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Chapitre 14
L’École nationale d’Horticulture et l’enseignement de l’architecture des jardins (1930-1960)
Pierre Donadieu raconte une période peu connue de l’histoire de l’ENH, les années 1930-1960. Elle correspond à l’enseignement aux élèves ingénieurs horticoles de l’architecte paysagiste Ferdinand Duprat de 1934 à 1951. Au moment (1946) où se met en place la Section du paysage et de l’Art des jardins.
L’ENH, une école d’ingénieurs
Depuis 1927, l’École nationale d’Horticulture délivre le diplôme d’ingénieur horticole. Le niveau du concours s’est certes amélioré. Mais beaucoup d’élèves, qui n’ont pas le niveau du baccalauréat, ne terminent pas leurs études (10 à 17 sur 40 à 45 dans les années 1920 ; 10 en 1934), en raison de leurs mauvaises notes aux examens. Cette situation s’améliorera progressivement et cet effectif d’exclus restera inférieur à 5 dans les années 1940.
L’école n’a plus le handicap de ne pouvoir loger et nourrir ses élèves. La construction de la « Coopérative » des élèves1 s’est achevée à la fin de 1927 à l’angle nord-est du Potager en ouvrant sur la rue (actuelle) Hardy et de Satory (qui deviendra la rue du Maréchal-Joffre). Un peu plus d’une centaine d’élèves (pas de jeune fille) occupe le premier et le second étage. Ils sont quatre par chambre (voir photo ci-dessous) et bénéficient au rez-de-chaussée, d’un réfectoire et de cuisines modernes, d’une salle de sport, d’une bibliothèque, sous l’œil d’un élève « gérant ». Ainsi, et grâce à l’approvisionnement en fruits et légumes du Potager, les frais de pension des élèves restent modestes et à la portée de toutes les bourses.
Une chambre d’élèves dans le foyer des élèves, années 1950, archives ENSP/ENSH.
Le programme d’études durant l’année scolaire 1929-1930 prévoit 626 leçons d’une heure, 100 applications pratiques et 40 examens, soit environ 250 heures d’enseignement encadrées par des enseignants pour chacune des trois années. Le reste du temps devait être consacré aux travaux saisonniers dans le Potager avec les chefs de culture (mais les archives du conseil des enseignants n’en parlent pas).
L’enseignement lui-même est réparti entre 18 disciplines d’importance inégale. Elles reprennent une grande partie du programme de l’école que cite le paysagiste Edouard André en 18902.
Quatre matières dominent les autres par leur importance quantitative, les matières « nobles » en quelque sorte. En premier lieu le dessin (70h) réparti sur les trois années3, l’arboriculture fruitière et la pomologie (52h) sur trois ans, la botanique (50h) sur les deux premières années, les levés de plans et le nivellement (40h). Parmi les autres disciplines, les cultures potagères, le génie rural, les cultures méditerranéennes et coloniales, la pathologie végétale, les mathématiques, la chimie, la comptabilité …L’architecture des jardins occupe une place modeste : 24 heures de cours en troisième année, avec deux applications et 2 examens, pas beaucoup plus que l’horticulture industrielle et commerciale (20h). 4% des leçons, c’est très peu.
René-Edouard André : la fin d’une dynastie
Depuis 1910, Le fils d’Edouard d’André est le titulaire de la chaire d’architecture des jardins. À y regarder de plus près, le nombre des heures d’enseignement qui concourent à la formation de l’ingénieur-architecte paysagiste est beaucoup plus important qu’il n’y parait. Aux cours de R.-E André, on peut ajouter le dessin, le nivellement, le levée de plans, la botanique, le génie rural, soit près d’un tiers des leçons, sans compter les temps (modestes) de travaux pratiques d’architecture des jardins qui font office d’ateliers. Sans compter les visites de jardins et de chantiers, et les conférences que donne par exemple l‘ingénieur horticole Eugène Le Graverend sur « les jardins modernes » ou les « Grandes villes ». Ce qui n’est pas négligeable.
