19 – Un conseil des enseignants ordinaire à l’ENSP de Versailles

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Chapitre 19

Un conseil des enseignants ordinaire à l’ENSP de Versailles

Inspiré par les conseils des enseignants du début des années 1980, ce conseil est imaginaire, mais les personnages sont réels.

Dans la petite salle en soupente du second étage de l’ancien foyer des élèves, où se tiennent les réunions régulièrement, les membres du conseil arrivent en ordre dispersé. Il fait très chaud. La fenêtre mansardée est ouverte. Nous sommes le cinq juillet à la fin de l’année scolaire. Ponctuel, le directeur Raymond Chaux a déjà pris place autour de la longue table. Portant veste claire légère et cravate, il fume, comme à son habitude, un cigarillo. À ses côtés, Roger Bellec le secrétaire général et directeur des études, un Breton de haute taille, aux yeux bleus, à la chevelure abondante et à la barbe argentée, et Paule Ristori, une jeune femme aux cheveux bruns coupés courts récemment arrivée à l’école pour s’occuper du concours d’entrée. Attachée d’administration et d’intendance, elle assure le secrétariat du conseil, la convocation des membres et la rédaction du compte-rendu.

Les trois quarts des membres convoqués (une vingtaine) ne sont pas arrivés. L’heure de la réunion est déjà dépassée d’un quart d’heure.

R. Chaux qui s’impatiente éteint son cigarillo. Il se tourne vers son voisin  :

 — Monsieur Bellec, on pourrait peut-être commencer ?

Quatre enseignants entrent à ce moment-là : trois paysagistes Michel Corajoud et son élève Jacques Coulon, et A. Provost, ancien élève de l’ENSH et paysagiste, ainsi que M. Rumelhart, lui aussi ingénieur horticole, mais enseignant de botanique et d’écologie végétale. Aucun ne s’excuse de son retard. Impassible, Roger Bellec compte les présents. Il se tourne vers le directeur.

— Nous sommes douze, le quorum ne sera pas réuni en cas de vote mais ça m’étonnerait que nous soyons beaucoup plus.

Etaient présents ce jour-là, Françoise Blin professeur de dessin, Jean Sire responsable des arts plastiques, cinq paysagistes responsables d’ateliers : M. Corajoud, A. Provost, J. Coulon, B. Lassus, P. Dauvergne, deux enseignants de botanique et d’écologie, M. Rumelhart et P. Donadieu, et un enseignant chercheur en économie de l’ENSH (P. Mainié).

Rituellement, R. Chaux demande l’approbation du dernier procès-verbal. Un silence poli plane sur le conseil. Non, P. Dauvergne réagit :

—Monsieur le directeur, notre débat sur la création d’un futur institut français du paysage a été très simplifié, les enseignants ont dit qu’ils voulaient être majoritaires avec les personnels et les étudiants dans le conseil d’administration. Ce n’est pas écrit clairement.

M. Corajoud s’indigne immédiatement en jetant l’anathème sur l’Administration, son bouc émissaire favori :

—Monsieur Chaux, vous le savez, ce n’est pas aux ministères de contrôler ce projet, c’est à nous que cela revient. Nous sommes les enseignants de ce futur institut. Ça a capoté une fois à cause du ministère de l’Agriculture, vous voulez que cela recommence !

—Monsieur Corajoud, le début de ce projet est une initiative interministérielle. Nous allons le relayer utilement et modifier bien sûr le compte-rendu. Une autre remarque ?

L’assemblée semble ailleurs. J. Sire griffonne des portraits sur la convocation au conseil. M. Rumelhart discute avec J. Coulon du projet du parc du Sausset en cours de réalisation et F. Blin avec P. Mainié qui lui montre des photos de ses aquarelles.

Très en retard, D. Mohen vient d’entrer comme une ombre et rejoint une place libre en s’excusant timidement.

La voix de stentor du directeur retentit dans le brouhaha qui s’amplifie.

— Passons à l’ordre du jour. Je tiens à vous mettre d’abord au courant du progrès du projet d’Institut français du paysage. Le ministère de l’Agriculture est d’accord pour financer à hauteur de vingt millions de francs. Paul Harvois nous demande de préciser tous les points du projet : les sites à aménager, la formation initiale, la documentation, la recherche, la formation continue. Il faudrait mettre en place des groupes de travail. Qui est volontaire ?

