11 – L’École nationale d’horticulture de Versailles et les paysagistes (1874-1945)

Chapitre 10 – RetourChapitre 12

Chapitre 11

L’École nationale d’horticulture de Versailles et les paysagistes (1874-1945)

Comment les horticulteurs et les paysagistes versaillais se sont-ils séparés ? Pierre Donadieu raconte brièvement le début de cette longue histoire.

Version du 18 mai 2019

Quelles relations se sont établies dans la formation entre les enseignements d’architecture des jardins et ceux d’horticulture ? Pour le savoir, il faut consulter les archives de l’ENH et les travaux de l’historien Alain Durnerin, et, plus récents, des historiennes Stéphanie de Courtois, Luisa Limido, Chiara Santini et Bernadette Blanchon sur ce sujet.

Les trois figures fondatrices : Jean Darcel, Auguste Choisy et Edouard André (1876-1933)

Quand il commence à organiser l’enseignement de l’ENH à partir de 1874, le directeur et fondateur Auguste Hardy ne trouve pas immédiatement les enseignants de la chaire d’ « architecture des jardins et des serres », intitulé qu’il emprunte aux écoles d’horticulture belges de Vilvoorde et de Gand qu’il a visitées. Cependant, il parvient à convaincre l’ingénieur des Ponts-et-Chaussées Jean Darcel. Celui-ci a travaillé comme directeur du service des Promenades et Plantations de la Ville de Paris avec le jardinier-paysagiste Jean-Pierre Barillet-Deschamps ; il a accompagné les premières transformations parisiennes voulues par le préfet Haussmann et l’ingénieur Adolphe Alphand dans les années 18601.

Auguste Hardy, Bulletin de l’association des anciens élèves de l’ENH, 1930, archives ENSH/ENSP, salle Hardy

À partir de sa culture d’ingénieur, à la fois artistique et scientifique, et de son ouvrage Etude sur l’architecture des jardins (1875), J. Darcel (1823-1907) cherche dans son enseignement (de 1876 à 1878) à relier les matériaux employés dans les jardins et les styles réguliers et irréguliers des tracés des projets. Il s’agit pour lui de faire reconnaître « l’architecture des jardins comme une discipline à part entière, indispensable à la formation des architectes paysagistes »2.

C’est son successeur Auguste Choisy (1841-1900) qui mènera à bien cette tâche de 1878 à 1892. Ingénieur des Ponts-et-Chaussées, architecte et historien de l’architecture, l’élève de Jean Darcel s’appuie sur une vision cinétique et paysagère de l’architecture grecque pour en transposer la théorie à la conception des jardins. « Il érige ainsi la conception architecturale de l’Antiquité grecque en modèle, tant pour les architectes que pour les nouveaux paysagistes, un modèle qui va leur servir de référence (…) Ces principes fondamentaux président à la méthode qui leur permettra d’exercer la profession d’architecte paysagiste ».3

Cet enseignement, qui n’aura pas de suite immédiate, se distingue radicalement de ceux des autres professeurs de l’école, notamment d’arboriculture, de cultures maraîchères, de floriculture, de botanique, de dessin, de levée de plan ou de nivellement. L’usage des végétaux dans les projets n’est pas abordé par J. Darcel et par A. Choisy d’un point de vue biologique ou technique mais « sous l‘angle de leur caractère esthétique et formel pour faire comprendre (aux élèves) leur rôle dans la composition du jardin »4. La complémentarité de ces apports différents, fondés en partie sur les travaux dirigés par Adolphe Alphand à Paris garantissait aux yeux d’Auguste Hardy une formation globale des élèves de l’ENH avec l’apport de la spécialité d’architecture des jardins5.

   

Auguste Choisy (à gauche) a précédé Edouard André à droite (source : Wikipedia)

En 1892, c’est le botaniste, horticulteur, architecte de jardins et journaliste Edouard André (1840-1911) qui succède à Auguste Choisy après avoir publié en 1879 son monumental ouvrage L’Art des jardins, traité général de la composition des parcs et des jardins. L’inflexion de la formation paysagiste vers le savoir horticole et botanique et la modélisation des tracés (irrégulier, régulier, puis composite) de jardins vont ensuite marquer l’ENH pendant plusieurs décennies, et en pratique jusqu’à son départ vers sa filiale historique : l’Institut national d’horticulture et de paysage d’Angers en 1995. Cet enseignement s’est largement appuyé sur l’observation des pratiques du service des Promenades et Plantations d’Adolphe Alphand et sur les voyages qu’il a entrepris à l’étranger6. Il s’est poursuivi avec son fils René-Edouard de 1901 jusqu’en 1934, puis avec l’architecte de jardins Ferdinand Duprat jusqu’à la création de la Section du paysage et de l’Art des jardins en 1945.

