Fiche 3IntroductionFiche 5

Fiche n° 4

Comment faire avec la conflictualité paysagère ?

Hervé Davodeau,

Maître de conférences, Agrocampus Ouest, Angers

La notion de paysage n’est pas réductible à un sens écologique ou esthétique. Elle joue des rôles variables dans les conflits sociaux qui mettent en jeu le milieu de vie des habitants, notamment quand leur participation est requise.

La multiplication des conflits d’aménagement ne s’explique pas seulement par le jeu d’acteurs local, mais par des ressorts plus profonds : perte de légitimité et de puissance de l’Etat, transferts de compétences vers les collectivités décentralisées, reconnaissance progressive de la démocratie participative, savoirs experts discutés par une population de plus en plus éduquée, exigeante des qualités de son cadre de vie. Cette conflictualité n’est pas nécessairement négative pour les territoires, elle contribue aussi à les construire1.

Le cadre législatif en faveur du cadre de vie (loi Paysage de 1993 en France, Convention Européenne du Paysage –CEP– en 2000) offre potentiellement un terrain d’expression favorable aux controverses, car le paysage « partie de territoire telle que perçue par les populations » (CEP) peut être mobilisé comme argument pour ou contre les projets. En examinant les contenus de trois cas d’étude2, nous essaierons de penser le statut du paysage dans les conflits d’aménagement.

 

Trois exemples

Les Basses Vallées Angevines (image de gauche) sont une vaste étendue de prairies inondables en amont d’Angers. Dans les années 80, ce territoire est l’objet d’une déprise agricole entrainant une progression de la friche et le développement des peupleraies : cette évolution contestée par certains groupes d’acteurs est l’objet de la controverse. La tentative avortée de réserve naturelle portée par les naturalistes déclenche une vive polémique entre éleveurs, populiculteurs, chasseurs, associations de protection de la nature, propriétaires, professionnels du tourisme, élus, … La résolution du conflit au début des années 90 passe par la mise en œuvre d’une réglementation des boisements et d’une Opération Groupée d’Aménagement Foncier Environnement dont la finalité est de conserver l’élevage extensif, la biodiversité et les paysages de prairies qui lui sont associés. Depuis, ce territoire est l’objet de diverses actions cherchant à concilier production agricole, gestion de l’environnement et préservation du paysage.

Dans le Finistère, entre la pointe de Mousterlin et le Cap Coz (image centrale) se joue une controverse dont l’origine remonte à la création du sentier des douaniers (1791), à son intégration au domaine public maritime (1858), puis à l’application d’une servitude de passage des piétons (1976). Dans ce cadre législatif national, le conseil municipal de Fouesnant acte dès les années 70 la décision d’un sentier littoral, avec l’appui de l’association de sauvegarde du pays fouesnantais. Mais cette décision est contestée durant trois décennies par certains propriétaires de grands domaines côtiers qui attaquent en justice les délibérations du conseil municipal, les résultats des enquêtes publiques, et les arrêtés préfectoraux défavorables. Le rapport de force s’inverse contre les propriétaires jaloux de leur tranquillité suite à la médiatisation du conflit en 2010 ; la pression citoyenne sur les recours en justice conduit à un arrêté préfectoral d’approbation du sentier en 2011, puis à la réalisation des travaux en 2013. Cependant aujourd’hui la nature de l’ouvrage est critiquée et le conflit est régulièrement réactivé.

À l’ouest d’Angers, le Ministre de la Reconstruction décide en 1950 d’expérimenter dans le quartier de Belle-Beille (image de droite) une démarche de construction de logements collectifs (500) qui préfigurera la procédure administrative d’urbanisme opérationnel des Zones d’Urbanisation Prioritaire. Plus d’un demi-siècle plus tard, les indicateurs sociaux du quartier reflètent une paupérisation très marquée justifiant le soutien de l’Etat à travers une opération de renouvellement urbain (2016-2027). Le slogan « rénovation verte du grand Belle-Beille » traduit une volonté de changement d’image par une stratégie de verdissement et un recadrage du périmètre intégrant le pôle universitaire. L’objectif est de le requalifier en un éco-quartier mieux desservi avec l’arrivée du tramway en 2022. La controverse éclate en avril 2017 lors d’une réunion publique demandée à l’initiative des riverains, face à la volonté de la municipalitéde construire plusieurs logements (objectif de densité urbaine et de mixité sociale) sur leurs terrains de sport.

Quelle est la place du paysage dans chacune de ces controverses ?

Dans les vallées angevines, l’analyse du conflit3 conduit à relativiser le poids de l’argumentaire strictement paysager face aux autres registres, en particulier économique (les peupliers nuisent à l’essor des usages récréatifs) ou écologique (ils menacent l’équilibre des milieux). Si l’argument esthétique est mobilisé pour dénoncer l’aspect géométrique des peupleraies, le mitage des paysages traditionnellement ouverts, l’obstruction de certaines vues, l’atteinte à « l’identité des lieux » etc., il souffre cependant d’être relatif à un point de vue et facilement retourné (des photographes amateurs ou l’écrivain Julien Gracq sont utilisés pour construire des représentations positives de ces paysages). La controverse « paysagère » tend donc à s’effacer derrière la question environnementale, dont les arguments sont plus objectivables quoique toujours très discutables (les peupliers ne sont-ils pas des pièges à carbone, ne permettent-ils pas de produire des cagettes en bois ?). Au-delà de la controverse argumentative, le conflit exprime la logique d’appropriation citadine des vallées autour d’Angers4 : tout autant qu’inondables ou agricoles, ces terres sont désormais périurbaines, et même urbaines pour l’île Saint-Aubin, véritable parc agricole situé dans les limites communales de la ville. Cette appropriation les soumet aux nouveaux usages récréatifs et nouvelles représentations paysagères qui produisent le conflit.

Dans le cas du sentier littoral à Fouesnant, l’enjeu est l’accessibilité physique et visuelle au littoral. Ici le paysage est revendiqué comme un droit confisqué aux usagers par les propriétaires. L’analyse du jeu d’acteurs local permet de prendre la mesure des contingences locales de l’application du droit sous l’effet du lobbying de propriétaires très influents (capital économique). Le droit « au » paysage revendiqué en application de la loi consiste donc à défendre un droit « du » paysage limitant le droit de propriété. Au-delà du contexte local, cette opposition entre l’intérêt général et le droit de propriété est le fondement de l’institutionnalisation du paysage dans les politiques publiques5 et il est au centre de la plupart des controverses paysagères6.

La mobilisation contre les constructions sur les terrains de sport du quartier de Belle-Beille ne s’appuie pas sur un argumentaire à propos du paysage, mais sur la diversité des pratiques informelles non prises en compte dans le projet : apprentissage du vélo par les enfants, barbecue entre voisins, cohabitation entre habitants et étudiants, etc. Les logements envisagés ne sont pas dénoncés en anticipant le paysage projeté, mais au regard des usages actuels menacés. Le paysage n’est donc ici ni le sujet dont on s’empare pour lutter contre un projet, ni le projet auquel on s’oppose, mais le cadre spatial dans lequel prennent place les usages quotidiens. Si la contestation d’abord assurée par les riverains immédiats (dans une logique Nimby) aurait pu les conduire à préserver pour leur tranquillité les terrains tels qu’ils sont, l’élargissement de la contestation aux habitants du quartier les conduit à défendre leurs usages indépendamment de la préservation des lieux en l’état : le dépassement de la logique Nimby est une condition essentielle pour échapper aux accusations de mobilisation en faveur d’intérêts particuliers7.

Conclusion

Pour dépasser ces conflits, une meilleure participation du public semble une réponse adaptée. De nombreuses expériences démontrent qu’il est possible de s’entendre sur un programme sur la base d’un diagnostic partagé, permettant d’impliquer le public dans le travail de (co)-conception, voire de réalisations (chantiers participatifs). Dans ces démarches, le statut du paysage est divers, allant du paysage-objet à aménager au paysage-outil pour aménager8. La « médiation paysagère » désigne alors les démarches participatives d’aménagement qui utilisent le paysage comme moyen pour faire participer le public à l’aménagement de leur cadre de vie.

Les controverses paysagères et environnementales étaient à l’origine de la mise à l’agenda politique du paysage à la fin du XIXème siècle. Elles sont aujourd’hui induites par cette institutionnalisation : de causes, elles deviennent conséquences, suite à la reconnaissance du paysage en tant qu’enjeu d’aménagement. Si l’intégration paysagère peut encore être pensée comme une solution pour résoudre un conflit d’aménagement autour d’une infrastructure, la participation est désormais la réponse la plus convaincante, en particulier pour résoudre les controverses centrées sur les paysages. Encore expérimentales mais pouvant être testées et évaluées dans le cadre de programme de recherche-action, les démarches participatives proposent une alternative aux processus d’aménagement trop descendants, et donc potentiellement conflictuels. Elles sont malheureusement souvent discréditées par les modalités de la participation institutionnelle offerte aux habitants, et productrices elles-mêmes de tensions. Dans ces démarches remontantes, la valeur patrimoniale du paysage tend à s’effacer au profit de valeurs d’usages : ici l’enjeu n’est plus de protéger le paysage-objet (en l’état) que le paysage-relation (conserver l’usage plutôt que la forme). Ainsi, dans les années à venir, des controverses d’aménagement s’appuieront sur le paysage de façon différente, plus en lien avec la notion de « commun »9.

Ce qu’il faut retenir

Selon les cas, la notion de paysage disparait au profit des enjeux environnementaux, ou bien cristallise la remise en cause du droit de propriété foncière ou un projet municipal urbain de logements. C’est pourquoi son statut varie de paysage-objet à aménager à paysage-outil pour aménager. D’une manière plus générale, dans les démarches participatives, les valeurs d’usage s’imposent souvent aux dépens des valeurs patrimoniales. Ce dont il faudra tenir compte dans les décisions d’arbitrage.


Pour en savoir plus

DAVODEAU H., 2008, « Des conflits révélateurs de la territorialisation du projet de paysage : exemples ligériens », Territoires de conflits, analyses des mutations de l’occupation de l’espace, (dir. KIRAT, TORRE), L’Harmattan, pp 49-61/322.

MELE P. (dir), 2003, Conflits et territoires, Presses universitaires François Rabelais, 2003, collection « Villes et territoires », 224 p.

MONTEMBAULT D., TOUBLANC M., DAVODEAU H., GEISLER E., LECONTE L., ROMAIN F., LUGINBUHL A., GUTTINGER P., 2015, « Participation et renouvellement des pratiques paysagistes, Biodiversité, paysage et cadre de vie ». La démocratie en pratique (dir. Y. Luginbühl), Victoire Edition, pp.171-187/287.

SGARD A., 2010, « Le paysage dans l’action publique : du patrimoine au bien commun », Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 1, n° 2.