L’importance du dessin est d’ailleurs confortée par l’ajout en 1929 d’épreuves au concours d’entrée : « des figures géométriques, croquis côté d’instruments de culture, et dessins à main levée ».
En outre, au cours de cette même année, la volonté de développer le cours d’architecture des jardins et certains autres cours est affirmée par une lettre du comité de l’art des jardins de la SNHF4 au ministre de l’Agriculture qui l’a transmise au conseil5 :
« Le comité de l’art des jardins souhaite voir s’intensifier le cours d’architecture des jardins à l’ENHV (…). Il souhaite que le cours soit porté de 24 à 34 leçons (…) que celui de dessin passe de 60 à 70 leçons en prenant en compte la composition des projets de jardins en accord avec le professeur du cours d’architecture des jardins. La liaison entre les cours d’architecture des jardins, de dessin, de levé de plans et de nivellement est assurée par le directeur de l’école. Le professeur d’architecture des jardins a l’initiative des visites de parcs et jardins publics et privés en accord avec le directeur de l’école. En outre le comité de l’art des jardins propose que soit portée la mention « architecte paysagiste» sur le diplôme des élèves qui auraient atteint une certaine moyenne dans les trois cours (architecture des jardins, levées de plans, dessin). ».
Le conseil estime que la dernière proposition ne peut être suivie car l’architecture des jardins n’est qu’un des vingt cours de l’école. La lettre révèle deux problèmes qui seront récurrents jusqu’à aujourd’hui : la coordination des enseignements complémentaires qui tendent à l’autonomie aux dépens de leur cohérence par rapport à la transmission d’un métier, et le souhait d’une spécialisation reconnue dès la formation initiale. Car l’attribution du titre d’architecte paysagiste passait par le concours en loge organisé chaque année par la SNHF6.
Le 28 avril 1930, le conseil des professeurs de l’ENH se réunit dans la bibliothèque de la Figuerie. Les enseignants constatent que, en dépit d’un nombre important mais relatif d’heures de cours, les élèves sont vraiment déficients en dessin. Ils s’accordent sur une augmentation des heures pour que « Monsieur Hissard enseigne mieux le croquis coté et la perspective appliquée à l’art des jardins »7. L’année suivante, écrit le secrétaire de séance, des épreuves de géométrie plane et de dessin d’ornement seront introduites dans le concours, car « le ministre lui-même demande des leçons de croquis coté ». Les nouveaux ingénieurs doivent maîtriser à la fois le dessin de type « industriel » et le dessin d’art.
Le marché de l’architecture des jardins publics semble en effet promis à un rapide développement sur le modèle parisien laissé par A. Alphand. Dès la rentrée suivante, sur la proposition de la SNHF et de René-Edouard André, le conseil accepte de porter de 24 à 34 h le nombre de leçons d’architecture des jardins.
Comment les élèves reçoivent-ils ces nouvelles ambitions pédagogiques ? Nous ne le savons pas. En revanche de nombreux signes indiquent un changement dans le comportement des élèves. Ils concernent surtout la discipline. Des injures de quelques élèves de 3e année au personnel (directeur et enseignants) sont punis d’exclusion (Juillet 1930). Bien que les murs du Potager du roi semblent protéger l’école des remous politiques extérieurs, le 25 février 1931, des élèves sont surpris à « faire de la musique en jouant l’Internationale dans leur chambre ». Ces faits scandaleux sont réprimés pour les uns de trois gardes de week-end qui leur interdisent les sorties. Et pour les autres d’exclusion de la Coopérative, ce qui les oblige à trouver un logement ailleurs. L’année suivante, les incivilités s’amplifient : ivresse caractérisée, vols de fruits, malpropreté … Les élèves sont beaucoup moins studieux, souvent malades, arrivent en retard, s’absentent sans motifs. Les comportements indubitables de paresse se multiplient …
En 1933, c’est le professeur Lécolier, il enseigne la pomologie, qui subit injures, chahuts et sifflets pendant son cours. Il exige que 82 fruits minimum soient dessinés sur un cahier spécial, et non laissés à l’initiative des élèves. Les excuses demandées ne viennent pas.