Ayant tous suivi le même enseignement, les élèves deviennent indifféremment architectes-paysagistes (dessinateurs, concepteurs et réalisateurs de jardins), entrepreneurs de jardins, chefs jardiniers, horticulteurs, arboriculteurs, viticulteurs, maraichers, pépiniéristes, directeurs de jardins de ville, journalistes, commerçants, enseignants … comme l’a montré Alain Durnerin.7

L’école au début des années 1890. Le bâtiment de la Figuerie (sans étage) et la salle de cours. Le directeur Jules Nanot et l’architecte paysagiste Edouard André ont commencé leurs activités en 1892.

Cette longue période d’un peu plus de 120 ans commence à faire l’objet de recherches historiques du point de vue de l’enseignement. Qu’en dit l’association des anciens élèves de l’ENH dont on a conservé les précieux bulletins de liaison depuis sa création8 ?

Un ingénieur horticole polyvalent.

L’association des anciens élèves de l’ENH a été créée en 1882 par un arrêté du préfet de Seine-et-Oise. Elle avait pour objectif de tisser des relations étroites entre les anciens élèves, de venir en aide à ceux qui en avaient besoin et de faire aboutir les vœux des sociétaires. Notamment pour ce qui concerne le statut de l’école qui était classée au niveau des écoles régionales d’agriculture et non des écoles nationales comme celles de Grignon ou Rennes. En était responsable surtout le faible niveau scientifique des candidats qui était très inférieur à celui du baccalauréat9. La demande des professions horticoles n’était pas non plus stimulante. Elle concernait plus des techniciens que des ingénieurs au moins en métropole et non des cadres comme dans les colonies et à l’étranger.

Au cours des années 1920, après des pressions d’au moins dix ans auprès du ministère de l’Agriculture, et des modifications du concours en français et dans les matières scientifiques, l’association obtint pour l’école l’agrément du diplôme d’ingénieur horticole le 13 juillet 1927. Auparavant les élèves sortants étaient « diplômés de l’ENH », dénomination améliorée en 1926 en « diplôme d’enseignement supérieur de l’horticulture ». L’année suivante l’association était reconnue d’utilité publique.

Elle intervenait rarement dans les questions d’enseignement, et se bornait, sauf exceptions, à signaler les changements de professeurs. Si bien qu’il n’est pas plus question, dans les bulletins, de la formation dispensée par la chaire d’architecture des jardins que par celles d’arboriculture fruitière ou d’ornement, de cultures légumières, ou des enseignements de botanique, de dessin, de levées de plans ou de nivellement. En dehors de l’organisation scolaire de chaque année, la pédagogie, à la fois théorique (les leçons) et pratique (les applications) restait une « boite noire » opaque, domaine réservé des enseignants comme aujourd’hui, même dans les comptes rendus des conseils des enseignants de l’ENH.

En revanche, les anciens élèves qui portaient le titre d’architectes paysagistes apparaissaient de trois façons dans les bulletins. Quand ils obtenaient des distinctions nationales ou étrangères : le Nisham-Iftikha à Henri Martinet et la médaille française de l’Instruction publique à Victor Enfer en 1914, le grade de chevalier de la Légion d’honneur à Henri Nivet et Etienne Berthier respectivement en 1924 et 1927. Ou bien, quand des figures de la profession, non diplômées de Versailles, étaient admises comme membre d’honneur de l’association ; ce qui fut le cas de J.-C-N. Forestier, conservateur des Promenades de la Ville de Paris lors de la séance du 25 mai 1913 ou plus tard de Robert Joffet, conservateur en chef des services paysagers de la ville de Paris.