Trom D., 1999, « De la réfutation de l’effet NIMBY considérée comme une pratique militante. Notes pour une approche pragmatique de l’activité revendicative ». In: Revue française de sciences politique,s 49ᵉ année, n°1, 1999. pp. 31-50


Notes

1 P. Melé, 2003.

2 Cas d’étude travaillés par l’auteur et ses étudiants à travers la pratique jeu de rôle : DAVODEAU H., TOUBLANC M., 2019 (à paraître), « La pratique pédagogique du jeu de rôle auprès des étudiants en paysage », Actes du colloque Didactique du paysage, Université de Genève, Métis Press.

3 LE FLOCH S., 1993, « La prairie, l’oiseau et le peuplier. Réalités et représentations du peuplier à travers l’analyse du conflit dans les basses vallées angevines », mémoire de DEA, École d’architecture de Paris-La Villette.

4 MONTEMBAULT D., 2002, « Les vallées face à l’appropriation urbaine. Des mutations de l’occupation du sol dans les grandes vallées proches d’Angers aux nouveaux paysages », Thèse de Doctorat, Université d’Angers.

5 « L’histoire des lois françaises sur les sites et les paysages est d’abord l’histoire de la remise en cause progressive des droits sacrés de la propriété » (BARRAQUE B., 1985, Le paysage et l’administration, 219 p.)

6 H. Davodeau, 2008.

7 D. Trom, 1999.

8 D. Montembault et al., 2015.

9 A. Sgard, 2010.

3 – Le paysage : un outil majeur de la démocratie ?

Fiche 2IntroductionFiche 4

Fiche n° 3

Le paysage : un outil majeur de la démocratie ?

Yves Luginbühl

Directeur de recherche émérite au CNRS, UMR LADYSS, Paris.

Le paysage est un produit perceptible des activités humaines. Dans quelles conditions cette production peut-elle entrer dans un débat démocratique ? Les valeurs de la démocratie peuvent-elles ou doivent-elles inspirer les parties prenantes de cette production ? De quelles façons ?

Une idée ancienne, mais oubliée

La relation entre paysage et démocratie pourrait paraître anachronique à priori. Pourtant, elle est au cœur du message que le peintre Ambrogio Lorenzetti a tenté de faire passer dans sa célèbre fresque « Les effets des bon et mauvais gouvernements » située dans le Palais ducal de Sienne, peinte en 1338. Cette allégorie représente les paysages urbain et rural de Sienne et ses environs gérés d’une part par un gouvernement censé être « bon » et d’autre part par un « mauvais gouvernement » (Fig. 1).

Le message est suffisamment clair et expressif : le bon gouvernement est celui qui gère le paysage dans la paix et la justice. A côté de chaque personnage, le peintre a écrit en lettres d’or leurs statuts et leurs vertus : justice, paix, tempérance, fortune, etc. La scène représente une scène de tribunal pendant laquelle sont jugés des accusés entravés par des cordes ; ils ont commis la faute de pillage du territoire communal de Sienne.

Le mauvais gouvernement est l’inverse du bon : le personnage principal symbolise le mal sous la figure du diable, la justice est ligotée par les liens, et d’autres personnages apparaissent avec leur statut et leurs vices comme l’avarice, l’orgueil, la tyrannie. Les paysages du mauvais gouvernement évoquent d’une part la campagne pillée et les villages incendiés par des soudards, d’autre part la ville comme lieu du crime et des dégradations.

Fig. 1 Fresque d’Ambrogio Lorenzetti, 1338, « Les effets du bon gouvernement »,
Salle de la Pace, Palais ducal de Sienne. Ville et campagne (les deux fresques sont jointives).

Cette fresque est l’expression d’une gouvernance du paysage qui pourrait être assimilée à une gouvernance démocratique, mais qui, dans le contexte de l’époque, n’avait rien à voir avec ce que l’on entend par démocratie aujourd’hui.

La gouvernance paysagère est définie aujourd’hui comme une forme de gouvernance territoriale. Elle concerne la prise en charge et la régulation collective de la production des biens publics et privés « tels qu’ils sont perçus par les populations », si l’on a recours à la définition de la Convention européenne du paysage de Florence (2000). Quelle est l’origine historique de cette pratique ? Comment est-elle mise en œuvre en Europe aujourd’hui ?

L’évolution des régimes de gouvernance et le paysage en Europe

Il existe de nombreux exemples historiques en Europe de relation entre le paysage et la gouvernance politique qui peut s’apparenter à la démocratie. L’un des premiers connus est celui des terpènes de la mer du Nord, qui apparaissent avant l’an mille et qui constituent des cas uniques en Europe de situation politique singulière1. Les terpènes sont des buttes de terre élevées dans les marais maritimes par les paysans des Frises hollandaise, allemande et danoise pour échapper aux grandes marées ; ils échappent aussi au contrôle politique coercitif des seigneurs installés sur la terre ferme et gèrent selon le droit coutumier de petits territoires.

 

 

Fig. 2 Terpènes de la Frise hollandaise au Xe siècle, reconstitution.

Quatre siècles après, le mot paysage apparaît en 1462 dans la langue flamande sous le terme « Lantscap » qui, confronté au mot allemand Landschaft revient à l’association de deux termes, Land et Schaft, c’est-à-dire pays et communauté, forme de gestion territoriale assurée par la société locale. C’est le moment de la création des polders. Les Pays-Bas, territoire exigu est alors constitué de nombreux marais maritimes que le gouvernement de l’époque va coloniser pour former des espaces agricoles dédiés à la production de fourrage ; cette économie, soutenue par une activité de commerce maritime intense, connaît alors un développement important qui permet au pays de produire du lait, du fromage et de la viande à un moment où les protéines étaient très déficientes dans l’alimentation humaine (Fig. 3).

Fig. 3 Polder à Enkhuizen, peinture de 1606 située dans l’hôtel de ville de la cité flamande. Stadthuis Collectif Enkhuisen.

Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour voir l’avènement des deux premières démocraties du monde : les Etats-Unis tout d’abord puis la France lors de la Révolution de 1789. Mais il est difficile de dire qu’à cette époque, la qualité des paysages constituait une préoccupation première pour les pouvoirs politiques. Même si quelques personnalités s’y intéressaient du point de vue de l’intérêt public, comme François de Neufchâteau. Ce ministre des Arts, de l’Agriculture et de l’Intérieur sous la Révolution française engagea un vaste programme de plantation d’arbres2 pour produire du bois et des fruits alors que les forêts françaises étaient dans un état déplorable, sollicitées par les paysans pour se chauffer ou pour construire des charpentes ou des outils.

Le moment où la question de la relation entre paysage et démocratie a été vraiment posée date des années 1980, lorsque le Conseil de l’Europe engagea les travaux d’élaboration de la Convention Européenne du Paysage, en 1987. Cette Convention, réalisée par le Congrès des Pouvoirs locaux du Conseil de l’Europe, a été inscrite dans le cadre des droits de l’homme et de la démocratie. C’est en 2000 que le texte a été adopté par 18 Etats membres du Conseil de l’Europe, dont la France. Aujourd’hui, il est ratifié par 38 Etats membres, le seul grand Etat à ne l’avoir ni signé, ni ratifié est l’Allemagne en raison de sa structure fédérale et du sens que le terme Landschaft, plus proche de la conception écologique du paysage que dans de nombreux autres pays.

Émergence d’une démocratie européenne par le paysage.

C’est en tout cas grâce à la Convention Européenne du Paysage et à des expériences novatrices antérieures que la relation entre paysage et démocratie s’est développée et a été mise en œuvre progressivement. Dans son préambule, la Convention Européenne du Paysage stipule :

« Considérant que le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres, afin de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun, et que ce but est poursuivi en particulier par la conclusion d’accords dans les domaines économique et social. »

Les idéaux dont il est question sont bien les droits de l’homme et la démocratie ; les premières expériences de démocratie locale et participative eurent lieu un peu partout en Europe ; en France, c’est la Caisse des Dépôts et Consignations qui s’engagea dans ce processus avec un service dénommé « Mairie Conseils » ; celui-ci expérimenta en 1993 une opération d’aménagement paysager dans le département de la Vienne à Sainte-Hermine où Mairie Conseils et ses spécialistes, réunirent la population, les élus et des agents administratifs pour débattre collectivement de l’aménagement du paysage de la commune.

Une autre expérience s’est déroulée dans la vallée de la Dordogne la même année. Après une enquête réalisée auprès des 289 communes de la vallée, une lecture collective du paysage fut organisée avec certains maires, les agents des administrations concernées et des habitants. Puis des ateliers permirent de valider les cartes réalisées et d’engager un débat entre les participants pour examiner les problèmes de paysage qui se posaient comme l’urbanisation des coteaux de la vallée, le remplacement des plantations de noyers par des cultures de maïs, l’augmentation de la fréquentation touristique, etc.

Outre que la prolifération des pavillons sur les pentes de la vallée constituait un problème en elle-même, elle entraînait des surcoûts pour le budget municipal. Lors d’un atelier final, les participants ont proposé des mesures susceptibles d’améliorer la situation, comme par exemple la rénovation de maisons dégradées dans les centres-bourgs, qui ont permis l’installation de jeunes couples, favorable au maintien de l’école communale. Ou bien, après une contamination bactérienne de l’eau, de mieux contrôler l’écoulement des eaux de surface et d’irrigation et de réaliser un projet de station d’épuration.

Faire participer le public

La grande nouveauté dans la gouvernance paysagère contemporaine vient des projets participatifs. L’idée de participation du public est venue des Etats-Unis et du philosophe pragmatiste John Dewey qui inaugura les dispositifs participatifs dans l’éducation. Importés en Europe, ces dispositifs ont donné lieu à la Convention d’Aarhus, adoptée en 1998 par le Conseil de l’Europe. Mais auparavant, le principe 10 de l’article 2 de la Convention sur la diversité biologique signée à Rio de Janeiro lors du Sommet de la Terre de 1992 stipulait que « La meilleure façon de traiter les questions d’environnement est d’assurer la participation de tous les citoyens concernés, en mettant les informations à la disposition de celuici ». La Convention d’Aarhus a aujourd’hui pour objectif, entre autres, de favoriser la participation du public à la prise des décisions ayant des incidences sur l’environnement (par exemple, sous la forme d’enquêtes publiques). Elle est mentionnée dans le préambule de la Convention Européenne du Paysage.

L’idée de paysage constitue donc un concept transversal pouvant contribuer à engager des projets participatifs parce qu’ils permettent d’englober tous les domaines de l’économie locale et leurs conséquences sur la qualité de vie. Aujourd’hui, dans pratiquement tous les pays européens, des opérations participatives d’aménagement des paysages ont été engagées.