Allain Provost, l’un des enseignants paysagistes les plus anciens du conseil, intervient, véhément :

— Monsieur Chaux, la question aujourd’hui n’est pas là. Il faut des moyens, maintenant, des postes de permanents, des espaces d’ateliers, une bibliothèque digne de ce nom. Nous ne pouvons plus continuer avec des moyens aussi faibles et des vacations aussi indigentes.

Jusqu’ici silencieux et observateur, Bernard Lassus ajoute, ironique et souriant :

— Notre bénévolat, Monsieur le directeur, a des limites que vous devinez. Il nous faut d’abord des garanties sur des créations de postes et sur l’autonomie de l’IFP à la place de l’ENSP.

Caustique, J. Coulon, un ancien élève de la Section du paysage et de l’art des jardins, insiste :

— Vous croyez vraiment à ces promesses. On va se faire entuber une fois de plus. Ils n’ont pas un sou et veulent faire du paysage une spécialité des architectes et des ingénieurs. On se fout de nous, je vous le dis !

R. Chaux reste impassible. Il n’ignore rien des infortunes du premier projet d’Institut du paysage et du rôle qu’a joué son prédécesseur dans cet échec. Il sera le directeur qui ménera le nouveau projet jusqu’au bout sans céder au doute et aux sarcasmes.

— Si nous montrons notre ténacité, nous pouvons vaincre les sceptiques. Plusieurs ministères se sont engagés …

—Il y a dix ans, le coupe M. Corajoud, c’était pareil, et pourtant ça a échoué.

— Sans doute, rétorque le directeur, mais Le Guélinel avait pris le parti de la création de l’école d’Horticulture à Angers. Nous n’avons plus ce problème aujourd’hui.

P. Dauvergne, qui a été acteur de cette période agitée, ne peut que rappeler les faits en se tournant vers Corajoud :

—Souviens toi Michel, le problème n’était pas là. Il fallait répondre à une question politique : s’occuper de la dégradation de la qualité des paysages de la France. L’ENSH n’était pas favorable à cette orientation, pas plus que le ministère de l’Agriculture. C’est pour cela qu’on a créé le GERP, puis l’Association Paysage en 1972 et le CNERP avec S. Antoine, R. Pérelman, B. Lassus et J. Sgard.  Ça été l’une des causes de l’échec de l’IFP.

R. Chaux les écoute avec attention. Il sait tout cela par son collègue Paul Harvois. Le ministère lui a confié la mission de reprendre les objectifs du CNERP dans la nouvelle ENSP après la fin de la Section du paysage et de l’Art des jardins en 1974. Mais le terrain lui semble terriblement mouvant. Pouvait-on former à la fois des ingénieurs paysagistes à vocation de gestionnaire des espaces verts, des planificateurs et des architectes paysagistes héritiers de l’art historique des jardins. Il fallait changer de sujet.

— Monsieur Bellec, si nous passions au deuxième point de l’ordre du jour : le bilan de cette année scolaire.

Ancien animateur culturel de lycée agricole, Roger Bellec connait son auditoire depuis sept ans. Il est la cheville ouvrière principale de l’ENSP cantonnée dans l’ancien foyer des élèves et sous la tutelle administrative et financière de l’ENSH.

Pierre Donadieu et Marc Rumelhart, il les connait bien. Deux ingénieurs anciens élèves de l’ENSH, deux écologues, enseignants permanents, qui s’entendent parfaitement, mais sont de plus en plus séparés par les querelles de pouvoir entre les trois chefs d’ateliers : Corajoud, Lassus, et Provost, puis Corajoud et Lassus. Des disputes insensées, parfaitement idéologiques. Les deux écologues sont certainement manipulés afin de prendre parti pour l’un ou pour l’autre. P. Donadieu est en fait ailleurs grâce à ses missions fréquentes d’agronome en Afrique du nord. De par son statut de fonctionnaire, il aurait vocation à devenir directeur, mais il ne fera pas le poids face aux paysagistes. Il est trop lié à l’écologie scientifique, à l’agronomie et à l’ENSH.