De 1874 à 1930, de nombreux architectes paysagistes, ingénieurs horticoles ou non seront lauréats des concours organisés en France et à l’étranger. A. Durnerin (op. cit.) en cite une dizaine dont les diplômés de l’ENH H. Martinet et H. Nivet, Eugène Deny (1857-1926) paysagiste élève de J.-P. Barillet-Deschamps, et son fils Louis, ainsi que les architectes Edouard Redont (1862-1942) et André Riousse (1895-1952) … Ce dernier deviendra enseignant de « Théorie de l’art des jardins et composition » au début de la Section du paysage et de l’art des jardins de 1946 à 1952 (voir chapitre 1).

Une deuxième façon d’être visible dans ce bulletin consiste pour les ingénieurs, qui deviennent paysagistes, à former un groupe professionnel d’architectes paysagistes ou de paysagistes, mentionné comme tel à partir de 1926 dans les annuaires de l’association : 27 anciens élèves en 1926, 46 en 1931 et 52 en 1932. Malgré la crise économique de 1929 et grâce à leur polyvalence, les diplômés trouvent de plus en plus d’emplois, libéraux ou salariés, dans la nouvelle commande publique ou semi publique liée aux créations de logements et d’infrastructures, mais également dans les jardins privés. Ils ne forment cependant pas un groupe organisé, chacun rejoignant ou non d’autres associations spécialisées comme le comité de l’art des jardins de la SNHF ou la société française de l’art des jardins présidé par Ferdinand Duprat. Ils s’appuient sur leur formation très large pour s’adapter à la demande du marché urbain, comme Henri Martinet à la fois architecte paysagiste (et donc dessinateur de jardins), entrepreneur de travaux et professeur d’horticulture industrielle à l’ENH en 1898, ou Henri Nivet à la fois architecte paysagiste, horticulteur, pépiniériste, entrepreneur et commerçant de fleurs et de graines.

Une troisième façon de rendre visible les activités paysagistes des ingénieurs est d’écrire des articles dans les bulletins de l’association. Ce que font Henri Martinet, élève de Jean Darcel, et par ailleurs journaliste10, et plus tard Henri Thébaud en 1931 avec un texte sur le «jardin moderne transformé par la mécanisation et le goût du sport»11.

La polyvalence des ingénieurs horticoles leur permet d’accéder à plus de vingt métiers différents qui auront tendance à se séparer, en se professionnalisant parfois de manière distincte. C’est le cas de ceux de la gestion des parcs et jardins publics urbains dont rend compte E. Legraverend, président de l’amicale des directeurs et jardiniers chefs des jardins publics en 193112. Il faudra attendre les années 1970 pour que s’autonomisent de la même façon les entrepreneurs de parcs et de jardins, puis les paysagistes concepteurs (DPLG et ingénieurs) avec la création de la Fédération française du paysage (FFP) en 1982.

 Le Potager du roi : années 1930, le jardin Merlet, 4e des Onze (à g.) et le carré central à l’est, au fond l’entrée du jardin d’hiver (à dr.). Photos Gilles, 1937, Archives ENSP, salle Hardy

Après chaque leçon (1h 30), tous les élèves suivaient des applications dans le Potager du Roi (comme la taille des fruitiers sur les photos) ou bien sous formes de visites d’entreprises, de chantiers de jardins ou de voyages.

La chaire d’architecture des jardins et d’urbanisme (1933-1945) 

Le contexte :

Dès le début de l’école, J. Darcel et A. Choisy avaient fait savoir que l’horticulture n’était pas leur domaine. Ce qui ne fut pas le parti d’Edouard et René-Edouard André pendant 41 ans de 1892 à 1933. Ces derniers remirent au goût du jour les lignes régulières des jardins dans des compositions irrégulières, mixtes ou composites en s’appuyant sur une connaissance fine et érudite des végétaux, de la botanique et de leurs conditions de culture et d’acclimatation. Comme Stéphanie de Courtois l’a montré en 2011 à l’occasion du centenaire de la mort d’Edouard André dans son article D’Edouard André à René André, l’horticulture au cœur du métier de paysagiste13.

Mais l’idée de séparer les métiers de la conception de ceux de l’ingénierie et du jardinage, comme entre les architectes et les ingénieurs civils, se répandait activement dans les milieux professionnels. Dès 1913, le congrès international d’horticulture de Gand fit le vœu, par la voix de sa sixième section d’architecture des jardins « que les jardiniers, horticulteurs et pépiniéristes limitent leur rôle à la protection des plantes et n’exercent pas une profession qui n’est pas la leur »14. Chacun devait rester chez soi et l’horticulture demeurer à la bonne distance, complémentaire et pas plus, de l’architecture des jardins.

