L’enseignement d’Yves Luginbühl
Histoire personnelle du Centre national d’étude et de recherche du paysage
CNERP (1972-79)
par Yves Luginbühl
Photo prise par mon père, Emile Luginbühl (1913-1956), en 1952.
Cette histoire singulière a commencé pour moi bien avant la création du CNERP par Robert Poujade en 1972. Après un passage dans la recherche scientifique comme entomologiste médical, spécialiste des insectes vecteurs de maladies tropicales, comme la fièvre jaune ou la malaria, j’ai eu l’occasion de me frotter à la pratique du paysage en entrant dans une entreprise d’espaces verts – du moins est-ce ainsi que l’on qualifiait alors les entreprises de jardins et de parcs – l’entreprise Georges MOSER, filiale de l’entreprise de travaux publics Jean Lefèvre, dont le siège était à Versailles. Je fus embauché comme assistant chef de chantier, commençant par des travaux de maçonnerie sur un chantier d’un ensemble immobilier dénommé « Versailles Grand Siècle ». C’était l’hiver 1970 et il faisait un froid intense, j’en avais les doigts gelés.
Mes premiers objets de recherche : à gauche, Aedes aegypti, moustique vecteur de la fièvre jaune ; à droite, la puce du rat, vecteur de la peste.
Un peu plus tard, avec le statut de chef de chantier, j’ai travaillé à la réalisation de l’une des résidences secondaires de Marcel Dassault, à Coignières, près de Trappes : un terrain plat, où nous avons planté plus de 6000 peupliers, environ 2000 tilleuls ; les peupliers étaient destinés à cacher les châteaux d’eau de la gare de triage de Trappes que Marcel Dassault ne voulait pas voir depuis sa résidence secondaire, réplique du petit Trianon, qu’il avait fait construire sur une petite colline artificielle, en faisant appel à des artistes connus comme le père de Jean-Paul Belmondo, sculpteur, et Jansen, décorateur alors très connu. C’est sans doute l’expérience de chantier la plus extraordinaire que j’ai connue, où j’ai pu observer les comportements humains les plus rapaces, avides et honteux. Tous les responsables du chantier en ont profité pour s’en mettre plein les poches, à commencer par l’architecte qui racontait partout qu’avec le fric qu’il ramassait, il pouvait se payer toutes les call-girls (pour être poli !) qu’il voulait.
Propriété de Marcel Dassault à Coignières, après sa mort. A gauche, vue aérienne de sa résidence secondaire, modifiée depuis que je l’ai vue en 1970 ; à droite, l’allée qui conduit à l’entrée du parc avec le mur d’enceinte.
Ce chantier fut sans doute le plus bénéfique financièrement que l’entreprise MOSER a connu, tout se faisait en régie, chaque peuplier a coûté l’équivalent d’un salaire d’ouvrier, soit 400 Francs de l’époque. Le mur d’enceinte de la propriété a coûté l’équivalent d’un avion de chasse Mirage, c’est-à-dire un milliard de francs. Je pourrais raconter un vrai roman sur cette expérience ; et en particulier les visites de Marcel Dassault, tous les 15 jours, un samedi matin où l’entreprise envoyait tous ses ouvriers sur le chantier, 500 environ. Ceux-ci se mettaient le long de la route qui faisait le tour du golf de 9 trous du milliardaire avec toujours un chapeau, une casquette ou un béret et lorsque Marcel Dassault passait dans sa Rolls-Royce avec son chauffeur, fenêtre ouverte, les ouvriers s’abaissaient en tendant leur couvre-chef et Dassault lâchait un billet de 100 Francs dedans. Tout fonctionnait comme cela, le gardien, ancien CRS, menaçait les chefs de chantier de dénoncer les problèmes de dégradation d’un arbre qui pouvait arriver et l’entreprise lui offrait des arbres, comme un cèdre en bac de 4 mètres de haut ou 50 rosiers tiges pour son propre jardin.
Je ne raconte pas cette aventure pour ses anecdotes, mais pour situer un contexte du domaine de la réalisation des parcs et jardins de l’époque. Il me semble que ce cas est significatif du climat de corruption qui régnait alors dans ce secteur (l’entreprise MOSER avait aussi le chantier des espaces verts du périphérique ouest de Paris et c’était là la corruption généralisée). Mais en même temps, cette expérience m’a permis d’apprendre beaucoup des pratiques paysagistes en les mettant en œuvre moi-même. Notamment lors du chantier du parc d’Elancourt dont Michel Corajoud était le concepteur, puis le parc André Malraux avec Jacques Sgard, à la Défense.
A gauche, le Parc André Malraux à la Défense réalisé par Jacques Sgard, dont j’ai dessiné les plans d’exécution ; à droite, le parc des Coudrays à Elancourt, conçu par Michel Corajoud, dont j’ai également réalisé les plans d’exécution.
Puis vint le CNERP : je ne sais plus vraiment comment j’ai eu connaissance de la création de cet organisme, sans doute par le bouche à oreilles ou la presse, mais j’ai su que le ministre chargé de l’environnement de l’époque, Robert Poujade allait le créer et lancer un concours de recrutement de stagiaires. Je me suis porté candidat en tant qu’ingénieur agronome et à ma grande surprise, j’ai été reçu. Je n’ai pas démissionné tout de suite de l’entreprise MOSER qui m’a permis de suivre les séminaires pendant environ deux ans tout en assurant le suivi des plans d’exécution du parc André Malraux à la Défense pour Jacques Sgard. Là également, je pourrais raconter pas mal d’anecdotes croustillantes.
Je me suis donc retrouvé 45, rue de Lisbonne à Paris avec les autres stagiaires, dont 6 paysagistes de Versailles, Alain Levavasseur, Georges Demouchy, Jean-Pierre Saurin, Didier Corot, France Trébucq et Jean-Pierre Clarac, une paysagiste hongroise, Zsuzsa Karpati-Cros, une sociologue, Christiane Tournier, un biologiste, Pierre Poupinet, un géographe, Bernard Brun, trois architectes, Luc Etivant, Bertrand Lavier et Claire Michenet, un juriste, Alain Sandoz. Nous étions donc 15 stagiaires.
Un premier constat : l’enseignement a été plutôt passionnant, presque luxueux, avec des séminaires mobilisant des noms de spécialistes animés par le personnel enseignant comme Bernard Lassus, Jacques Sgard, Charles Rossetti, Rémi Pérelman, ou Michel Macary, architecte, Jean Challet, paysagiste, Jacques Montegut, botaniste, et Pierre Dauvergne, notamment. Je me souviens surtout de la visite que les stagiaires ont faite à l’Institut du Pétrole pour apprendre la technique des photographies aériennes, puis le voyage que nous avons fait dans le midi, à l’étang de Berre, à Fos-sur-Mer, qui nous a donné l’occasion de voir les aménagements industriels et pétroliers et de les commenter avec le personnel encadrant. Certains séminaires sur la discipline de l’écologie m’ont permis de me familiariser aux nouvelles connaissances alors que j’avais un diplôme d’entomologiste avec une dimension écologique (j’avais fait un mémoire de DEA sur l’écologie des moustiques dans le Languedoc).