Les prix (en argent liquide) donnés aux meilleurs élèves par l’école sont pourtant toujours une incitation à la discipline. Dans son domaine René André remet 100 francs à l’élève Chopinet qui a obtenu la meilleure note à l’examen d’architecture des jardins.
Pourtant les vols de plantes ou de fruits continuent en 1934 (et plus tard en 1936). L’un des derniers plants d’ananas cultivés dans les serres disparait, et les azalées de serres qui s’étaient envolées on ne sait où sont rapportées par des parents d’élèves consternés. Les exclusions ou les suppressions de vacances se poursuivent. Il semble que l’enseignement technique et pratique qui domine la formation soit de plus en plus contesté par les élèves.
Un outsider, Ferdinand Duprat
Le 28 février 1934, à 65 ans, René André fait valoir ses droits à la retraite après 33 ans d’enseignement. Le conseil décide du futur programme d’enseignement d’architecture des jardins. « Étant donnée l’importance du cours », il propose la reconduction des heures existantes.
« Le cours sera consacré à l’histoire des jardins, aux styles et aux classifications des jardins (…). La pratique abordera l’état des lieux (à aménager), l’étude et l’établissement de plans, les méthodes employées, les devis, l’exécution des travaux, la pratique des terrassements et des plantations (…) les travaux de routes, pièces d’eaux, tennis, etc. (…) l’urbanisme, l’embellissement et l’agrandissement des villes, les espaces libres, les terrains de sports et de jeux, les stades et les cimetières … »8.
On voit ainsi se dessiner le périmètre de compétences de l’ingénieur paysagiste destiné aux services publics urbains, et incluant, tant bien que mal, la compétence de conception autant que celle de gestion. Et dans une durée bien courte si on compare avec aujourd’hui9
Comment allait-on recruter le successeur de la dynastie des André ? À cette époque, entre les deux guerres, la compétence d’architecture des jardins et de paysage relevait essentiellement des architectes, des urbanistes, des élèves de l’École des Beaux-Arts, ou des praticiens autodidactes et beaucoup plus rarement des ingénieurs horticoles10. Du « creuset marocain » émergeait, après l’ingénieur forestier J.-C. Nicolas Forestier décédé en 1930, l’architecte Albert Laprade (1883-1978). Achille Duchêne (1866-1947) était expérimenté comme Edouard Redont (1862-1942) qui s’était illustré à la fois dans la création des parcs et des jardins et dans la reconstruction des villes après la guerre. De même pour Jacques Gréber (1882-1962), élève de l’Ecole des Beaux-Arts, en Amérique du Nord ou les frères Véra (1881-1971 ; 1882-1957). Sans compter les plus jeunes comme Robert Mallet-Stevens (1886-1945), Ferdinand Duprat (1887-1976), les architectes Jean-Charles Moreux (1889-1956) et André Riousse (1895-1952) qui se faisaient connaitre dans les expositions et les salons parisiens. Ou encore comme l’architecte Gabriel Guévrékian (1900-1970) par le jardin cubiste de la villa Noailles à Hyères (1926).
Peu d’élèves des André (environ une dizaine), qui avaient enseigné pendant 41 ans à l’ENH (1892-1934), s’étaient fait connaitre en France comme architectes de jardins. De nombreux postes dans les services publics de parcs et de jardins urbains, en France ou à l’étranger, ou associés à des entreprises privées (pépinières notamment) les avaient attirés.
Plus jeune, ou plus âgé et expérimenté, versaillais ou non ? La loi semblait donner des règles au choix du professeur. « Selon l’article 4 de la loi du 2 aout 1918, il (le professeur) sera choisi parmi les anciens élèves de l’ENH, avec au moins quinze ans de pratiques en architecture des jardins »11. Règle qui limitait considérablement les choix. Pourtant l’éventail des possibilités était large.
Le jury réunissait sous la présidence de M. Gay, inspecteur général du ministère de l’Agriculture et, entre autres, le directeur Fernand Pinelle, les ingénieurs horticoles et architectes paysagistes Henri Nivet (IH 1883) et Léon Cuny (IH 1907), président de l’association des anciens élèves de l’ENH, et Louis Deny (fils d’Eugène élève de Jean-Pierre Barillet-Deschamps).
