7 – Pourquoi les agriculteurs devraient-ils s’intéresser à leurs paysages ?

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Fiche n° 7

Pourquoi les agriculteurs devraient-ils s’intéresser à leurs paysages ?

Pierre Donadieu, Académie d’Agriculture de France

En produisant des biens alimentaires et énergétiques, les agriculteurs approvisionnent le monde. En même temps ils produisent les paysages agricoles. Mais ce sont des sous-produits de leurs activités, appréciés par les uns, dépréciés par les autres, selon les cas. Pourquoi et comment les agriculteurs pourraient-ils contribuer à façonner les visages de leur territoire mieux qu’aujourd’hui ? De quelles façons les politiques publiques sectorielles, comme l’agriculture ou la biodiversité pourraient-elles s’inscrire dans les finalités des politiques publiques transversales comme celles du paysage ?

Environnement ou paysage ?

Il y a deux façons de comprendre un paysage agricole. Si ce qui est perçu par la vue est réduit à des objets matériels : des champs, des troupeaux, des serres, des fermes, des bois, des sols, des routes et des cours d’eau, cette vision relève de l’environnement explicable par les sciences physiques, naturelles, sociales, agronomiques et forestières, et à ce titre modifiable. Cette connaissance scientifique et technique permet en effet d’agir et de conduire un projet d’agriculture ou d’élevage ; de limiter les risques pour la santé de l’environnement et celle des hommes et d’adapter les productions agricoles et agroalimentaires aux transitions climatiques et agroécologiques en cours.

Si ce qui est perçu est réduit aux impressions, sensations et jugements de chacun, spectateur ou acteur d’une scène agricole, si l’on oublie un instant la réalité matérielle analysées par les scientifiques, cette perception relève du paysage1. Cette connaissance mentale et corporelle varie selon l’interprétation qu’en donne la culture de chacun, selon ses dispositions affectives et morales et le moment de l’expérience. Elle est le plus souvent insaisissable, et pourtant elle est partagée par les habitants d’une commune rurale, au sens de prendre part à des sentiments collectifs de plaisir, d’indifférence ou de méfiance.

Les agriculteurs peuvent-ils relier environnement et paysage ? Oui, en tenant compte autant de leurs propres regards que de ceux des publics. Car, sauf à soustraire les scènes agricoles aux regards des autres (ce qui est possible), les paysages agricoles sont depuis les routes et d’autres lieux publics ou privés accessibles visuellement à tous. D’autres points de vue que ceux des agriculteurs créent des paysages imaginaires avec des valeurs esthétiques et éthiques très variées : étonnement, admiration, inquiétude, perplexité, désarroi ou impuissance.

Certes, mais l’agriculteur n’est-il pas le maître exclusif de ses paysages ?

Plaine agricole de Versailles, 2012

Tenir compte du regard d’autrui ?

Chaque agriculteur fabrique lui aussi ses paysages avec les scènes de son environnement, avec les champs et les troupeaux, les siens et ceux des autres. Il regarde avec attention chaque jour l’évolution de ses récoltes à venir. Il guette les prévisions de la météo, les signes de maladies sur les vignes, les vergers, les céréales et les animaux. Il se réjouit ou s’inquiète, s’émerveille ou s’attriste. Il confond naturellement paysage et environnement agricoles. Ce sont ses paysages, son milieu de vie. Il voudrait en vivre bien avec sa famille, mais la météo, les prix du marché, les maladies des cultures et des troupeaux ou les variations imprévues des aides publiques en décident souvent autrement. Pourquoi tenir compte des regards souvent indifférents des passants ?

N’a-t-on jamais vu un randonneur venir critiquer un agriculteur parce que les paysages ne lui plaisent pas, ou inversement le féliciter du charme de son exploitation ? N’est-il pas inscrit dans la Constitution française, que l’État garantit le droit de pleine propriété au même titre que la liberté, et avec le code rural le droit des baux agricoles.

Tout entrepreneur agricole dispose de la liberté d’user de la terre qu’il cultive comme il l’entend à condition de ne pas nuire à autrui. S’il souhaite agrémenter le décor et favoriser la faune sauvage, parce que les pouvoirs publics le souhaitent et financent les frais, libre à lui de participer. C’est ce qui se passe pour les plantations de haies. Pour les bandes enherbées le long des cours d’eau, c’est une obligation pour laquelle il reçoit en compensation des subventions de l’Europe et de l’État français pour ne pas polluer. Quant aux doses de pesticides, cela ne se voit pas dans le paysage (sauf les épandages de glyphosate), mais peut nuire à la qualité de l’environnement et de ses habitants ! Et si les agriculteurs ont intérêt à évoluer vers l’agroécologie, voire l’agriculture biologique ou la permaculture, le changement se verra surtout par la diversification des cultures, les élevages de plein air et la diminution de la taille des parcelles. Ce qui plaira peut-être aux promeneurs qui déplorent les élevages industriels et les monocultures de maïs ou de vigne, mais pas les prairies bocagères.

Alors faut-il regretter la résistance relative des agriculteurs (pas tous) aux politiques de paysage du ministère de l’Environnement depuis une trentaine d’années ? Les céréaliculteurs n’aiment pas les arbres et les haies, car cela coûte cher à entretenir. Ce qui n’est pas le cas des éleveurs de plein air. Faut-il le leur reprocher ?