Je passe sur tous les séminaires qui ont été organisés et en particulier un séminaire sur l’esthétique avec un musicien (Pierre Mariétan) qui m’a vraiment frappé. Il s’agissait de nous sensibiliser à l’esthétique musicale contemporaine, qui pouvait paraître un peu barbare par rapport à la musique classique que j’ai pratiquée en faisant partie de la chorale du conservatoire de Grenoble. Je dois dire que c’était une expérience intéressante.
L’une des présentations d’étude qui m’a apporté beaucoup est celle qu’une équipe dirigée par Pierre Dauvergne a réalisée sur la vallée de la Loire lorsqu’il travaillait à l’OREALM, Organisation d’Études d’Aménagement de la Loire Moyenne. Cette étude a été la première étude de paysage à l’échelle de l’aménagement du territoire effectuée en France. Elle a été conduite par une équipe composée de paysagistes de la Section du paysage et de l’art des jardins de l’Ecole Nationale d’Horticulture de Versailles (Jean-Pierre Saurin, Georges Demouchy, Daniel Jarry, et Michèle Delaigue), et d’écologues du Centre d’Etudes Phytosociologiques et écologiques de Montpellier (CEPE). Cette étude a fait l’objet d’un long rapport publié sous le nom de « Le paysage rural et régional »1. Le contenu de l’étude est aussi intéressant que la méthodologie mise en œuvre : c’est en effet la première fois que le terme de sensible est utilisé pour désigner les manières dont le paysage est perçu, mais il est surtout question de perception visuelle à travers des vues et des points de vue ou des champs de vision précisés sur des coupes de la vallée de la Loire ; la perception se limite encore presque exclusivement au visuel, même si l’on parle de sensations. A travers cette étude, j’ai découvert un nouveau champ sémantique du paysage, celui des perceptions (ou des représentations sociales des paysages) qui deviendront plus tard un objet majeur de mes recherches. La méthodologie de cette étude consistait à analyser les paysages et leurs évolutions et à intégrer les prescriptions dans les documents d’urbanisme de l’époque, c’est-à-dire les POS et les SDAU. En fait, il s’agissait de faire un diagnostic de l’état des paysages et des évolutions qu’ils subissaient, puis de proposer des actions d’aménagement destinées à améliorer la qualité des paysages. Cette question de la qualité des paysages a donné lieu à des débats interminables qui ne sont toujours pas complètement terminés. En effet, ce problème n’est pas évident à conceptualiser, car les représentations sociales des paysages interviennent dans leur diversité et rien ne peut certifier que des acteurs de l’aménagement du territoire puissent définir ce que constitue la qualité d’un paysage. C’est pourquoi la recherche s’est orientée vers l’analyse des valeurs attribuées aux paysages par les populations concernées et s’est penchée sur l’étude des représentations sociales des paysages en réalisant des enquêtes ou des entretiens semi-directifs auprès de diverses catégories de population. C’est ce que l’on verra apparaître plus tard, bien après le CNERP, dans les années 1980 à 1990 avec les premiers appels d’offres de recherche pour la communauté scientifique.
Dans cette étude, la partie écologique se résumait à une analyse des formations phyto-sociologiques, et l’articulation avec les analyses des paysagistes n’était pas vraiment faite. On ne peut pas dire qu’il s’agissait d’interdisciplinarité telle qu’elle sera pratiquée plus tard dans les programmes de recherche sur l’environnement du CNRS. Mais elle avait l’avantage de révéler les paysages composés d’associations de plantes qui pouvaient correspondre à des unités de paysage telle que les paysagistes les définissaient.
Plus tard, le CNERP s’est engagé dans la réalisation d’études à caractère méthodologique pour passer du paysage de l’échelle du jardin à celle de l’aménagement du territoire ; cet objectif faisait partie de la mission de l’organisme. Comme celle de réunir la documentation spécifique confiée à Sarah Zarmati ; ou celle de la formation des cadres et techniciens des administrations concernées, qui a débuté la seconde année avec Anne Kriegel, stagiaire recrutée en 1973. Les premières études du CNERP ont été au nombre de trois : celle du PNR du Faou, c’est-à-dire du Parc Naturel d’Armorique, celle du plateau de Valbonne Sophia-Antipolis, et celle d’une route de Champagne, l’axe Reims-Chalon sur Seine, avec Bertrand Lavier et Claire Michenet. Trois équipes ont donc été formées pour assurer la réalisation de ces études. Je fis partie de celle de Valbonne Sophia-Antipolis avec Georges Demouchy, France Trébucq, Didier Corot et Georges Brun. Cette expérience fut à la fois profitable, intéressante, mais aussi un peu difficile ; je m’explique : en tant qu’agronome de formation, je fus considéré par mes collègues comme un ingénieur insensible au paysage, notamment par Georges Demouchy qui n’a pas cessé de me critiquer en raison de ma formation. Pourtant, je ne me considérais pas du tout comme insensible au paysage qui a, pendant toute ma jeunesse, été fondamental dans mon expérience personnelle de l’espace géographique ; j’ai vécu toute ma jeunesse dans un parc d’un ministre de Napoléon III, dans la vallée de l’Isère, face à la chaîne de Belledonne, que j’ai pu contempler chaque jour ; c’est aussi pour cette raison que j’ai fait de longs voyages, comme celui que j’ai eu la chance de réaliser en 1968 lorsque je suis parti avec trois amis en Afghanistan en voiture en traversant toute l’Europe, la Turquie, l’Iran.
Ce fut l’occasion de contempler de sublimes paysages, j’ai d’ailleurs appris à filmer lors d’un stage à l’ORTF et j’ai réalisé un film sur ce pays en 16mm. L’année suivante, je suis allé en Inde, à Ceylan, au Népal, puis au Pérou avec mon épouse qui m’a également accompagné lors d’un second voyage en Afghanistan, cette fois en avion. L’argument que m’opposaient certains paysagistes du CNERP était pour moi une sorte d’offense. En tout cas, cette opposition entre la vision de paysagistes sur une autre discipline en dit long sur les représentations que nous nous construisons des disciplines autres que celle à laquelle nous appartenons. C’est un sujet que j’ai pu approfondir plus tard, lorsque je suis devenu chercheur au CNRS. J’ai d’ailleurs écrit des articles et un ouvrage dans lequel un chapitre entier est consacré à la question de la sensibilité aux paysages.
Photographies de mon voyage en Afghanistan en 1968 : en haut à gauche, lac de Band-I-Amir ; au milieu, ancienne forteresse de Sohak ; à droite, l’un des Boudas de Bamyan qui a été détruit par les Talibans ; en bas, femmes turkmènes devant leurs yourtes à Band-I-Amir ; au milieu, près du col de Tajihak, à 4500 mètres d’altitude, devant un caravansérail en ruines ; à droite, une femme Kutchi et ses enfants, à Kunduz au nord du pays.
Les paysages de mon enfance : en haut à gauche, la dent de Crolles, à droite, la Meije et ses glaciers, spectacle quotidien pendant mes vacances d’été, en bas, chaîne de Belledonne et de la Chartreuse ; j’habitais dans la vallée de l’Isère, entre ces deux chaînes de montagne.