On ne sait rien des candidatures, ni évidemment rien des débats du jury qui oublia la contrainte de la loi. L’heureux lauréat fut Ferdinand Duprat, figure d’architecte de jardins reconnue en France et en Europe, où il disposait d’une clientèle prestigieuse (les cours royales notamment). Il avait quarante-sept ans et n’était pas ingénieur horticole. Il fut nommé par un arrêté du 5-12-1934 « Professeur d’architecture des jardins et d’urbanisme ».
Il arrivait à l’ENH à une période difficile après la crise économique de 1929. La clientèle privée s’était considérablement réduite, la commande publique d’urbanisme restait balbutiante et le financement de l’école par l’État s’était atrophié. La rémunération des enseignants vacataires avait été divisé par trois. Si bien que, en 1935, les professeurs de dessin (Hissard) et de Botanique (Combes) demandaient la réduction de leurs heures d’enseignement12.
Dans le même temps, le nouveau professeur d’architecture des jardins et d’urbanisme F. Duprat, réclamait que « le cours soit étendu et porte sur deux années (et non seulement sur la dernière) avec pour chacune d’entre elle trente leçons et quatre applications ». F. Pinelle enregistre mais pense que « cela ne sera pas approuvé (par le ministère) pour des raisons financières ». Il suggère de faire plutôt un cours pour deux promotions en même temps comme en arboriculture d’ornement, en botanique et en cultures méridionales et coloniales. Ainsi « les élèves auraient 68 leçons d’architecture des jardins avec le même traitement des professeur ». La proposition est adoptée pour l’année scolaire 1935-36 et consignée dans le procès-verbal rédigé par F. Duprat, secrétaire de séance.
Cependant, au cours du conseil suivant (23 octobre) et après réflexions, F. Duprat déclare au conseil que la solution retenue n’est pas applicable : « les élèves sont trop nombreux (environ 40 à 45 par année) et l’ordre logique des cours sera perturbé ».
Décadence
Pourtant de nouvelles informations alarmantes parviennent jusqu’à l’école « Trois élèves de l’école, candidats au concours de la ville de Paris d’octobre 1935, ont été très médiocres en architecture paysagiste ». F. Duprat insiste : « En Belgique, la durée du cours d’architecture des jardins est de 300 heures13 ». Rien n’y fait.
Comme la formation spécifique à la conception des jardins (au dessin et à l’utilisation des végétaux dans les projets notamment) reste, à ses yeux, indigente, il revient à la charge six mois après. Une proclamation solennelle est publiée dans le procès-verbal.
«Le professeur d’architecture des jardins, Ferdinand Duprat, fait remarquer que les architectes de jardins qui ont laissé en France des œuvres remarquables avaient à la base de leurs talents des connaissances horticoles étendues, tel le Nôtre, fils de jardinier, pour le XVIIe siècle, et Barillet-Deschamps, horticulteur, pour le XIXe siècle, Depuis un demi-siècle, les dessinateurs de jardin n’ont jamais atteint le niveau de leurs grands prédécesseurs. Les horticulteurs ne faisaient pas preuve de connaissance de l’Architecture. Les architectes sont devenus dessinateurs de jardins mais leur manque de connaissance de végétaux réduit leur composition à l’état squelettique au point de vue horticole. Ainsi les collections végétales réunies par l’effort continu des horticulteurs depuis cent ans, restent aujourd’hui méconnues et sans emploi.
Pour remédier à cette décadence, celle de l’art des jardins de notre pays, le conseil des enseignants de l’école nationale d’horticulture de Versailles, unique école nationale où est enseignée l’architecture des jardins, considérant que dans les écoles similaires d’Angleterre, de Belgique (Vilvorde), et de Suisse, l’art des jardins comporte des cours d’une durée de trois à sept fois plus grande que celle de l’école de Versailles, émet le vœu que le cours d’architecture des jardins de l’École, comportant actuellement 34 leçons et deux applications pendant une année (la dernière) soit porté à 60 leçons et huit applications. »14. Demande qui, si elle était satisfaite, ferait de l’architecture des jardins, la matière enseignée la plus importante.
