Pourquoi et comment gouverner les paysages ?

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Pourquoi et comment gouverner les paysages ?

Yves Luginbühl, Directeur de recherche émérite au CNRS

 

La gouvernance paysagère est une forme de gouvernance territoriale. Elle concerne la prise en charge et la régulation collective de la production des biens publics et privés « tels qu’ils sont perçus par les populations », si l’on a recours à la définition de la Convention européenne du paysage de Florence (2000). Quelle est l’origine historique de cette pratique ? Comment est-elle mise en œuvre en Europe aujourd’hui ?

 

Les premières formes de gouvernance paysagère

La gouvernance des paysages n’est pas nouvelle et l’on pourrait dire que les civilisations antiques gouvernaient les paysages lorsqu’elles engageaient le drainage des marais Pontins ou du Guadalquivir, lorsqu’elles construisaient l’aqueduc du Gard ou qu’elles établissaient les cadastres romains dans le Languedoc ou la plaine du Rhône1, ou encore quand elles édifiaient des cités avec leur forum, leurs temples et leurs palais, comme à Nîmes ou bien sûr à Pompéi. Et même avant les Romains et les Grecs, les sociétés néolithiques contribuaient à la construction de paysages lorsqu’elles construisaient des villages lacustres, cultivaient en défrichant ou délimitaient les pâturages par des enclos. Mais le terme paysage n’existant pas encore, en avaient-ils conscience ? Certains spécialistes du paysage, comme le géographe Augustin Berque2, ont affirmé que le sentiment paysager n’existait pas tant que le mot n’avait pas été pensé et prononcé. Ce principe de l’énonciation a été critiqué, notamment par l’historien Michel Baridon3, parce que le sentiment peut exister même en l’absence du terme paysage : si ce mot signifie une sensibilité à l’égard de la nature et du spectacle qu’elle offre aux yeux, que penser de la vue depuis le théâtre gréco-romain de Taormina en Sicile donnant un spectacle impressionnant sur la mer et le cône volcanique fumant de l’Etna ?

Quoiqu’il en soit, les paysages ont toujours été organisés pour la survie des communautés humaines, que ce soit à l’époque néolithique, dans l’Antiquité, au Moyen-Âge et dans les périodes postérieures. C’est d’ailleurs sans doute à la Renaissance que la conscience paysagère s’est développée avec l’apparition des mots équivalents à « paysage » dans les langues européennes et en particulier aux Pays-Bas4, en Italie, en France ou en Angleterre. L’exemple des enclosures anglaises qui apparaissent dès le XIIIème siècle est symptomatique de cette gouvernance paysagère même en l’absence du terme Landscape qui apparaît en 1598, importé du Danemark (Landskap). Elle traduit une volonté de changer un paysage, celui des commons qui était dédié principalement à la culture céréalière avec des terres collectives réservées aux paysans pauvres, en vue du développement de l’élevage bovin et ovin, destiné à améliorer l’alimentation humaine par l’apport de protéines. Mais l’extension des enclosures se produit surtout plus tard, aux XVIIIème et XIXème siècles, avec l’intervention du Parlement Britannique ; elles s’étendent alors à tout le territoire du Royaume Uni, dans une gouvernance politique libérale prônant la suppression des commons et l’établissement de grands domaines dévolus à l’élevage.

En Italie, le même processus se produit avec l’intervention des grandes familles comme celles des Médicis et des Sforza, qui investissent dans l’agriculture : les premiers en Toscane, en organisant l’élevage ovin transhumant des Pouilles vers les Abruzzes et produisant de la laine et des fromages, le Pecorino, ce qui permit à cette famille illustre de Florence de devenir l’une des plus riches d’Europe. Quant aux Sforza, ils développèrent l’élevage bovin dans la plaine du Pô, en favorisant un système d’irrigation ingénieux, les Marcite, consistant en des parcelles pentues irriguées par ruissellement à partir de canaux alimentés par la nappe phréatique tiède de la plaine.

Dans ce cas également, ce fut un grand changement de paysage et l’occasion pour cette famille de s’enrichir grâce à cet élevage, en contribuant à la production du fromage Parmigiano et du cuir issu des bovins. Cependant, ce qui est le plus intéressant dans cette entreprise italienne, c’est le développement de la peinture de paysage avec les grands maîtres de la Renaissance comme Pietro della Francesca, Fra Angelico, Bellini, etc., qui contribuèrent à la diffusion d’images des paysages italiens. On peut d’ailleurs affirmer qu’ils ont permis une forme de gouvernance paysagère en offrant aux yeux du monde des tableaux de paysages que les familles de l’aristocratie italienne ont construits en établissant des villas somptueuses sur les collines de Toscane avec des jardins qui ont constitué un modèle pour le style français importé par François Ier lors des guerres d’Italie.

 

Les premiers rudiments d’une gouvernance paysagère organisée.

Les premiers signes d’une gouvernance paysagère apparaissent vraiment en France au moment où la monarchie s’engage dans de vastes programmes d’aménagement du territoire, comme les forêts et l’assainissement des marais et des zones incultes. Colbert s’intéresse aux forêts, peu étendues, où la paysannerie prélève du bois ; le domaine forestier royal est instauré par les lois de 1666 et des années suivantes ; Colbert crée des bergeries à Sceaux, et tente d’importer la race Mérinos d’Espagne, mais c’est au XVIIIème siècle seulement que cette race fut importée en France et que Napoléon créa plus de 500 lieux d’élevage sur le territoire national. Affirmer qu’il s’agit d’une gouvernance paysagère est sans doute un peu exagéré, mais il faut reconnaître que le développement de l’élevage ovin contribua à créer de nouveaux paysages, plus verdoyants. L’opération d’aménagement la plus représentative d’une gouvernance paysagère est cependant celle qu’engagea François 1er avec les plantations routières ; elle fut poursuivie par Henri II puis Henri IV et tout le long de l’histoire jusqu’à Napoléon 1er5 et Napoléon III. L’objectif consistait à procurer du bois pour les affuts des canons. C’est surtout Sully, ministre d’Henri IV qui fit planter des arbres le long des routes royales, des ormes tout d’abord, puis d’autres essences destinées par exemple à la production de soie avec les muriers. L’intention paysagère était affirmée, les textes de l’époque en attestent, comme les Lettres missives d’Henri II6.

C’est cependant le banquier anglais John Law (1671-1729), bien connu pour l’opération financière qu’il engagea au début du XVIIIème siècle, qui poursuivit la voie de ces plantations routières. En 1720, peu avant de quitter les responsabilités qui lui avaient été confiées par Louis XV, il crée les pépinières royales dont l’objectif consistait à fournir les plants destinés aux plantations routières. Théoriquement créés pour chaque province, ces établissements devaient remplir également la fonction de formation de spécialistes forestiers et de jardiniers7. Les pépinières royales procuraient aux Intendants du Roi des plants pour garnir les bords des routes du royaume. C’est pourquoi la France a possédé un patrimoine considérable de plantations routières qui fit que l’image paysagère de la France8 est marquée par ces doubles alignements de platanes taillés structurant les campagnes et rappelant la présence de l’État dans le territoire national. Pourtant, ces plantations n’étaient pas du goût de tout le monde : les paysans s’y opposèrent radicalement en arrachant les jeunes plants la nuit parce que les arbres faisaient de l’ombre aux cultures. Pour leur faire accepter, le Conseil Général des Ponts & Chaussées, dans les années 1830 à 1833, fit planter des arbres fruitiers en Lorraine pour en distribuer les fruits à chaque famille qui avait donc le droit, sur une portion de route qui lui était attribuée, de cueillir les fruits et en particulier les mirabelles, mais aussi les poires ou les pommes.

Cette culture singulière des plantations routières a permis d’élaborer un véritable code paysager des routes, avec des platanes le plus souvent dans les campagnes, des tilleuls taillés en marquises pour rappeler les formes urbaines dans les bourgs et villages ou villes, des peupliers élancés au passage d’un pont ou un cercle de tilleuls à un croisement de routes. C’est ce type de paysage que l’on retrouve encore, bien que de nombreuses plantations aient disparu en raison de l’élargissement des routes à cause des voitures et des accidents que les platanes, en particulier, étaient censés provoquer.