Toujours est-il que j’ai contribué à cette étude de Valbonne Sophia-Antipolis sur un territoire qui était alors presque sauvage, inoccupé, abandonné, mais très agréable à vivre et qui était destiné à un aménagement d’espaces de déploiement des nouvelles technologies. Il y avait, au milieu des 2500 hectares de ce terrain, une ancienne ferme entourée de terrasses de culture abandonnées, mais superbes et que nous pensions transformer en un centre à vocation culturelle autour du paysage ; dans cet espace peuplé de pins maritimes, de chênes verts et de plantes de garrigue, j’ai été frappé par les odeurs des végétaux qui me rappelaient les romans de Jean Giono.
Photographies de Sophia-Antipolis, en haut, une carte actuelle et le bâtiment de l’université.
En bas, vue aérienne et rivière La Bouillide qui traverse le site.
Je suis revenu bien plus tard à Sophia-Antipolis pour un colloque et je n’ai pratiquement rien reconnu. Tout l’espace avait été construit et il ne restait presque plus rien de ce que j’avais connu. Mais je n’ai pas pu m’aventurer dans tout l’espace et n’ai pas pu voir si cette ferme ancienne avait été conservée. Ceci pour dire que les souhaits des paysagistes du CNERP de conserver une grande part de l’espace naturel n’avaient pas été respectés et qui montre que le paysage passait alors très loin derrière les enjeux économiques. Certes, les choses ont un peu changé, mais le paysage passe toujours après la biodiversité ou le changement climatique, bien que ces deux enjeux puissent être informés par le paysage, notamment grâce aux structures paysagères qui sont assimilables aux zones de connexion biologique. Mais la communauté des écologues est beaucoup plus puissante que celle des paysagistes ou des chercheurs sur le paysage et ils imposent souvent leurs visions du monde naturel ou anthropisé.
Après cette expérience, j’ai pu participer à d’autres études, comme celle du Plan d’aménagement rural de l’Argonne. Ce fut, je pense, une autre expérience autrement enrichissante où j’ai pu mesurer le poids de l’histoire dans la formation d’un paysage martyrisé par la Guerre de 14-18. Avec la petite équipe qui contribuait à cette étude, nous pouvions, lors de nos explorations pour analyser ce paysage, observer les anciennes tranchées, les trous d’obus, les balles de mitrailleuses dans les chemins ou dans les écorces et troncs des arbres. C’est d’ailleurs pourquoi, lors de mes travaux ultérieurs de recherche, j’ai toujours donné à la dimension historique une importance capitale. Je pense par ailleurs que la dimension historique n’était pas assez développée au CNERP, notamment dans les séminaires. C’est pourtant par la dimension historique que l’on a pu, dans les années 1990 et plus tard, théoriser les sens du terme paysage à travers l’analyse des premières occurrences du mot dans les langues européennes et les évolutions des significations du paysage avec celles des contextes sociaux, politiques et économiques.
Paysage d’Argonne, où j’ai participé à l’étude paysagère du Plan d’aménagement rural ; on y voit la forêt, siège de terribles combats pendant la Guerre de 1914-18.
Une autre étude qui m’a passionnée lors de mon séjour au CNERP fut celle que nous avons entreprise en 1977 avec Pierre Dauvergne dans les Pyrénées centrales, dans la vallée d’Aspe, à Aydius, petit village perdu dans la montagne, isolé, seulement accessible par un chemin non goudronné et pour lequel la direction départementale de l’équipement nous demandait notre avis sur les effets de la construction d’une route sur le paysage de la vallée2. Ce paysage était surprenant, surtout en raison des sentiers bordés de buis taillés serpentant sur les flancs de la vallée : c’était magnifique et nous craignions que la route fasse disparaître ces sentiers qui n’auraient alors plus d’utilité ; les buis servaient aux paysans à confectionner des boules pour les chapelets vendus à Lourdes. Cette étude fut pour moi l’occasion de réfléchir à la création de paysages par des communautés paysannes, avec leurs propres savoir-faire et leur culture de la nature ; une manière de se distinguer d’une esthétique formelle et officielle, défendue par les esthètes des associations de protection du paysage, comme la SPPEF, créée au début du 20ème siècle.
Aydius, village de la vallée d’Aspe, dans les Pyrénées, lieu de l’étude paysagère réalisée par une équipe du CNERP. A gauche, on voit bien les haies de buis qui bordent les sentiers d’accès aux fermes.
Entre temps, le CNERP avait déménagé à Trappes, dans un bâtiment mal isolé, avec du bardage de tôles dans un coin pourri, à l’intersection de deux routes et à 5 minutes à pied de la gare de Trappes. L’hiver, il y faisait froid et en été, on y crevait de chaud. Une vraie catastrophe énergétique. Le CNERP avait beaucoup changé, le directeur était Rémi Perelman, le responsable des études Pierre Dauvergne et je me suis retrouvé responsable de la cellule audiovisuelle, chargé de monter une collection de photos de paysages (une diathèque) et de réaliser des montages audiovisuels sur des thèmes divers. Je m’étais spécialisé sur les carrières et sablières et je me suis formé une connaissance du sujet, en visitant des carrières et sablières pour sensibiliser les techniciens des administrations concernées aux effets paysagers de ces lieux d’extraction des matériaux du sol. A cette époque existait une taxe parafiscale sur les tonnages de granulats extraits qui permettait d’aménager les lieux après extraction. C’est ce qui a permis de réaliser des documents de sensibilisation au réaménagement des carrières et sablières et même un film en 16 mm sur l’évolution des sablières de la confluence entre la Seine et l’Yonne ; j’avais alors une caméra 16 mm Beaulieu que j’avais acquise pour mes voyages en Asie et en Amérique du sud. C’était la seconde année du CNERP qui avait recruté la seconde promotion de stagiaires et notamment Anne Kriegel, architecte qui s’occupa des opérations de sensibilisation. Le CNERP avait aussi recruté des personnels spécialisés, en l’occurrence Jean-Pierre Boyer qui m’assista dans la cellule audiovisuelle, ainsi que Pierre Vantouroux, technicien de l’audiovisuel. C’est avec eux que le film fut réalisé.
Dans l’action sur les carrières, je me souviens également d’une opération dans les Alpes Maritimes qui avait été peinte en vert pour l’intégrer au paysage. J’étais effaré par une telle opération qui ne résolvait rien, mais qui répondait aux exigences esthétiques de l’époque. J’ai pu aussi assister au réaménagement d’une carrière près de Mantes-la-Jolie, près de l’autoroute A13, qui avait un objectif de remettre en état paysager et écologique les fronts de taille du calcaire. C’était quand même plus pertinent que de peindre en vert une falaise de calcaire. Les opérations de sensibilisation sur les carrières et sablières furent conduites en association avec Anne Kriegel et nous organisions les débats avec les participants, toujours perplexes sur des objectifs à caractère paysager ; il était plutôt question de réaménager ces lieux avec un objectif agricole, la remise en culture, ou écologique, favoriser le développement de la flore ou de la faune. Il fallait alors montrer que les objectifs agricoles ou écologiques n’étaient pas incompatibles avec un objectif paysager ; de nombreuses sablières furent aménagées en étangs de pêche.