Ce texte qui sera porté à la connaissance du conseil de perfectionnement de l’Ecole et de la tutelle ministérielle jouera un rôle essentiel, avec la demande de Robert Joffet directeur des jardins publics de Paris, dans la création de la Section du paysage et de l’art des jardins en 1945. Il est fondé sur deux constats. L’extraordinaire essor des pépinières françaises depuis la fin du XIXe siècle n’était plus soutenu par la clientèle privée et publique, en l’absence des compétences des architectes de jardins. L’art français des jardins et du paysage, dont la diffusion mondiale était un fait avéré depuis au moins cinquante ans, était en situation de perte d’influence. Ce constat était fait à une période de sursaut nationaliste en Europe, et de grèves ouvrières en France.
En d’autres termes, il fallait donner aux ingénieurs horticoles une compétence de concepteurs identique à celle des élèves de l’École des Beaux-Arts et des architectes. Et surtout, peut-être, rompre un peu avec l’héritage parisien d’Adolphe Alphand et d’Edouard André qui avaient codifié les pratiques de dessin de jardins autour de la seule pratique horticole et de son enseignement.
À l’école, une autre évolution ne peut plus être ignorée si l’établissement veut assumer correctement son rôle de formation d’ingénieurs horticoles. Les enseignements pratiques commencent à reculer du fait de l’inintérêt des élèves pour leur fonctions d’ouvriers au Potager du roi souvent mal encadrés du fait du nombre. L’absentéisme persiste, ainsi que les rapports d’élèves non remis et le rappel trop fréquent au règlement intérieur. Le conseil de perfectionnement constate « la désaffection complète des élèves à l’égard de la pratique. Critiques et rébellion sont fréquentes. Les élèves ne veulent plus être la main d’œuvre des chefs d’ateliers du Potager du roi »15.
Travaux des élèves ingénieurs de l’ENH au Potager du roi, années 1930, archives ENSP/ENSH.
Comme ce sont les coefficients des notes qui décident des notes moyennes et du passage dans l’année supérieure, le conseil des enseignants diminue celui des travaux manuels de 4 à 2. Il confirme ainsi le début du passage à un enseignement de plus en plus scientifique et de moins en moins pratique. Mais également pour les cours les plus contestés (comme la pomologie) à un statut d’application « au verger ».
Ces évolutions s’accompagnent de troubles persistants dans la Coopérative : « des pertes importantes de livres de la bibliothèque sont constatées ». Et les élèves sont en mauvaise santé pour le Docteur Taphanel. Chaque jour 20 à 22 malades (non diplomatiques) sont enregistrés, qui n’iront pas en cours … Si bien que le médecin demande un examen médical à l’entrée de l’école et qu’un cours d’hygiène soit installé …
Dès 1930, le conseil de perfectionnement avait envisagé de faire entrer des jeunes femmes dans la formation, et peut être dans le personnel de l’école. Elles devaient être peu nombreuses et sous contrôle permanent d’une surveillante attitrée… Une spécialiste anglaise de ces pratiques audacieuses, Miss Scot, avait été consultée mais l’inspection générale du ministère avait émis un avis défavorable, pour risque, disait-on, de troubles de l’ordre public. Cinq ans après, l’idée est de retour au conseil des enseignants : « Des auditrices pourraient être admises à des travaux pratiques »16. L’initiative semble révolutionnaire …et troublante. Elles ne seront admises pour la première fois qu’en 1944 à l’ENH (Micheline Demont et Marie-Rose Ledoux) et dans la Section (en 1950 Michèle de Crépy, puis en 1953 Lucienne Tailhade).
À l’automne 1936, le directeur Joseph Pinelle fait valoir ses droits à la retraite. Le 5 avril 1937, il est remplacé par un autre ingénieur horticole (1912), Fernand Fauh, qui a 43 ans. Mais dont les archives départementales des Yvelines ne révèlent rien de la carrière accomplie17.