Cependant, rien ne permet d’affirmer que les projets de paysage participatifs sont la panacée. Tout dépend de l’animateur, des équipes mobilisées, des connaissances et données utilisées, du débat organisé avec les habitants, de l’origine de l’initiative et de l’échelle du territoire sur lequel l’expérience est conduite. Si ces opérations constituent un espoir pour la démocratie, il reste qu’elles sont possibles à l’échelle locale, alors que les plus importantes décisions pour l’avenir des paysages sont à l’échelle internationale, avec les négociations concernant le changement climatique, l’organisation mondiale du commerce, les marchés des productions agricoles qui fixent les prix des denrées alimentaires et qui ne peuvent se décider à l’échelle locale.

La qualité des paysages est l’enjeu des interactions entre le niveau local et les niveaux nationaux et internationaux, avec, pour ce qui concerne l’Europe, le rôle de la Commission Européenne. C’est donc l’enjeu de l’avenir de la démocratie.

La gouvernance implique la responsabilité de tous les acteurs concernés et une éthique qui les oblige à des droits et des devoirs à l’égard du cadre de vie commun et de son avenir pour les générations futures.

Ce qu’il faut retenir

Le paysage est un concept transversal dont l’usage peut contribuer à engager des projets territoriaux participatifs et donc démocratiques. Ces derniers permettent d’englober tous les domaines de l’économie locale et leurs conséquences sur la qualité du milieu de vie des habitants.


Pour en savoir plus

Berque Augustin, 2000, Médiance, De milieux en paysages, Belin, Paris.

Conseil de l’Europe, Dimensions paysagères, Strasbourg, 2017.

Luginbühl Yves, Toublanc Monique, 2007, « Des talus arborés aux haies bocagères : des dynamiques de pensée du paysage inspiratrices de politiques publiques », in Luginbühl Yves, Berlan-Darque (M.), Terrasson (D.), Paysages, de la connaissance à l’action, ouvrage collectif publié aux éditions QUAE, pages 163-177.

Luginbühl Yves, 2014, La mise en scène du monde, Construction du paysage européen, Editions CNRS, Prix Edouard Bonnefous 2015 de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, 430 pages.


Notes

1 LEBECQ Stéphane, 1980, « De la protohistoire au Haut Moyen Âge : le paysage des « Terpènes », le long des côtes de la mer du nord, spécialement dans l’ancienne Frise », In Le paysage, réalités et représentations, X° colloque des Historiens médiévistes, Revue du Nord, Lille 1979, pages 125-148.

2 François de Neufchâteau, Culture des Arbres, 1er, « Les administrateurs du département de Gironde à leurs concitoyens. Avis du ministre de l’Intérieur aux administrations centrales des départements et aux commissaires de directoire exécutif près ces administrations », 25 vendémiaire an VII, Archives Nationales, série F.

10 – La revue Paysage et Aménagement (1984-1996)

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Chapitre 10

Paysage et Aménagement (1984-1996)

Une revue pionnière de paysage

Version du 20 mars 2019

Pierre Donadieu montre le rôle clé qu’a joué cette revue comme outil de diffusion des actions publiques de paysage et des compétences des paysagistes.

En octobre 1984, paraissait le premier numéro de la revue Paysage & Aménagement à l’occasion des «Assises du paysage» d’Aix-les-Bains, organisée par la toute jeune Fédération française du paysage, créée en 1982. Dix ans après, la revue célébrait ses dix ans d’existence dans un numéro qui faisait le point sur les politiques publiques des plans et chartes de paysage1. Mais son comité de rédaction ne se doutait pas que la revue allait cesser de paraitre deux ans après. Elle devait céder la place aux Carnets du paysage. Comment cette revue était née ? Qui en organisait la production ? Quel était son lectorat ? Pourquoi a-t-elle disparu au bout de 12 ans ?

P+A n° 29 en 1994.

Une initiative opportune

Paysage & Aménagement (P+A) est né en 1983 à l’École nationale supérieure de paysage de Versailles d’une initiative de Raymond Chaux, directeur de l’établissement, à un moment d’intenses turbulences de l’établissement (voir chapitre 8). Un projet d’Institut français du paysage était à l’étude en même temps que les enseignants de l’ENSH quittaient la formation des paysagistes. Les ateliers pédagogiques régionaux de quatrième année se mettaient en place, alors qu’était créée la Fédération française du paysage.

Elle était publiée quatre fois par an et comportait sous sa forme autonome2 environ 60 à 70 pages. L’objectif des fondateurs de la revue était de « promouvoir une politique de qualité d’aménagement de l’espace ». Elle s’adressait aux maîtres d’ouvrages et notamment aux élus des collectivités territoriales, aux « professionnels de l’aménagement et spécialistes de toutes disciplines concernées par les problèmes du paysage » et « d’une manière générale à tous ceux qui contribuent dans le cadre d’organismes privés ou de services publics à faire aujourd’hui le paysage de demain »3. Il fallait créer entre pouvoirs publics et praticiens un marché du paysage qui émergeait à peine.

Il s’agissait de s’inscrire dans la politique gouvernementale de paysage que développait depuis 1979 la Mission du paysage du ministère de l’Environnement en faisant appel autant aux chercheurs qu’aux praticiens. Et ainsi favoriser entre eux une communication qui n’existait pas.

Pour constituer un comité de rédaction, R. Chaux fit appel à des enseignants permanents de l’école, non paysagistes (P. Donadieu, M. Rumelhart) ou paysagiste (P. Dauvergne), à des paysagistes libéraux (D. Laroche, S. Eyzat, A. Freytet, T. Louf) ou fonctionnaires (Y-M. Allain, P.-M. Tricaud) et à des personnels de l’école (N. Delalande, C. Royer, B. Perez, N. Dupuy) ou issu du CNERP (S. Zarmati). Alain Fraval, rédacteur en chef du Courrier de l’environnement de l’INRA, rejoignit le comité au début des années 1990.

Des partenaires variables

La revue P+A était la propriété de l’association Promotion du paysage4, dont Raymond Chaux fut le premier président, Nicole Delalande la secrétaire, et Yves-Marie-Allain, chef du service des cultures du Muséum national d’histoire naturelle à Paris, le second responsable de 1994 à 1996.

Elle fut, dans un premier temps, éditée et diffusée par les éditions Lavoisier de 1984 à 1987. Tous les problèmes techniques de gestion (maquette, impression, diffusion, recherche d’abonnés, financement) étaient du ressort de l’éditeur Lavoisier. Les 12 personnes bénévoles du comité de rédaction devaient fournir les articles dactylographiés et les illustrations. R. Chaux assisté par N. Delalande coordonnait l’ensemble avec le soutien logistique des deux écoles. Quatre fois par an, R. Chaux et son assistante allaient à Paris livrer les textes5.

Puis le Groupe J (Paysage Actualités) a pris la succession sous la forme d’un cahier inséré dans la revue Paysage Actualités (entre mars 1988 et novembre 1990), et à nouveau de manière indépendante de février 1991 à 1996. La direction de la publication était prise en charge conjointement par le président de l’association et François Langendorff président du Groupe J à Poigny-la-Forêt et directeur de Paysage Actualités6.

Raymond Chaux dirigea le comité de rédaction jusqu’en 1994 puis fut remplacé par Pierre Donadieu et Sarah Jenny-Zarmati avec Alain Fraval chargé de la réalisation avec Sébastien Rolland et Chantal Durand.

Une revue pluraliste

La structure de la revue évolua peu en 12 ans, à l’exception d’une période de numéros à thème au début des années 1990. Dans le premier numéro la volonté de transversalité et de pluridisciplinarité fut clairement affichée. Il fallait s’adresser à la fois aux décideurs, aux praticiens, concepteurs et gestionnaires, aux enseignants et aux chercheurs.

À l’éditorial de R. Chaux (« Pour une politique de paysage »), succédait une tribune consacrée à une question pratique d’aménagement (les relations agriculture-forêt avec P. Dauvergne, A. Mazas et le Directeur départemental de la Nièvre). Puis des chercheurs (les sociologues F. Dubost et J. Cloarec, le géoagronome de l’INRA J.-P. Deffontaines) étaient réunis par P. Donadieu dans « Réflexions et recherche ». À cet article succédaient des témoignages de praticiens maîtres d’œuvre et conseillers de la maîtrise d’ouvrage (A. Marguerit et J. Ricorday) rassemblés par D. Laroche dans la rubrique « Réalisations ». Puis des sujets pratiques dans « Gestion et techniques » étaient abordés par des écologues (la haie bocagère et le remembrement) sous la houlette de Y.-M. Allain. Suivait la rubrique « Histoire » avec l’œuvre de l’architecte paysagiste F. Duprat par J.-P. Bériac, des « Nouvelles » par C. Royer et un « dossier « de 15 pages réalisé par P. Dauvergne sur les institutions et l’aménagement du territoire dont un entretien avec Yves Dauge, directeur de l’urbanisme et des paysages, président du SIVOM de la rive gauche de la Vienne, et des textes sur les paysages du Chinonais.

Étaient en jeu à cette époque les effets de la décentralisation sur les territoires et la modification des pratiques de remembrement et d’enrésinement : « Une nouvelle ère s’ouvrait-elle pour le paysage ? » comme l’écrivait P. Dauvergne. D’autre part ne fallait-il pas rappeler les compétences des paysagistes pour réhabiliter l’habitat social par un projet de paysage, au-delà de démarches fonctionnalistes limitées ? Et signaler la mise en place par la DATAR d’une mission photographique des paysages français, la relance de la gestion des plantations d’alignement le long des routes (entre autres actions paysagères du CIQV) ou les formations continues sur le projet de paysage à l’ENSP de Versailles ?

Douze ans plus tard, lors de l’avant-dernière livraison de l’hiver 1995/96, l’éditorial de S. Zarmati rappelait que le paysage appartenait à tous et que « aucun spécialiste ne peut se l’approprier ». La rubrique « Réalisations et études » développait « une esthétique autoroutière indissociable du pays » (A. Mazas), , Y-M. Allain faisait le bilan des conventions internationales de protection de la nature et R. Jancel des règles d’installation des jeux d’enfants dans l’espace public. Dans un « Dossier », P. Donadieu et A. Fraval indiquaient les résultats d’une enquête sur les réactions des habitants et des agronomes à des images de paysages agricoles, alors que R. Chaux s’entretenait, dans la rubrique « Histoire » de la nature des jardins sénégalais, avec A. Dieye, président des architectes paysagistes du Sénégal et ancien élève de l’ENSP7.