À l’étranger, il existe un exemple significatif de projet de paysage en Vénétie, lorsqu’à la demande du Doge, l’ingénieur Cristoforo Sabbadino, au XVIème siècle, engagea un vaste programme d’aménagement du territoire qui avait une dimension paysagère indéniable : ce projet consistait à maîtriser les divagations du Pô qui inondait régulièrement la plaine, à régulariser les débits de ses affluents comme la Brenta par des barrages, à planter de très nombreux arbres dans les terres collectives (beni inculti) afin de fournir du bois aux navires commerciaux et aux galères militaires à la République de Venise ; à étendre la ville sur la lagune9 et renforcer les places-fortes (Corfou) dans la Méditerranée et protéger ainsi les convois de bateaux contre les pirates et les Ottomans avec lesquels la Sérénissime était en guerre. Il s’agissait également de développer l’agriculture dans la plaine du Pô. Ce projet avait aussi pour but d’embellir le pays : « Le seigneur a tout droit d’embellir de vilains pays, d’améliorer ce qui est triste et de rendre cultivable ce qui ne l’est pas »10. On retrouve d’ailleurs ici les mêmes objectifs qu’en Toscane à la Renaissance.

 

H. Mainardo, Carte de la basse plaine du Pô, 1568, Archivio di Stato, Venise

 

Cristoforo Sabbadino, projet d’ensemble pour Venise, 1557, Biblioteca Nazionale, Venise

 

Pour une gouvernance paysagère délibérée

C’est à partir des années 1970 que le paysage émergea comme un nouveau concept de l’aménagement du territoire avec la création du Centre National d’Etude et de Recherche du Paysage (CNERP) par Robert Poujade, ministre chargé de l’Environnement. Cet organisme avait pour mission de former des « paysagistes d’aménagement » et d’innover dans les méthodes du paysagisme en passant de l’échelle du jardin à celle du « grand » territoire. Le recrutement de quinze stagiaires issus de disciplines différentes devait permettre d’assurer la pluridisciplinarité des études de paysage. Fondées le plus souvent sur un même programme, sur un diagnostic paysager, des enjeux et des propositions de mesures destinées à améliorer le paysage (appelées projet de paysage), elles furent à l’origine de la plupart des études postérieures, de plus en plus nombreuses. Après la disparition du CNERP en 1978, l’École Nationale Supérieure de Paysage de Versailles reprit les mêmes méthodes, mais sans avoir recours à une pluridisciplinarité stricte. L’orientation des méthodes utilisées donna plus de place à ce que les paysagistes concepteurs ont appelé le « sensible », c’est-à-dire une approche esthétique fondée sur la qualité des ambiances.

Si les études de paysage se sont multipliées, elles ont évolué et donné lieu à de nouvelles formes d’aménagement paysager comme les plans de paysage en 1993, les atlas de paysage en 1994 et les observatoires photographiques des paysages. Les plans de paysage représentent une forme de gouvernance paysagère basée sur le débat entre le maître d’œuvre, un paysagiste, et la maîtrise d’ouvrage et l’aboutissement à un compromis sous forme de projet de paysage. L’un des premiers plans de paysage dû à Alain Marguerit à Saint-Flour Garabit sur le tracé de l’autoroute A 75 a permis de modifier des aménagements prévus grâce au débat local engagé à cette occasion, et notamment le détournement d’une route d’accès à la ville, le déplacement des zones constructibles et d’une zone artisanale11. Depuis cette date, les plans de paysage se sont multipliés en France, mais on en trouve aussi dans de nombreux pays européens, notamment en Italie (Piani territoriale paesistici) ; aujourd’hui, les plans de paysage sont engagés par les collectivités territoriales avec l’aide financière de l’Etat, en l’occurrence le ministère de la Transition écologique et solidaire dirigé par Nicolas Hulot.

 

Faire participer le public

La grande nouveauté dans la gouvernance paysagère vient des projets participatifs. La participation est venue des Etats-Unis et du philosophe pragmatiste John Dewey qui inaugura les dispositifs participatifs dans l’éducation. Importés en Europe, ces dispositifs ont donné lieu à la Convention d’Aarhus, adoptée en 1998 par le Conseil de l’Europe, mais auparavant, le Principe 10 de l’article 2 de la Convention sur la diversité biologique signée à Rio de Janeiro lors du Sommet de la Terre de 1992 stipule que « La meilleure façon de traiter les questions d’environnement est d’assurer la participation de tous les citoyens concernés, en mettant les informations à la disposition de celui‐ci ». La Convention d’Aarhus a pour objectif notamment de favoriser la participation du public à la prise de décisions ayant des incidences sur l’environnement (par exemple, sous la forme d’enquêtes publiques). Elle est mentionnée dans le préambule de la Convention Européenne du Paysage qui, elle-même, précise que les Etats Parties sont appelés à : c) à mettre en place des procédures de participation du public, des autorités locales et régionales, et des autres acteurs concernés par la conception et la réalisation des politiques du paysage ; (Article 5 – Mesures générales) ; par ailleurs, elle met en place les Objectifs de qualité paysagère : Chaque Partie s’engage à formuler des objectifs de qualité paysagère pour les paysages identifiés et qualifiés, après consultation du public conformément à l’article 5.c. La participation s’est ainsi fortement développée en Europe autour du paysage et de son aménagement12. La participation recouvre en réalité de multiples formes, depuis la consultation, l’information, la négociation, etc. Yves Michelin, géographe, a rédigé une fiche sur la participation dans le cadre du programme de recherche Paysage et développement durable13 où il énumère les formes de participation : 1) Communication à flux unique. Elle vise à obtenir l’adhésion d’un groupe cible ; 2) Information à flux unique. Elle donne du pouvoir dans la mesure où elle renforce la capacité d’agir ; 3) Consultation : pas de partage du pouvoir de décision, aucune garantie sur la prise en compte des avis exprimés ; 4) Dialogue et échange, qui visent à mieux se connaître. Acteurs mis sur un pied d’égalité ; 5) Concertation qui vise la construction collective de visions, d’objectifs, … Il n’y a pas obligatoirement partage du pouvoir de décision ; 6) Négociation qui vise l’obtention d’un accord. Rapports de force.

 

Quels résultats ?

Comme on peut le constater, la participation citoyenne en matière de paysage peut revêtir de nombreuses formes et en particulier ne pas aboutir à un projet concret. Certaines associations ont souvent engagé des dispositifs de participation sans vraiment parvenir à un programme d’aménagement ; l’objectif est de réunir des habitants, dans un quartier, une commune, d’organiser une fête conviviale et sympathique, mais sans les élus et une fois la réunion terminée, tout le monde rentre chez soi et l’opération est sans suite.

Un exemple de dispositif de participation a été organisé en Bretagne autour de la question des haies et du remembrement : des agriculteurs ont rassemblé des habitants pour une manifestation festive sur la question de la qualité de l’eau, qui, on le sait, est un problème important dans cette région. Habitants et agriculteurs, élus, agents de la Chambre d’Agriculture se sont réunis sur les bords d’un petit cours d’eau et, après avoir festoyé, ont longé le cours d’eau en observant, photos aériennes et cartes topographique à l’appui, l’emplacement des haies et ont tenté de retrouver les haies disparues. C’est cette manifestation qui a donné lieu à un programme de replantations de haies pour éviter le ruissellement des eaux superficielles et surtout celui des lisiers répandus dans les champs comme engrais. L’opération a été une réussite qui a marqué les esprits dans la région.

Si quelques opérations réussissent, certains dispositifs échouent parce qu’ils ne sont pas assez pensés à l’avance, les animateurs prennent parti, ou les habitants contestent trop les projets proposés. De nombreuses questions se posent sur ces dispositifs de participation, et notamment leur origine : si ce sont les élus, il y a de grandes chances pour que les habitants se méfient, dans un contexte de défiance à l’égard du monde politique, où les taux d’abstention aux élections n’ont jamais été aussi élevés. L’initiative peut venir d’une association d’habitants, comme cela se fait souvent : il sera alors essentiel que d’autres habitants participent, ainsi que des élus et une équipe de maîtres d’œuvre et de scientifiques. L’animateur doit être neutre et ne pas prendre parti pour une partie des participants ; il peut être le paysagiste de l’équipe ou venir d’un organisme extérieur.

