5 – Les paysages agricoles peuvent-ils devenir des patrimoines ruraux ?

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Fiche n° 5

Les paysages agricoles peuvent-ils devenir des patrimoines ruraux ?

Pierre-Marie Tricaud, Académie d’Agriculture de France

La notion culturelle de paysage, qui porte traditionnellement l’idée de conservation, s’est ouverte récemment à celle de transformation. Comment les politiques de paysages, notamment agricoles, peuvent-elles prendre en charge ces deux orientations ?

Les politiques publiques de paysage sont-elles des politiques patrimoniales ?

La notion de paysage est née de la peinture, dans l’Occident du xve siècle comme dans la Chine du IVe siècle. Elle est donc dès l’origine liée à une vision esthétique : l’intérêt porté au paysage est celui du sujet d’un beau tableau, plus tard d’une belle photographie. Et même si le regard, le cadrage, l’interprétation peuvent embellir tout sujet, les paysages pittoresques (c’est-à-dire dignes d’êtres peints) ont très tôt été appréciés pour eux-mêmes et fait l’objet d’une volonté de conservation, donc d’une valeur patrimoniale.

C’est ainsi que les premiers paysages protégés, les séries artistiques de la forêt de Fontainebleau, en 1861, l’ont été à l’initiative de peintres (comme leur nom le laisse entendre). Même les paysages emblématiques des États-Unis (Yellowstone, Yosemite…), pays pionnier dans le mouvement de conservation de la nature et des paysages, ont vu leur protection inspirée par les peintres de l’école de l’Hudson, qui les avaient peints au milieu du xixe siècle, autant que par les naturalistes.

Au début des années 1860, au retour d’un voyage dans l’ouest américain, Albert Bierstadt, le plus connu des peintres de l’école de l’Hudson, peint une série de vues de la vallée de Yosemite, qui deviendra au même moment l’une des premières réserves naturelles et 25 ans plus tard un des premiers parcs nationaux des États-Unis.

Jusqu’aux années 1980, les politiques publiques de paysage sont essentiellement des politiques de protection en vue de leur conservation, en France comme dans le reste du monde. Les principaux jalons en France sont la loi de 1906, qui protège les « monuments naturels », puis celle de 1930, qui établit les sites classés et inscrits, sur le modèle des monuments historiques dans la loi de 1913.

Un sommet dans cette patrimonialisation a été atteint en 1992 avec l’entrée de la catégorie des paysages culturels au patrimoine mondial de l’Unesco, au même titre que les chefs-d’œuvre de l’art, de l’histoire ou de la nature. Certes, des sites qu’on qualifierait aujourd’hui de paysages naturels ou de paysages urbains étaient déjà inscrits sur la liste établie par la Convention du patrimoine mondial de 1972, mais c’était la première fois que le paysage était pris en compte en tant que tel.

À partir des années 1980, un mouvement se développe en France considérant le paysage comme l’objet d’un projet et plus seulement comme un bien à conserver. Cette « école française du paysage » se démarque non seulement des politiques essentiellement de préservation menées jusque-là en France, mais aussi du landscape planning anglo-saxon, où même de la planification qui vise principalement la conservation.

Ce mouvement se traduira notamment par l’émergence de politiques publiques du paysage visant, au-delà de la protection des paysages déjà de qualité, à introduire une qualité paysagère dans la gestion des espaces plus ordinaires et dans les nouveaux aménagements, même ceux qui n’ont pas une finalité d’embellissement (infrastructures, agriculture, urbanisation…). Des années 1980 aux années 2010, ces politiques ont été menées au niveau national au sein des ministères en charge de l’environnement et/ou de l’équipement, notamment par la Mission du Paysage, créée en 1979 et devenue bureau des Paysages en 1997. Elles l’ont aussi été par les collectivités locales et territoriales, soit en partenariat avec l’État (notamment avec les Plans et les Chartes de paysage, les Atlas de paysage, les Observatoires photographiques de paysage) soit dans le cadre de leurs politiques visant à développer leur attractivité (notamment de nombreuses villes qui ont fait du projet de paysage sur l’espace public le préalable au projet urbain et le levier d’une nouvelle image).

Dans le même sens, au niveau européen, la Convention européenne du paysage, signée à Florence en 2000, fait la synthèse de la vision anglaise tournée vers la conservation et de la vision française privilégiant le projet. La Convention vise ainsi à « promouvoir la protection, la gestion et l’aménagement des paysages » (art. 3).

Quels rôles des conservateurs et des créateurs de paysage ?

Malgré ces évolutions, il subsiste un clivage entre les tenants de la conservation et ceux de la transformation des paysages, entre associations de protection (de la nature, du patrimoine) et acteurs de la maîtrise d’œuvre et de la maîtrise d’ouvrage. Les uns comme les autres s’accordent à considérer que respecter un paysage consiste à le figer, et que cela ne concerne que certains paysages labellisés comme remarquables, tandis que tout est permis partout ailleurs.

La Convention européenne du paysage a cependant marqué un progrès dans le dépassement de cette opposition ; elle entend en effet s’appliquer, et rechercher des « objectifs de qualité paysagère », « dans les territoires dégradés comme dans ceux de grande qualité, dans les espaces remarquables comme dans ceux du quotidien » (préambule et article 2). Ces paysages du quotidien, encore appelés paysages ordinaires, ont fait l’objet d’un intérêt croissant dans les recherches, les publications et les politiques depuis une quinzaine d’années.

On peut aller plus loin, en considérant que tout paysage porte, dans des mesures variées, des valeurs patrimoniales en même temps que des caractères qui peuvent être modifiés ; que dans chaque paysage, un projet peut faire vivre les valeurs patrimoniales et s’appuyer sur elles pour faire une œuvre de création qui sera le patrimoine de demain.