En octobre 1939, tous les locaux sont occupés par l’autorité militaire et l’école est fermée. Un hôpital est installé dans la Coopérative (le bâtiment Saint-Louis actuel). En novembre l’école ouvre à nouveau ainsi que le concours d’entrée (61 candidats et 25 admis). Les enseignants tentent de se réorganiser en remplaçant les appelés (MM. Cuisance et Chaminade notamment). Le 15 juin 1940, l’école ferme avec un mois d’avance. Malgré les « évènements » à peine évoquée dans les procès-verbaux, deux concours sont organisés en zone occupée (Versailles) et non occupée (Lyon). La vie de l’école se poursuit : les enseignants envisagent trois sections de perfectionnement (enseignement, sciences et arts) et demandent une augmentation des heures de cours en mathématiques, architecture des jardins et urbanisme, et topographie18. Le niveau des élèves reste faible, handicap qui ne disparaitra que vingt ans après avec le concours commun aux écoles d’agronomie.
Après la guerre à l’ENSH
L’histoire de l’école, à partir des procès-verbaux des conseils des professeurs, ne reprend que le 20 novembre 1945 avec l’entrée en fonction du nouveau directeur Jean Lenfant19.
La création de la Section du paysage et de l’art des jardins par le décret du 5 décembre 1945 ne provoqua pas la disparition de l’enseignement de l’architecture des jardins aux élèves ingénieurs de l’ENSH. F. Duprat, qui a en charge la chaire d’architecture des jardins et d’urbanisme, ne réapparait au conseil que le 12 juillet 1947. L’on ne parle pas de la Section qui a obtenu son propre conseil de 12 enseignants et forme essentiellement quelques ingénieurs horticoles à l’architecture des jardins et du paysage. L’enseignement habituel de F. Duprat dans le cadre de l’ENSH en 3ème année (une vingtaine de cours d’une heure trente et des applications (sorties, conférences) est conservé.
Dans cette période le problème essentiel de l’école est son déclassement. Elle est considérée comme « un collège technique » dont les enseignements sont surtout pratiques avec des vacataires peu payés.
Dès 1950, se pose la question du lien entre la formation des ingénieurs horticoles, et celle de la Section du paysage et de l’art des jardins. Le conseil de la Section propose au conseil de l’ENH de « recevoir, après concours, des élèves ingénieurs de fin de deuxième année »20. La troisième année de l’ENH deviendrait ainsi la première année de la Section. MM. Weibel et Chaminade, en l’absence de F. Duprat, protestent car les cours de dessin et d’architecture des jardins seraient ainsi supprimés. Il faudra attendre 1966 pour que cette réforme se fasse.
Ferdinand Duprat, qui fait valoir ses droits à la retraite à la rentrée 1951-52, est nommé professeur honoraire au conseil de perfectionnement de l’ENH. Son enseignement est repris par Théodore Leveau qui succédera l’année suivante, à la Section, à André Riousse décédé.
À la rentrée 1952-53, la Section peine pourtant à recruter (3 élèves sur 5 candidats). Car les élèves ingénieurs délaissent cette formation qui ajoute deux ans à celle d’ingénieur horticole. C’est beaucoup trop long et couteux (voir extrait ci-dessous). Une demande de ramener la durée des études de paysagiste de deux à un an est rejetée par le Conseil de perfectionnement de l’ENSH. Une autre, l’année suivante, prévoyant pour les élèves ingénieurs de suivre les cours d’art des jardins et les ateliers de la Section en troisième année, puis de suivre une année supplémentaire, est refusée par le ministère qui l’estime « prématurée »21.
Extrait du PV du conseil des professeurs de l’ENH du 5 mai 1950, Archives départementales des Yvelines B. III111, 169, w dépôt, 186.
En 1955, aucun candidat à la Section ne se présente et aucun n’est admis en 1956.
Pendant cette crise de recrutement, l’enseignement de l’architecture des jardins de T. Leveau en troisième année se poursuit à l’ENH. Mais, à la rentrée 1959-60, il souhaite être libéré de ces cours à l’ENH (30 heures). L’année suivante, cet enseignement est repris par deux enseignants vacataires de la Section : Jeanne Hugueney (pour la partie historique) et Henri Thébaud, (pour la partie plus technique).
