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Chapitre 4
Le grand flottement1
(1968-1974)
Ce texte décrit la fin tumultueuse de la Section du paysage et de l’art des jardins de l’École nationale supérieure d’horticulture de Versailles.
L’après mai 1968 : tensions entre enseignants, élèves et direction
Début juillet 1968. Les soixante-huitards et les grévistes viennent de voir mourir leurs espoirs révolutionnaires. Le 4 juin, à Tours comme à Paris, des manifestations gaullistes ont mis fin à l’espoir de changement social et politique.
A l’École d’horticulture de Versailles, la nouvelle des émeutes parisiennes et nationales avait peu ébranlé les élèves ingénieurs qui avaient, à part quelques assemblées générales paisibles en mai, et en raison des avertissements des enseignants, poursuivi leurs études. Quelques-uns plus curieux que les autres avaient participé aux mouvements parisiens de mai, notamment des élèves de la Section du paysage et de l’art des jardins.
Le 5 juillet, le directeur Etienne le Guélinel et son adjoint Jean Pasquier réunissent le conseil des professeurs de la Section dans la grande salle de la bibliothèque de l’école. Treize étaient présents. Des paysagistes : J.-Pierre et J.-Paul Bernard, J. Sgard, P. Roullet, M. Viollet ; un architecte urbaniste R. Puget ; des ingénieurs : L. Sabourin, M. Thomas ; une historienne J. Hugueney ; deux professeurs de dessin Françoise Blin et Jacques Cordeau, un plasticien B. Lassus et un professeur d’écologie de l’ENSH J. Montégut. Tous sont vacataires. Quelques-uns comme l’urbaniste enseignent depuis plus de vingt ans, mais la plupart des autres ont été recrutés depuis moins de 10 ans. Le procès-verbal n’évoquera pas les émeutes parisiennes, comme si elles n’avaient pas existé.
Pourtant, enseignants et étudiants (un élève Alain Eichenbaum avait été pour la première fois admis dans le conseil) pouvaient s’appuyer sur des motifs légitimes pour exprimer leur mécontentement.
« Sans autonomie, sans crédits différenciés, avec comme seuls moyens des vacations pour rémunérer les enseignants »2, rapporte J. Pasquier, la Section vit une précarité de plus en plus mal supportée à côté de l’ENSH. Une concurrence avec le monde des ingénieurs d’autant plus vive que les élèves ingénieurs, et peut-être l’association des anciens élèves de l’ENSH affirment de plus en plus la volonté du monde horticole de mettre en place une formation d’ingénieurs paysagistes à Angers.
Pourquoi, demande P. Roulet, ne va-t-on pas vers un éclatement de la formation entre ingénieurs et paysagistes, plutôt que de maintenir une difficile formation commune ?
Imperturbable, et garant efficace de l’ordre depuis dix ans, E. Le Guélinel fait état de nombreux projets d’amélioration en cours d’étude et rappelle à son conseil que la Section existe avec et par l’ENSH, et que ce lien organique historique « entre mère et fille » doit être maintenu.
C’est un fait qu’en 1945 la Section a été pensée pour former des ingénieurs à la compétence paysagiste pour des emplois dans le secteur public et les agences privées. Ils s’en sont cependant détournés progressivement, laissant ainsi la place à d’autres candidats issus notamment du monde de l’architecture et des Beaux-Arts.
Pourtant, aux 15 élèves3 qui sont autorisé à passer en 2ème année, viennent s’ajouter, en 1968-69, trois ingénieurs horticoles dont Gilles Clément qui deviendra enseignant à l’ENSP.
Depuis le début de la Section, le poids de la culture scientifique et technique horticole sur la formation des paysagistes provoque une demande récurrente de changement des épreuves du concours et des programmes pédagogiques, en particulier des coefficients des disciplines. Le dessin est un parent si pauvre et si peu écouté qu’au cours du conseil suivant de rentrée le 25 septembre 1968, lassés de si peu d’attention, F. Blin et J. Cordeau démissionnent4. Commence alors une longue série d’abandons de l’enseignement, puis de grèves d’étudiants à la mesure de l’exaspération croissante du personnel enseignant. Déjà l’ancien élève de J.-C. Nicolas Forestier, l’architecte et paysagiste T. Leveau, un enseignant respecté d’ateliers de projets depuis plus de 20 ans, était parti pour raisons de santé au début de l’année 19685.