La question des connaissances mobilisées est cruciale : les collectivités locales doivent mettre à la disposition des participants toutes les données sur l’urbanisme, l’agriculture, le tourisme, etc. ; une équipe de scientifiques doit rassembler les connaissances actualisées sur le territoire concerné et notamment les résultats d’éventuels entretiens avec les habitants. Ceux-ci sont vivement conseillés, parce qu’ils informent le groupe sur les représentations sociales des paysages des résidents et des visiteurs, indispensables à connaître pour élaborer le projet. Le moment où les connaissances sont insérées dans le dispositif est également important. Les diverses expériences n’utilisent pas toutes les connaissances au même moment, certaines les mobilisent au tout début, d’autres au milieu du déroulement de l’opération. La solution des parcours de lecture collective du paysage et les ateliers sont aussi des moments d’échange et de discussion importants. Enfin, il existe un rapport sur le paysage et la démocratie réalisé pour le Conseil de l’Europe et qui fait mention de nombreuses expériences de participation dans plusieurs pays européens14.

Il paraît essentiel de rappeler que la gouvernance paysagère n’est pas une politique uniquement dédiée à cet objet, mais que toutes les politiques sectorielles, du logement, de l’urbanisme, de l’agriculture, de l’industrie, de l’éducation ou du tourisme, etc., ont un rôle déterminant dans l’évolution des paysages et qu’il est évidemment indispensable de les prendre en compte. La gouvernance implique la responsabilité de tous les acteurs concernés et une éthique qui les oblige à des droits et des devoirs à l’égard du cadre de vie et de son avenir pour les générations futures.

La gouvernance des paysages est une méthode de construction collective de l’organisation spatiale d’un territoire. Elle fait appel, en France notamment, à des outils juridiques comme les plans de paysage, les chartes de paysage, les atlas de paysage et les observatoires photographiques du paysage. Elle part du principe que les paysages sont des biens collectifs territoriaux à transmettre aux générations futures.

 

Bibliographie :

Conseil de l’Europe, Dimensions paysagères, Strasbourg, 2017.

Luginbühl Y. La mise en scène du monde, Construction européenne du paysage, Paris, CNRS, 2014.

Luginbühl Y., Toublanc M., 2007, « Des talus arborés aux haies bocagères : des dynamiques de pensée du paysage inspiratrices de politiques publiques », in Luginbühl Yves, Berlan-Darque (m.), Terrasson (D.), Paysages, de la connaissance à l’action, ouvrage collectif publié aux Editions QUAE, pages 163-177.

1 Voir à cet égard : Chouquer Gérard, 1996, Les formes des paysages, Tomes 1 à 3, Editions Errance, Paris. Cet archéologue démontre que 60% du cadastre romain de la plaine du Rhône est encore opérationnel aujourd’hui.

2 Berque Augustin, 2000, Médiance, De milieux en paysages, Belin, Paris.

3 Baridon Michel, 2006, Naissance et renaissance du paysage, Actes-Sud, 415 p., environ 50 illustrations.

4 Voir la fiche paysage et démocratie du même auteur.

5 Loi relative aux plantations des grandes routes et chemins vicinaux, loi du 9 Ventôse an XII, signée Napoléon 1er, Archives Nationales, série F.

6 Lettres missives d’Henri II, vers 1550, « sur le faict de planter ormes es voyes et chemins du royaume », Archives Nationales, série F.

7 Voir notamment le Dictionnaire raisonné et universel d’Agriculture de l’Abbé Rozier, chez Deterville, 1809.

8 Une affiche de promotion du tourisme américain en France représente une route bordée de platanes sur laquelle circule à bicyclette un homme, dont la tête est couverte d’un béret, portant sur son porte-bagages une baguette de pain.

9 Il fallait également du bois pour les pieux enfoncés dans la vase de la lagune sur lesquels étaient construits les palais vénitiens.

10 Concina Ennio, 1992, « La Renaissance : Venise, le territoire, le paysage », in Paysage méditerranéen, catalogue de l’exposition sur le paysage méditerranéen, dir. Luginbühl Yves, Electa, Milan, p. 134.

11 Direction de l’Architecture et de l’Urbanisme, 1993, Plans de Paysage, repères. Ministère de l’Equipement, du Logement et des transports, Ministère de l’Environnement, 34 pages, page 23.

12 Voir également la fiche « Paysage et démocratie » du même auteur.

13 Programme de recherche Paysage et développement durable, (PDD1), Yves Michelin, 2009, fiche technique participation, l’auteur cite Beuret et al., 2006 pour les diverses formes de participation.

14 Les rapports et publications sont consultables sur le site https://www.coe.int/fr/web/landscape

2 – Qu’est-ce que le paysage ?

IntroductionFiche 3

Fiche n° 2

Qu’est-ce que le paysage ?

Pierre Donadieu, professeur émérite en sciences du paysage

Pour le sens commun, le paysage est ce qui se voit d’un pays. Il suppose un spectateur, un point de vue (un lieu pour voir), engendre une appréciation (un jugement, une émotion, un sentiment) et permet une connaissance, scientifique ou non.

Un double sens artistique et géographique

Connue dès l’époque romaine, la notion de paysage est réapparue avec force à la fin du XVème siècle dans le langage des peintres aux Pays-Bas, puis en Italie et en France au XVIème siècle. Elle fait référence à deux significations historiquement conjointes : d’une part à un genre de peinture de scènes en général rurales (la peinture de paysage), d’autre part à un territoire sociopolitique identifié par des caractéristiques historiques et géographiques propres. Cette identité est souvent idéalisée par les images de paysage, hier comme aujourd’hui (Fig. 1).

Fig. 1 Pieter Brueghel l’Ancien, La moisson, 1565.

En Europe, le mot est formé à partir de pays (paysage en français, paesaggio en italien …), de land (landchap en flamand, landscape en anglais), ou de kraj (krajina en slovène et en tchèque).

À l’origine, la notion de paysage existe dans d’autres cultures que celles de l’Europe, notamment en Chine où elle est apparue au VIIème siècle après J.-C. Dans les sociétés traditionnelles, totémistes et animistes, la notion implicite de paysage (le mot n’existe pas) fait appel à des relations symboliques à l’espace et à la nature.

Dans les domaines des arts visuels et de la littérature, le paysage prend un sens culturel, notamment esthétique et poétique, mais aussi vernaculaire : comme le montrent les scènes valorisées par les pratiques touristiques ou artistiques (Land art par exemple). Dans celui des sciences, son sens varie avec les disciplines qui en font usage.

Le paysage des géographes et des écologues

Depuis le début du XIXème siècle jusqu’aux années 1950, la géographie physique et humaine a considéré le paysage comme un objet majeur de connaissance scientifique. Avec la notion de genre de vie, variable avec les régions, Paul Vidal de la Blache (1845-1918) a fait du paysage une production des sociétés confrontées aux ressources et contraintes locales de la nature. Tombé en disgrâce après la seconde guerre mondiale, le paysage sera réhabilité dans les années 1970 par le géographe Georges Bertrand en associant son sens esthétique et symbolique aux notions naturaliste et politique de géosystème et de territoire. On dénombre aujourd’hui environ 2 000 types de paysages en France (Fig. 2).

Fig.2 Carte synthétique des paysages en France, 2015, Jean-Benoît Bouron, http://geotheque.org/carte-des-paysages-ruraux-francais-bouron-georges/

Fig. 2 bis Carte des grands types de paysage en France, Pierre Brunet

Fig. 3 Paysage agricole de Champagne, Y. Arthus-Bertrand,

Aujourd’hui, pour les géographes, le paysage peut prendre trois sens complémentaires : le paysage comme filtre socioculturel des relations sensibles et utilitaires à l’espace et à la nature, variable avec l’histoire locale des sociétés ; le paysage comme géosystème, produit des interactions de facteurs abiotiques (le sol et le climat) et biotiques (le végétal, l’animal et l’homme) ; et le paysage comme construction sociale et politique propre à un territoire et à la société qui l’habite.

Développée aux Etats-Unis dans les années 1980, puis importée en Europe où elle était née, l’écologie du paysage (landscape ecology) a introduit l’espace et les activités humaines dans les sciences des écosystèmes et de la biodiversité. Elle s’intéresse à la structure spatiale des paysages qui détermine les capacités de circulation et de reproduction des populations animales et végétales spontanées. À cet effet, elle distingue dans la matrice agricole (les champs), forestière ou urbaine, les réservoirs de biodiversité (les taches) et les couloirs de connexion (les corridors) qui relient les premiers. Cette connaissance se déploie depuis l’échelle géographique de la biosphère jusqu’à celle de la haie, de la parcelle agricole ou du jardin public. Elle nourrit les politiques publiques qui luttent contre la fragmentation et l’homogénéisation des paysages, dommageables à la biodiversité. Pour cette discipline, le paysage a un sens dérivé de celui de géosystème (Fig. 4).