Le projet initial, très œcuménique, avait été maintenu en dépit des difficultés de financement de l’édition. Il reposait entièrement sur le bénévolat, mais il ne faisait toutefois pas l’unanimité chez les jeunes paysagistes DPLG qui n’y publiaient pas ou peu. D’autant plus que d’autres revues paysagistes émergeaient à cette époque avec une sensibilité beaucoup plus professionnelle ou théoricienne. Le n° 5 de Pages Paysages publiait en 1994 des articles de G. Clément, P. Cribier, Yves Brunier, M. Corajoud, G. Vexlard … ; la revue Topos (n° 7) des textes de M. Desvigne et C. Dalnoky et une nouvelle revue Paysage des villes et des campagnes tentait sa chance (sans succès) avec un article de J. Osty (le parc Saint-Pierre à Amiens) et un interview d’Isabelle Auricoste. Sans compter le premier numéro du Visiteur avec un article remarqué du philosophe Sébastien Marot : « L’alternative du paysage ».

Un panel vaste de sujets

Entre octobre 1984 et novembre 1994, 56 numéros sont parus dont 27 comme dossiers dans Paysage et Actualités. 423 articles de 277 auteurs ont été présentés dans les huit rubriques prévues à cet effet8.

172 articles dans trente dossiers, 62 dans « Réflexions et recherches », 49 dans « Réalisations et études ». Cette dernière rubrique est effectivement restée modeste avec seulement un quart des articles dont beaucoup d’études.

Parmi les 20 thématiques retenues, le thème des jardins et espaces de loisirs (119) devance largement celui des approches conceptuelles du paysage (99), puis le droit et la politique (75), les sujets situés à l’étranger-20 pays (72), les milieux ruraux (74), les projets réalisés (74), l’histoire du paysage (60). L’intérêt pour l’informatique (9) et les arts (9) est resté faible, alors que celui pour le végétal comme matériau vivant était dans la moyenne.

Les faiblesses de P+A

Au moment où en septembre 1994 S. Zarmati et P. Donadieu prennent la codirection du comité de rédaction, le bilan financier de l’association Promotion du paysage est positif d’environ 11 800 F. Situation qui est due à des subventions de la Région Centre (colloque de Blois pour les n° 21 et 23), du ministère des Transports (l’autoroute A75 du n° 22), de l’Environnement pour le n° 24 consacré à Droit et Paysages , ou du ministère de la Culture pour celui sur les jardins historiques (n° 26).9

Mais la mise en œuvre de la rédaction est plus complexe qu’au départ de l’aventure. 19 personnes font partie du comité de rédaction, les articles sont à livrer sur disquettes, les numéros spéciaux financés se sont multipliés, les déplacements se font à Poigny-la-Forêt à côté de Rambouillet, et l’association est réunie au groupe J dans une SARL de presse10.

Si bien que R. Chaux est à la fois président de l’association propriétaire du titre, président du comité de rédaction, et cogérant de la SARL P+A. À 69 ans, il souhaite une relève à trouver dès l’automne.

En septembre de nouvelles perspectives sont annoncées, car le nombre d’abonnés est toujours inférieur à 1 000 (environ 800)11. Malgré la comptabilité encourageante de l’association, la revue manque d’argent, faute d’abonnés, d’annonceurs pérennes, de sponsors publics et de mécènes. Sa maquette n’est pas assez attractive, parfois approximative, et les illustrations sont souvent de qualité médiocre12. Les numéros à thèmes, financés13, ont un peu marginalisé le comité de rédaction (revenir à une structure par responsable de rubriques devient prioritaire). Enfin la proximité des matériels et matériaux horticoles dans la publicité ne plait pas vraiment aux paysagistes concepteurs qui ne s’y reconnaissent pas.

Un dossier ambitieux est mis en chantier pour deux numéros : « Qui fait le paysage ? » par Serge Eyzat. Le numéro anniversaire de 10 ans de P&A n°29 approchant, il est prévu de faire paraitre l’index des articles parus dans le numéro grâce au travail de Sarah Zarmati14. L’héritage idéologique du CNERP semble en fait plus prégnant dans le groupe que le débat public auquel participent, dans d’autres enceintes, paysagistes concepteurs et maîtres d’œuvre, jeunes et anciens.

La revue n’est pas confidentielle, car quelques propositions d’articles arrivent spontanément jusqu’au comité de rédaction (un agent de la DIREN du Puy-de-Dôme sur les paysages et les agriculteurs, une enseignante de l’ENITHP d’Angers sur l’analyse du paysage comme outil pour la conception du projet et pour la planification15, un texte d’une conférence à Padoue de M. Rumelhart sur les relations entre écologie et projet de paysage … Cela ne suffit pas, on parle moins dans le monde des concepteurs de questions théoriques et rurales que de la réception des grands projets urbains à Guyancourt (M. Desvigne), ou concernant le prolongement de l’axe historique à la Défense. Bien que, à Villarceaux, un séminaire « Paysages à acteurs multiples » ait réuni le landscape planner d’Harvard Carl Steinitz, Jacques Sgard et les paysagistes et urbanistes de l’IAURIF.

Le divorce

20 janvier 1995. Le comité de rédaction se réunit à Paris, à l’INRA, dans les locaux de la cellule Environnement. C’est surtout l’équipe opérationnelle qui est présente : 8 personnes Y.M. Allain, R. Chaux, N. Delalande, N. Dupuy, A. Fraval, S. Zarmati et P. Donadieu. À l’ENSP, Jean-Baptiste Cuisinier a remplacé Alain Riquois comme administrateur provisoire.

Le tirage est passé de 2000 à 3000 exemplaires16 diffusés pour 672 abonnés payants. En fait il n’y a que 372 abonnés au 1er janvier 1995, les autres abonnements étant payés par un organisme professionnel. Seuls 59 paysagistes concepteurs (sur 350 estimés) sont abonnés, alors que l’enseignement et la recherche en représentent une centaine. 17

Une relance des abonnés potentiels s’impose et la recherche de subventions est d’autant plus nécessaire que la trésorerie de l’association est devenue préoccupante et qu’il faut payer la maquettiste Chantal Durand 4000 F par numéro.

5 mai 1995. J.-B. Cuisinier, administrateur provisoire de l’ENSP après l’annonce du départ de l’ENSH à Angers, propose que l’ENSP devienne éditrice de la revue en remplacement du groupe J, l’association Promotion du paysage restant propriétaire du titre. P. Donadieu est chargé de rédiger une convention entre les deux partis. Quelques jours après, Y.-M. Allain et R. Chaux n’évoquent pourtant pas cette perspective avec F. Langendorff.

28 juin 1995, une assemblée générale extraordinaire de l’association au service des cultures du Muséum est prévue mais est annulée18. Le 4 juillet le comité de rédaction décide de son côté de continuer la collaboration avec le groupe J sur des bases nouvelles (des collaborateurs du groupe J mieux motivés pour rechercher un mécénat19). Un nouveau projet de convention avec les écoles de paysage (Bordeaux et Versailles) avec un apport annuel de chaque établissement de 15 000 F sera soumis aux directeurs par P. Donadieu et S. Briffaud.20

Ce dernier propose que P+A devienne « la revue française de recherche sur le paysage »21, étant donné qu’il n’existe pas de périodique sur ce sujet et que des programmes de recherches sont en cours sur le paysage. Cette orientation nécessitera de créer un comité de lecture, mais pourrait s’accompagner d’une subvention du CNRS. De nombreuses réticences apparaissent, ne serait-ce que parce qu’il faudra changer d’éditeur et de ligne éditoriale. Un consensus provisoire se dessine en faisant du comité de rédaction un comité de lecture.

Le 7 décembre 1995 F. Langendorff fait savoir à Y.-M. Allain que « le partenariat entre le groupe J et P&A semble compromis » et renonce à publier en 1996 quatre numéros. Deux raisons sont invoquées : « les univers des annonceurs et des auteurs de P+A ne s’intéressent pas l’un à l’autre », et le déficit en 1995 du compte d’exploitation22.

Le conseil d’administration de l’ENSP du 23 janvier 1996 a acté la décision du Groupe J, en souhaitant publier le n° 33 de l’année 1996 grâce à une publicité de l’ENSP pour 7 500 F. Qu’en sera-t-il des numéros suivants ? La réponse dépend du conseil d’administration de l’ENSP qui doit valider une convention entre l’école et l’association. Le 4 juin 1996 le conseil d’administration de l’école confirme que «le directeur est mandaté pour finaliser la négociation avec reprise de la SARL de diffusion pour éviter la reparution du titre initial »23.

Une succession délicate

La direction de l’école a retenu des discussions en cours que P&A prenait une nouvelle direction éditoriale « en privilégiant une plus grande valorisation de la recherche paysagère et d’un regard critique et théorique »24. Un projet, associant éventuellement l’école de Bordeaux, sera soumis en juin au conseil d’administration. La rubrique « Gestion et technique » serait alors supprimée.

Cette orientation nouvelle n’est pas du goût de tous. La plupart sont réticents à imaginer une restriction du champ de publication autour d’articles scientifiques. Pourtant directeur de recherches à l’INRA, P. Mainié démissionne le 3 mai25, défection qui s’ajoute à celles, déjà enregistrées en 1995, des paysagistes S. Eyzat, P.-M. Tricaud et D. Laroche. Le bateau commence à prendre l’eau …

Le 19 juin 1996, F. Langendorff restant en attente d’un accord avec les deux écoles pour mettre fin à un éventuel contentieux financier (rembourser les abonnés !) et publier les n° 34 et 35, Pierre Donadieu tente une ultime médiation avec J.-B. Cuisinier. Celui-ci souhaite en contrepartie d’une aide financière pour les numéros menacés que l’association cède le titre à l’école avec la liste des abonnés26. Il souhaite également savoir si le comité actuel de rédaction a l’intention de poursuivre dans une revue nouvelle qui ne s’appellera pas P&A. Comme le souhaite l’architecte paysagiste et enseignant Christophe Girot en charge provisoire de la création d’une nouvelle revue pour l’École. Et comme le confirmera Pierre-François Mourier27, recruté par J.-B. Cuisinier en septembre 1996 comme directeur des publications de l’École.

Le 28 juin l’association réunie en assemblée générale accepte de mettre à disposition de l’École le titre de la revue P&A selon les modalités d’une convention à signer28. Elle n’a guère le choix. La mise en œuvre est urgente car les abonnés n’ont reçu aucun numéro en 1996 et le comité de rédaction s’inquiète29.

La direction par la voix de P.-F. Mourier confirme en octobre à François Langendorff que l’école prendra à sa charge le n° 34, en modifiant l’éditorial qui annoncera une nouvelle revue « Les Cahiers du paysage »30. Car le directeur des publications recommande à J.-B. Cuisinier de ne pas envisager de travailler avec la SARL de presse (passif possible à reprendre), de revoir le projet de convention avec l’association et de penser à créer une revue ex nihilo. L’espoir pour l’école de trouver une compensation à la somme promise est rapidement déçue en novembre par le codirecteur de la SARL : « La vente au numéro est quasi nulle ; plus de 500 exemplaires ne seront pas écoulés ».