L’activité audiovisuelle dont j’étais chargé ne m’a pas empêché de participer à d’autres études paysagères ; et notamment une étude sur le patrimoine paysager dans la vallée de l’Armançon, affluent de l’Yonne. Ce patrimoine était très important, il s’agissait de petits éléments du paysage rural le long de la rivière, comme les lavoirs, les abreuvoirs pour les animaux et surtout en amont, dans trois vallées parallèles en Bourgogne du patrimoine vigneron qui était menacé de disparition, en raison de l’abandon de la vigne après la crise du phylloxéra. Cette étude fut conduite avec une paysagiste, Marie-Noëlle Brault qui fit partie d’une promotion de stagiaires. Je me souviens surtout d’une mission en plein hiver où le givre ornait tous les arbres proches de l’Armançon et qui donnait au paysage un aspect singulier, particulièrement magnifique.
Je me suis également intéressé aux paysages de montagne : avec le CEMAGREF de Grenoble et surtout Bernard Fichesser, nous avons réalisé un document audiovisuel sur les paysages de montagne avec des diapositives venant de la diathèque du CNERP et de celle du CEMAGREF. Avec Bernard Fichesser, nous avions des divergences de sens sur le paysage, mais nous parvenions à surmonter nos différences de conception. Lui-même avait une vision relativement esthétique du paysage, alors que pour moi, le paysage était d’abord un objet d’aménagement du territoire et soumis à des valeurs diverses selon les acteurs. Dans le domaine du paysage de montagne, il existait une théorie dénommée « sitologie », issue des travaux de deux architectes, Faye et Tournaire ; ils proposaient des principes de construction fondés sur la pente du terrain et sur les pentes des toits des bâtiments : ainsi, si un versant avait une pente de 45°, il fallait que les toits des constructions aient une pente de 45°. J’estimais pour ma part que cette pratique était simpliste pour ne pas dire stupide. Alors que je venais des Alpes où j’avais passé toute ma jeunesse et mon adolescence, j’avais pu observer les chalets ou les fermes d’alpages ou les villages de haute montagne et jamais je n’ai pu affirmer que les toits de ces constructions avaient une pente égale à celle des versants, et d’autant plus que si on observait un bâtiment d’un autre côté, il n’avait pas du tout la même configuration.
En tout cas le travail réalisé avec Bernard Fichesser a quand même abouti à ce document audiovisuel qui fut un moyen de sensibiliser les élus des communes de montagne à la question du paysage. Et je peux également dire que ce travail m’a permis d’acquérir de nouvelles connaissances sur le paysage de montagne, comme ce que l’on appelait la zone de combat, à la limite des forêts, là où commencent les prairies d’alpage ou d’estive. Pourquoi combat ? Parce que c’est la lutte des arbres contre l’âpreté de la nature, les conditions de froid et d’enneigement. C’est pourquoi, dans cet espace, les arbres sont souvent chétifs, en raison des conditions climatiques extrêmes.
Après la première année du CNERP, les séminaires de formation tels que je les ai connus, ont cessé et je pense que c’était regrettable. Il existait une tension entre les paysagistes internes à l’organisme et la communauté externe des praticiens du paysage, ces derniers estimant que le CNERP leur faisait une concurrence déloyale. C’était notamment le cas de Michel Corajoud qui vint au CNERP pour une formation des stagiaires et qui ne décolérait pas devant la capacité du CNERP de conduire des études opérationnelles. Pour ma part, je pense qu’il y avait dans cette position une certaine mauvaise foi, car ce paysagiste n’avait pas à se plaindre des contrats qu’il avait lui-même avec des collectivités territoriales. Evidemment, il pouvait prendre cette position pour les autres, et notamment les plus jeunes qui cherchaient du travail. Plus tard, j’ai eu l’occasion de réfléchir à cette question de l’accès des paysagistes aux appels d’offre des collectivités territoriales. Il me paraît clair que le domaine du paysage fonctionne comme celui de l’architecture où des praticiens connus, voire des stars du métier n’ont aucun problème pour accéder à des opérations bien payées. Mais les plus jeunes souffrent de leur non reconnaissance dans le domaine. Je sais d’ailleurs que certains jeunes paysagistes ont abandonné leur métier pour se retrouver caissier à la FNAC ou dans un supermarché.
Un jour, je déjeunais avec un élu d’une ville où avait été lancé un appel d’offres sur un plan de paysage : je connaissais une jeune équipe qui avait répondu ; je demandais à l’élu qui avait eu une réponse positive ; il me répondit que c’était un certain paysagiste bien connu et je lui demandais ce qu’il en était de la jeune équipe : il me répondit qu’ils n’avaient pas assez d’expérience. Bien évidemment, si une collectivité ne leur attribue pas d’opération, ils ne risquent pas d’avoir de l’expérience. En outre, je connaissais le paysagiste qui avait obtenu l’opération, et je pense qu’il n’avait pas plus de capacités que la jeune équipe qui cherchait à innover dans les méthodes et en particulier par des dispositifs participatifs. Bref, il me semble qu’il y aurait une sérieuse réflexion à engager sur la manière dont les appels d’offre sont organisés et attribués.
Le CNERP s’est étoffé, avec un centre de documentation créé dès le début et dirigé par Sarah Zarmati, assisté ensuite par Nicole de Gouttes et Claudine Zysberg. Ce centre a rassemblé plusieurs milliers de livres, a réalisé des notes bibliographiques et des recherches documentaires. Le grand problème de cet organisme est son mode de financement. Le budget ne repose pas sur une subvention du ministère chargé de l’environnement, mais sur la recherche de contrats avec des institutions et des collectivités territoriales : c’est la course au contrat. Pour faire fonctionner l’organisme, il faut que son directeur, Rémi Perelman, plus ou moins assisté de Pierre Dauvergne ou d’autres membres chargés de mission, cherchent des opérations d’étude qui sont financées par une institution. C’est un cercle infernal et il est arrivé que nous attendions nos salaires pendant un mois, parfois plus. Faire rentrer de l’argent était difficile et c’est d’ailleurs ce qui aura raison de la pérennité du CNERP. Mais en attendant sa fin, seul le recours à un financement extérieur est possible.
Le CNERP s’est aussi équipé, de plusieurs voitures de fonction qui permettent aux membres d’aller sur le terrain pour les études. Il faut donc payer les voitures, leurs assurances, l’essence et les réparations éventuelles ou l’entretien. En outre, les études s’accompagnent toujours de nombreuses photos dont il faut acheter les pellicules et les faire développer. C’est la cellule audiovisuelle qui s’en charge et j’ai passé un accord avec un magasin de photographies qui nous fournit en matériel et en pellicules. Parfois, nous avons recours à un laboratoire de photographie qui est de grande qualité, mais bien plus onéreux. Tout ceci a un coût qui ne cesse d’augmenter et les problèmes financiers du CNERP croissent avec le temps.