Qu’allait-il se passer à l’école avec l’arrivée en 1933 du célèbre architecte de jardins Ferdinand Duprat et de la nouvelle discipline de l’urbanisme ajoutée en 1926 par R.-E. André au cours d’architecture des jardins15 ? En fait peu de choses, car l’essentiel se passait ailleurs, chez les architectes et les urbanistes (voir le chapitre X à suivre sur cette période).

ENH : une chambre de quatre élèves en 1930. « La Coopérative » (actuel bâtiment Saint-Louis) vient d’être construite en 1928 (entrée au 6 et 6 bis rue Hardy). L’école accueille environ une centaine d’élèves. Cet aménagement de chambre changera peu jusqu’en 1974, année de la fin de la formation des ingénieurs horticoles. Bulletin des anciens élèves de l’ENH, 1930, archives ENSH/ENSP, salle Hardy


Dès 1906, avec son ouvrage Grandes villes et systèmes de parcs, le jardiniste et ingénieur polytechnicien Jean-Claude Nicolas Forestier (1851-1930) met en place « l’idée fondatrice des espaces libres structurant la ville (…) des équipements et non de simples lieux d’ornement »16. Le système de parcs de Forestier se présente comme « une alternative au système d’Alphand » (ibid.) s’inscrivant dans la transformation du territoire de la capitale.

Cette évolution des idées ne nait pas dans le « fief » horticole qu’est l’ENH de Versailles. Elle prend forme dans la société française des urbanistes fondée en 1911 à Paris et qui réunit les architectes et urbanistes Eugène Hénard (1849-1923), Alfred Agache (1875-1959), J.-M. Auburtin (1872-1926), Léon Jaussely (auteur d’un plan d’extension de Paris en 1919) et Henri Prost (1874-1959) qui allait travailler à la création de la ville européenne de Rabat avec J.-C.-N. Forestier.

Le jardiniste J.-C.-N. Forestier, le paysagiste (autodidacte), concepteur et entrepreneur Edouard Redont (1862-1942), auteur du parc Pommery à Reims17, et René-Edouard André, titulaire de la chaire d’architecture des jardins et des serres à l’ENH de Versailles se joindront également à eux en tant que représentants de la nécessaire compétence jardiniste, horticole et forestière.

Est-ce ainsi que « dans les prémices de la discipline de l’urbanisme » nait la légitimité des architectes en tant qu’architecte-paysagiste (B Blanchon, op. cit.) ? C’est probable. D’autant plus qu’au début de l’entre-deux guerres, l’ « épisode du jardin moderne » est surtout pris en charge par des architectes, notamment par Jean-Charles Moreux (1852-1956), Gabriel Guevrekian avec le jardin manifeste de la villa Noailles, ou Albert Laprade (1900-1970).

Cependant, à la veille de la deuxième guerre mondiale, « {les architectes paysagistes} issus du milieu horticole reviennent en force (B. Blanchon, p. 20) ». Ils ne sont pourtant pas nombreux, à peine une cinquantaine issue de l’ENH, à la fois concepteurs et entrepreneurs, et quelques autres, surtout architectes. Mais les plus connus par leurs réalisations ne sont pas ingénieurs horticoles. E. Redont est autodidacte, Albert Riousse (1895-1952), qui est architecte, obtint le premier prix de l’exposition des arts décoratifs de 1925 à trente ans. Jules Vacherot (1862-1925), ancien élève des Beaux-Arts, a surtout réalisé des jardins d’expositions universelles, des parcs publics et privés en France et à l’étranger, et Ferdinand Duprat (1887-1976), formé en Grande-Bretagne (Kew Gardens) et aux Pays-Bas dispose dans les années 1930 d’une clientèle privée internationale prestigieuse.

Les architectes-paysagistes trouvèrent leurs marchés surtout dans les jardins «sans d’abord chercher à renouveler la pensée sur l’art des jardins » (ibid., p. 20). Puis, en s’opposant à l’architecture « froide » du mouvement moderne, ils mirent l’accent sur « l’importance, pour la qualité du cadre de vie, du caractère évolutif des végétaux horticoles et des effets saisonniers ». Ceux qui ont laissé des œuvres publiques connues sont cependant tous des architectes : Jacques Gréber (1882-1962) au Parc Kellermann à Paris pour l’exposition de 1937, Léon Azéma (1888-1978) au square de la Butte-Rouge ou Jean-Charles Moreux avec le square Croulebarbe à Paris.