Un autre sujet de tension avec les enseignants concernait l’exigüité des locaux qui leur étaient réservés. La Direction leur annonce qu’un préfabriqué sera construit dans le « dernier des onze », au fond du Potager et que deux salles leurs seront réservées dans les bâtiments C et D, le long de la rue Hardy avec partage du petit amphi avec les « hortis »6. Et surtout qu’un secrétariat et un budget propre leur seront enfin consacrés.
Cela ne suffira pas à empêcher le chaos de l’année 1969. Car, à la rentrée d’octobre 1968, l’effectif d’étudiants paysagistes avait augmenté : 30 en préparation, 20 en 1ère année et autant en 2ème année. 70 étudiants, mal reconnus et parfois méprisés par le personnel de l’ENSH et ses élèves ingénieurs, qui allaient changer avec leurs enseignants peu écoutés, en quelques années, le cours de l’histoire de l’institution.
B. Lassus se voit accorder le recrutement de P. Dauvergne pour « l’aider à l’enseignement des études visuelles de première et deuxième années ». Car, précise-t-il, il envisage de créer un département d’études visuelles lors de la création de la future école du paysage. Ce projet « d’école du paysage et de l’art des jardins » a déjà été écrit7 au cours des deux années précédentes, mais le tumulte de mai 1968 l’a un peu fait oublier.
1969, l’hémorragie
Un autre litige oppose l’administration aux enseignants vacataires, le montant trop faible de leurs rémunérations alors que le temps d’encadrement augmente. Délégué par ses collègues, J. Sgard rencontre en octobre le ministère pour exposer leurs doléances. À nouveau le directeur de l’enseignement supérieur et de la recherche J.-M. Soupault demande à E. Le Guélinel un projet d’organisation générale de l’école autour de trois ou quatre départements, et un projet pédagogique et de statut du personnel enseignant8. Mais le budget ne change pas.
À la fin de 1968, le ton monte dans le conseil des enseignants9. Y assistaient, de l’ENSH P. Bordes et A. Anstett, les paysagistes J.-P. Bernard, A. Audias, G. Samel et M. Viollet, ainsi que R. Puget, L. Sabourin, J. Simian et M. Rossilion. Les paysagistes dénoncent leur surcharge de travail sans contrepartie financière, notamment les heures de réunion non payées. L’absence de programmation pédagogique et de coordination devient de plus en plus insupportable. J.-P. Bernard demande que J. Sgard devienne « le chef d’orchestre », ce qui est approuvé à l’unanimité du conseil, mais ne sera pas mis en œuvre faute de moyens financiers.
La situation s’aggrave au cours de l’hiver. En mai 1969, P. Roulet qui enseigne en préparation, alerte le directeur : « le niveau des élèves est extrêmement bas, les effectifs ont diminué au cours de l’année du fait des abandons et de l’absentéisme »10. Au même moment, dans un manifeste du 28 avril, les élèves de deuxième année annoncent qu’ils boycottent les enseignements d’études visuelles (B. Lassus et P. Dauvergne) : « L’enseignement est incohérent, pas de corrections, une notation sans rapport avec le travail fourni, pas de présence suffisante des professeurs »11.
Lors du conseil du 28 juin 1969, E. Le Guélinel, stoïque, regrette cette « année difficile » et annonce qu’il faut « structurer l’enseignement du paysage et éviter l’amateurisme ». Mais l’important pour lui est d’assurer la continuité du service public. 18 candidats au concours et 7 ingénieurs sont admis en première année12 et 25 élèves de première année passent en seconde.
L’arrivée « massive » des ingénieurs et la mise en place d’enseignements communs avec l’ENSH met le feu aux poudres. B. Lassus demande la suppression de ces cours et dénonce le faible niveau des ingénieurs et leur absentéisme. « Les ingénieurs doivent être dispensés de certaines disciplines techniques et scientifiques et faire l’apprentissage du dessin »13. Décision qui est prise immédiatement. Les ingénieurs devront obtenir l’autorisation du professeur de dessin pour postuler à la Section.