Le secrétaire général apprécie beaucoup la personnalité ambivalente de P. Dauvergne qui a fort à faire avec l’alliance des deux paysagistes A. Provost et M. Corajoud, des professionnels maitres d’œuvre qui ne voient pas d’un très bon œil les revendications pédagogiques des « paysagistes d’aménagement ».

Et dans ce marigot de crocodiles affamés, Bernard Lassus, fort de son statut d’artiste plasticien reconnu et de professeur des écoles d’architecture, pèse par son charisme et surtout son ancienneté dans la maison.

R. Bellec revient sur terre …

— On commence par la première année. Quel est votre sentiment global ?

Le concert des plaintes est immuable depuis des années : les élèves sont immatures, scolaires, irréguliers, disent les uns. Trop d’absentéisme aux cours et peu de travail dans les ateliers, ce dilettantisme est contagieux, ajoutent les autres.

— Vous exagérez, intervient, mécontente, Françoise Blin, l’enseignante de dessin, d’accord ils ne savent pas dessiner, mais ils sont à l’école pour apprendre.

— Oui, la conforte son collègue Daniel Mohen, ils ont un bon potentiel et certains sont très prometteurs.

Puis R. Bellec consulte le tableau de synthèse des notes obtenues par les 25 étudiants. Il demande au conseil d’examiner chaque cas et la possibilité de passage en deuxième année.

Une étape fastidieuse, mais nécessaire du conseil de fin d’année.

Et comme chaque année, le problème des notes éliminatoires et des travaux non rendus est posé. Sans solution qui fasse consensus. Sans pouvoir résoudre des pratiques de notation très différentes : la même note à tous dans l’atelier Dufresny (B. Lassus et p. Aubry), des évaluations différenciées dans l’atelier Le Nôtre (M. Corajoud et J. Coulon). La trappe de la guillotine se déclenche quand le nombre d’appréciations éliminatoires devient majoritaire. Alors le redoublement, voire l’exclusion (décidée par un vote), est prononcé.

Imperturbable, R. Chaux suit les débats qui se répètent à l’identique chaque année. La litanie des passages dans l’année supérieure s’achève avec la troisième année. Il requiert alors l’attention de tous :

— Je vous rappelle que si ces travaux ne sont pas remis ou obtiennent une note éliminatoire, le diplôme de paysagiste DPLG ne pourra être attribué.

Ce qui sera rarement appliqué grâce à des recours sans limite.

R. Chaux est d’abord le garant de l’État de droit. Il défend l’application des règles convenues (le règlement intérieur) avec fermeté, mais non sans souplesse. Il joue son rôle de courroie de transmission des souhaits de son ministère de tutelle, mais parfois il reprend son autonomie de décision.

Le problème, il a fini par l’identifier clairement, n’est pas facile à résoudre : comment former des paysagistes donnant satisfaction dans les agences, et pouvant s’inscrire en même temps dans les orientations politiques du ministère de l’Environnement et de sa Mission du paysage. Il est convaincu que la véritable recherche opérationnelle à organiser se situera en quatrième année. Mais comment la financer sans recours à la dotation de l’Etat ?

Il réclame l’attention du conseil et explique :

— La Mission du paysage, en la personne de son directeur Alain Riquois, est prête à financer des actions pédagogiques ambitieuses pour former de vrais agents de développement du paysage. Que lui répond-on ?

M. Corajoud fulmine autant que Jacques Coulon :

— Les paysagistes ne seront jamais des fonctionnaires. La tradition des agences libérales et indépendantes doit être respectée.

A. Provost réenchérit :

— Riquois devrait plutôt passer la commande aux agences, c’est là que se fera la recherche sur les bonnes solutions paysagères. On n’a pas besoin des chercheurs pour cela.