Qu’en est-il des ingénieurs horticoles, architectes paysagistes de l’entre-deux-guerres restés dans un quasi anonymat ? Comment leur formation versaillaise était-elle appréciée ? En 1929, l’architecte et paysagiste Pierre Péan, vice-président du comité de l’art des jardins de la SNHF indiquait qu’il était préférable de se former seul (ibid., p 22) en raison de la faiblesse à l’ENH des cultures artistiques et d’ateliers (de projets) à la manière des Beaux-Arts. Le nombre de leçons (d’une heure 30) avait été pourtant porté de 24 à 34 en 1930, soit 51 heures en troisième année (Bull. Ass. Anciens élèves). Mais la durée des applications sous forme d’ateliers de dessin de projet restait très insuffisante aux yeux des architectes.

Par ailleurs, il apparaissait de plus en plus que l’exercice de la profession d’architecte paysagiste était incompatible avec celle d’architecte (un concurrent devenu légitime quand il se formait empiriquement au paysage et au jardin via les compétences complémentaires d’urbaniste et de paysagiste concepteur). Cette pratique était encore plus incompatible avec celle de jardinier (quand celui-ci devenait un concurrent du concepteur de jardin), ajoutait l’architecte Jules Vacherot (ibid., p. 23). Fallait-il séparer ces compétences et ces métiers dès la formation, ou au contraire les réunir comme à l’ENH ?

Années 1930, Le jardins de la Figuerie, avec roseraies et Chamaerops excelsa (à g.), et le 19 juin 1943 l’intérieur de la grande serre (le jardin d’hiver) à l’occasion d’une exposition (à dr.), archives ENSH/ENSP, salle Hardy.

La chaire d’architecture des jardins et d’urbanisme (1930-1945)

En 1933, F. Duprat a quarante-six ans. Il a succédé à R.-E. André qui a fait valoir ses droits à la retraite. Il préside la SNHF depuis trois ans. L’année précédente, il a pris la direction de la revue Jardins d’aujourd’hui. C’est une personnalité reconnue qui succède à une dynastie : Les André. Mais il ne se consacrera vraiment, écrit B. Blanchon, à l’enseignement qu’après avoir fermé son bureau parisien en 1939. Et la guerre arrive. Pendant cette période troublée, il demande, en tant que président de la Société française d’art des jardins, au ministère de l’Agriculture : « l’ouverture d’une section spéciale pour l’enseignement supérieur d’art des jardins, qui durerait une année et où seraient admis des ingénieurs horticoles … » (Ibi. p. 25). Sans succès immédiat.

Cette demande aboutira cependant à la fin de 1945 avec la création de la section du paysage et de l’art des jardins à l’ENH, surtout en raison de la pression de la direction des espaces verts, parcs et jardins de la ville de Paris (Robert Joffet) à la fin de la guerre18. Celui-ci souhaitait, comme il le réaffirmera quelques années plus tard « ne pas séparer l’horticulture ornementale et l’art paysagiste (…) Le paysagiste applique simultanément l’art paysager et la technique horticole »19. Cette conception prévaudra à l’ENSH de Versailles jusqu’à 1995, puis dans la formation angevine de l’Institut national d’horticulture et de paysage jusqu’à aujourd’hui sous la forme d’Agrocampus ouest (centre d’Angers). Elle reconnait la culture scientifique des ingénieurs paysagistes destinés aux métiers de cadres de la gestion des espaces verts urbains, mais beaucoup plus rarement à celui de paysagiste concepteur dans les agences (ex architecte paysagiste).