C’est en fait le concours d’entrée qui est en ligne de mire. « Seules les 8 à 10 premières personnes classées (et retenues) étaient de bon niveaux » constate B. Lassus. Mais également le système de notation employé : « Les notes ne correspondent à rien, puisque le fruit de mon enseignement se révèle le plus souvent avec au moins un an de décalage » (p. 6). Sans compter le temps de préparation qu’il faudrait porter à deux ans, ce que demandent J. Montégut, P. Roulet et J. Simian.
Ce dernier réclame lui aussi des ateliers plus grands, et la possibilité de recourir à des modèles vivants. Une bataille âpre s’engage entre G. Samel et la direction pour récupérer les coefficients des enseignements qui n’ont plus de titulaires (Thébault, Leveau, Puget). La tension est à son comble, et les vacances n’arrangent rien.
À la rentrée 1969, J. Sgard démissionne avec fracas : « Etant donnée l’extrême indigence des moyens matériels où se trouve cet enseignement et le peu de changement survenu depuis plusieurs années, il est inutile de poursuivre mon effort »14. Quelques jours avant, J.-C. Saint-Maurice avait radicalisé sa position : « Etant donné l’absentéisme sans motifs sérieux, les arrivées échelonnées dans les corrections et les cours, je propose de mettre la note de zéro à tout travail non remis à la date fixée sans motifs valables, et de noter plus sévèrement les élèves »15.
Au début du mois d’octobre, 6 enseignants (Lassus, Saint-Maurice, Jean-Pierre Bernard, J. Sgard, J. Montégut) avaient arrêté leurs enseignements, en conditionnant la reprise des cours à la nomination d’un chargé de mission du ministère pour réorganiser l’enseignement du paysage.
Pour E. Le Guélinel, la situation est critique. Il diffère la rentrée de l’année scolaire 1969-70 du 9 au 13 octobre après le conseil où des divisions apparaissent. Faut-il arrêter complétement l’enseignement ? Jean-Paul Bernard, contrairement à son homonyme Jean-Pierre, pense que les élèves seront les premières victimes de cette décision. Le débat est confus, d’autant plus que l’école d’architecture voisine vient d’annoncer l’ouverture d’une formation d’architecte-paysagiste en trois cycles (qui ne se fera pas).
Seul point rassurant : le recrutement où l’effectif se maintient : 32 admis en préparation, 27 (dont 4 ingénieurs) et 21 en seconde année. La demande, non satisfaite, d’assistants reste récurrente et insistante dans les ateliers.
L’année suivante (1970-71), alors que le chargé de mission P. Harvois16 a été nommé, la pression étudiante persiste. Les élèves s’inquiètent : Que sera la seconde année paysage ? demande Noëlle Audas, élève de 1ère année. Les jeunes certifiés de la Section annoncent en mai 1970 leur refus de se présenter au concours en loge. Et huit élèves refusent de passer l’examen d’« Espaces verts » avec A. Audias. Des non redoublements sont prononcés (C. Tamisier et G. Chauvel), malgré l’intervention de P. Dauvergne.
À la fin de l’année scolaire 1970-71 où chacun attend les résultats de la mission Harvois, les nouvelles ne sont pas rassurantes. J. Montégut annonce sa démission. À peine recrutés, deux architectes MM. Autran et Grüber démissionnent au bout d’un an. M. Viollet, P. Dauvergne et L. Sabourin déplorent des résultats faibles, le déficit d’encadrement, l’isolement des premières années dans le nouveau préfabriqué du dernier des onze, l’absentéisme chronique dans les visites et l’émiettement de l’emploi du temps incompatible avec le travail d’atelier.
La désagrégation totale de la formation menace si bien que la direction prévoit de rémunérer les temps de coordination pédagogique. Malgré ce ciel très orageux, l’institution continue à fonctionner.
Pourtant l’année suivante, au conseil des enseignants du 1er juillet 1971, les enseignants présents (G. Samel, J.-C. Saint-Maurice,) connaissent probablement l’échec de la mission Harvois. Le projet d’Institut du paysage a été abandonné. Que s’est-il passé ?