Ces revendications, Roger Bellec les entend depuis plusieurs années. C’est une litanie sans fin : il faut de l’argent public pour nos agences qui souffrent d’anémie, d’un manque chronique de commandes ! On réclame mais sans succès …

Un mot a retenu son attention : la recherche ! De quelles recherches parlent-ils ? De la recherche scientifique que vante souvent B. Lassus ? N’a-t-il pas présenté ses travaux sur les « habitants paysagistes » au célèbre anthropologue Claude Levi-Strauss ? De la recherche d’une solution de projets d’aménagement dans leurs agences ? Ou tout simplement de retrouver des informations techniques connues nécessaires à ces projets.

Il voudrait en avoir le cœur net et lance dans le brouhaha enfumé :

— De quelles recherches parlez-vous ?

M. Corajoud le regarde, surpris :

— Mais de ce que nous faisons tous les jours : des réponses que nous souhaitons apporter aux questions de projet qui nous sont posées, rien de plus, rien de moins …

Il regarde ses collègues en rigolant, comme dans l’attente d’une confirmation.

B. Lassus n’en pense pas moins. Il ajoute d’un ton doctoral :

— C’est beaucoup plus complexe, Roger, que tu ne le crois. Nous avons besoin de connaissances scientifiques avérées, validées, prouvées par les scientifiques de toutes disciplines. Mais nous les concepteurs, nous n’avons pas à prouver nos projets comme les scientifiques que nous ne sommes pas. Les experts nous éclairent, pas plus. Nous, nous éclairons les commanditaires qui ensuite choisissent et souvent modifient les projets qui ont leurs préférences.

Une question s’impose alors à R. Bellec :

— Bernard, est ce qu’un projet fait par un ingénieur paysagiste, par exemple à Angers est plus crédible que celui fait par les paysagistes formés dans cette école ? Un ingénieur est un scientifique me semble-t-il ?

Il ne comprend rien à nos métiers, songe B. Lassus, en observant M. Corajoud qui, pour une fois doit penser comme lui. Alors, après avoir épongé son crâne chauve, il explique patiemment comme si ses collègues devenaient ses élèves :

— Un projet de paysage ou de jardin ne se démontre pas, il est montré et discuté ; il ne prétend à aucune vérité scientifique. Si c’est une démonstration scientifique ou technique, ce n’est pas un projet de concepteur, mais d’ingénieur ou de chercheur. L’ingénieur assemble les éléments fonctionnels d’un objet ou d’un espace, il gère des fonctions, des flux, des réseaux. Le chercheur est toujours limité par sa spécialité. Nous, nous établissons des relations entre les objets situés dans l’espace. Nous cherchons des formes, nous créons des ambiances.

Nullement impressionné, le secrétaire général revient à la charge sous l’œil narquois de R. Chaux :

— Je comprends la différence. Dans ce cas, pourquoi conserver à l’école des enseignements scientifiques hérités de l’ENSH, comme ceux de Pierre Donadieu et de Marc Rumelhart par exemple ?

— Parce que, rétorque B. Lassus avec assurance, ils sont les seuls à pouvoir nous dire si les connaissances que nous utilisons sont vraies, douteuses ou fausses. Eux seuls savent comment évoluent les savoirs et ce qui est fiable à un moment donné.

Les deux écologues se regardent amusés. Ils se voyaient plutôt comme des conseillers en écologie ou en horticulture, et non comme les garants du vrai et du faux. Une trop grosse responsabilité pour Marc R. qui enseigne la botanique :

— Nous, dit-il en regardant Pierre Donadieu, on transmet ce qu’on sait parce que l’on croit que c’est utile pour exercer le métier de paysagiste. C’est du moins ce que nous avons appris dans les agences des uns et des autres. Et personne ne nous a dit le contraire.

Pierre Donadieu observe l’angle de la pièce mansardée. Vingt ans auparavant, il dormait dans le lit à côté de la porte. Cette pièce, qu’il partageait avec le trésorier du cercle des élèves, était sa chambre d’étudiant de deuxième année, à l’époque où il était président du comité des fêtes de l’école. Une autre époque …

Il revient sur terre. Il ne souscrit guère à un rôle d’enseignant « presse bouton », dans les ateliers. D’ailleurs personne ne le lui demande. Il dit le fonds de sa pensée :

— Nous serions plus éclairés sur notre mission d’enseignant, si nous savions s’il faut leur apprendre l’horticulture et à jardiner.