En conclusion
La mutation de l’enseignement de l’ENH a commencé depuis le début des années 1930 avec l’arrivée de nouvelles disciplines scientifiques comme la génétique horticole (J.-G. Bustarret), et la physique, chimie, météorologie et minéralogie (Pierre Chouard en 1931, puis Raymond Chaminade en 1936). Elle reprendra après la guerre car, en 1940, l’école, qui était assimilée aux écoles régionales d’agriculture, avait été déclassée. Elle n’était plus un établissement d’enseignement supérieur. Situation qui va ensuite engendrer de nombreuses démissions de vacataires importants en raison du faible niveau des rémunérations.
P. Darpoux, chercheur INRA à Versailles, et P. Limasset en 1948 reprennent cependant l’enseignement de la botanique et de la biologie végétale appliquée, et R. Bossard les cultures ornementales avec P. Cuisance. Puis arrivent dans les années 1950 et 1960, de nouveaux enseignants aux profils scientifiques d’universitaires ou d’ingénieurs agronomes ou horticoles (J. Montégut, A. Anstett, A. Bry, J.-M. Lemoyne de Forge, P. Bordes, P. Lemattre, C. Bigot, F. Laudansky, M. Mitteau, J. Carrel, R. Léger …)
Parallèlement la Section du paysage et de l’art des jardins, qui se met en place à l’automne 1946, surmonte le « trou d’air » des années 1955-56 (pas de recrutement), après la défection des ingénieurs horticoles et monte en puissance jusqu’à la perspective de réformes écrites en 1966-67 par les enseignants de l’ENH (voir chapitre 1 et 2). Elles aboutiront à l’arrêt des cursus d’ingénieur horticole et de la Section du paysage et de l’art des jardins en 1974.
En 1967, Jean-Marie Soupault, directeur général des Affaires professionnelles et sociales du ministère de l’Agriculture acte l’idée d’une nouvelle formation de paysagistes en trois ans.
Il écrit au directeur Etienne le Guélinel après l’avoir rencontré le 22 mai :
« Au cours de notre entretien du 22 mai nous avions évoqué l’avenir de la Section du paysage de l’école de Versailles. Nous disposons comme lignes directrices des conclusions du groupe de travail que vous aviez animé en 1966 ; l’orientation proposée dans ce texte est intéressante. Il est donc souhaitable que, d’une manière progressive, la Section du paysage évolue selon les voies ainsi définies :
– recrutement à un niveau d’études correspondant à un an d’études supérieures,
– scolarité continue d’une durée de trois ans, suivie éventuellement d’un stage probatoire professionnel
– possibilité d’accueillir à chaque niveau d’enseignement des étudiant -ou étudiantes- ayant reçu des formations différentes mais voisines
– élargissement du corps enseignant qui pourra comprendre comme éléments quelques « chefs d’ateliers », maitre assistants ou assistantes, responsables de l’élaboration des projets.
Je tiens à vous confirmer tout l’intérêt que je porte à la Section du paysage et à son développement ultérieur. »
Ce projet, qui a été élaboré avant celui de l’Institut du paysage imaginé par la mission de Paul Harvois (1971-72), avant les grèves des étudiants et enseignants de la Section des années 1968-71, avant la mise en place du CNERP (1972) et avant la création de l’école d’horticulture d’Angers (1971), fonde la ligne politique que le Ministère adoptera de manière constante et qui se traduira à Versailles par :
– la création de l’ENSP en 1976 en trois ans plus un an d’études,
– l’organisation d’un concours au niveau bac + deux ans,
– l’ouverture de la formation à d’autres formations comme celles des ingénieurs et des architectes (ce qui n’a pas bien fonctionné : formation trop courte et fut supprimé),
-l’ouverture de postes budgétaires de « chefs d’ateliers » et d’assistants (enseignants vacataires), puis de postes d’enseignants-chercheurs permanents (12 en 2018, autant que les professeurs vacataires de la Section en 1947),
– et par voie de conséquences la création de l’ENITA d’Angers (1971) et son regroupement avec l’ENSH délocalisée en 1995,
– la conversion de l’ENSH en formation de spécialisation (horticulture, protection des végétaux, aménagements paysagers) des écoles d’agronomie en deux ans de 1976 à 1996 (mais qui a recruté surtout des biologistes à l’université).