L’échec du projet d’Institut du paysage (extrait du chapitre 3)
C’est en avril 1971 que le coup de grâce est donné par Etienne le Guélinel dans une longue lettre argumentée d’ « observations ». Sans remettre en cause la création de l’Institut, il y dénonce successivement : « l’argumentation du rapport Harvois pour utiliser les moyens de l’ENSH pour créer l’Institut », « l’abandon volontaire de l’enseignement de l’art des jardins », la non compatibilité de la formation d’ingénieurs de travaux paysagers {subordonnés} à des paysagiste concepteurs, la faiblesse des débouchés d’ingénieurs « étroitement paysagistes », et la réticence de Philippe Olmer, directeur en 1970 de l’INA de Paris et chargé de la fusion de l’INA de Paris et de l’École nationale supérieure d’agronomie de Grignon à côté de Versailles. Il plaide pour une ENITAH associant une filière horticole et paysagiste, et la localisation des deux premières années de l’Institut à Angers. Il doute d’une Grande École qui ne formerait que 16 paysagistes de conception par an et propose plusieurs scénarii de transition vers un Institut, dont l’arrêt de la Section en 197217.
Paul Harvois fait part début mai de sa déception à Pierre Desmidt. Lequel a écrit à Etienne Le Guélinel pour dénoncer son manque de soutien des milieux professionnels qui portaient ce projet. Le 17 mai, après la réunion interministérielle du 13 mai, dans une lettre à B. Pons, P. Harvois acte « la remise en cause fondamentale d’une formation même de paysagistes alors que les échanges antérieurs avaient été plus que positifs » et le rejet de son rapport « en l’absence de tout représentant concerné ou informé ».
De son côté, le 26 mai, la Chambre syndicale des paysagistes conseils (G. Samel et P. Roulet) diffuse une « Lettre aux candidats à la profession de paysagiste » pour dénoncer « un objectif délibéré et convergent : la disparition de la profession à laquelle vous vous destinez ». Ils alertent le député Poniatowksy déjà plusieurs fois contacté, en mettant en cause « une maffia de l’Agronomie … concluant à l’inutilité de l’Institut ».
Début juin, P. Roulet informe P. Desmidt, P. Harvois et G. Samel que le projet d’Institut est officiellement abandonné (sous un prétexte financier). Mais que « L’Environnement18 se propose de faire créer un enseignement d’application, qui, en 6 mois, serait susceptible de mettre sur le marché des « paysagistes » issus de l’enseignement supérieur agronomique ou architectural »19 . C’est l’annonce du projet de Centre national d’études et de recherches du paysage (CNERP) à Trappes près de Versailles qui prendra avec la création de l’association « Paysages » à la rentrée 1972 le relais partiel de l’Institut national du paysage abandonné.
Cet épilogue inattendu montre surtout que les positions des services administratifs des ministères -très liés avec les corps d’ingénieurs20 avaient été largement occultées par les échanges officiels. Le ministre de l’Équipement Albin Chalandon affirmait son accord avec le projet en mars, alors que le directeur du personnel de son ministère faisait savoir en mai que « les conclusions du rapport Harvois étaient trop ambitieuses et que la plupart des administrations estimaient qu’il fallait d’abord mettre sur pied un enseignement complémentaire de spécialisation (des ingénieurs et architectes notamment) »21.
La fin de la Section
Avec l’annonce de l’échec de la mission Harvois, et la poursuite des démissions des enseignants (M. Viollet, J.-Paul Bernard, M. Rossilion, J.-C. Saint-Maurice et P. Roulet en 1971), l’équipe enseignante est exsangue. Les rares paysagistes rescapés, P. Dauvergne, G. Samel vont rechercher avec la Direction de nouvelles recrues. J. Carrel, juriste et économiste à l’ENSH succède à M. Rossilion, P. Alvery, jeune paysagiste certifié à M. Viollet comme assistant, et M. Mercier pour reprendre l’enseignement d’architecture, construction et urbanisme. Entrent également en scène comme conférenciers à la rentrée 1971-72, A. Spake (SETRA), Jacques Simon et M. Corajoud dont les travaux et les publications innovantes sont devenus des références pour les paysagistes français22. Alors que les enseignements d’histoire de J. Hugeney, peu suivis, sont relégués en préparation.