Cette orientation est confirmée dans l’annuaire de l’association en 1948 : « La section du paysage et de l’art des jardins a pour but de former les cadres supérieurs des services de l’urbanisme, des services horticoles des grandes villes, des entreprises privées de création de parcs et jardins »20, alors que l’ENH a pour but « la formation des cadres supérieurs de l’horticulture pour la Métropole et l’Union française » (p.9). À cette date, l’ENH disposait de 28 enseignants dont deux consacrés à l’architecture des jardins et au dessin géométrique, descriptif et lavis (F. Duprat et M. Leboul). Cet enseignement disparaitra avec le départ de F. Duprat en 195121. Tandis que la jeune Section réunissait dès la première année (1946) 11 nouveaux enseignants, bien décidés à former correctement les paysagistes comme l’indique un panneau d’une exposition des élèves à l’école. (voir chapitre 1)

Exposition d’élèves de la Section en 1948 : on peut lire à droite « le paysage et l’art des jardins exigent des études spéciales, on ne s’improvise pas paysagiste »

De quelles formations bénéficiaient exactement dans les années 1930 les élèves ingénieurs horticoles qui se destinaient à exercer le métier d’architecte paysagiste ? Il faut distinguer deux types d’enseignement au cours des trois ans d’études. Les enseignements généraux visaient la mise à niveau scientifique (mathématiques, chimie, météorologie, botanique horticole, zoologie et entomologie, phytopathologie, langues française et anglaise, comptabilité…). Les enseignants n’étaient pas issus du sérail horticole.

Les enseignements techniques étaient centrés sur la pratique horticole (arboriculture fruitière, d’ornement et d’alignement, floriculture, cultures maraichères, pépinières, viticulture, sylviculture, hydraulique, comptabilité, droit, économie …), mais également paysagiste (dessin, nivellement, levées de plans, architecture des jardins : histoire et théorie de la composition). La plupart était des ingénieurs horticoles formés à Versailles : Pierre Cuisance enseignait l’arboriculture d’ornement, Maurice Coutanceau l’arboriculture fruitière, Eugène Laumonier la floriculture ….

Le temps consacré aux matières utiles pour la conception et la réalisation des jardins était réduit, mais ne se limitait pas à l’enseignement magistral de la chaire d’architecture des jardins (51 heures en troisième année par F. Duprat). Inspirée du cours d’A. Choisy et des André, celui-ci était complété par des applications sous forme de visites de jardins et de chantiers dans la région parisienne et d’exercices pratiques de dessins de projets.

D’autres enseignements dispensés par les autres chaires venaient s’ajouter. En 1937 la pratique de dessin et du lavis de Henri Hissard, maitre du dessin de la plante au Muséum d’histoire naturelle, et en 1953 celle de René Enard à l’ENH comme dans la Section du Paysage permettait aux élèves de représenter les intentions de projet. Et dans la dernière année de la Section, la théorie du nivellement et le calcul des cubatures étaient développés par M. Weibel et les règles d’utilisation des végétaux dans les projets par Théodore Leveau.

Alignée sur celle d’ingénieur, cette formation de l’ENH n’était pas fondée, comme à l’École des Beaux-Arts à Paris, sur des ateliers de projet dirigés par des artistes et des architectes Grands Prix de Rome. Ce mode pédagogique ne fut adopté qu’en 1946 avec la création de la Section. Il était réclamé par les premiers enseignants comme les architectes et paysagistes A. Riousse et T. Leveau.

Avant 1914, faut-il le rappeler, la formation de l’école était à la fois très généraliste (le niveau d’entrée qui était celui du certificat d’études primaires devait être sérieusement améliorée) et très technique (c’était la demande des employeurs). À l’origine, « l’enseignement à l’école a pour but de former des jardiniers capables et instruits possédant toutes les connaissances théoriques et pratiques relatives à l’art horticole »22. Avec le souci de l’obtention du titre d’ingénieur, l’enseignement est devenu entre les deux guerres de plus en plus scientifique et de moins en moins pratique. Il s’est traduit par la création, dès 1893, du premier laboratoire pour les recherches des enseignants au Potager du roi. Il s’agissait alors de former les cadres de l’horticulture française. 

Mais avec l’idée de former de véritables architectes paysagistes, l’école a donné naissance à une nouvelle formation inspirée par celle de l’École des Beaux-Arts à Paris à partir de 1946.

Après 1945

Combien d’ingénieurs horticoles suivirent le cursus complémentaire de la section ? Environ 70 diplômés de l’EN(S)H participèrent à la formation de la section du Paysage de 1946 à 1974, mais tous n’obtinrent pas le titre de paysagiste DPLG, environ une cinquantaine y parvinrent. Parmi eux quelques-uns furent gratifiés, pour leurs talents, de récompenses nationales, notamment le Grand Prix du paysage : Allain Provost avec J. Sgard en 1994 et Gilles Clément en 1998, tous les trois ayant été enseignants à l’ENSP entre 1978 et 2010.