Malgré les soubresauts internes des deux écoles du Potager du roi, se sont maintenues à leur égard, surtout à partir de l’après-guerre, une bienveillance certaine et, à partir de 1967, une ligne politique ferme du ministère de tutelle. Les grèves de l’ENSP en 1985 n’ont pas remis en cause cette attitude, mais ont sans doute accéléré le recrutement des deux premiers enseignants titulaires.
À la crise de l’enseignement de l’architecture des jardins au sein de l’ingénierie horticole au Potager du roi (la « décadence » des année 1930) a succédé la mise en place lente (60 ans), mais aboutie aujourd’hui, de la formation des paysagistes concepteurs.
Rien n’indique que celle-ci ne changera pas …
Pierre Donadieu, 2 octobre 2019
Bibliographie
P. Donadieu, Histoire de l’ENSP, chapitre 1 et chapitre 2
P. Donadieu et R. Vidal, Petit Répertoire des personnels de l’ENSH-ENSP de Versailles
Durnerin A., « Architectes-paysagistes, horticulteurs et jardiniers à l’École nationale d’horticulture de Versailles de 1874 à 1914 », in Créateurs de jardins et de paysage en France du XIXe siècle au XXIe siècle (M. Racine édit.), ENSP Versailles/Arles, Actes Sud, 2002, pp. 92-99.
Notes
1 L’actuel bâtiment Saint-Louis.
2 André E., 1890, L’École nationale d’Horticulture de Versailles, Paris, La Maison rustique.
3 Il est assuré par Emile Mangeant jusqu’au 1er septembre 1929 depuis 1886, soit 43 ans d’enseignement : un record ! Il est remplacé par Henri Hissard en 1930.
4 Achille Duchêne (1866-1947), architecte de jardins, devait en être le président d’honneur.
5 PV du conseil de perfectionnement de l’ENH de la séance du 6 décembre 1930.
6 Tradition qui sera respectée jusqu’en 1984. À partir de 1979 jusqu’en 2018, c’est l’ENSP, puis les deux autres écoles de Bordeaux et de Lille qui attribueront à la fois le diplôme et le titre de paysagiste DPLG.
7 PV du conseil des enseignants, du 28 avril 1930, Archives départementales des Yvelines,
8 Procès-verbal du conseil des enseignants du 28 février 1934.
9 2700 heures environ sur trois ans aujourd’hui et 10 fois moins dans les années 1930.
10 Marcel Zaborski (1884-1980), ingénieur horticole (IH1901), venait de réaliser le parc du Triangle de vue à Rabat (1924), Henri Martinet (1867-1936), IH 1886, de nombreux jardins en France, ainsi que Eugène Houlet (IH 1898), Charles Houlet (IH 1901), Henri Nivet (IH 1883), …(D’après A. Durnerin, 2002)
11 PV du 28 février 1934.
12 PV du conseil des enseignants du 12 juillet 1935
13 PV du conseil de perfectionnement du 17 décembre 1935.
14 PV du conseil des enseignants du 22 avril 1936.
15 PV du conseil de perfectionnement du 13 aril1937. Ce conseil s’arrête ensuite de fonctionner et ne reprendra qu’après la guerre.
16 PV du CE du 5 avril 1937 et PV du conseil de perfectionnement de 1931-32
17 Beaucoup de dossiers de personnels de l’ENH ont été détruits par des inondations des salles d’archives après 1960. F. Fauh restera jusqu’en 1944.
18 PV du CE du 12 novembre 1940.
19 En l’absence des PV des conseils d’enseignants de 1940 à la rentrée 1945-46, l’histoire de l’enseignement à l’école pendant la guerre 1939-45 reste inconnue.
20 CE du 5 mai 1950.
21 CE du 4 mai 1954