Fig. 4-Paysages de milieux humides, Affiche de la FRAPNA (fédération des associations de protection de la nature du Rhône), 1992

D’autres définitions, toutes aussi légitimes que les précédentes, ont été données par les historiens de l’art et des jardins, les archéologues, les économistes, les anthropologues, ainsi que par les spécialistes de littérature, d’esthétique et de philosophie. Celle donnée par la Convention européenne du paysage de Florence en 2000, qui est d’inspiration juridique et géographique, fournit le cadre des politiques publiques de paysage mises en œuvre par les gouvernements. Elle souligne clairement le double visage, matériel et immatériel, objectif et subjectif, naturel et culturel de la notion de paysage, et peut être prise comme référence commune.

«Paysage» désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations» (Article 1 de la Convention).

En 2009, cette définition est interprétée par le Réseau européen des autorités régionales et locales pour le développement de la Convention européenne, sous la forme suivante : « Le paysage est chaque chose qui nous environne : de notre voisinage aux routes que nous empruntons, jusqu’aux lieux les plus extraordinaires … » (We are the landscape, RECEP-ENELC, 2009). Le paysage n’est plus seulement vu mais vécu.

Le paysage des politiques publiques

Les paysages sont des productions des activités humaines pour des raisons sociales (habiter quelque part), économiques (produire et vendre des biens notamment agricoles et forestiers) et culturels en fonction des règles et des croyances admises par chaque société.

Dans tous les pays, existent des règles, juridiques ou non, implicites ou explicites, pour encadrer la production des paysages. Mais, du point de vue de l’intérêt général, le devenir des paysages est partagé entre deux enjeux majeurs, soit le souvenir et la conservation de ce qui a été, soit l’oubli pour faire place à de nouvelles activités, notamment économiques.

En France, depuis la fin du XIXème siècle, les paysages ont donc fait l’objet d’une régulation juridique intense selon trois processus historiques qui se superposent.

Au cours de la première étape dite culturelle, toujours actuelle, la notion de paysage, réduite à des valeurs d’identité nationale ou régionale, se traduit de façon institutionnelle par la production d’un patrimoine archéologique et historique, notamment architectural et artistique. Ce processus de conservation s’appuie, notamment, sur la loi de conservation des monuments historiques de 1913, et sur celle de protection des sites à caractère pittoresque, historique, artistique, légendaire et scientifique de 1930, puis sur les actions de l’UNESCO pour inscrire les sites remarquables au patrimoine mondial depuis 1972.

À partir du début du XXème siècle (second processus) une politique naturaliste de protection des patrimoines naturels commence à être appliquée en France. Avec la création du ministère de l’Environnement en 1971, la fondation du Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres en 1975 et la loi sur la protection de la nature de 1976, la France traduit dans le droit les premières injonctions internationales (la convention internationale de Ramsar sur la protection des zones humides en 1971 par exemple). Suivront les directives européennes de 1992 sur la protection des habitats naturels, celles de la stratégie paneuropéenne de la diversité de 1995 et du réseau européen Natura 2000, et enfin les lois Grenelle de 2008 et 2010 créant la politique de la Trame verte et bleue et les schémas régionaux de cohérence écologique (Fig. 4).

La troisième étape s’intéresse en priorité aux paysages ordinaires. Avec la promulgation de la loi sur la protection et la mise en valeur des paysages de 1993, sont prévue en particulier l’approbation et la mise en œuvre d’une charte de paysage par les élus dans le cadre de la charte intercommunale des parcs naturels régionaux. Puis, en 1995, une circulaire du ministère de l’Équipement met en place les plans de paysage à intégrer aux documents d’urbanisme, une autre lance les atlas de paysages départementaux et régionaux aujourd’hui terminés. Parallèlement sont mis en place les observatoires photographiques de paysage. Dans cette troisième phase, la notion de paysage est traduite surtout en termes de cadre de vie ordinaire et quotidien. Elle cherche à s’ajuster aux injonctions internationales du développement durable et de la transition climatique et énergétique, et européennes relatives au débat public démocratique. Cette nouvelle interprétation qui introduit la notion de gouvernance paysagère des territoires, toujours actuelle, s’ajoute aux précédentes étapes de réglementation. Elle s’inscrit dans le cadre de l’application de la Convention européenne du paysage signée à Florence en 2000, et ratifiée par la France en 2006.

Fig. 5 Extrait d’une plaquette de vulgarisation du ministère de l’Environnement, (à gauche, paysage fragmenté, à droite, paysage non fragmenté), 2008.

Ces trois catégories de politiques publiques paysagères, et notamment la dernière, ont amené l’État à former des professionnels du paysage pour mettre en œuvre avec les collectivités les actions de régulation prévues par les lois.

Le paysage des professionnels du paysage

Pour ces praticiens, le paysage est un outil des actions d’aménagement des espaces ruraux et urbains.

Pour les paysagistes concepteurs (les architectes paysagistes dans une soixantaine de pays), le paysage (ou paysagisme) est un métier (landscaping) et une profession organisée (landscape architecture). Pour la fédération internationale des architectes paysagistes (IFLA) créée en 1947 : « Landscape architects create places for people to live, work and play, and places for plants and animals to thrive. They also speak up for and care our landscapes ». Leur outil principal est le projet dit de paysage qui indique comment les espaces extérieurs aux édifices, autant que les territoires dans leur ensemble, peuvent être aménagés en y apportant la qualité esthétique et fonctionnelle recherchée. Ils en sont les maîtres d’œuvre et souvent deviennent des conseillers des maîtres d’ouvrage publics ou privés. Leurs compétences s’exercent à différentes échelles spatiales (du périmètre d’un département ou d’une commune aux détails d’un espace public urbain). Le plus souvent ces savoir-faire sont hérités des paysagistes architectes ou jardiniers, mais se transforment en Europe en fonction des orientations de la Convention européenne du paysage de Florence.

Fig. 6 Le vignoble de la commune de Saint-Emilion, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco en décembre 1999 en tant que paysage culturel. Cl. P. Donadieu
Critère (iii) : La Juridiction de Saint-Emilion est un exemple remarquable d’un paysage viticole historique qui a survécu intact et est en activité de nos jours.
Critère (iv) : La Juridiction historique de Saint-Emilion illustre de manière exceptionnelle la culture intensive de la vigne à vin dans une région délimitée avec précision.

Pour les experts de l’UNESCO comme pour ceux du Conseil de l’Europe (CE), les professionnels du paysage sont surtout des gestionnaires de paysage qui « accompagnent un processus de formulation, d’articulation et de déploiement d’un ensemble de stratégies visant à valoriser un paysage donné, et à améliorer la qualité de vie de la population dans le cadre du développement durable … » (CE, 2016). Pour ces professionnels, qui peuvent être paysagistes concepteurs, mais également géographes, écologues, environnementalistes, agronomes, forestiers, urbanistes … la gestion du paysage est d’abord un programme d’actions au service du bien-être des populations et de la construction de l’identité visible des territoires locaux et régionaux.

Retenons que le paysage est une notion polysémique ancienne qui rend compte des relations réelles et souhaitables établies par les sociétés humaines avec leurs espaces de vie. C’est à la fois une ressource économique, sociale et environnementale, un outil d’aménageur et un horizon de l’action publique. Le paysage donne un visage aux territoires, exprime l’intention visible de construire et de transmettre des biens communs et informe sur la transformation des espaces de la vie humaine et non humaine. Il a pris le sens de milieu vivant, individuel et collectif.


Bibliographie

Conseil de l’Europe, Dimensions paysagères, Strasbourg, 2017.
Donadieu P., Sciences du paysage, entre théories et pratiques, Paris, Lavoisier, 2012.
Luginbühl Y. La mise en scène du monde, Construction européenne du paysage, Paris, CNRS, 2014.
Jean-Luc CABRIT (coordonnateur), Marie-Christine SOULIÉ et Jean-Pierre THIBAULT, Démarches paysagères en Europe, Eléments de parangonnage pour les politiques publiques françaises, CGEDD, 2017.
http://www.cgedd.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/010731-01_rapport_cle22f995.pdf

Le paysage en douze questions

Fiche 2

Fiche n° 1

Le paysage en douze questions

Pierre Donadieu, Académie d’Agriculture de France

Sommaire

La notion de paysage fait partie des thèmes principaux abordés par la section 7, environnement et territoire, de l’Académie d’Agriculture de France. Car les paysages ruraux, agricoles et forestiers, comme ceux des villes et des villages, sont l’objet de politiques publiques, nationales et européennes, depuis un siècle. Au cours du XXIe siècle et des transitions environnementales importantes qui vont l’affecter, doit-on et peut-on en modifier la production ?