—C’est quoi, la différence, l’interroge Allain Provost, j’ai du mal à suivre ces subtilités, je suis ingénieur horticole et paysagiste, ça me parait très compatible, et même plutôt complémentaire. Marc et toi, vous poursuivez la mission d’enseignement de J. Montégut, on ne vous en demande pas plus.

Le phytogéographe ne se prive pas d’un doigt de provocation :

—Ne pourrait-on pas dire qu’à l’école, il devient préférable d’apprendre à tailler les arbres que les principes de la taille, à dessiner que de s’initier à l’histoire de l’art, à bécher que de connaitre les lois de la pédologie, à observer l’écoulement des eaux plutôt que de le prévoir en appliquant les règles de l’hydraulique.

— En effet, mon cher Pierre, convient Marc, qui plus tard mettra en œuvre ces principes. On peut être spécialiste de l’halieutique sans savoir taquiner le goujon, et de la cynégétique sans avoir touché un fusil. Ce qui nous importe à l’école, c’est le savoir-faire pas la science des savants.

— C’est très juste, confirme Michel Corajoud, On pourrait d’ailleurs se dispenser de pas mal d’enseignements disciplinaires pointus que je trouve très envahissants, surtout en sciences humaines.

Il n’en faut pas plus pour déclencher la protestation de P. Dauvergne :

— Tu exagères Michel, comment veux-tu obtenir la commande publique si les jeunes paysagistes non aucune idée du droit de l’environnement et de l’urbanisme, s’ils ignorent les politiques publiques de la ville, s’ils ne connaissent pas les raisons de la spéculation immobilière. C’est tout cela, et beaucoup d’autres choses, que nous enseignons dans le département de sciences humaines. Les causes politiques et économiques de l’évolution des paysages, les paysagistes doivent les connaitre, sinon ils resteront des jardiniers dessinateurs.

Autrement dit, quel est le « champ de manœuvre » du paysagiste pour qu’il conduise positivement ses projets ? Je rappelle que je suis mis à la disposition de l’ENSP par le Ministère pour y développer un enseignement orienté vers la prise en compte du paysage dans les actions d’aménagement et d’urbanisme.

— Peut-être, admet M. Corajoud, mais nous avons à rebâtir une profession fragile et salade, nous serons toujours jugés sur notre aptitude à concevoir et à réaliser des œuvres, pas à influer sur les politiques publiques. Nous ne ferons jamais le poids par rapport aux corps d’ingénieurs de l’Etat. Tu rêves, Pierre, et le ministère de l’environnement aussi. D’ailleurs, ce qui est vraiment utile dans ton département, ils l’apprendront « sur le tas », dans les agences avec l’expérience.

A cet instant, le directeur pense qu’il est temps de mettre à nouveau les pendules à l’heure. Il rappelle à son auditoire indiscipliné les missions de l’école. Avec cette conviction et cette fermeté que les traits tendus de son visage traduisent ; il aurait pu être avocat :

— N’avez-vous pas oublié ce que souhaite notre ministère : former des paysagistes à la fois maitres d’œuvre et conseillers de la maitrise d’ouvrage publique. Ces deux missions sont complémentaires. L’une ne va pas sans l’autre. Les scientifiques et les paysagistes doivent travailler ensemble, à l’école comme dans les agences.

Issu de la cathédrale voisine, un tintement régulier et lugubre de cloche fait vibrer l’air moite. Le glas d’un enterrement.

R. Chaux s’arrête, conscient de n’avoir pas convaincu. Est-ce que la ligne d’horizon est la même pour tous ? Chacun n’a-t-il pas son idée du chemin à emprunter. P. Mainié l’économiste de l’INRA venait de rédiger un excellent cours d’économie du paysage qui s’adressait à des scientifiques, à des ingénieurs, pas à des concepteurs qui ne le liraient jamais, pas plus que les élèves paysagistes. Il en était de même de la phytogéographie et de l’écologie de deux botanistes, ou des cours des enseignants de l’école d’horticulture.