Le 2 décembre 1996, F. Langendorff prend acte par une lettre de P.-F. Mourier de l’accord de l’ENSP pour financer à hauteur de 30 174 F le n° 34, avec une publicité de l’ENSP en quatrième de couverture.

Le dernier numéro de P&A parait daté de l’ « Hiver 1996-97 ». C’est la fin d’une aventure éditoriale de 12 ans. Il n’y aura pas de n° 35.

La suite est autant une rupture (le comité de rédaction, l’association Promotion du paysage et la SARL de presse disparaitront) qu’une continuité des finalités éditoriales entre les deux revues. La première réunion du comité de rédaction de la nouvelle revue dirigée par P.-F. Mourier a lieu le 18 décembre 1996 à Paris. Avant de retenir définitivement le nom de Les Carnets du paysage (revue coéditée avec Actes Sud), d’autres titres furent suggérés : Paysages, Les Cahiers du paysage, Méthodos … Seuls trois membres du comité de rédaction de P&A, liés à l’école, s’engageront dans cette nouvelle aventure éditoriale : P. Donadieu, M. Rumelhart et N. Dupuy.

À gauche la lettre de Y.-M. Allain à J.-B. Cuisinier le 4 juillet 1996 (archives ENSP, Les Carnets du paysage) confirmant l’accord de l’assemblée générale pour une convention entre l’association Promotion du paysage et l’ENSP

À droite la note manuscrite de P.-F. Mourier à J.-B. Cuisinier du 1er novembre 1996 indiquant qu’il n’y a pas d’autre choix que de payer l’édition du dernier numéro de la revue (avec la contrepartie de la cession du titre P+A à l’école, d’une publicité pour l’ENSP en quatrième de couverture, d’un éditorial et de la liste des abonnés). Archives ENSP, Les Carnets du paysage.

Une revue pionnière ?

Avant 1984, l’édition de revues consacrées au paysage et aux paysagistes en France n’était pas un désert. Mais les articles qui traitaient ces questions étaient éparpillés entre plusieurs revues. Les unes relevaient d’une sensibilité technique (surtout horticole et jardinière), du design paysagiste (« Espaces verts » de J. Simon, « Archivert » de J. Magerand et E. Mortemais entre autres), les autres de diverses disciplines artistiques (dont l’art des jardins et le land art), professionnelles (urbanisme, architecture, agriculture), littéraires ou scientifiques, notamment en géographie, en écologie et en sciences de l’environnement.

La documentation du CNERP (1972-79) en avait montré la diversité dont témoignent aujourd’hui les documentations et archives des écoles de paysage, notamment celle de Versailles depuis la fin du XIXe siècle.

L’intention éditoriale de P&A était très ambitieuse : vouloir informer et faire communiquer entre eux des catégories sociales qui s’ignoraient souvent : les paysagistes concepteurs, maitres d’œuvre et gestionnaires, les décideurs et les maîtres d’ouvrages publics de projet d’aménagement de l’espace, les enseignants et les chercheurs. Et pour cela réunir dans différentes rubriques les informations qui permettaient à chacun de mieux jouer son rôle en connaissant celui des autres. La revue y est-elle parvenue au cours de ces douze années ?

En tant que support de communication réunissant des informations éclairantes sur des sujets en évolution permanente ? Sans aucun doute. C’était le seul périodique français capable d’une telle diversité de sujets dans ce domaine qui intéressait les politiques publiques gouvernementales des années 1980 et début 1990. Mais atteignait-il toutes ses cibles avec les messages appropriés ?

La ligne éditoriale touchait plus les enseignants et les chercheurs que les praticiens (concepteurs et entrepreneurs) qui avaient leurs propres médias comme « Paysage et Actualités » pour les gestionnaires publics et les entrepreneurs privés, ou que les élus (qui disposaient de l’assistance de Mairie-Conseil). Pas plus de 400 abonnés ont été fidélisés chaque année alors que les questions abordées concernaient des questions transversales politiques autant que techniques (parcs naturels régionaux, politiques d’urbanisme, restauration du patrimoine naturel et de jardins, paysages agricoles, intégration paysagère de l’architecture, …). En fait ces messages dilués dans de multiples rubriques n’étaient pas assez perceptibles pour que le lecteur se sente concerné par l’ensemble très riche de l’information. Trop d’informations tue l’information !

Alors que, en même temps, d’autres revues francophone, tout aussi ambitieuses, concentraient leur politique éditoriale autour de questions vives et ciblées concernant le champ du projet et de l’espace public (le Visiteur, Pages Paysage), l’histoire et la pratique des jardins (Jardins de France, l’Art des jardins et du paysage), la géographie des paysages (Hérodote, l’Espace géographique, Espaces et sociétés …), la conservation de la nature (Aménagement et Nature …) …

Faut-il en conclure que le concept de P&A n’était pas adapté au lectorat potentiel qui attendait une information plus concentrée et spécialisée sur des sujets cadrés et approfondis ? À moins que le lectorat concerné par une approche transversale du paysage et des jardins fut encore à cette époque trop restreint et confidentiel ? Je préfère cette deuxième explication.

Si on ajoute à cette critique, une maquette peu créative et souvent discutable, et une communication trop timide, on peut comprendre que P&A n’ait pas eu le succès escompté. Le choix du noir et blanc n’est pas en cause, comme le montre aux Etats-Unis la revue Landscape (avec un lectorat anglophone potentiel plus important, certes …).

En se recentrant sur le projet de paysage, l’espace public et des apports scientifiques pointus, en choisissant surtout une maquette renouvelée en permanence avec une place importante faite à la création artistique, Les Carnets du paysage ont adopté une ligne éditoriale originale, hybride entre créations paysagistes et artistiques, littérature et sciences humaines et sociales. La revue a choisi de promouvoir, non la qualité des paysages en France (comme P+A), mais la profession de paysagiste concepteur. Elle a bénéficié de l’expérience de P+A, mais aussi de Pages Paysages, conçu par des jeunes paysagistes DPLG.

Du fait de ce positionnement original, elle a engendré en 2008 la revue électronique inter-écoles de paysage Projets de Paysage faite pour les chercheurs31… En ce sens, elle a été pionnière, puisqu’elle a ouvert le chemin aux titres prestigieux qui l’ont suivie32.

Le premier numéro des Carnets du paysage, 1998.

Quelques membres du comité de rédaction :

       

De g. à d. : R. Chaux, S. Zarmati, Y.M. Allain, A. Fraval , P. Donadieu

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Notes

1 « P+A a dix ans, de la continuité à l’innovation », R. Chaux, éditorial, P+A n° 29, novembre 1994. Archives ENSP/P. Donadieu, n°29.

2 Elle fut publiée de 1988 à 1990 comme un dossier de la revue Paysages et Actualités

3 «Paysage et aménagement, Projet pour une revue », mars 1984, anonyme.

4 Les statuts de l’association Promotion du paysage ont été enregistrés le 14 février 1986. Archives ENSP.

5 Note aux membres de l’association Promotion du paysage du 7 février 1994, 2 p.

6 Une SARL « P+A » au capital social de 3000 francs a été constituée le 30 novembre 1990 entre la société « Editions J » et l’association « Promotion du paysage ». Elle était présidée par R. Chaux, ce dernier avec F. Langendorff étant associés comme cogérants. Archives ENSP.

7 P&A, n° 33, hiver 95-96.

8 Petite analyse quantitative et qualitative de P+A 1984-1994, S. Zarmati, 2 p., nov. 1994.

9 S. Zarmati, ibid.

10 Note aux membres de l’association Promotion du paysage du 7 février 1994, 2 p

11 396 au 23/9/1994 + 400 abonnements payés par Provert pour des destinataires choisis par lui

12 CR du comité de rédaction du 25 septembre 1984.

13 La convention avec le ministère de la Culture pour le financement du n° spécial jardins historiques (colloque de Blois de 1992) a été réduit de 60 000 F à 30 000 F. Rapport moral de l’AG Promotion du paysage du 23 septembre 1994.

14 Lettre de Y.-M. Allain au comité de rédaction du 4 octobre 1994.

15 Lettre de Frédérique Tanguy du 29 aout 1994.

16 L’édition de 300 exemplaires d’un n° est facturé 30 500 F (HT) par l’imprimerie Laboureur à Issoudun.

17 Compte-rendu du comité de rédaction du 20 janvier 1995, 4 p.

18 Pas de compte-rendu.

19 Deux mécènes se sont manifestés par des dons financiers en 1995 (la société d’élagage Moquet et fils et Moizard Environnement)

20 Compte-rendu du comité de rédaction du 4 juillet 1995, 6 p.

21 Compte-rendu du comité de rédaction du 10 novembre 1995, 4 p.

22 Lettre de F. Langendorff à Y.-M. Allain, 7 décembre 1995.

23 CR du conseil d’administration de l’ENSP du 4 juin 1996. Archives ENSP.

24 CR du comité de rédaction du 14 mars 1996, p. 1.

25 Plus sans doute pour un désaccord sur un article qu’il avait présenté et qui avait été refusé, que pour une opposition à la nouvelle orientation de P&A.

26 Lettres de P. Donadieu à Y-M. Allain, S. Zarmati et A. Fraval du 9 et 19 juin 1996. Archives ENSP.

27 Elève de l’École normale supérieure, Pierre-François Mourier fut enseignant à l’ENSP de 1986 à 2000. Il dirigea les publications de l’école et le département de Sciences Humaines.

28 Lettre de YM Allain à J.-B. Cuisinier du 4 juillet. Cette convention prévoit également de refondre le comité de rédaction et de modifier les responsabilités de directeur de la publication et de directeur de rédaction. A-t-elle été signée ? Aucun exemplaire paraphé n’a été retrouvé dans les archives connues.

29 Lettre de S. Zarmati à Jean-Baptiste Cuisinier du 19 septembre 1996. Archives P.-F. Mourier

30 Lettre de P.-F. Mourier à F. Langendorff du 17 octobre 1996. Archives P.-F. Mourier.

31 Elle a été créée par Pierre Donadieu et Catherine Chomarat-Ruiz, enseignants et chercheurs à l’ENSP.

32 Outre l’ENSP, deux autres écoles ont créé leur propre revue : l’École nationale supérieure de la nature et du paysage de Blois, et l’École nationale supérieure de paysage de Lille.

9 – Le second projet d’Institut du paysage

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Chapitre 9

Le second projet d’Institut du paysage (1982-1985)

ou la réussite d’une désillusion

Version du 10 mars 2019

1982. Dix ans ont passé depuis l’échec du premier et ambitieux projet d’institut du paysage proposé par Paul Harvois au début de 1972 (Chapitre 1). Échec relatif car, au cours de cette période, si la Section du paysage et de l’art des jardins (1946-1974), ainsi que le Centre national d’étude et de recherche du paysage de Trappes, le CNERP (1972-1979) ont fermé, l’École nationale supérieure du paysage de Versailles a été mise en place en 1976. L’enseignement y dure trois ans plus une année de stage au lieu de deux ans dans la Section. Et, en 1982, les premières recherches des enseignants de l’École sont publiées dans les Annales de la recherche urbaine (Chapitre 6). Le progrès est léger, mais perceptible.