Mon intention n’est pas de développer l’ensemble des travaux que le CNERP a réalisés dans sa courte existence. Je souhaite mentionner cependant un voyage en Angleterre qui était l’un des pays les plus avancés alors sur la question de l’aménagement des paysages avec les Pays-Bas. Ce voyage conduisit la totalité de l’équipe du CNERP dans la région de Sheffield où l’université avait conduit des études et des recherches sur le paysage : nous avons visité le Peak Park, où le paysage est composé de prairies d’élevage de moutons principalement, celles-ci étant séparées par des murets de pierres sèches. Puis nous sommes allés à Glasgow, pour rencontrer les chercheurs de l’université qui avait développé des études et recherches sur le paysage. Ce fut une expérience instructive pendant laquelle nous avons pu mesurer les différences de conception et de méthodes. Personnellement, j’en ai retenu des connaissances qui m’ont servi plus tard dans ma carrière de chercheur, lorsque je me suis intéressé à la formation historique des enclosures et en particulier du bocage. Ce domaine a constitué un axe de recherche important de mes recherches qui ont donné lieu à de nombreuses enquêtes auprès des habitants et surtout des agriculteurs ; les entretiens m’ont ouvert les yeux sur la diversité des pensées du paysage.
Il me semble que le plus important, après cette expérience du CNERP qui prit fin en février 1979, est de réfléchir à ce qu’elle m’a apporté. Le premier point concerne la question de la sensibilité au paysage ; dans les études du CNERP ou dans celles que j’ai eu l’occasion de consulter ou de conduire moi-même, la sensibilité renvoyait à celle du paysagiste. C’est ainsi qu’elle était formulée dans l’étude de paysage sur la Loire moyenne que j’ai mentionnée précédemment. Dans celles que j’ai conduite moi-même plus tard, la question de la sensibilité était et demeure différente : il s’agissait de savoir comment les acteurs locaux et en particulier les habitants percevaient le paysage de leur territoire. C’est d’ailleurs de cette manière que j’ai envisagé d’identifier les sensibilités aux paysages dans ma thèse de doctorat sur le vignoble de Bourgogne. C’est pourquoi j’ai réalisé des enquêtes sous deux formes : entretiens semi-directifs (environ 40) avec des habitants de six communes de la Côte viticole bourguignonne et enquêtes par questionnaires distribués dans les boîtes aux lettres (200). A cette époque, on ne parlait pas encore de représentations sociales des paysages, mais de valeurs attribuées aux paysages. C’est donc ces valeurs que j’ai cherchées à identifier auprès de cet échantillon d’habitants, vignerons ou d’autres catégories sociales. C’est ce qui m’a permis de constater un fort écart entre les valeurs attribuées aux paysages du vignoble et aux paysages des « montagnes », petits plateaux calcaires au-dessus des coteaux, couverts de friches ou de boisements sans intérêt forestier, où les petits vignerons ont cultivé de la vigne, du seigle ou des légumes, envoyé leur animaux alors qu’ils étaient polyculteurs ; les montagnes, d’altitude égale à environ 500 mètres ont été désertées après la Seconde Guerre Mondiale et surtout après la crise du phylloxéra, alors qu’elles avaient été occupées depuis une vingtaine de siècles au moins3. Cette crise avait fait chuter radicalement les prix du foncier sur les coteaux, c’est-à-dire les meilleures terres à vignes et les petits vignerons en ont profité pour acheter une parcelle ou deux.
Divers aspects de la côte viticole de Bourgogne : en haut, le village d’Auxey-Duresses (à gauche), la montagne en vue aérienne en infrarouge pour montrer les différentes espèces végétales (à droite)
En bas, l’occupation du sol de la montagne à partir du cadastre de 1826 (à gauche), la montagne et sa végétation d’épineux, de pins rabougris et de genévriers (à droite).
C’est de cette manière que la structure sociale du vignoble a fortement changé à partir de 1900 et surtout après 1950. Grâce aux enquêtes, j’ai pu me rendre compte de ce que représentait la sensibilité sociale aux paysages de cette région. Alors que celle qui concernait les paysages du vignoble était surtout des valeurs économiques, celle attribuée aux montagnes renvoyait à l’affectif, à la mémoire sociale, à la culture de la nature des petits vignerons, à l’imaginaire social où se déployaient des contes et légendes comme celle de la Vouivre chère à Henri Vincenot. La montagne, c’était et c’est toujours le lieu de la liberté, des pratiques marginales, le braconnage, les rencontres des amoureux, la recherche des escargots ou des fruits sauvages et des champignons : dans la montagne, parcourues de murgers, longs tas de cailloux que les paysans ont extraits des sols maigres pour pouvoir cultiver, chacun ou chacune à ses coins et ses recoins ; c’est ce qui m’a permis de comparer l’ensemble vignoble et montagne à la maison dans la conception de Gaston Bachelard (La poétique de l’espace)4 ; dans le vignoble comme dans les pièces de la maison, le salon ou la salle à manger, chacun respecte les règles communes ; dans le vignoble, tout est normé, chaque parcelle à droit ou non à une appellation (Appellation d’Origine Protégée) qui lui confère un statut singulier : vin régional ou communal, premier cru, premier grand cru ; dans le salon ou la salle à manger de la maison, on met les mains sur la table, on dit bonjour, on respecte son voisin et l’on se tient correctement. Sur la montagne, on est libre, on se moque des règles, on à ses coins ou ses recoins comme dans le grenier de la maison où l’on se retranche pour rêver. On rêve sur la montagne, on s’y isole seul ou avec son ami(e), d’ailleurs, lorsqu’on est au cœur de la montagne, on ne voit rien de la vallée et des coteaux ; parfois, après la pluie, le ciel se dégage au loin et on peut voir le Mont Blanc très loin. C’est comme dans le grenier d’où le regard s’évade par la lucarne. D’une certaine manière, mon passage au CNERP m’a permis de m’aventurer dans ce domaine de la sensibilité au paysage. En tout cas, j’ai retrouvé cette situation tout en analysant à partir des années 1990, après des recherches sur les représentations sociales, des paysages dans d’autres lieux ; c’est à partir de ces analyses que j’ai pu élaborer ma propre théorie des trois échelles des représentations collectives des paysages.
Complémentarité entre la montagne et le vignoble : en haut, deux aspects de la montagne avec une « cabotte », construction de pierres sèches où s’abritaient les petits paysans vignerons et un murger, sorte de ligne de cailloux de calcaire extraits du sol pour pouvoir cultiver. En bas, schéma des complémentarités entre le vignoble, la montagne et la plaine, et une vue du vignoble avec ses parcelles de vignes soigneusement ordonnées.