Plaine agricole de Versailles, 2017

Vivre avec son voisinage

Bien des exploitations agricoles dans le monde ont compris l’intérêt de s’ouvrir au public. Le plus souvent pour vendre des produits avec un meilleur bénéfice qu’avec un revendeur. C’est ce qui se passe dans les régions périurbaines avec les ventes à la ferme, mais beaucoup plus rarement loin des villes. On l’observe également avec les accueils d’agritourisme, de gîtes à la ferme et de chambres d’hôte pour le tourisme rural. C’est une conséquence de la nécessité économique de diversifier les revenus d’une exploitation.

Mais si les paysages, trop monotones, ne sont pas attractifs, si leur réputation paysagère n’en fait pas des lieux d’intérêt touristique, cette clientèle capricieuse ne viendra pas. Ce qui peut être un point de vue souhaité, légitime, d’un entrepreneur agricole.

Bandes enherbées protégeant la qualité de l’eau, Poitou, 2011

Mais on peut défendre un point de vue différent.

Dans beaucoup de collectivités rurales, les habitants des villes et des villages ne sont pas indifférents à la qualité de leur environnement et de leurs paysages. Grâce aux Conseils départementaux, les sentiers de randonnées pédestres et cyclistes se développent, les Offices de tourisme informent sur les hébergements ruraux et urbains et les centres d’intérêts pour les visiteurs : pêches, chasses, animations festives, patrimoines naturels et historiques.

Si les paysages agricoles sont suspectés de ne pas présenter les qualités environnementales requises – même s’ils paraissent sains-, si les campagnes ne sont pas accessibles au public, si les habitants des bourgs et des villages ne peuvent être rassurés par les exploitants, il est probable que les collectivités seront de plus en plus désertées ou accueilleront des populations à bas revenus qui y trouveront des habitations à faible coût. Autant d’inégalités territoriales que les agriculteurs peuvent éviter en ouvrant leurs chemins agricoles au public. En leur donnant un caractère accueillant grâce à des plantations d’arbres en bosquets ou en haies, en valorisant le petit patrimoine hydraulique et historique, en aménageant les petits cours d’eau et en veillant à la qualité de l’eau et des zones humides (mares et étangs).

Pour être cohérent, étant donnée la dispersion des parcelles, ce projet d’ouverture au public des espaces agricoles ne peut être organisé qu’avec la commune ou l’intercommunalité. Elles pourront prendre en charge la signalétique, le passage des clôtures (chicanes) et des fossés, des remembrements localisés et l’entretien de la propreté des chemins.

Habitants et agriculteurs ont intérêt à co-évoluer ensemble. Les habitants en étant informés des pratiques agricoles, de leurs contraintes et de leurs projets ; les agriculteurs en étant soucieux d’éclairer les habitants et de répondre à leurs questions légitimes, notamment sur la sécurité de leur environnement et de leur alimentation. L’évolution des paysages qui pourra en résulter passe alors par les nouvelles manières de se promener et de randonner dans les campagnes afin que les lieux agricoles deviennent familiers, même s’ils sont très ordinaires.

Sans doute est-il difficile de demander trop souvent à un agriculteur de jouer le rôle du guide ou de l’animateur. Mais des habitants peuvent être initiés et le faire.

C’est en multipliant la conscience des lieux que l’on peut favoriser l’appropriation des milieux de vie, en luttant contre les ségrégations qui confinent les habitants dans leurs pavillons ou leurs appartements, loin, trop loin des terres et des terroirs agricoles.

Plaine maraîchère de Montesson (ouest Paris), 2016

Ces pratiques existent déjà. Ce sont des exemples convaincants où les agriculteurs sont connus des habitants : fermes bio qui vendent sur place ou en circuits courts (AMAP), fermes pédagogiques accueillant les enfants des écoles, fermes communales, locations de jardins familiaux, de jardins thérapeutiques, de jardins partagés, repas et hébergements à la ferme, cueillettes directes, fermes d’accueil d’enfants handicapés, locations de camping, de pêches, de chasses, écomusées, réserves naturelles … Autant d’activités sociales, pédagogiques et de loisirs qui insèrent les agriculteurs dans la vie sociale des territoires ruraux. Qu’ils soient des entrepreneurs à fort capital ou de modestes agriculteurs.

Pays-Bas : circulations douces, 2006.

Ce qu’il faut retenir

S’ils souhaitent établir des relations à bénéfices réciproques avec leur territoire et ses habitants, les agriculteurs peuvent ouvrir leur exploitation à des fins sociales, alimentaires, environnementales, pédagogiques et de loisirs. Ils peuvent en tirer un bénéfice financier autant qu’humain : celui d’une reconnaissance par les habitants comme acteurs pertinents de la production de paysages agricoles multifonctionnels.

Ainsi la politique agricole sectorielle dont les agriculteurs sont parties prenantes, pourra-t-elle s’intégrer à une politique transversale de paysage dont tous les habitants d’un territoire devraient être bénéficiaires.


Pour en savoir plus

Ambroise R. « Dessiner les paysages agricoles pour un développement durable et harmonieux des territoires », 9eme conférence du Conseil de l’Europe sur la Convention européenne du paysage, 2017. Télécharger le pdf.

Ambroise R. et Toublanc M., Paysage et agriculture pour le meilleur ! Dijon, Educagri, 2015, 144 p.

Donadieu P., La société paysagiste, Arles, Actes Sud, 2002.

Toublanc M., Ambroise R., Pernot E., Herbin C. 2010.- “Paysages en herbe”, collection APPORT Paysages agricoles, Institut Français de la Vigne et du Vin, (documents téléchargeables sur www.agriculture-et-paysage.fr)


Note

1 Et de son interprétation phénoménologique (J.-M. Besse, Le goût du monde, Arles, Actes Sud, 2009).

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