En 1982, l’école forme environ 25 paysagistes DPLG chaque année, autant que dans les dernières années de la Section. Son développement souffre pourtant de multiples handicaps : de sa dépendance financière et administrative de l’ENSH (avec un seul conseil d’administration pour les deux écoles), de locaux exigus, de l’absence de postes d’enseignants permanents, de ressources documentaires restreintes, de recherches balbutiantes… Autant de raisons qui vont amener R. Chaux, avec les ministères de l’Urbanisme et du Logement, de l’Agriculture et de la Forêt, et de l’Environnement, à vouloir créer des conditions plus favorables.

Lancement d’une politique du paysage

En décembre 1981, le comité interministériel à la qualité de la vie (CIQV) et la Mission du paysage1 de la direction de l’urbanisme définissent les grandes lignes d’une politique nationale du paysage. Présentée par le ministre lors de sa visite à l’exposition « Paysages » au centre Beaubourg à Paris, elle prévoit, notamment, de « former de réels spécialistes “du paysage d’aménagement“ en passant d’une vision souvent statique et picturale du paysage qu’il n’y aurait qu’à protéger, à une conception plus dynamique où on accompagne, on guide, on oriente l’évolution » 2. Il ne s’agit plus seulement pour les paysagistes de réaliser des parcs et des jardins urbains, mais de s’intéresser à l’ensemble des territoires. Les enseignants du CNERP, comme J. Sgard, P. Dauvergne et B. Lassus avaient été pionniers dans ce domaine. Puis l’ENSP avait en principe pris le relais. Mais cette transmission n’était pas vraiment perceptible dans les travaux d’ateliers de projets de l’école.

Financée en partie par le Fond interministériel à la qualité de la vie (FIQV), la politique des paysage prévoit notamment : des interventions sur les grands sites nationaux, dans les aménagement fonciers, hydrauliques et forestiers et sur les réseaux de transport électrique, la diffusion de l’exposition « Paysages » du centre Beaubourg dans six centres commerciaux et le montage d’une exposition nouvelle « Paysages des routes et des canaux » avec la Caisse nationale des Monuments historiques et le SETRA (ministère des Transports). Dans le domaine de la formation, il est demandé au prochain CIQV de 1982 de faire des propositions dans quatre directions : un troisième cycle à l’ENSP de Versailles ouvert aux architectes, un renforcement de son flux de formation, une formation continue et « une sensibilisation au paysage d’aménagement » auprès des élèves des grandes écoles d’ingénieurs maîtres d’œuvre d’aménagement3.

La même année, et dans le même esprit, est créé la cellule Paysage et aménagement rural dans le bureau Cadre de vie, Environnement, Paysage de la Direction de l’Aménagement (DIAME)4 du ministère de l’Agriculture.

C’est en février 1982 que le CIQV réanime le projet d’Institut du paysage abandonné 10 ans plus tôt. Il est à nouveau confié à P. Harvois la mission de constituer un groupe interministériel entre les ministères de l’Agriculture, de l’Environnement et de la Culture. Il se réunira de juin à novembre 1982.

Parallèlement, dès décembre 1981, R. Chaux avait alerté les conseillers techniques du cabinet du ministre de l’Agriculture (M. Sturm) et du ministre de l’Urbanisme et du Logement (M. Simon) sur les problèmes des formations à Versailles. Le 5 janvier 1982, avec les deux responsables d’ateliers de l’école M. Corajoud et B. Lassus, il avait rencontré M. Simon afin qu’un groupe de travail puisse être constitué rapidement.

Le second projet Harvois

En décembre 1982, P. Harvois, professeur d’enseignement supérieur à Dijon, remet son rapport au ministre de l’Agriculture. Dans une note du 27 décembre, le chargé de mission « pour les problèmes du paysage » auprès de la DGER insiste d’abord sur les « trente ans de retard » des formations françaises au paysage par rapport aux pays voisins : « 8 écoles en Allemagne, 10 écoles en Angleterre », et sur l’inadaptation de l’École de Versailles. Se souvenant de ses déboires passés, il s’en remet à « une prise en compte par le premier ministre et la Présidence ». D’autant plus qu’un remaniement ministériel modifie le paysage politique en cette fin d’année.

Il propose la création au Potager du roi d’un « Institut français du paysage (IFP) », ayant l’autonomie administrative et financière, à la place de l’ENSP. L’IFP serait un centre d’enseignement supérieur (en six ans après le bac), un centre de recherches (avec un centre de documentation et six laboratoires) et un centre de promotion. « Tous les départements ministériels intéressés participeraient à son financement ». Projet directement inspiré de celui de 1972, mais dont on connaissait les limites avec l’arrêt du CNERP en 1979.

Il prévoit que « le président de la République pourrait annoncer officiellement, en avril ou mai 1983, cette mise en place à l’occasion d’une cérémonie internationale à Versailles célébrant le centenaire du magnifique Potager du Roi »5.

Le projet de décret en 18 articles est rédigé et le financement semble assuré en partie par la DIAME (20 millions de Francs).

Le transfert de l’ENSH à Angers auprès de l’ENITAH qui lui serait rattachée est envisagé. Car il semble rationnel pour le ministère de tutelle de constituer à Angers un centre national d’horticulture regroupant des formations scientifiques (ENSH) et techniques (ENITAH). Mais les « problèmes humains et pédagogiques » de ce déménagement semblent difficilement surmontables si des moyens financiers n’accompagnent pas ce projet6.

La coexistence et le développement des deux écoles semblent donc difficiles et un problème sans solution autre qu’un projet d’IFP hors du Potager du roi.

Deux ateliers en conflit

Non seulement, depuis la création de la Section en 1945, les enseignants des deux écoles s’ignoraient, mais au sein de l’ENSP un conflit s’aggravait entre les responsables d’atelier de projet Michel Corajoud et Bernard Lassus. Ils avaient tous les deux enseigné dans la Section, le premier à partir de 1972 et le second depuis 1963.

Dès la création de l’ENSP, ils avaient retrouvé leurs ateliers où ils enseignaient avec quelques anciens élèves : P. Aubry avec B. Lassus et J. Coulon avec M. Corajoud. Puis leurs travaux de concepteurs paysagistes, à partir de 1978, pour le parc du Sausset au nord de Paris et pour celui de la Corderie royale à Rochefort, avaient montré des démarches très différentes.

Deux écoles nouvelles de pensée paysagiste (dite plus tard « école française de paysage » par la Fédération française du paysage) commençaient à se juxtaposer avant de s’affronter. Elles indiquaient leurs postulats, celui d’une matérialité à gérer par la maitrise formelle, dessinée, globale et de détail, du projet dans le cas de M. Corajoud, qui s’inscrivait dans les pas du jardinier géomètre André le Nôtre ; celui d’un imaginaire du paysage à susciter par « apport sur un support » en s’appuyant, notamment sur les théories du jardin pittoresque de W. Chambers et de l’abbé Delisle (1776). Cet atelier avait pris le nom de Charles-Rivière Dufresny (1624-1724). Louis XIV avait nommé ce musicien et écrivain, dessinateur des jardins royaux où il avait introduit la mode des jardins anglais.

Les modèles de pensée des projets étaient aussi différents que les pratiques pédagogiques. Celle de l’atelier Le Nôtre reposait sur la formalisation graphique (le dessin, la maquette) du site à aménager, celle de l’atelier Dufresny sur une imprégnation sensible acquise par la marche dans le site. Il était demandé aux étudiants de « faire l’éponge » afin d’inventer un concept de projet et son mode de communication (démarche dite d’analyse inventive).

Ces deux types d’atelier étaient successifs en deuxième année et à option en troisième année7. Ils ont permis de former les paysagistes à deux manières différentes de concevoir des projets. L’une partait de la morphologie et de l’histoire du site physique pour dessiner le projet, l’autre des imaginaires possibles des lieux et de leurs ambiances pour penser une intervention parfois minimaliste ; d’un côté un art de la mise en forme contextualisée, de l’autre un art conceptuel et poétique de la reconnaissance des lieux.

Les relations entre les deux hommes ont commencé à se dégrader à partir du moment où les deux pédagogies ont commencé à être incompatibles en devenant des idéologies, voire des doctrines exclusives qui ne se toléraient plus. Tension vive qui a obligé R. Bellec, le secrétaire général et de la pédagogie, à demander un choix d’atelier aux étudiants au cours de la troisième année d’études. Le groupe d’enseignants, déjà hétérogène, commença à se fissurer de 1983 (année du départ des enseignants de l’ENSH) jusqu’au sortir de la grève étudiante de juillet 1985.

L’année précédente (?), M. Corajoud avait démissionné de ses fonctions de chef d’atelier et avait été remplacé par Isabelle Auricoste. Alors que G. Clément avait quitté l’école dès l’automne 1981.

L’Institut français du paysage

Pendant toute l’année 1983, les enseignants de l’école vont travailler la faisabilité du projet d’IFP. Ils sont répartis en groupes de travail : sur les locaux, la formation, le centre de documentation, la promotion du paysage et la recherche8. Le rapport de P. Harvois, un peu expéditif et superficiel, leur est peu connu.

Dès la fin du mois de mai, les premières conclusions sont résumées9. Faut-il adopter le modèle de l’université ou des grandes écoles d’ingénieurs ? La transdisciplinarité des ateliers de conception apparait comme une nécessité avec une logique de pensée transversale (le projet) et verticale (les disciplines de connaissance). C’est donc le modèle des écoles d’architecture, avec une formation en 5 ans qui prévaudra. Il prévoit un premier cycle de « préparation intégrée et d’orientation » en deux ans après le bac avec un maximum de 180 étudiants. Cette formation définit ses objectifs autour de quatre mots clés partagés par les différentes disciplines (analyse du paysage, interrelation entre ses éléments, travail de mise en forme et démarches spécifiques). Cinq champs thématiques sont prévus : approche plastique, perception et communication de l’espace, écologie et sciences du milieu, espaces humains et sociétés, techniques et pratiques, avec des enseignements obligatoires et à options.

Le cycle de diplôme (deux années de deuxième cycle et une année de 3ème cycle) concernerait 45 étudiants par promotion et serait couronné par le DPLG. Il serait organisé autour des exercices courts et longs de projets d’ateliers à partir des champs thématiques approfondis du premier cycle. S’y ajouteraient des enseignements post-diplômes spécialisés en deux ans dans le cadre des laboratoires de recherches (jardins historiques par exemple), des formations universitaires à la recherche et des « certificats d’études supérieures de paysage en… » ouverts aux ingénieurs et aux architectes, entre autres10. Sans compter la formation permanente en trois ans, les écoles d’amateurs, la formation continue et la sensibilisation au paysage.