Parfois R. Chaux doutait. Non de sa mission de direction, mais d’avoir à défendre la juxtaposition hasardeuse du monde des concepteurs et de celui des scientifiques. Il était évident que le modèle des écoles d’architecture, centré sur l’atelier de projet, s’imposait aux enseignants paysagistes, loin des écoles d’ingénieurs ou des universités. Seuls les départements d’arts graphiques et de techniques étaient nécessaires aux ateliers car ils en étaient pédagogiquement très proches, et de toutes les façons indispensables. Mais ceux d’écologie et de sciences humaines et sociales étaient trop éloignés des attendus de la profession. Que pouvait-il leur arriver d’autres dans l’avenir que de devenir autonomes avec des finalités pédagogiques nouvelles (la formation de chercheurs peut-être ?), ou bien de s’adapter à la demande technique des ateliers en confiant la formation à des paysagistes ?

Les conversations bilatérales ont repris. La chaleur reste étouffante. Chacun range ses papiers. F. Blin et D. Mohen se sont déjà esquivés discrètement. La séance touche à sa fin.

— Monsieur Bellec, il se fait tard, que prévoit encore l’ordre du jour ? demande R. Chaux.

—Nous avons fait le tour de ce qui était prévu, monsieur le directeur, y a-t-il d’autres questions, s’enquiert le secrétaire général, rituellement, en comptant sur l’épuisement des participants liquéfiés.

— Oui, en cas de chaleurs comparables, requiert P. Mainié en s’épongeant le front, pourrait-on organiser la prochaine réunion dans les sous-sols de l’école ou les voutes du Potager au lieu de cette soupente surchauffée ?

— Nous y veillerons, répond R. Chaux, flegmatique, en allumant son cigarillo.

Gravement desséchée, une partie du conseil se retrouve chez Pedro, le bistro portugais sur la place de la cathédrale. R. Chaux, M. Corajoud et R. Bellec ont poursuivi leur réunion en tête à tête. L’orage est imminent et de grosses gouttes commencent à tomber sur les pavés poussiéreux de la place qui se vide en un clin d’œil. Brutale, l’averse épargne à peine les derniers arrivés qui se pressent à l’intérieur autour des tables du café.

Les nouvelles circulent rapidement. Personne n’en a soufflé mot pendant la réunion.

—Vous savez que Gilles Clément a donné sa démission, annonce Marc Rumelhart après avoir soigneusement roulé et allumé sa cigarette. Il a envoyé une lettre au directeur.

— Est ce qu’il t’avait prévenu ? demande Pierre Dauvergne, étonné.

— Pas du tout c’est Roger Bellec qui me l’a appris hier.

— Sait-on pourquoi ? interroge P. Mainié, faussement naïf. C’est pourtant quelqu’un de très compétent et apprécié par les élèves.

La fumée des cigarettes envahit la salle. Sur les tables, les verres se vident aussi vite qu’ils se remplissent.

Nul n’ignore l’inimitié qui s’est installée entre Gilles Clément et Michel Corajoud. Gilles est un pur produit de l’Ecole d’horticulture, ingénieur horticole, botaniste, entomologiste et paysagiste. Il a été appelé dès la fondation de l’ENSP pour assurer un des enseignements traditionnels de la Section : l’utilisation des végétaux dans les projets. C’est un expert du jardinage et de l’écologie végétale. Alors que Michel, ancien élève de l’École des Arts décoratifs de Paris, a acquis sa légitimité d’enseignant d’ateliers avec le paysagiste Jacques Simon au cours des deux dernières années de la Section. Un sacré couple que ces deux hommes passionnés d’urbanisme et d’arts graphiques. La concurrence est de plus en plus évidente entre Gilles et Michel dont les personnalités ne semblent guère compatibles. Sans compter la rivalité naissante du second avec le plasticien Bernard Lassus.

— Il parait que les enseignants de l’école d’horticulture vont arrêter leurs cours, intervient P. Donadieu, après avoir vidé son verre de bière. Ils ne supportent plus que les étudiants sèchent leurs enseignements.

— Crois-tu vraiment qu’ils ont besoin de tout cela, de sciences du sol, de cultures ornementales, d’hydraulique et d’économie, explique, véhément, Jacques Coulon. Notre compétence c’est la forme des choses, pas l’horticulture. On n’a pas assez d’heures d’atelier. Il faut les laisser partir ou les aider à le faire. C’est ce que font les étudiants …

— Et qui les conseille utilement ? insinue, perfide, Pierre Dauvergne.