Les élèves quittent le préfabriqué inconfortable pour le réfectoire inoccupé du foyer des élèves et un nouveau système pédagogique est mis en place. Il prévoit d’organiser la formation autour de séminaires successifs avec des thèmes d’études regroupant les professionnels avec les enseignants des autres disciplines (dessin, droit, techniques …) ou d’intervenants extérieurs (par exemple les écologues du CEPE-CNRS de Montpellier avec P. Dauvergne dans l’Orléanais).
Au printemps 1972, E. Le Guélinel réunit un conseil d’enseignants exceptionnel, mais peu fourni (6 enseignants)23. Flegmatique, il « constate une certaine dégradation de la situation de l’enseignement dû à l’absence d’avenir de la Section sous sa forme actuelle et la mise en place hypothétique d’un institut du paysage ». Institut qu’il avait largement contribué à faire abandonner en privilégiant la création de l’ENITH d’Angers (voir chapitre 3) dont il annonce la création. « On y formera des ingénieurs spécialisés dans les techniques du paysage et des espaces verts ». La fin de l’enseignement de la section est annoncée pour 1974. Ainsi que de manière plus vague la réforme du (jury du) concours en loge, jugé désuet et inadapté par les jeunes certifiés. Ce qui signifie qu’il n’y aura plus de recrutement en 1973. Rien n’est dit de la création d’une nouvelle école succédant à la Section.
Pourtant c’est bien un nouvel enseignement qui se met en place malgré le scepticisme de la Direction qui doute du travail de groupe préconisée par P. Dauvergne et M. Corajoud. En juillet 1973, ils proposeront un programme pédagogique plus formalisé. En première année, l’essentiel des coefficients ont été regroupés autour de trois champs principaux : architecture-construction-urbanisme : 16 (Mercier), Etudes visuelles : 16 (Dauvergne), Ateliers de projets : 16 (Corajoud, Dauvergne, Simon). Viennent ensuite le dessin et les techniques (10 chacun). Les champs scientifiques sont marginalisés, ce qui met fin à l’offensive des professeurs de l’ENSH adeptes d’une formation inspirée du modèle de l’ingénieur.
Mais l’hémorragie continue : au cours du conseil du 4 juillet 1972, la Direction prend acte des démissions de G. Samel, M. Viollet et J.-C. Saint-Maurice et de l’absence de J. Simon pour cause d’accident. Ce qui entraine les plaintes réitérées des élèves, mais aussi, temporise E. Le Guélinel : « la recherche nécessaire d’équilibre entre cours magistraux (souvent boycottés) et ateliers (parfois fantomatiques), entre « hortis » et non hortis » »24.
Il ne reste plus qu’une cinquantaine d’élèves pour terminer leurs études pendant les années scolaires 1972- 73 et 1973-7425.
À l’automne 1972, J. Montégut, disponible du fait de l’absence de première année à l’ENSH26, revient faire ses cours d’écologie végétale et de botanique. Et René Bossard, professeur titulaire de cultures ornementales à l’ENSH, propose un exercice de composition d’une bordure herbacée. Fort mal reçu par les élèves qui le boycottent de la même façon que les cours d’hydraulique savante de J. M. Lemoyne de Forges.
J. Castex, historien à UP3, est appelé à donner des cours d’histoire de l’architecture et de l’urbanisme en remplacement de M. Mercier qui a jeté l’éponge. Jean-Louis Bernard complète avec un cours de morphologie architecturale. J. Carrel, également économiste, prend en charge l’enseignement des marchés et adjudications et J. Simon la formation plastique dans les projets pour compléter celle donnée par J. Simian.
Usé et surtout déçu par les nouveaux horizons de la Section, à l’âge de 69 ans, Albert Audias donne sa démission après 27 ans d’enseignement dans la section : « Je dis adieu à cet enseignement qui aurait pu former des spécialistes de qualité, mais qui a progressivement dégénéré en négligeant la formation du paysagiste maître d’œuvre (la meilleure formation au « grand paysage »)27. Il avait reçu le 15 mars une lettre des étudiants indiquant sans ménagement « qu’assister à son cours était une perte de temps » et qu’ils refusaient de passer l’examen »28. L’hécatombe se poursuit avec un refus des examens de M. Thomas (techniques) le 25 mai 1973.29
Pourtant, une relative normalisation de la formation semble éloigner la menace de chaos. Le jury du concours en loge est recomposé (voir chapitre 3) et les sessions rétablies ; J. Montégut organise un voyage dans le midi plus paysagiste (et touristique) que botanique30 et J. Simian promet de s’associer à P. Dauvergne pour un dernier atelier d’études visuelles dans la nouvelle ville de Saint-Quentin-en Yvelines qui sort de terre31.