Le programme est ambitieux et préfigure une grande partie de l’organisation future de l’ENSP, à l’exception du premier cycle.

Pourtant quelques nuages commencent à obscurcir l’horizon du projet.

La formation initiale dans le projet d’institut français du paysage, 31 mai 1983

Réticences et concessions

Dès juillet 1983, Jean-Pierre Duport, directeur de l’Architecture au ministère de l’Urbanisme et du Logement avertit : « En ce qui concerne la mission d’enseignement de l’Institut, je souhaiterais qu’elle ne soit pas conçue comme un monopole absolu… », mais que des sessions de formation (de type certificat) soient ouvertes aux diplômés d’architecture, ainsi que des passerelles permettant à des titulaires du 1er cycle d’entrer dans le second cycle de l’institut. Il précise « en outre le doctorat d’enseignant chercheur me parait d’une destination insuffisamment large car il sanctionne la seule formation d’enseignants »11.

Trois mois plus tard, en septembre, une note de P. Harvois au directeur de cabinet du ministre de l’agriculture est plus préoccupante. Il lui indique que « le silence de l’Agriculture au regard de ses engagements pour la création de l’Institut du paysage risque de décourager les autres partenaires qui avaient manifesté leur intention de s’associer concrètement au projet »12.

Un des points de blocage concerne la nécessité d’un premier cycle spécifique, couteux en espace et en personnel. R. Chaux le justifie avec des arguments pédagogiques et, ressentant une réticence de fond du conseiller, n’en fait pas une condition de la création de l’IFP13. Le système de l’ENSP, écrit-il, malgré ses inconvénients, donne une formation reconnue comme satisfaisante ». Le diplôme de paysagiste DPLG n’a-t-il pas été classé au même niveau que celui d’architecte DPLG? Il propose que, si cette création « était remise à plus tard », l’annonce de la création de l’IFP sur la commune de Guyancourt et des mesures transitoires (notamment la création de postes d’enseignants) soit faite dans le cadre du tricentenaire du Potager du roi en décembre.

Il semble cependant se faire peu d’illusions : « si aucun département ministériel n’a les moyens d’assumer les missions de l’IFP, (il prévoit) des conséquences graves, un gâchis d’énergie et de moyens, et la mise en place d’expédients de mauvaise qualité dans les UP d’architecture »14.

De leur côté les praticiens paysagistes insistent : Il faut en finir, disent-ils, avec un aménagement paysager « réduit à une opération (surcoût) de maquillage après coup » et porter l’effectif de praticiens de 300 à « 1200 à 1500 paysagistes »15.

L’annonce ministérielle

Le 16 décembre, trois cents ans après la fin des travaux de création du Potager du roi, R. Chaux, en tant que « 17éme successeur du fondateur Jean-Baptiste de la Quintinye », retrace l’histoire mouvementée des lieux où cohabitent, (encore pour 10 ans, ce qu’il ne sait pas) l’ENSH et l’ENSP16. Que vont devenir ces lieux en fonction du projet incertain d’IFP ? Que va annoncer Michel Rocard, ministre de l’Agriculture et de la Forêt ? Sachant que la DGER s’estime démunie des moyens nécessaires à son montage et à son fonctionnement17.

Le Potager doit son histoire prestigieuse à la persévérance de l’État et, suggère le ministre, il en sera de même demain. Aussi commence-t-il par rassurer l’ENSH « J’ai donné mon feu vert et décidé d’appuyer le projet d’une installation complémentaire, non loin de Versailles, sur un espace de 5 à 10 hectares mitoyen du centre INRA de Guyancourt, le domaine de la Minière, qui permettra à l’ENSH de disposer de moyens d’expérimentation et de recherche qui lui font actuellement défaut ». Puis il fait l’éloge du renouvellement des compétences paysagistes et confirme que : « le ministère de l’Agriculture en accord avec le ministre de l’Urbanisme et du Logement et le secrétariat d’État auprès du premier Ministre chargé de l’Environnement et de la qualité de la vie, a décidé de créer, à partir de l’ENSP un Institut français du paysage, établissement public doté de la personnalité civile et de l’autonomie financière. Il sera implanté sur la commune de Guyancourt et le site du Potager du roi, avec dans le cadre de la décentralisation, des antennes pédagogiques diversifiées. »18.

Il insiste sur la participation des autres ministères et annonce à l’automne 1984 les premières assises nationales du paysage à Aix-les-Bains.

Rassérénés, les enseignants, les étudiants et les paysagistes praticiens attendent désormais la signature du décret fondateur et l’application des mesures transitoires, en particulier la création de quatre postes d’enseignants permanents.

Vers la signature des décrets

Pendant toute l’année 1984, deux groupes de travail de la DGER et de l’ENSP vont travailler à approfondir le projet. L’un est chargé de la mise au point du décret de création de l’IFP et l’autre de l’implantation à Guyancourt. Dès mars, écrit R. Chaux, il apparait que la DGER ne prendra pas l’initiative de faire des propositions, si elle n’y est pas invitée expressément par le cabinet19. La DGER (MM. Soyeux et Carcassonne) n’affirme en effet toujours pas de position claire sur son engagement.

De leur côté les enseignants de l’ENSH, la maison mère de l’ENSP, font valoir leurs propres projets. Car leurs effectifs d’étudiants depuis la réforme de 1976 ont doublé. Besoins en locaux d’enseignement pour les filières « Techniques et économie de l’horticulture » et «Sciences et techniques appliquées aux aménagements paysagers », besoins en personnels de recherches pour les laboratoires, extension de la documentation, enseignement des langues… Demandes qui pourraient être satisfaites en partie sur les terrains de la Minière à Guyancourt. Mais à condition de ne pas céder définitivement de l’espace à l’ENSP au Potager du roi. Car le pôle paysagiste de l’IFP au Potager du roi devait-il n’être qu’un « expédient temporaire » en attendant sa relocalisation totale à Guyancourt, comme l’indiquait le groupe de travail « Gestion de la mise en place de l’IFP » 20 ?

En outre le groupe de travail « Potager du roi » et la commission permanente du conseil général demandent à ce que la gestion du Potager du roi ne reste pas à la seule charge de l’ENSH.

Au cours de ce même mois de mai, les services techniques du ministère de l’agriculture chiffrent l’installation de l’IFP à Guyancourt en deux tranches (au moins 5500F/m2 pour 4500 m2 de planchers, soit environ 26 millions de francs avec l’aménagement des abords immédiats)21. Mais J. Renard, directeur de l’aménagement à la DIAME, sollicité pour le financement, manifeste sa plus grande perplexité sur l’argumentation du projet d’IFP22. Doute sur le nombre de paysagistes envisagé, faiblesse de la dimension du paysagisme d’aménagement et de la recherche, flou de la pédagogie… Il ne dispose pas des crédits demandés en 1984, peut-être en 1985.

En juillet, les services de l’inspection du ministère rendent un rapport très critique sur la situation de l’enseignement à l’ENSH/ENSP de Versailles : fonctionnement complexe et peu satisfaisant, gestion confuse sans enseignant titulaire à l’ENSP23.

À la rentrée de 1984, d’autres voix se font entendre. B. Lassus diffuse le projet d’un certificat d’études approfondies (CEA) Jardins et paysages à l’UP d’architecture n° 6 de Paris. Il implique deux pôles d’enseignement, un à Paris avec d’autres enseignants d’UP (M. Conan et J. Christiany de l’UP4) et de l’université (A. Cauquelin, J. Duvignaud) et l’autre à Versailles (l’ENSP). D’autres (J. Dreyfus, proche de B. Lassus, notamment) insistent sur les questions sociales que posent les pratiques de jardin et de paysage24.

Comme dans le premier projet d’Institut du paysage de 1972, la décision réelle du projet reste sous la tension de points de vue contradictoires. D’un côté, l’hésitation motivée de la DGER entrainant celle de ses partenaires ministériels et du gouvernement, de l’autre des initiatives multiples et l’engagement de R. Chaux et de quelques enseignants montrant l’enjeu politique local et national de ce projet.

Aux assises du Paysage d’Aix-les-Bains (600 participants), le 13 octobre 1984, M. Rocard confirme les objectifs interministériels de l’IFP de Versailles-Guyancourt et la signature prochaine du décret fondateur. « La rentrée 1985 devra se faire à Versailles dans le cadre de l’IFP qui aura reçu sa première dotation en personnel, et en 1987 à Guyancourt ».

En novembre les projets de décrets, précisant sa structure, ses missions, son personnel et ses enseignements sont rédigés25. Et les ministères concernés autres que l’Agriculture semblent prêts à participer au financement, à condition que le ministère de l’Agriculture « donne des preuves de sa bonne volonté »26.

Du compte-rendu du conseil général de l’ENSH/ENSP27, il faut retenir que pour R. Chaux « les décrets, en Conseil d’État, sont à la signature pour parution au cours du premier semestre 1985 ». De son côté l’association des anciens élèves de l’ENSH et de l’ENSP s’inquiète du rapport Mothes visant à intégrer l’horticulture dans des « centres de productions végétales ». Elle pense que la réflexion sur le programme pédagogique de l’IFP est « à peine commencée », et demande des précisions claires sur les articulations entre la filière Sciences et techniques appliquées aux aménagements paysagers et l’IFP.

La désillusion

Une longue attente commence, surtout après le départ de Michel Rocard du ministère de l’Agriculture le 4 avril 1985 et son remplacement par Henri Nallet.

Le 22 (ou le 19) mars les étudiants lassés d’autant d’atermoiements, se mettent en grève. Ils viennent d’apprendre que l’ENSP n’est pas sur la liste des établissements accédant à l’autonomie financière et administrative en 1985. Puis les enseignants font de même le 25 mars. Dès le 26 mars, R. Chaux demande à Bernard Vial, nouveau directeur de cabinet, à rencontrer le ministre. Les engagements pris seront-ils respectés ?

Une semaine après, il propose à la DGER l’ouverture en juin d’un concours de maitre de conférences en « Théorie et pratique du projet de paysage », un moyen parmi d’autres de calmer la colère et la déception des étudiants et des enseignants28. Et surtout de pouvoir faire la rentrée avec un enseignant titulaire responsable des ateliers de projet. Car, dès le 4 mars, il a reçu l’assurance, par M. Carcassonne, de l’attribution d’un poste de maître de conférence à l’ENSH pour l’ENSP et d’un poste d’attaché d’administration et d’intendance en 198529.