Le second enseignement de mon passage au CNERP concerne la question du projet de paysage. Celui-ci est le leitmotiv des paysagistes de l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage de Versailles où j’ai enseigné pendant plus de 20 ans. Or, ce terme n’a jamais fait l’objet, à ma connaissance d’une véritable définition. Il s’apparente le plus souvent au projet d’architecture alors qu’un objet architectural se distingue fortement d’un paysage ; un paysage évolue sans cesse, une construction peut évoluer, mais pas dans les mêmes conditions ni dans la même ampleur. Par ailleurs, la formulation d’un projet de paysage repose sur une étude relativement formelle et ne mobilise pas de données quantitatives, mais uniquement qualitatives. C’est ce qui distingue l’approche paysagiste de celle des géographes, des sociologues, anthropologues ou d’autres disciplines comme l’écologie notamment. Dans mon enseignement à l’ENSP de Versailles, j’avais introduit un exercice d’analyse du paysage d’un canton français et je tentais d’apprendre aux étudiants à utiliser les données statistiques qui peuvent, utilement, permettre d’étudier les évolutions d’un paysage : par exemple, les données des recensements de population (RGP) peuvent renseigner sur l’urbanisation, la qualité des logements, les résidences secondaires ; celles du recensement de l’agriculture (RGA) permettent de suivre l’évolution des cultures, de l’élevage, des prairies, des boisements, des bâtiments agricoles dans un paysage, notamment à l’aide de cartes d’évolution. Certes, il ne faut pas confondre paysage avec l’occupation du sol, mais on peut sans problème transformer une carte en deux dimensions en un bloc-diagramme en trois dimensions ; c’est d’ailleurs cet outil qu’utilisent souvent les paysagistes.
Cet enseignement rencontra l’opposition des professeurs de projet de l’école qui estimaient que l’usage de chiffres allait à l’encontre de la dimension sensible contenue dans le paysage. Si je fais cette remarque, c’est parce que dès le début du CNERP, dans les principes de la méthode paysagiste, les enseignants ou les intervenants lors des séminaires critiquaient souvent l’approche classique de l’aménagement du territoire, trop quantitative, qualifiée parfois de « froide », sans dimension sensible. Cette affirmation m’a souvent marqué et j’estime que l’on peut quand même utiliser des données quantitatives tout en étant à l’écoute des sensibilités sociales aux paysages. Dans cet enseignement du canton, les étudiants parvenaient toutefois à réaliser des cartes de l’évolution des logements, de l’agriculture et ils arrivaient à en tirer des conclusions pour le paysage qu’ils étudiaient.
J’en reviens au projet ; j’ai eu l’occasion d’étudier, à travers les programmes de recherche sur le paysage dont j’ai présidé les comités scientifiques au ministère chargé de l’environnement, de nombreuses approches du projet de paysage, en France ou dans d’autres pays d’Europe et même d’autres continents (Chine, Chili, notamment). Or, le terme de projet de paysage ne recouvre pas les mêmes principes dans d’autres pays. Au Royaume-Uni, le projet de paysage (Land planning) s’apparente davantage à un projet d’aménagement du territoire avec une dimension formelle, esthétique et parfois sociologique. Lors d’un colloque organisé dans le cadre des programmes de recherche du ministère de l’environnement, une équipe autrichienne exposa sa conception du projet de paysage : pour eux, le projet se distinguait du projet classique livré « clés en mains », par son caractère adaptatif ; que signifie ce qualificatif ? Il s’agit d’un projet qui n’est jamais terminé et qui évolue au fur et à mesure de son avancement. Plus précisément, lorsqu’une proposition d’aménagement d’un lieu est avancée, de nouvelles connaissances sont produites et il s’agit alors de les introduire dans le projet qui en sera modifié et ainsi de suite. D’une certaine manière, le projet avance avec une boucle de rétroaction. J’ai été assez captivé par cette méthode et ai pu l’analyser plus profondément dans l’un de mes ouvrages.
Une autre remarque sur le projet de paysage : dans les théories les plus répandues chez les paysagistes, le projet est l’œuvre de l’artiste qui le dessine en tenant compte de son environnement paysager et de ses propres idées de ce que celui-ci peut imposer au dessin. Du moins était-ce la conception la plus répandue dans un premier temps. A partir du moment où la Convention Européenne du Paysage5 a été adoptée (octobre 2000 à Florence) et ratifiée par la France (juillet 2006), les conditions d’élaboration d’un projet de paysage ont fortement changé. En effet, la convention prône la prise en compte de ce qu’elle dénomme « aspirations des populations », dans un objectif louable de mettre le citoyen au cœur du projet, pour la qualité de son cadre de vie. La convention n’est plus centrée sur les paysages remarquables, mais sur les paysages du quotidien, c’est-à-dire le cadre de vie des populations. En termes de projet, il est clair ainsi que l’artiste, si tel doit se considérer un paysagiste, ne peut décider tout seul de ses orientations et qu’il doit modifier sa posture en écoutant les acteurs du paysage ou de l’aménagement du territoire. Les nouvelles générations de paysagistes ont pris la mesure de cette tendance qui est d’ailleurs mondiale, surtout celles issues de l’école de Bordeaux, alors que ceux qui sortent de l’enseignement de Versailles ont plus de difficulté à s’orienter vers des dispositifs de participation citoyenne, tant la pédagogie les a persuadés de s’en tenir au projet proche de celui de l’architecture, plus ou moins fermé sur lui-même.
Toujours est-il que les projets de paysage participatifs se sont développés et qu’il en existe de très nombreux désormais dans tous les pays d’Europe, sur le continent américain, au nord comme au sud et même en Chine. J’ai eu l’occasion d’entendre une communication sur un projet participatif de jardins partagés dans une banlieue de Shanghai lors d’un colloque à Fuzhou dans le sud du pays. Dans un rapport sur le thème « Paysage et démocratie », que j’ai rédigé pour le Conseil de l’Europe, j’ai ajouté en annexe de nombreux exemples de projets de paysage participatifs en Europe. Ils sont maintenant assez connus et d’autres chercheurs se sont penchés sur la question. Ceci dit, il existe de multiples formes de participation, depuis la sensibilisation jusqu’à la négociation. Mais la participation citoyenne n’est pas la panacée : certains projets réussissent, et d’autres échouent, car les conditions de leur réussite sont complexes ; le plus souvent, si le projet participatif provient d’une collectivité territoriale, il a moins de chance de réussir qu’un projet issu d’une association, tout simplement parce que ce qui émane d’institutions politiques provoquent la méfiance des électeurs. Il est aussi clair que la question de l’animation est importante, celle des connaissances mobilisées également. En tout cas, lors de l’existence du CNERP, on ne parlait pas de projet participatif, alors qu’ils existaient aux Etats-Unis depuis les années 1960, grâce à John Dewey, philosophe et spécialiste des questions d’éducation.
Lors de mon séjour au CNERP, il y a eu une tentative de s’interroger sur les perceptions sociales des habitants ; je me souviens qu’une étude menée dans la vallée de la Loire avait envisagé d’interroger des habitants, mais ce n’est pas allé plus loin.
Quant à la recherche, dont le terme figure dans le nom de l’organisme, je pense que malgré deux tentatives avec des réponses positives à l’appel d’offres du ministère de la culture, les résultats ne furent pas très probants. J’y participais, sur les paysages de coteaux, en Bourgogne, et ce fut là le début de ma thèse.