Le 27 juin 1974 se tient le dernier conseil des enseignants en présence de quatre personnes : J.-L. Bernard, M. Corajoud, P. Dauvergne et J. Simian. E. Le Guelinel valide les 31 derniers certifiés et conclut sereinement, sans émotion apparente (du moins dans le procès-verbal) : « Des études sont en cours pour mettre en place un nouvel enseignement du paysage auquel les professeurs actuels seront peut-être appelés à participer. La dernière année de la section s’est déroulé dans de meilleures conditions ».32
Conclusion : émergence d’une nouvelle pédagogie
Le 22 juin 1972 les projets pédagogiques pour 1972-73 de P. Dauvergne et de M. Corajoud sont diffusés parmi les enseignants. Fondés sur des unités mixtes d’enseignement (paysagistes/non paysagistes), ils prévoient de renforcer les formations essentielles : théorique (avec les non praticiens : historien, écologue, juriste …), plastique et de projet. Par exemple en associant des thèmes en première année (J. Simon et P. Dauvergne) : écologie du paysage, prospective, paysage global, en regroupant les cours pour éviter l’émiettement et en faisant travailler les deux années ensemble.33
Dès le conseil de décembre 1972, le succès des formations itinérantes de J. Simon apparait clairement. Elles s’accompagnent de comptes rendus très complets de visites. Il en est de même des études visuelles (perceptions, ambiances, paysage global) de P. Dauvergne dont tous les travaux demandés sont remis et évalués. Un projet de reconstitution d’un sol et de création d’une zone de loisirs avec l’ONF à Saint-Germain en Laye et J. Montégut remporte lui aussi un vif succès.34
Les élèves deviennent de fait les coproducteurs de la pédagogie nouvelle dont ils sont les cobayes. À la fin de l’année scolaire 1972-73, ils affinent les nouvelles règles pédagogiques en demandant : « des programmes plus courts et chevauchants, de petits voyages d’étude plutôt qu’un grand, un calendrier des thèmes par trimestre, plus de visites de chantiers avec M. Thomas, des conférences de sociologie, et avec J. Montégut, plus d’analyse de paysage et moins de botanique … »35.
Mais cette mutation pédagogique, qui va inspirer la suite à l’ENSP, se heurte à de nombreux freins que résume en 1972 le professeur de dessin Jean Simian : « Un manque de culture générale et artistique chez les élèves, leur passivité, leur désarroi autant que leur prétention, l’affrontement de groupes (…) Car ceux qui donnent satisfaction ont derrière eux une formation artistique de longue durée (…) le paysage ne peut reprendre ses droits qu’en sauvegardant les valeurs humaines et d’agrément qui sont ses lettres de créances »36.
Il faudra attendre les publications de M. Corajoud (notamment La lettre aux étudiants, 2000)37 pour stabiliser les principes pédagogiques de l’ENSP de Versailles-Marseille.
Pendant cette dernière année de la Section, l’association Paysages (ex GERP), qui préfigure le Centre national d’études et de recherche du paysage (CNERP) à Trappes à quelques kilomètres de Versailles a commencé à recruter ses premiers élèves pour des cycles de formation et à produire de nombreuses études de « paysage d’aménagement » commanditées et payées par l’État et les collectivités. Les deux institutions (ENSH et association Paysage/CNERP) semblent ne pas avoir eu de relations formelles de 1972 à 1978. Pourtant J. Sgard, P. Dauvergne, B. Lassus et J. Montégut, qui étaient enseignants dans la Section du paysage, en furent les fondateurs essentiels. Ce divorce ne fut que momentanée car presque tous, avec les compétences qu’ils avaient développées, retrouveront une place à l’ENSP à partir de 1976. (chapitres 5, 6, 12)
P. Donadieu
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