Pour éclairer la situation actuelle, les textes qui suivent exposent de manière synthétique : comment définir la notion de paysage (2), la nature des actions publiques de paysage (3-4-5-10), les démarches scientifiques d’écologie du paysage (6-8), les démarches patrimoniales (5), les questions posées par les paysages agricoles (7) et urbains (9-11-12) et l’évolution des formations des professionnels du paysage (9).

Cette notion n’est pas indépendante des neuf autres thèmes abordés par ailleurs dans la section 7, notamment territoire, agriculture, biodiversité, eau, service écosystémique, climat et sol. Cette relation est approfondie dans le thème territoire (territoire et paysage, territoire et communs).

1 – Le paysage en douze questions, P. Donadieu

2 – Qu’est-ce-que le paysage ? P. Donadieu

3 – Le paysage : un outil de la démocratie ? Y. Luginbühl

4 – Comment faire avec la conflictualité paysagère ? H. Davodeau

5 – Les paysages agricoles peuvent-il devenir des patrimoines ruraux ? P. M. Tricaud

6 – Pourquoi et comment améliorer la biodiversité dans les paysages agricoles ? F. Burel

7 – Pourquoi les agriculteurs devraient-ils s’intéresser à leurs paysages ? P. Donadieu

8Quels rôles des trames vertes et bleues dans les milieux (péri)urbains ? P. Clergeau

9 – Comment ont évolué les métiers du paysage ? P. Donadieu

10 – Les politiques publiques de paysage : quels enjeux ? P. Moquay (texte à venir)

11 – Le végétal en ville : quels impacts sur le microclimat urbain et sur la qualité de l’air ? Y. Brunet (texte à venir)

12 – Le paysage, l’urbanisme et les agriculteurs en Europe. D. Vancutsem (à venir)

 

Avant-Propos

Dans ces textes, la notion de paysage relève de deux paradigmes de pensée peu éloignés. L’un relève de la pensée scientifique systémique (non analytique et non linéaire par définition) et du concept écologique universel d’écosystème. Ce dernier inspire, notamment, des analyses fonctionnelles de la biodiversité, des sols et des climats, lesquelles débouchent sur la notion utilitaire de services écosystémiques (approvisionnement, régulation environnementale, services sociaux et culturels).

L’autre paradigme, inspiré en Europe par l’histoire politique et sociale des territoires et les arts visuels, développe une approche pragmatique, souvent holistique et transversale aux actions publiques sectorielles, des relations du vivant humain et non humain avec son milieu. Il s’appuie en particulier sur la définition juridique du paysage donnée par la Convention européenne du paysage de Florence (2000). Celle-ci vise la définition et la mise en place de « politiques de paysage et d’objectifs de qualité paysagère » dans les territoires.

Dans le premier cas, le paysage exprime soit un niveau géographique d’analyse sectorielle (l’écologie des paysages ruraux et urbains, les infrastructures vertes et aquatiques, l’ingéniérie écologique), soit des aménités paysagères ou environnementales du cadre de vie. Dans le second cas, les pouvoirs et les politiques publics (notamment l’État en France), grâce à des outils spécifiques de régulation transversale des paysages (plan, atlas, charte, observatoire de paysage …) et aux professionnels du paysage, sont mis en situation de construire empiriquement des relations concertées, évolutives et singulières entre les milieux de vie et les habitants des territoires.

Ces deux paradigmes, fonctionnel/systémique (écologique ou environnemental) et relationnel/pragmatique (paysager), peuvent soit se compléter (consensus territorial), soit s’affronter (controverses sociales et scientifiques), soit encore susciter l’indifférence ou la méfiance voire le rejet, notamment de certains acteurs du monde professionnel agricole ou des sociétés habitantes.

P. Donadieu 12 décembre 2018

4 – Le grand flottement

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Chapitre 4

Le grand flottement1

(1968-1974)

 

Ce texte décrit la fin tumultueuse de la Section du paysage et de l’art des jardins de l’École nationale supérieure d’horticulture de Versailles.

L’après mai 1968 : tensions entre enseignants, élèves et direction

Début juillet 1968. Les soixante-huitards et les grévistes viennent de voir mourir leurs espoirs révolutionnaires. Le 4 juin, à Tours comme à Paris, des manifestations gaullistes ont mis fin à l’espoir de changement social et politique.

A l’École d’horticulture de Versailles, la nouvelle des émeutes parisiennes et nationales avait peu ébranlé les élèves ingénieurs qui avaient, à part quelques assemblées générales paisibles en mai, et en raison des avertissements des enseignants, poursuivi leurs études. Quelques-uns plus curieux que les autres avaient participé aux mouvements parisiens de mai, notamment des élèves de la Section du paysage et de l’art des jardins.

Le 5 juillet, le directeur Etienne le Guélinel et son adjoint Jean Pasquier réunissent le conseil des professeurs de la Section dans la grande salle de la bibliothèque de l’école. Treize étaient présents. Des paysagistes : J.-Pierre et J.-Paul Bernard, J. Sgard, P. Roullet, M. Viollet ; un architecte urbaniste R. Puget ; des ingénieurs : L. Sabourin, M. Thomas ; une historienne J. Hugueney ; deux professeurs de dessin Françoise Blin et Jacques Cordeau, un plasticien B. Lassus et un professeur d’écologie de l’ENSH J. Montégut. Tous sont vacataires. Quelques-uns comme l’urbaniste enseignent depuis plus de vingt ans, mais la plupart des autres ont été recrutés depuis moins de 10 ans. Le procès-verbal n’évoquera pas les émeutes parisiennes, comme si elles n’avaient pas existé.

Pourtant, enseignants et étudiants (un élève Alain Eichenbaum avait été pour la première fois admis dans le conseil) pouvaient s’appuyer sur des motifs légitimes pour exprimer leur mécontentement.

« Sans autonomie, sans crédits différenciés, avec comme seuls moyens des vacations pour rémunérer les enseignants »2, rapporte J. Pasquier, la Section vit une précarité de plus en plus mal supportée à côté de l’ENSH. Une concurrence avec le monde des ingénieurs d’autant plus vive que les élèves ingénieurs, et peut-être l’association des anciens élèves de l’ENSH affirment de plus en plus la volonté du monde horticole de mettre en place une formation d’ingénieurs paysagistes à Angers.

Pourquoi, demande P. Roulet, ne va-t-on pas vers un éclatement de la formation entre ingénieurs et paysagistes, plutôt que de maintenir une difficile formation commune ?

Imperturbable, et garant efficace de l’ordre depuis dix ans, E. Le Guélinel fait état de nombreux projets d’amélioration en cours d’étude et rappelle à son conseil que la Section existe avec et par l’ENSH, et que ce lien organique historique « entre mère et fille » doit être maintenu.

C’est un fait qu’en 1945 la Section a été pensée pour former des ingénieurs à la compétence paysagiste pour des emplois dans le secteur public et les agences privées. Ils s’en sont cependant détournés progressivement, laissant ainsi la place à d’autres candidats issus notamment du monde de l’architecture et des Beaux-Arts.

Pourtant, aux 15 élèves3 qui sont autorisé à passer en 2ème année, viennent s’ajouter, en 1968-69, trois ingénieurs horticoles dont Gilles Clément qui deviendra enseignant à l’ENSP.

Depuis le début de la Section, le poids de la culture scientifique et technique horticole sur la formation des paysagistes provoque une demande récurrente de changement des épreuves du concours et des programmes pédagogiques, en particulier des coefficients des disciplines. Le dessin est un parent si pauvre et si peu écouté qu’au cours du conseil suivant de rentrée le 25 septembre 1968, lassés de si peu d’attention, F. Blin et J. Cordeau démissionnent4. Commence alors une longue série d’abandons de l’enseignement, puis de grèves d’étudiants à la mesure de l’exaspération croissante du personnel enseignant. Déjà l’ancien élève de J.-C. Nicolas Forestier, l’architecte et paysagiste T. Leveau, un enseignant respecté d’ateliers de projets depuis plus de 20 ans, était parti pour raisons de santé au début de l’année 19685.