Au même moment l’assemblée générale des étudiants de l’ENSP demande à rencontrer le ministre et son conseiller technique M. Carcassonne. Ils souhaitent s’informer sur la mise en œuvre du projet d’IFP et des mesures transitoires (autonomie, dotation en personnel enseignant : 2 postes en 1985, 3 en 1986, décret de création). Les enseignants font de même et sont reçus le 24 avril. On leur répond, dans la version étudiante « que les promesses ne seraient pas tenues, mais renvoyées à plus tard »30 ; dans la version enseignante que « les raisons sont administratives, sans explication de fond »31.

Le 6 mai, la DGER ne répond toujours pas à l’incertitude générale, le nouveau ministre -apprendra-t-on plus tard- n’ayant toujours pas pris connaissance du dossier. R. Chaux demande à nouveau un rendez-vous à son conseiller. Simultanément le nouveau DGER, Michel Gervais avec son sous-directeur M. Soyeux reçoit un groupe d’étudiants32.

De leur côté, comme en 1972, les paysagistes enseignants et les élèves tentent de contacter des personnalités politiques ou professionnelles pour éviter un échec probable. Jack Lang, en visite gastronomique à Versailles, est invité au Potager du roi. Des paysagistes d’écoles de paysage anglaise et yougoslave, le président de l’IFLA Zvi Miller, les députés de Versailles (Etienne Pinte), d’Hazebroucke, des Côtes-du-Nord et de l’Allier, ainsi que des parents d’élèves écrivent au ministre.

Le 21 mai, après une entrevue avec MM. Jactel et Soyeux, R. Chaux fait connaitre à la commission permanente du Conseil général la position de la DGER. La décision de création de l’IFP n’est pas remise en cause ; les solutions financières devront être trouvées et un conseil d’administration propre à l’ENSP avec de nouveaux moyens sera créé à la rentrée 1985. Il ne rappelle pas, car cela est connu de tous, que le 26 juin 1985 devrait avoir lieu le premier concours de recrutement d’un maître de conférences dans la discipline Théories et pratiques du projet de paysage.

Comme la grève dure toujours, accompagnée de manifestations étudiantes spectaculaires à Paris (des projections sur les murs du Louvre), MM. Raffi, Gervais, Soyeux et Carcassonne rencontrent, le 5 juillet, les représentants des étudiants (M. Claramunt, C. Dard et P. Jacotot) et des enseignants (M. Rumelhart et A. Provost). La tension a en effet monté, y compris avec des altercations sur le perron du ministère. M. Raffi demande l’arrêt des désordres et précise la position du ministère : 1/Le ministère ne sera ni leader, ni seul acteur du projet d’IFP. 2/Un premier chargé de mission, B. Fischesser, ingénieur en chef du génie rural et des eaux et forêts au CEMAGREF de Grenoble sera nommé pour répondre à la question : « Un institut du paysage, pourquoi, comment et avec qui ? ». 3/ si un IFP est créé, cela se fera d’abord dans les faits et ensuite dans les textes. Aussi un second chargé de mission sera chargé, dans ce cas, en tant que futur directeur probable, de mettre en place une « structure IFP préparatoire ».

Le rapport de B. Fischesser

Le 20 aout 1985, B. Fischesser reçoit sa lettre de mission. Il remettra son rapport en novembre de la même année. La rentrée de l’année scolaire 1985-1986 s’est faite normalement après le recrutement de M. Corajoud comme maître de conférences.

Le chargé de mission suit en fait les orientations données par M. Raffi. Il fait de l’IFP un but à moyen et long terme et énumère les objectifs de développement de l’ENSP actuelle au côté, puis avec l’ENSH au sein du Potager du roi. L’autonomie administrative et financière apparait comme « une obligation sans alternative » avec une nouvelle direction sensible aux questions singulières de paysage. Il en est de même pour la dotation d’«une masse critique d’enseignants permanents», de la construction d’un nouveau projet pédagogique avec une redistribution des volumes horaires entre départements, de l’accueil d’élèves d’autres formations (agronomes, architectes notamment), de l’association de l’enseignement et de la recherche à développer, du développement d’une documentation adaptée et modernisée, et de l’ajout d’ un premier cycle.

Reconnaissant toute la valeur originale de la formation existante, il se prononce néanmoins pour un rééquilibrage entre les formations d’arts plastiques et celles insuffisantes de techniques de représentation et de communication, pour une ouverture scientifique et technique plus grande et pour le développement des projets de « grand paysage » comme ceux explorés par les premiers ateliers pédagogiques régionaux de quatrième année depuis 1983.

Ce rapport confirme des pistes déjà connues pour construire d’abord l’IFP dans les esprits et les faits, avant d’imaginer un cadre juridique nouveau et de nouvelles implantations hors du Potager du roi.

Car dans les faits et les esprits, l’IFP a été construite dans les trente années qui ont suivi. Des services documentaires propres, un laboratoire de recherches actif, une formation doctorale reconnue, un nouveau projet pédagogique, une quatrième année formatrice, une formation continue, des écoles d’amateurs, une revue de qualité et un corps d’enseignants-chercheurs titulaires de 14 personnes permanentes et de nombreux vacataires et contractuels ont vu le jour. Mais l’autonomie financière et administrative n’a pu être obtenue qu’avec le départ (douloureux et programmé) de l’ENSH à Angers dix ans plus tard.

Aujourd’hui, personne ne songe à réclamer un IFP, puisque l’ENSP de Versailles-Marseille en a été la concrétisation.

Conclusion

Cet épisode de la vie de l’ENSP de Versailles est sans doute significatif d’une opposition qui structure la vie politique ordinaire. Entre ceux, surtout des responsables politiques nationaux, qui avancent des projets ambitieux, et les administrateurs des ministères qui en financent la réalisation et la gestion. Dans beaucoup de situations, les législateurs préfèrent entériner par la loi une situation évolutive qui fonctionne bien, mais au cadrage légal discutable, plutôt que de prendre des risques avec une création ambitieuse mais aux résultats incertains. C’est probablement ce qui explique l’échec du premier institut du paysage en 1972, autant que les oppositions des corps d’ingénieurs du ministère.

Il montre aussi que l’engagement de la direction de l’ENSP, et la grève des étudiants et des enseignants ont été la condition de ce développement pragmatique obtenu dans un contexte conflictuel.

En 1972, c’est surtout l’opposition d’Etienne Le Guélinel, le directeur de l’ENSH, qui a fait échouer le projet d’Institut du paysage, sans doute avec l‘appui de la DGER, et a provoqué la création du CNERP. En 1985, c’est le ministère de l’Agriculture lui-même qui a réorienté le processus de projet de l’IFP vers une co-construction longue, mais au final fructueuse. L’ambition politique du paysagisme d’aménagement a fini par s’hybrider avec l’héritage historique de l’art des jardins dans une pensée capable de maîtriser les échelles de temps et d’espace, et les paysagistes concepteurs de devenir des acteurs polyvalents appréciés par les politiques de l’aménagement du territoire.

Le projet utopique de P. Harvois est devenu réalité, mais sous une forme et selon un processus qu’il ne prévoyait pas.

P. Donadieu

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Bibliographie

B. Fischesser, L’avenir de l’école nationale supérieure du paysage de Versailles, rapport au ministre de l’Agriculture, octobre 1985.


Notes

1 La Mission du paysage est dirigée depuis 1979 par Alain Riquois, ingénieur du Génie rural et des Eaux et Forêts. Il deviendra directeur de l’ENSP en 1990.

2 Une nouvelle politique du paysage, CIQV, doc. Ronéo., 1981.

3 Op. cit., p. 3

4 Cette cellule qui regroupait huit membres permanents s’est réunie tous les deux mois de 1981 à 1983 pour réfléchir aux questions posées par l’évolution du paysage rural. B. Fischesser, L’avenir de l’école nationale supérieure du paysage de Versailles, rapport au ministre de l’Agriculture, octobre 1985, p. 35.

5 P. Harvois, Note sur la création d’un Institut français du paysage, 27 décembre 1982.

6 La décision du transfert sera prise en 1993 et sera mise en œuvre de 1995 à 1997.

7 Jusqu’en 1983 ou 84. Des paysagistes comme H. Bava ou M. Desvignes ont connu ce système pédagogique d’ateliers sans option.

8 Courrier du 2 mars 1983 de R. Bellec aux enseignants.

Note sur l’organisation de la formation au paysage dans le cadre du futur institut français du paysage, Document de travail, RB/CC, n° 441, 31 mai 1983.

10 Note…, ibidem.

11 Lettre de J.-P. Duport à R. Chaux du 1er Juillet 1983.

12 B. Fischesser, op. cit., p. 36.

13 Lettre de R. Chaux à M. Pingaud, Cabinet du ministre de l’Agriculture, 10 octobre 1983.

14 Ibidem.

15 Pour une politique d’aménagement d’un espace de qualité : l’Institut français du paysage, non daté. Ce texte qui date sans doute de 1983, émane peut-être de la FFP.

16 R. Chaux, 300 ans d’histoire au Potager du roi, Discours prononcé à l’occasion du tricentenaire du Potager du roi, 16 décembre 1983, 5 p.

17 B. Fischesser, op. cit., p. 36.

18 M. Rocard, intervention au tricentenaire du Potager du Roi, 16 décembre 1983, doc. ronéo, 7 p.

19 Lettre de R. Chaux à M. Pingaud conseiller technique au cabinet du ministre du 9 mars 1984

20Lettres de R. Chaux à M. Soyeux, sous-directeur de l’enseignement supérieur, DGER, du 9 mai 1984

21 Lettre de J. Lourdin, bureau d’études et de contrôle des constructions administratives, DGAF à M. Pingaud, Cabinet du ministre, 22 mai 1984.

22 Lettre de J. Renard à M. Pingaud, le 11 mai 194

23 B. Fischesser, op. cit., p. 36

24 Lettre de J. Dreyfus, ingénieur général des Ponts et Chaussées, et J.-C. Saint-Maurice à R. Chaux, septembre 1984.

25 Institut français du paysage de Versailles-Guyancourt, Projet, YS/SL, ministère de l’Agriculture, novembre 1984.

26 B. Fichesser, op. cit. p. 37.

27 Compte-rendu de la réunion du conseil général de l’ENSH et de l’ENSP, 13 décembre 1984.

28 Lettres à la DGER (Madame Robinet), du 26 mars 1985.

29 Lettre de M. Carcassonne à R. Chaux du 4 mars 1985. Le poste est prélevé sur la dotation prévue à l’ENFA de Rennes. La décision a été prise par C. Jactel, chef du service de l’enseignement, dès janvier 1985.

30 Tract distribué au ministère de l’Agriculture, sans date.

31 Lettre du 29 avril à H. Nallet des 16 enseignants paysagistes vacataires de l’ENSP.

32 Il s’agissait de C. Alliod, Charles Dard, Jerôme Boutterin, Michel Collin et Marc Claramunt.