Finalement, le paysage est resté plutôt attaché à la valorisation touristique des territoires, ce que certains appellent le marketing territorial. Ce n’est pas nouveau : le paysage est à vendre, comme le dit Alain Levavasseur à propos de A. Huxley ; bien avant ce célèbre écologue avant la lettre, Elisée Reclus, en 1866, avait écrit :
« Sur le bord de la mer, les falaises les plus pittoresques, les plages les plus charmantes sont aussi en maints endroits accaparées soit par des propriétaires jaloux, soit par des spectateurs qui apprirent les beautés de la nature à la manière des changeurs évaluant un lingot d’or (…). Ces paysages sont découpés en carrés et vendus au plus fort enchérisseur (…). Puisque la nature est profanée par tant de spectateurs à cause de sa beauté, il n’est pas étonnant que dans leurs travaux d’exploitation, les agriculteurs et les industriels négligent de se demander s’ils ne contribuent pas à l’enlaidissement de la terre (…). Quant à l’ingénieur, ses ponts et ses viaducs sont toujours les mêmes, dans la plaine la plus abrupte ; il se préoccupe non de mettre ses constructions en harmonie avec le paysage, mais uniquement d’équilibrer la poussée et la résistance des matériaux. »6
J’ai déjà dit qu’aujourd’hui, le paysage passe après les enjeux du changement climatique et l’érosion de la biodiversité ; c’est un fait reconnu par tous les paysagistes qui sont passés par le CNERP, mais il ne faut pas abandonner l’idée que le paysage peut aussi servir ces causes planétaires. Sur cette question, la communauté des écologues est divisée entre les opposants au paysage et ceux qui estiment que ce concept peut être utile pour analyser les flux de biomasse, c’est-à-dire des espèces végétales ou animales. Il est même curieux d’entendre des écologues prétendre qu’il vaut mieux protéger le loup dans les alpages plutôt que les moutons, au nom de la biodiversité. Or, on le sait, la biodiversité est bien plus maintenue par les moutons que par l’absence de pastoralisme ; l’exemple du narcisse des Glénan est là pour le confirmer : l’espace où poussaient ces narcisses endémiques avait été enclos pour les protéger des moutons ; une autre végétation s’est développée, et les narcisses ont disparu. Lorsque l’on a enlevé les clôtures et remis les moutons, les narcisses sont revenus. Ceci dit, dans toute communauté, il existe toujours des individus radicaux et des individus plus ouverts à des idées nouvelles et ouvertes sur les autres pensées. C’est aussi vrai pour les écologues et les paysagistes. Il est finalement heureux que des controverses existent, car c’est d’elles que naît le débat et peut aboutir à des compromis et non à un consensus, car ce dernier est la pire des solutions, il aplanit la diversité des idées et favorise la langue de bois.
J’aurais sans doute encore de nombreuses remarques à faire sur le CNERP, je regrette seulement que cet organisme innovant et qui aurait pu apporter de nouvelles méthodes et réflexions ait subi l’inconséquence des institutions de l’Etat qui ne lui ont pas donné les ressources financières auxquelles il aurait dû avoir droit, et aussi d’un certain corporatisme des paysagistes qui le considéraient comme un concurrent et qui ont tout fait pour sa disparition ; le CNERP s’est terminé en février 1979, ses membres en sont partis ou ont été répartis dans des services du ministère de l’environnement ; moi-même ai été recruté à la Mission Paysage ; malgré le bref séjour que je fis à la Mission Paysage, j’ai pu, à l’initiative de Lucien Chabason, chef de la mission, développer une approche originale du paysage : il s’agissait de relancer une activité économique en perte de vitesse qui produisait un paysage singulier, la culture de la lavande dans le sud-est de la France ; Lucien Chabason avait lui-même une maison dans le Vaucluse, près des « Dentelles de Montmirail » et il était inquiet sur l’avenir de la lavande, touchée par un parasite qui mettait en péril sa culture. J’ai donc pris contact avec l’organisation professionnelle des lavandiculteurs pour leur proposer des aides financières afin de les aider à relancer leur activité. Ce fut une expérience intéressante, mais plutôt décevante, car ces professionnels de la lavande n’étaient pas vraiment convaincus de l’intérêt paysager de leur production. J’engageais néanmoins une action en faveur du soutien de la culture de la lavande, mais je n’ai pas pu en voir le résultat, car j’avais d’autres objectifs personnels : un poste de chercheur s’ouvrait en Espagne, à la Casa de Velázquez, dont le directeur souhaitait recruter un chercheur pour travailler sur le paysage d’Andalousie ; je fus même invité au siège de la Casa à Madrid, pour rencontrer son directeur afin de préciser mon projet de recherche. Je parlais de ce projet à Lucien Chabason et il ne s’y opposa pas, me disant qu’il garderait mon poste le plus longtemps possible.
J’ai donc posé ma candidature en faisant, comme il se devait à l’époque (1979), le tour de certains des membres du jury qui allaient évaluer les candidats. Et, oh, surprise, j’ai été recruté pour octobre 1979. Avec mon épouse, nous sommes partis de Paris à Séville en voiture et nous avons trouvé assez vite un appartement dans le cœur de la capitale andalouse, où nous sommes restés 3 ans, jusqu’en juillet 1982, avec nos deux enfants. Ce fut une expérience formidable, où j’ai pu réaliser de nombreuses enquêtes auprès des viticulteurs du vignoble de Jerez-de-la-Frontera (Xérès), ou de la campagne proche de Séville. En même temps, l’équipe qui travaillait sous ma responsabilité a réalisé des cartes de l’évolution de l’occupation du sol sur deux secteurs, l’un proche de Séville (environ 90.000 hectares), l’autre autour de Jerez-de-la-Frontera (environ 250.000 hectares), entre 1956, 1972 et 1977, grâce à l’analyse des photographies aériennes ; il est certain que l’apprentissage que j’avais fait au CNERP de cette technique m’a beaucoup aidé.
Paysages d’Andalousie que j’ai pu étudier, admirer, savourer : en haut à gauche, « Dehesa », c’est-à-dire forêt claire de chênes verts et porcs ibériques, à droite, idem sans les porcs ; en bas, à gauche, village blanc d’Andalousie (Zahara de la Sierra) et à droite, immensité des plantations d’oliviers, près de Jaen.
Ce séjour en Andalousie m’a permis de découvrir des paysages superbes, comme les forêts de chênes verts et liège, où l’on élève les fameux porcs ibériques qui se nourrissent de glands et donnent des jambons célèbres, les « Jamones de pata negra de bellota », sans doute les meilleurs du monde. J’ai pu admirer également les paysages de la campagne andalouse, où les immenses exploitations latifondiaires produisent des céréales ou du coton, des betteraves en employant des ouvriers agricoles, les « peones » qui viennent se louer au printemps sur les places des villages (comme en Beauce où j’ai fait de nombreuses enquêtes à mon retour en France). Il s’agit d’un système profondément injuste, où les grands latifondiaires exploitent des milliers d’hectares en faisant appel à des ingénieurs agronomes pour gérer leurs exploitations, eux-mêmes ne faisant rien que de s’adonner à des loisirs comme le golf ou les voitures de sport, alors que les ouvriers agricoles n’ont que de petites parcelles de moins d’un hectare, souvent dans des villages de colonisation et sont employés dans les grandes haciendas ou « cortijos » des latifondiaires pour des salaires de misère. Cette expérience andalouse m’a permis de découvrir non seulement des paysages somptueux, mais aussi un système économique singulier, d’origine romaine et arabe, qui existe toujours et n’a pas beaucoup changé ; j’ai pu également constater la disparition des oliviers des campagnes proches de Séville, remplacés par des cultures de colza. Ces oliviers furent souvent arrachés et mis en bac, pour être vendus en Europe, comme en France où on les retrouve dans les pépinières, puis dans certains jardins. Mais depuis, la politique agricole espagnole a modifié ses objectifs et les oliviers ont été replantés.