Les professionnels du paysage (paysagistes concepteurs, ingénieurs paysagistes notamment) peuvent avoir la volonté et les compétences d’être à la fois conservateurs et créateurs, y compris dans la même personne, comme dans la demande sociale. Les mêmes citoyens, les mêmes élus sont porteurs de demandes contradictoires. D’un côté, ils veulent d’une façon générale un cadre de vie agréable. De l’ autre, dans chaque décision élémentaire qui affecte ce cadre de vie, la qualité de celui-ci s’efface devant de nombreuses autres considérations – d’ordre pratique essentiellement (équipement, infrastructure, urbanisation, pratiques agricoles…), mais aussi d’ordre symbolique. L’émergence de nouveaux paysages est ainsi prise en charge par les promoteurs d’éoliennes, de déviations routières, de centres commerciaux ou de lotissements pavillonnaires. Dans ce contexte, les paysagistes jouent souvent le rôle de médiateur des décisions publiques et privées.

Les paysages agricoles peuvent-ils devenir des patrimoines ?

Les paysages patrimonialisés sont presque tous appréciés comme de beaux paysages, et pourtant seule une minorité d’entre eux a été conçue avec une visée esthétique : les parcs et les jardins. Tous les autres sont le résultat soit de processus spontanés (les paysages naturels) soit de la réponse à des nécessités matérielles (les paysages agricoles, urbains, industriels).

La Convention du patrimoine mondial, signée sous l’égide de l’Unesco en 1972, a reconnu des sites façonnés par l’agriculture comme des « paysages culturels. » Certains montrent des formes particulièrement spectaculaires de mise en valeur du territoire : terrasses rizicoles d’Asie (Philippines, Chine), terrasses viticoles ou de polyculture méditerranéennes (Cinqueterre en Italie) ou alpines (Lavaux en Suisse), polders des Pays-Bas, oasis… D’autres témoignent d’une activité de grande importance culturelle, comme la transhumance et l’élevage extensif (Causses et Cévennes) ou la production de vins d’exception (Porto, Tokaj, Bordeaux, Champagne, Bourgogne). Et dans beaucoup de paysages agricoles, plusieurs de ces valeurs se combinent : les paysages viticoles, notamment, produisent à la fois des vins de grande qualité, témoins d’une histoire riche, et des paysages spectaculaires : parfois des terrasses, toujours un parcellaire soigné, souvent des caves monumentales.

La vallée du Haut Douro, au Portugal, inscrite sur la liste du patrimoine mondial en 2001, est à la fois le terroir qui produit les vins de Porto et un paysage de terrasses exceptionnel (photo P.-M. Tricaud).

S’agissant de paysages évolutifs (c’est l’appellation sous laquelle ils sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO), leur conservation pose des défis particuliers : puisque leur appréciation, même esthétique, se fonde sur la reconnaissance de leur histoire et des activités qui les ont façonnés, si ces activités évoluent ou disparaissent, entraînant l’altération des formes qu’elles ont créées, faut-il encore conserver ces formes ? Ne risque-t-on pas de faire un faux paysage, comme un bâtiment reconstruit qui se fait passer pour l’original ?

Cette question de l’authenticité se pose avec acuité pour les paysages, et surtout pour les paysages agricoles. La plupart des paysages agraires ne peuvent être entretenus que par les activités qui les soutiennent. Quand ces activités disparaissent, la déprise qui suit transforme ces paysages en friche. Quand elles changent, sous l’effet de la mécanisation notamment, les paysages produits sont irrémédiablement changés.

Certaines politiques publiques ont fait le choix de conserver des paysages qui n’étaient plus portés par une nécessité économique mais qui avaient une forte signification pour la population, par exemple en Suisse et en Autriche, qui subventionnent l’élevage de montagne pour entretenir les alpages. D’autres privilégient une approche par le produit, pour que le paysage continue d’être porté par une activité productive, comme en France, où dans les mêmes alpages, l’exploitation des pâturages d’altitude est encouragée par le cahier des charges des appellations d’origine des fromages.

Si l’on veut que le paysage continue d’être porté par une activité productive, il faut accepter certaines modifications du paysage à la mesure des changements économiques et techniques. Si des terrasses de culture, des caves vinicoles historiques, des parcellaires bocagers, des marais cultivés ne sont pas adaptés à une exploitation plus rentable, moins pénible, plus conforme aux demandes d’aujourd’hui, le risque est qu’ils soient abandonnés, éventuellement conservés comme des musées, et l’activité productive déplacée.

Ce qu’il faut retenir

Il n’y a pas de recette universelle pour la conservation des paysages agricoles patrimoniaux. On peut les conserver. Mais l’équilibre entre ce qui est à conserver et ce qui est à transformer est à rechercher dans chaque lieu, chaque région, chaque terroir, en fonction des spécificités locales et de l’articulation entre les projets publics et privés.


Pour en savoir plus

Conseil de l’Europe, Convention européenne du paysage, Florence, 2000 (texte).
URL : https://www.coe.int/fr/web/conventions/full-list/-/conventions/treaty/176

Conseil de l’Europe, Convention européenne du paysage (actualités).
URL : https://www.coe.int/fr/web/landscape

Corinne Legenne et Pierre-Marie Tricaud (dir.), Le Paysage, du projet à la réalité. Les Cahiers de l’IAU Île-de-France, no 159, 2011. Consultable sur le site de l’IAU.

Anne Sgard, « Le paysage dans l’action publique : du patrimoine au bien commun », Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 1, no 2, septembre 2010, mis en ligne le 23 septembre 2010, consulté le 5 avril 2018.

Unesco, Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, Paris, 1972 (texte).

Unesco, Paysages culturels.

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