Un autre sujet de tension avec les enseignants concernait l’exigüité des locaux qui leur étaient réservés. La Direction leur annonce qu’un préfabriqué sera construit dans le « dernier des onze », au fond du Potager et que deux salles leurs seront réservées dans les bâtiments C et D, le long de la rue Hardy avec partage du petit amphi avec les « hortis »6. Et surtout qu’un secrétariat et un budget propre leur seront enfin consacrés.

Cela ne suffira pas à empêcher le chaos de l’année 1969. Car, à la rentrée d’octobre 1968, l’effectif d’étudiants paysagistes avait augmenté : 30 en préparation, 20 en 1ère année et autant en 2ème année. 70 étudiants, mal reconnus et parfois méprisés par le personnel de l’ENSH et ses élèves ingénieurs, qui allaient changer avec leurs enseignants peu écoutés, en quelques années, le cours de l’histoire de l’institution.

B. Lassus se voit accorder le recrutement de P. Dauvergne pour « l’aider à l’enseignement des études visuelles de première et deuxième années ». Car, précise-t-il, il envisage de créer un département d’études visuelles lors de la création de la future école du paysage. Ce projet « d’école du paysage et de l’art des jardins » a déjà été écrit7 au cours des deux années précédentes, mais le tumulte de mai 1968 l’a un peu fait oublier.

1969, l’hémorragie

Un autre litige oppose l’administration aux enseignants vacataires, le montant trop faible de leurs rémunérations alors que le temps d’encadrement augmente. Délégué par ses collègues, J. Sgard rencontre en octobre le ministère pour exposer leurs doléances. À nouveau le directeur de l’enseignement supérieur et de la recherche J.-M. Soupault demande à E. Le Guélinel un projet d’organisation générale de l’école autour de trois ou quatre départements, et un projet pédagogique et de statut du personnel enseignant8. Mais le budget ne change pas.

À la fin de 1968, le ton monte dans le conseil des enseignants9. Y assistaient, de l’ENSH P. Bordes et A. Anstett, les paysagistes J.-P. Bernard, A. Audias, G. Samel et M. Viollet, ainsi que R. Puget, L. Sabourin, J. Simian et M. Rossilion. Les paysagistes dénoncent leur surcharge de travail sans contrepartie financière, notamment les heures de réunion non payées. L’absence de programmation pédagogique et de coordination devient de plus en plus insupportable. J.-P. Bernard demande que J. Sgard devienne « le chef d’orchestre », ce qui est approuvé à l’unanimité du conseil, mais ne sera pas mis en œuvre faute de moyens financiers.

La situation s’aggrave au cours de l’hiver. En mai 1969, P. Roulet qui enseigne en préparation, alerte le directeur : « le niveau des élèves est extrêmement bas, les effectifs ont diminué au cours de l’année du fait des abandons et de l’absentéisme »10. Au même moment, dans un manifeste du 28 avril, les élèves de deuxième année annoncent qu’ils boycottent les enseignements d’études visuelles (B. Lassus et P. Dauvergne) : « L’enseignement est incohérent, pas de corrections, une notation sans rapport avec le travail fourni, pas de présence suffisante des professeurs »11.

Lors du conseil du 28 juin 1969, E. Le Guélinel, stoïque, regrette cette « année difficile » et annonce qu’il faut « structurer l’enseignement du paysage et éviter l’amateurisme ». Mais l’important pour lui est d’assurer la continuité du service public. 18 candidats au concours et 7 ingénieurs sont admis en première année12 et 25 élèves de première année passent en seconde.

L’arrivée « massive » des ingénieurs et la mise en place d’enseignements communs avec l’ENSH met le feu aux poudres. B. Lassus demande la suppression de ces cours et dénonce le faible niveau des ingénieurs et leur absentéisme. « Les ingénieurs doivent être dispensés de certaines disciplines techniques et scientifiques et faire l’apprentissage du dessin »13. Décision qui est prise immédiatement. Les ingénieurs devront obtenir l’autorisation du professeur de dessin pour postuler à la Section.

C’est en fait le concours d’entrée qui est en ligne de mire. « Seules les 8 à 10 premières personnes classées (et retenues) étaient de bon niveaux » constate B. Lassus. Mais également le système de notation employé : « Les notes ne correspondent à rien, puisque le fruit de mon enseignement se révèle le plus souvent avec au moins un an de décalage » (p. 6). Sans compter le temps de préparation qu’il faudrait porter à deux ans, ce que demandent J. Montégut, P. Roulet et J. Simian.

Ce dernier réclame lui aussi des ateliers plus grands, et la possibilité de recourir à des modèles vivants. Une bataille âpre s’engage entre G. Samel et la direction pour récupérer les coefficients des enseignements qui n’ont plus de titulaires (Thébault, Leveau, Puget). La tension est à son comble, et les vacances n’arrangent rien.

À la rentrée 1969, J. Sgard démissionne avec fracas : « Etant donnée l’extrême indigence des moyens matériels où se trouve cet enseignement et le peu de changement survenu depuis plusieurs années, il est inutile de poursuivre mon effort »14. Quelques jours avant, J.-C. Saint-Maurice avait radicalisé sa position : « Etant donné l’absentéisme sans motifs sérieux, les arrivées échelonnées dans les corrections et les cours, je propose de mettre la note de zéro à tout travail non remis à la date fixée sans motifs valables, et de noter plus sévèrement les élèves »15.

Au début du mois d’octobre, 6 enseignants (Lassus, Saint-Maurice, Jean-Pierre Bernard, J. Sgard, J. Montégut) avaient arrêté leurs enseignements, en conditionnant la reprise des cours à la nomination d’un chargé de mission du ministère pour réorganiser l’enseignement du paysage.

Pour E. Le Guélinel, la situation est critique. Il diffère la rentrée de l’année scolaire 1969-70 du 9 au 13 octobre après le conseil où des divisions apparaissent. Faut-il arrêter complétement l’enseignement ? Jean-Paul Bernard, contrairement à son homonyme Jean-Pierre, pense que les élèves seront les premières victimes de cette décision. Le débat est confus, d’autant plus que l’école d’architecture voisine vient d’annoncer l’ouverture d’une formation d’architecte-paysagiste en trois cycles (qui ne se fera pas).

Seul point rassurant : le recrutement où l’effectif se maintient : 32 admis en préparation, 27 (dont 4 ingénieurs) et 21 en seconde année. La demande, non satisfaite, d’assistants reste récurrente et insistante dans les ateliers.

L’année suivante (1970-71), alors que le chargé de mission P. Harvois16 a été nommé, la pression étudiante persiste. Les élèves s’inquiètent : Que sera la seconde année paysage ? demande Noëlle Audas, élève de 1ère année. Les jeunes certifiés de la Section annoncent en mai 1970 leur refus de se présenter au concours en loge. Et huit élèves refusent de passer l’examen d’« Espaces verts » avec A. Audias. Des non redoublements sont prononcés (C. Tamisier et G. Chauvel), malgré l’intervention de P. Dauvergne.

À la fin de l’année scolaire 1970-71 où chacun attend les résultats de la mission Harvois, les nouvelles ne sont pas rassurantes. J. Montégut annonce sa démission. À peine recrutés, deux architectes MM. Autran et Grüber démissionnent au bout d’un an. M. Viollet, P. Dauvergne et L. Sabourin déplorent des résultats faibles, le déficit d’encadrement, l’isolement des premières années dans le nouveau préfabriqué du dernier des onze, l’absentéisme chronique dans les visites et l’émiettement de l’emploi du temps incompatible avec le travail d’atelier.

La désagrégation totale de la formation menace si bien que la direction prévoit de rémunérer les temps de coordination pédagogique. Malgré ce ciel très orageux, l’institution continue à fonctionner.

Pourtant l’année suivante, au conseil des enseignants du 1er juillet 1971, les enseignants présents (G. Samel, J.-C. Saint-Maurice,) connaissent probablement l’échec de la mission Harvois. Le projet d’Institut du paysage a été abandonné. Que s’est-il passé ?

L’échec du projet d’Institut du paysage (extrait du chapitre 3)

C’est en avril 1971 que le coup de grâce est donné par Etienne le Guélinel dans une longue lettre argumentée d’ « observations ». Sans remettre en cause la création de l’Institut, il y dénonce successivement : « l’argumentation du rapport Harvois pour utiliser les moyens de l’ENSH pour créer l’Institut », « l’abandon volontaire de l’enseignement de l’art des jardins », la non compatibilité de la formation d’ingénieurs de travaux paysagers {subordonnés} à des paysagiste concepteurs, la faiblesse des débouchés d’ingénieurs « étroitement paysagistes », et la réticence de Philippe Olmer, directeur en 1970 de l’INA de Paris et chargé de la fusion de l’INA de Paris et de l’École nationale supérieure d’agronomie de Grignon à côté de Versailles. Il plaide pour une ENITAH associant une filière horticole et paysagiste, et la localisation des deux premières années de l’Institut à Angers. Il doute d’une Grande École qui ne formerait que 16 paysagistes de conception par an et propose plusieurs scénarii de transition vers un Institut, dont l’arrêt de la Section en 197217.