Jardins de l’Alcazar à Séville, où j’ai vécu 3 ans (en bas à gauche, azulejos de l’Alcazar) ; je venais promener mes enfants dans ces jardins qui étaient merveilleux et frais lorsque la température dépassait 50°.
Après ce séjour à la Casa de Velázquez, à mon retour en France, après 3 ans de séjour à Séville et un moment de divers travaux dans des bureaux d’étude, je suis entré au CNRS où je suis toujours en tant que directeur de recherche émérite. Les expériences du CNERP, de la Mission Paysage et de la Casa de Velázquez m’ont permis d’approcher une démarche d’analyse économique et sociale du paysage en développant récemment une méthode fondée sur l’évaluation socio-économique du bien-être par le paysage lors d’une recherche engagée dans la vallée de la Loire en interrogeant des habitants, des élus, des acteurs divers de l’aménagement du territoire et en réalisant des cartes des lieux de bien-être ou de mal-être ; ce qui a permis ensuite d’identifier 52 critères de bien-être ou de mal-être par le paysage considéré comme cadre de la vie quotidienne.
Je souhaite terminer cette histoire personnelle du CNERP en rappelant ma trajectoire familiale : mon grand-père était un paysan suisse, qui faisait de l’élevage dans les Alpes bernoises, à Oberthal. La situation des paysans suisses à la fin du 19ème siècle était catastrophique, car ils étaient trop nombreux pour des terres insuffisantes ; c’est pourquoi mon grand-père a migré vers la France, dans le Jura, a épousé une française en se convertissant au catholicisme alors qu’il était protestant, et est devenu boulanger, l’un de ses fils, mon propre père, est devenu ingénieur agronome spécialisé dans l’élevage alpin dans le département de l’Isère (après le Jura et la Haute-Loire). Je suis devenu également ingénieur agronome, spécialisé dans la recherche sur le paysage et mon fils est désormais paysagiste DPLG, il a fait ses études à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture et du Paysage de Bordeaux.
J’ai eu l’occasion d’aller voir le village de mon grand-père qui n’était qu’un ensemble de hameaux dispersés sur les collines ; du chalet où il vivait et que j’ai retrouvé, on peut voir un sublime paysage : tous les grands sommets des Alpes suisses, avec le Cervin, le Matterhorn, la Jungfrau. Je demandais à une vieille paysanne dans quelle maison habitent des personnes du nom de Luginbühl ; elle tendit son doigt tout autour et me dit : « là, là, là et encore là. » Il y avait donc de très nombreuses personnes s’appelant de ce nom dans ce village. Avec mon épouse et mes enfants, nous fîmes une promenade près du chalet de mon grand-père et nous nous assîmes sur un banc placé devant le spectacle des Alpes suisses. Ce fut une surprise de découvrir sur le banc une plaque avec le nom d’Otto Luginbühl ; c’était le nom du fabricant du banc et en regardant sur internet, nous nous sommes aperçu que c’était une entreprise qui fournissait de nombreux équipements pour les collectivités locales suisses comme les bancs, mais également les jeux pour enfants dans les parcs publiques, des clôtures, etc. Quelle drôle d’histoire familiale, n’est-ce-pas, représentative du nom de famille, Luginbühl, qui signifie en suisse allemand : « Regarde vers la colline »7, un nom prédestiné !
Diverses photos de mes voyages, en Iran, en Inde, au Maroc, au Chili, au Brésil, en Chine, au Pérou, etc.
Vues depuis le village de mon grand-père Friedrich Luginbühl, dans les Alpes suisses de l’Oberland bernois, à Oberthal, d’où l’on peut voir la chaîne des Alpes avec notamment le Cervin. Au milieu, à gauche, l’entrée du village d’Oberthal, le chalet où vivait mon grand-père, en bas, à gauche, ma famille sur le banc fabriqué par Otto Luginbühl et à droite, le paysage depuis le chalet.
FIN DE MON HISTOIRE DU CNERP
Je précise que j’ai publié deux ouvrages sur le paysage : le premier en 1989, aux Editions de la Manufacture, intitulé : « Paysages, textes et représentations des paysages de la Révolution à nos jours »8, puis « La mise en scène du monde, construction du paysage européen, aux Editions du CNRS, en 20129.
J’ai aussi publié des ouvrages collectifs suite aux programmes de recherche dont j’ai présidé les comités scientifiques :
Luginbühl Yves, Berlan-Darque Martine, Terrasson Daniel, 2007, Paysages, de la connaissance à l’action, ouvrage collectif publié aux Editions QUAE.
Luginbühl Yves, Berlan-Darque Martine, Terrasson Daniel, 2007, Landscapes : from knowledge to action, ouvrage collectif publié aux Editions QUAE.
Luginbühl Yves, Guillaumin Gérard, Terrasson Daniel, dir., 2012, Paysage et développement durable, Editions QUAE, Paris, 300 pages.
Luginbühl Yves, Guillaumin Gérard, 2013, Terrasson Daniel, dir., 2012, Conclusion, ouvrage collectif du programme de recherche Paysage et développement durable, Editions QUAE, pages 205-215.
Luginbühl Yves, 2013, dir. et conclusion, Infrastructures de transports terrestres, écosystèmes et paysages. Des liaisons dangereuses ? PREDIT, programme de recherche ITTECOP du MEDDE, La documentation française, pages 245-258, 280 pages.
Luginbühl Yves, dir. 2015, Biodiversité, paysage et cadre de vie. La démocratie en pratique, Victoires Editions, Paris, 290 pages.
En outre, j’ai publié environ 130 articles ou chapitres d’ouvrages collectifs et de nombreux rapports, notamment pour le Conseil de l’Europe autour de la Convention Européenne du Paysage.
1 Le « Paysage rural et régional – 2e partie » parue à la Documentation française.
2 Réalisée pour le compte du Conseil général des Pyrénées atlantiques.
3 On retrouve sur les montagnes des vestiges de l’époque néolithique, comme des enclos.
4 Bachelard Gaston, 1972, La poétique de l’espace. Presses Universitaires de France, 214 pages.
5 https://www.coe.int/fr/web/landscape
6 RECLUS, Elisée, 1866, Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes, In Revue des Deux Mondes, Paris.
7 « Lug-in-Bühl », c’est comme Look at the Hill, en anglais, « lugen » est un verbe du suisse allemand inusité qui signifie regarder, à ne pas confondre avec « lügen » qui signifie mentir.
8 Luginbühl Yves, 1989, – Paysages. Textes et représentations du paysage du Siècle des Lumières à nos jours, Lyon, La Manufacture, 1989, 270 p., 101 illustrations. Prix Conrad Malte-Brun de la Société française de Géographie.
9 Luginbühl Yves, 2012, La mise en scène du monde, construction du paysage européen, CNRS Editions, Paris, Prix Edouard Bonnefous 2013 de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, 430 pages.