Silence. Un ange passe. Chacun observe que la compatibilité des deux écoles se lézarde et qu’il n’y a pas de place au Potager du roi pour les deux établissements. Un projet d’Institut français du paysage est certes étudié à Guyancourt. Mais qui restera au Potager ? Qui financera la création de cet institut ? L’avenir de l’école est flou, ce qui semble inspirer la guérilla larvée entre la maison mère et « sa fille ».

Pourtant à la fin de cette année scolaire, de nombreux projets émergent. À l’initiative de Raymond Chaux, une nouvelle revue « Paysage et Aménagement » vient d’être créée ; la fédération française du Paysage, regroupant les anciennes associations professionnelles, prévoit ses premières « Assises du paysage » l’année suivante ; M. Corajoud, B. Lassus et P. Dauvergne ont publié leurs résultats de recherche dans les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine ; l’IFLA n’a-t-elle pas l’intention d’organiser son congrès annuel à Versailles ? Ce frémissement n’est-il pas une opportunité pour les paysagistes enseignants ?

Dehors, l’averse a cessé. L’eau ruisselle sur les pavés luisants en dégageant un halo de vapeurs étranges. Nième tournée pour les derniers gosiers déshydratés. Chacun pense aux vacances qui commencent, et beaucoup moins à la prochaine rentrée.

Les deux Pierre D. sont les derniers à quitter le bistrot. Ils traversent le parvis de la cathédrale et s’arrêtent devant son imposante façade baroque derrière laquelle s’esquisse un coin de ciel bleu.

—Je me demande comment tout cela va finir, s’interroge le paysagiste, perplexe.

— Qui sait, on peut toujours invoquer Dieu et ses saints, dit l’autre Pierre. Il y a beaucoup d’ex voto dans les chapelles de la cathédrale. Qu’est-ce que tu souhaiterais ?

—Pas facile à dire ! Je voudrais surtout que l’expérience du CNERP ne sombre pas dans l’oubli. Nous avons inventé les nouvelles compétences d’analyse et de projets qui devraient s’ajouter à celle d’architecte de jardins. Je crois que Michel l’a compris en mettant en place des ateliers régionaux en troisième année avec de vraies commandes des élus.

—Pourquoi ne fait-on pas appel à ceux qui ont déjà expérimenté ces nouveaux savoir-faire, comme les paysagistes du CEMAGREF de Grenoble ? lui rappelle son interlocuteur.

Pierre Donadieu est sensible à la double dimension écologique et paysagiste des travaux de Bernard Fischesser et Hugues Lambert dans les Alpes. La planification écologique des paysages à la manière de l’architecte paysagiste américain I. McHarg lui semble également une voie sérieuse.

— Peut-être ? répond évasivement le paysagiste. Mais ce sont des ingénieurs, trop rationnels et techniques, trop analytiques, pas assez sensibles et imaginatifs. Les habitants ne s’y retrouveront pas. Je ne crois pas que la culture scientifique de l’ingénieur permette de faire des projets appropriés de plans de paysage. Pas plus que celle de l’architecte, trop tourné vers l’objet et non vers la relation entre les objets. Ou celle de l’urbaniste qui réduit la gestion de la production des paysages à des règlements simplificateurs. Il faut réhabiliter l’urbanisme de projet.

Trois pigeons se sont posés près d’eux et les interrogent d’un regard curieux. Un curé en soutane dégringole les escaliers de la cathédrale. Une petite troupe de louveteaux et de louvettes en uniforme de scouts y pénètre au même moment.

Ils se dirigent vers l’ancien foyer des élèves de l’ENSH devenu ENSP. Sur le pignon du bâtiment, à côté d’un logement de service, un petit commissariat de police veillait jadis à l’ordre public du quartier. Il a été remplacé par les services d’imprimerie des deux écoles.