Paul Harvois fait part début mai de sa déception à Pierre Desmidt. Lequel a écrit à Etienne Le Guélinel pour dénoncer son manque de soutien des milieux professionnels qui portaient ce projet. Le 17 mai, après la réunion interministérielle du 13 mai, dans une lettre à B. Pons, P. Harvois acte « la remise en cause fondamentale d’une formation même de paysagistes alors que les échanges antérieurs avaient été plus que positifs » et le rejet de son rapport « en l’absence de tout représentant concerné ou informé ».

De son côté, le 26 mai, la Chambre syndicale des paysagistes conseils (G. Samel et P. Roulet) diffuse une « Lettre aux candidats à la profession de paysagiste » pour dénoncer « un objectif délibéré et convergent : la disparition de la profession à laquelle vous vous destinez ». Ils alertent le député Poniatowksy déjà plusieurs fois contacté, en mettant en cause « une maffia de l’Agronomie … concluant à l’inutilité de l’Institut ».

Début juin, P. Roulet informe P. Desmidt, P. Harvois et G. Samel que le projet d’Institut est officiellement abandonné (sous un prétexte financier). Mais que « L’Environnement18 se propose de faire créer un enseignement d’application, qui, en 6 mois, serait susceptible de mettre sur le marché des « paysagistes » issus de l’enseignement supérieur agronomique ou architectural »19 . C’est l’annonce du projet de Centre national d’études et de recherches du paysage (CNERP) à Trappes près de Versailles qui prendra avec la création de l’association « Paysages » à la rentrée 1972 le relais partiel de l’Institut national du paysage abandonné.

Cet épilogue inattendu montre surtout que les positions des services administratifs des ministères -très liés avec les corps d’ingénieurs20 avaient été largement occultées par les échanges officiels. Le ministre de l’Équipement Albin Chalandon affirmait son accord avec le projet en mars, alors que le directeur du personnel de son ministère faisait savoir en mai que « les conclusions du rapport Harvois étaient trop ambitieuses et que la plupart des administrations estimaient qu’il fallait d’abord mettre sur pied un enseignement complémentaire de spécialisation (des ingénieurs et architectes notamment) »21.

La fin de la Section

Avec l’annonce de l’échec de la mission Harvois, et la poursuite des démissions des enseignants (M. Viollet, J.-Paul Bernard, M. Rossilion, J.-C. Saint-Maurice et P. Roulet en 1971), l’équipe enseignante est exsangue. Les rares paysagistes rescapés, P. Dauvergne, G. Samel vont rechercher avec la Direction de nouvelles recrues. J. Carrel, juriste et économiste à l’ENSH succède à M. Rossilion, P. Alvery, jeune paysagiste certifié à M. Viollet comme assistant, et M. Mercier pour reprendre l’enseignement d’architecture, construction et urbanisme. Entrent également en scène comme conférenciers à la rentrée 1971-72, A. Spake (SETRA), Jacques Simon et M. Corajoud dont les travaux et les publications innovantes sont devenus des références pour les paysagistes français22. Alors que les enseignements d’histoire de J. Hugeney, peu suivis, sont relégués en préparation.

Les élèves quittent le préfabriqué inconfortable pour le réfectoire inoccupé du foyer des élèves et un nouveau système pédagogique est mis en place. Il prévoit d’organiser la formation autour de séminaires successifs avec des thèmes d’études regroupant les professionnels avec les enseignants des autres disciplines (dessin, droit, techniques …) ou d’intervenants extérieurs (par exemple les écologues du CEPE-CNRS de Montpellier avec P. Dauvergne dans l’Orléanais).

Au printemps 1972, E. Le Guélinel réunit un conseil d’enseignants exceptionnel, mais peu fourni (6 enseignants)23. Flegmatique, il « constate une certaine dégradation de la situation de l’enseignement dû à l’absence d’avenir de la Section sous sa forme actuelle et la mise en place hypothétique d’un institut du paysage ». Institut qu’il avait largement contribué à faire abandonner en privilégiant la création de l’ENITH d’Angers (voir chapitre 3) dont il annonce la création. « On y formera des ingénieurs spécialisés dans les techniques du paysage et des espaces verts ». La fin de l’enseignement de la section est annoncée pour 1974. Ainsi que de manière plus vague la réforme du (jury du) concours en loge, jugé désuet et inadapté par les jeunes certifiés. Ce qui signifie qu’il n’y aura plus de recrutement en 1973. Rien n’est dit de la création d’une nouvelle école succédant à la Section.

Pourtant c’est bien un nouvel enseignement qui se met en place malgré le scepticisme de la Direction qui doute du travail de groupe préconisée par P. Dauvergne et M. Corajoud. En juillet 1973, ils proposeront un programme pédagogique plus formalisé. En première année, l’essentiel des coefficients ont été regroupés autour de trois champs principaux : architecture-construction-urbanisme : 16 (Mercier), Etudes visuelles : 16 (Dauvergne), Ateliers de projets : 16 (Corajoud, Dauvergne, Simon). Viennent ensuite le dessin et les techniques (10 chacun). Les champs scientifiques sont marginalisés, ce qui met fin à l’offensive des professeurs de l’ENSH adeptes d’une formation inspirée du modèle de l’ingénieur.

Mais l’hémorragie continue : au cours du conseil du 4 juillet 1972, la Direction prend acte des démissions de G. Samel, M. Viollet et J.-C. Saint-Maurice et de l’absence de J. Simon pour cause d’accident. Ce qui entraine les plaintes réitérées des élèves, mais aussi, temporise E. Le Guélinel : « la recherche nécessaire d’équilibre entre cours magistraux (souvent boycottés) et ateliers (parfois fantomatiques), entre « hortis » et non hortis » »24.

Il ne reste plus qu’une cinquantaine d’élèves pour terminer leurs études pendant les années scolaires 1972- 73 et 1973-7425.

À l’automne 1972, J. Montégut, disponible du fait de l’absence de première année à l’ENSH26, revient faire ses cours d’écologie végétale et de botanique. Et René Bossard, professeur titulaire de cultures ornementales à l’ENSH, propose un exercice de composition d’une bordure herbacée. Fort mal reçu par les élèves qui le boycottent de la même façon que les cours d’hydraulique savante de J. M. Lemoyne de Forges.

J. Castex, historien à UP3, est appelé à donner des cours d’histoire de l’architecture et de l’urbanisme en remplacement de M. Mercier qui a jeté l’éponge. Jean-Louis Bernard complète avec un cours de morphologie architecturale. J. Carrel, également économiste, prend en charge l’enseignement des marchés et adjudications et J. Simon la formation plastique dans les projets pour compléter celle donnée par J. Simian.

Usé et surtout déçu par les nouveaux horizons de la Section, à l’âge de 69 ans, Albert Audias donne sa démission après 27 ans d’enseignement dans la section : « Je dis adieu à cet enseignement qui aurait pu former des spécialistes de qualité, mais qui a progressivement dégénéré en négligeant la formation du paysagiste maître d’œuvre (la meilleure formation au « grand paysage »)27. Il avait reçu le 15 mars une lettre des étudiants indiquant sans ménagement «  qu’assister à son cours était une perte de temps » et qu’ils refusaient de passer l’examen »28. L’hécatombe se poursuit avec un refus des examens de M. Thomas (techniques) le 25 mai 1973.29

Pourtant, une relative normalisation de la formation semble éloigner la menace de chaos. Le jury du concours en loge est recomposé (voir chapitre 3) et les sessions rétablies ; J. Montégut organise un voyage dans le midi plus paysagiste (et touristique) que botanique30 et J. Simian promet de s’associer à P. Dauvergne pour un dernier atelier d’études visuelles dans la nouvelle ville de Saint-Quentin-en Yvelines qui sort de terre31.

Le 27 juin 1974 se tient le dernier conseil des enseignants en présence de quatre personnes : J.-L. Bernard, M. Corajoud, P. Dauvergne et J. Simian. E. Le Guelinel valide les 31 derniers certifiés et conclut sereinement, sans émotion apparente (du moins dans le procès-verbal) : « Des études sont en cours pour mettre en place un nouvel enseignement du paysage auquel les professeurs actuels seront peut-être appelés à participer. La dernière année de la section s’est déroulé dans de meilleures conditions ».32

Conclusion : émergence d’une nouvelle pédagogie

Le 22 juin 1972 les projets pédagogiques pour 1972-73 de P. Dauvergne et de M. Corajoud sont diffusés parmi les enseignants. Fondés sur des unités mixtes d’enseignement (paysagistes/non paysagistes), ils prévoient de renforcer les formations essentielles : théorique (avec les non praticiens : historien, écologue, juriste …), plastique et de projet. Par exemple en associant des thèmes en première année (J. Simon et P. Dauvergne) : écologie du paysage, prospective, paysage global, en regroupant les cours pour éviter l’émiettement et en faisant travailler les deux années ensemble.33

Dès le conseil de décembre 1972, le succès des formations itinérantes de J. Simon apparait clairement. Elles s’accompagnent de comptes rendus très complets de visites. Il en est de même des études visuelles (perceptions, ambiances, paysage global) de P. Dauvergne dont tous les travaux demandés sont remis et évalués. Un projet de reconstitution d’un sol et de création d’une zone de loisirs avec l’ONF à Saint-Germain en Laye et J. Montégut remporte lui aussi un vif succès.34

Les élèves deviennent de fait les coproducteurs de la pédagogie nouvelle dont ils sont les cobayes. À la fin de l’année scolaire 1972-73, ils affinent les nouvelles règles pédagogiques en demandant : « des programmes plus courts et chevauchants, de petits voyages d’étude plutôt qu’un grand, un calendrier des thèmes par trimestre, plus de visites de chantiers avec M. Thomas, des conférences de sociologie, et avec J. Montégut, plus d’analyse de paysage et moins de botanique … »35.

Mais cette mutation pédagogique, qui va inspirer la suite à l’ENSP, se heurte à de nombreux freins que résume en 1972 le professeur de dessin Jean Simian : « Un manque de culture générale et artistique chez les élèves, leur passivité, leur désarroi autant que leur prétention, l’affrontement de groupes (…) Car ceux qui donnent satisfaction ont derrière eux une formation artistique de longue durée (…) le paysage ne peut reprendre ses droits qu’en sauvegardant les valeurs humaines et d’agrément qui sont ses lettres de créances »36.

Il faudra attendre les publications de M. Corajoud (notamment La lettre aux étudiants, 2000)37 pour stabiliser les principes pédagogiques de l’ENSP de Versailles-Marseille.

Pendant cette dernière année de la Section, l’association Paysages (ex GERP), qui préfigure le Centre national d’études et de recherche du paysage (CNERP) à Trappes à quelques kilomètres de Versailles a commencé à recruter ses premiers élèves pour des cycles de formation et à produire de nombreuses études de « paysage d’aménagement » commanditées et payées par l’État et les collectivités. Les deux institutions (ENSH et association Paysage/CNERP) semblent ne pas avoir eu de relations formelles de 1972 à 1978. Pourtant J. Sgard, P. Dauvergne, B. Lassus et J. Montégut, qui étaient enseignants dans la Section du paysage, en furent les fondateurs essentiels. Ce divorce ne fut que momentanée car presque tous, avec les compétences qu’ils avaient développées, retrouveront une place à l’ENSP à partir de 1976. (chapitres 5, 6, 12)

P. Donadieu

25 septembre 2018

Chapitre suivant


1 J’emprunte ce titre à un texte de Jean Simian professeur de dessin de 1969 à 1974 (voir la référence dans la conclusion).
2 Procès-verbal du conseil des professeurs de la Section du paysage et de l’art des jardins du 5 juillet 2018, ADY, p. 2.
3 Dont J. Ricorday qui fut ensuite longtemps enseignant à l’ENSP de Marseille. Sur ces 15 élèves, le passage de 6 était conditionné par des examens à passer et une moyenne générale d’au moins 12. Cette même année 9 élèves étaient certifiés après deux années d’études, diplôme qui leur permettait de se présenter au concours en loge pour obtenir le titre de paysagiste DPLG. Il s’agissait notamment de P. Treyve, A. Levavasseur et C. Faucheur
4 Ils seront remplacés par Jean Simian, diplômé de l’École du Louvre et professeur de dessin au lycée de Rueil, jusqu’en 1974.
5 Il décèdera en 1974.
6 C’est l’actuel bâtiment Lenormand
7 Voir chapitre 3
8 Lette de J.-M. Soupault à E. Le Guélinel du 14/10/1968.
9 PV du conseil du 27/12/1968, ADY
10 Lettre de P. Roulet au directeur du 27 mai 1969, ADY.
11 Manifeste du 28 avril, ADY
12 Dont 18 « cuscutes » (parmi eux/elles P. Aubry, P. Alvery et G. De la Personne qui deviendront enseignants) et 7 « hortis » dont M. Marcesse, H. Lambert et Y.-M. Allain. C’était la 22ème promotion depuis 1946.
13 PV du conseil des enseignants du 28 juin 1969, p. 4.
14 Lettre de J. Sgard à E. Le Guélinel du 7 octobre 1969, ADY
15 Lettre de J.-C. Saint-Maurice à E. Le Guélinel, du 2 octobre 1969, ADY
16 Voir le chapitre 3.
17 Ce document de 8 pages, dont une copie dactylographiée est conservée, n’est pas datée. Le destinataire était le ministère de l’Agriculture.
18 Le ministère de l’Environnement (avec Pierre Poujade comme ministre, Jacques Chaban-Delmas étant premier ministre) vient d’être créé en janvier 1971. Il est probable que cette création a fragilisé le soutien du projet d’Institut en le privant des soutiens du GERP et de R. Pérelman.
19 Copie de la lettre de P. Roulet à Harvois, Samel, Spake, Guelpa, Desmidt, non daté
20 Notamment les ingénieurs des Ponts-et-Chaussées et du Génie rural et des eaux et forêts. Le rôle de l’association des anciens élèves de l’ENSH et de la SNHF, qui n’apparaissent pas dans la correspondance de P. Harvois, reste à éclairer.
21 Lettre de Pierre Delaporte, directeur du personnel du ministère de l’Équipement et du Logement à Monsieur Lacaze Ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées, chef de la mission d’étude à la Ville nouvelle du Vaudreuil, 5 mai 1971, copie à P. Harvois.
22 PV du 1er juillet 1971, ADY
23 PV du 24 mai 1972, ADY
24 PV du 4 juillet 1972, ADY. Les parenthèses sont de l’auteur.
25 Parmi eux A. Chémétoff, J.-P. Clarac, J. Magerand, J. Coulon, D. Laroche (IH 68), L. Saccardy (IH 67)
26 La réforme de l’ENSH en école d’application en deux ans arrête le recrutement des ingénieurs horticoles.
27 Lettre du 19 mars 1973 de A. Audias à E. Le Guélinel, ADY
28 Elle était signée notamment par G. Vexlard, A. Quiot, L. Leblanc et R. Desormeaux. PV du 28 juin 1973, ADY.
29 Dans les deux cas les examens eurent néanmoins lieu et A. Audias comme M. Thomas étaient présents au conseil du 9 octobre 2013 avec J. Carrel, P. Dauvergne, L. Sabourin, J. Montégut et J. Simian.
30 Il sera repris avec succès à l’ENSP par M. Rumelhart et A. Freytet.
31 PV du 9 octobre 1973, ADY.
32 PV du 27 juin 1974, ADY.
33 PV du 4 juillet 1972 et du 11-10-1972, ADY. Les projets de M. Corajoud et P. Dauvergne (4 pages, ronéo) indiquent, sans détails ni objectifs pédagogiques, plusieurs projets courts et longs en première et deuxième année : (5 esquisses, deux avants projets de 15 jours chacun, un projet long de deux mois : un square avec avant-projet, étude technique, et devis estimatif)
34 PV du 15 décembre 1972, ADY
35 PV du 28 juin 1973, ADY
36 J. Simian, Considérations générales sur le « flottement » de la Section du paysage à l’école d’horticulture de Ver asailles, doc. ronéo, non daté, sans doute en 1972., ADY. Sa critique attribue les problèmes posés par la première année en 1970-71 aux « séquelles de la révolution de 1968 »