Ils entrent par le 6 bis de la rue Hardy. Au-dessus de la majestueuse entrée principale, une inscription annonce « École Nationale d’Horticulture », mais une plaque noire récente, beaucoup plus petite, à gauche de la porte, précise « Ecole nationale supérieure du paysage ».

Dans le monumental hall d’entrée, les deux Pierre s’arrêtent à nouveau.

— Je ne comprends pas bien la réticence des paysagistes à mobiliser la pensée écologique, poursuit P. Donadieu qui est responsable du département d’écologie. Faut-il vraiment continuer à réduire cette formation académique à quelques bribes de botanique et de phytogéographie dont on ne parle pas dans les projets ?

— La formation en écologie végétale est, tu le sais Pierre, l’héritage de Jacques Montégut qui l’enseignait à l’ENSH aux élèves ingénieurs horticoles, explique posément P. Dauvergne. Pour les paysagistes de projet, ce n’est pas plus important que l’histoire des jardins, les techniques de travaux, l’utilisation des végétaux ou le dessin. Mais c’est beaucoup moins important que la cohérence, la pertinence et l’imagination des projets. Pour nous,

l’écologie relève des techniques ou de la théorie, pas de l’idéologie ou de l’éthique.

— Pourquoi pas, admet, résigné, l’écologue. Cela veut-il dire que l’éthique environnementale (l’énergie renouvelable, le recyclage des déchets, la protection de la nature, l’équité sociale …) ne fait pas partie de la formation des paysagistes ?

—Bien sûr, elle en fait partie, mais c’est à chacun d’en décider « en conscience » dans les ateliers, répond le paysagiste. La formation ne consiste pas à dire ce qu’il faut penser.

— Au nom de la liberté de penser et d’entreprendre ? interroge Pierre Donadieu, curieux et sceptique.

— Sans aucun doute, répond Pierre Dauvergne, avec un sourire énigmatique.

Le réfectoire de l’ancien foyer des élèves de l’ENSH (vers 1935). Archives ENSP.

Ils se retrouvent dans le vaste et lumineux atelier de première année, qui avait succédé, une dizaine d’années avant, à l’ancien réfectoire des élèves de l’ENSH. Il est désert à la veille des vacances. Des dizaines des tables à dessin encombrés, des montagnes de cartons, de maquettes, de rouleaux de papier, de poubelles pleines dans un désordre indescriptible attendent les services de ménage.

— Tu vois, dit Pierre Dauvergne, c’est dans cet atelier que s’effectue la transmission des bases du métier : voir et projeter l’espace en trois dimensions. Oublier un instant les connaissances savantes. C’est l’équivalent du laboratoire des scientifiques qui analysent et modélisent, simplifient, réduisent et quantifient. Nous, nous réduisons également le réel, mais en le singularisant à partir de ses formes perçues, en qualifiant ses caractères sensibles avec des approches polysensorielles. Chaque lieu est unique, car chaque regardeur est unique. Nous n’avons de concepts que ceux de projets, pas ceux des sciences.

— Si le projet de paysage a un sens collectif, n’est-ce pas en fonction d’une éthique du projeteur et de son commanditaire ? se demande, intrigué, l’écologue. L’espace, en soi, ne porte pas de moral propre !

— C’est vrai, ce sont les clients nous servent de boussoles. Nous pouvons faire valoir nos points de vue, mais ce sont les clients qui décident de ce qui leur convient selon leur intérêt.

— Et l’intérêt général des usagers, comment le faire valoir en priorité ? s’étonne Pierre Donadieu.

— C’est toujours compliqué car l’intérêt général est multiple dans un lieu donné. Que faut-il faire prévaloir : la liberté de créer, la sécurité et la santé publique, la propreté, les processus naturels, la solidarité, la justice, l’accessibilité, les emplois … ?

— Alors il faut consulter les parties prenantes !

—Bien sûr, ça fait partie du métier et rechercher le meilleur compromis, ou le consensus le plus satisfaisant. Il faut des années pour apprendre ça.

Dehors la chaleur lourde est revenue et les nuages d’orage commencent à assombrir l’horizon derrière la cathédrale. Les deux Pierre se séparent. Ils se reverront en septembre à la rentrée des élèves.

Pierre Donadieu avec P. Dauvergne

17 février 2020

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