Se sont ajoutés de 1946 à 1951 des paysagistes qui n’avaient pas suivi la Section du Paysage, conformément au texte de loi de 1945 prévoyant l’attribution du titre de paysagiste DPLG « à des personnalités éminentes et reconnues du métier ». Certains étaient ingénieurs horticoles comme Jean Camand et Albert Audias, et d’autres pas comme Ferdinand Duprat, Théodore Leveau ou Robert Joffet. B. Blanchon les évalue à environ cinquante, ce qui est peut-être beaucoup. Sauf si on pense que tous les ingénieurs recensés comme « paysagistes » dans les années 1940 (une quarantaine) par l’association des anciens élèves avaient été concernés. Tous n’étaient pas passés par le concours en loge de la SNHF, qui permettait d’attribuer le titre d’architecte paysagiste.

Sur les 31 paysagistes recensés par l’amicale des ingénieurs horticoles en 1948, seuls trois sont évoqués dans les Créateurs de jardins et de paysage (M. Racine édit., 2002) : Louis Deny (fils d’Eugène), architecte de jardins à Paris, Marcel Zaborsky, architecte paysagiste et chef technique des Promenades et Plantations du Maroc à la Résidence de Rabat et Henri Thébaud, architecte paysagiste à Versailles et enseignant à la Section du Paysage.

Ce constat sans équivoque a-t-il été fait ? C’est probable. Car la « Section de spécialisation » des ingénieurs qui est « annexée » à l’école d’horticulture en 1946 n’a pas seulement pour but d’améliorer la formation versaillaise des paysagistes, en tant que concepteurs et maitre d’œuvre. Elle doit former des cadres gestionnaires de services publics d’espaces verts de ville et des entrepreneurs paysagistes. Cet objectif sera vite abandonné sous la pression du corps enseignant et du fait de la défection rapide des ingénieurs. La section formera des paysagistes DPLG et donnera naissance en 1976 à l’ENSP.

C’est une toute autre histoire qui commence.

Conclusion :

À partir des années 1910, les « architectes paysagistes » ont commencé à se partager entre deux sensibilités. D’un côté, les ingénieurs horticoles qui vont conserver l’ancienne compétence horticole et botanique (jusqu’en 1974) et que l’on retrouve aujourd’hui formés, avec une dominante scientifique, à Angers (les ingénieurs paysagistes d’Agrocampus ouest) et dans les cursus techniques (BTS, licence). On peut les considérer comme les héritiers lointains d’Adolphe Alphand, des André, de Robert Joffet, et plus généralement de l’ingénierie paysagiste métissée par l’art des jardins et du paysage

Et de l’autre les architectes, formés à l’École des Beaux-Arts, souvent urbanistes, qui vont faire valoir à partir de la première guerre mondiale, leur compétence de concepteurs de jardins et de jardinistes autant dans les marchés publics que dans les marchés privés de l’urbanisme et de l’architecture de jardins.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, les paysagistes DPLG versaillais abandonneront la référence exclusive à l’horticulture et aux disciplines scientifiques, pour se rapprocher des urbanistes et des architectes en faisant valoir leurs compétences propres de paysagistes concepteurs de projet de paysage à échelles multiples d’espace et de temps. Ceux d’aujourd’hui (environ 3000) sont les héritiers de J. Sgard, M. Corajoud et J. Simon, et plus loin dans l’histoire, de André le Nôtre. Mais leur compétence de concepteurs de jardins privés sera en pratique marginalisée au profit de la commande publique de qualité du paysage et du cadre de vie urbain et péri urbain.

Ces distinctions entre jardiniers, ingénieurs et concepteurs se firent en trois étapes dans les formations versaillaises : par la formation d’abord des jardiniers (1874-1928), puis des ingénieurs horticoles (1928-1974) comme cadres des services publics et des entreprises d’espaces verts, et enfin des paysagistes concepteurs libéraux (DPLG puis DEP), à partir de 1946, par « détournement » d’une formation de spécialisation initialement conçue pour les ingénieurs23.

P. Donadieu

Version du 18 mai 2019

Suite au chapitre 1 (Les débuts de la Section du Paysage et de l’Art des jardins)

Voir également les nouveaux chapitres publiés après le 15 mai 2019.

Chapitre suivant


Notes

1 Luisa Limido, « La formation des architectes paysagistes depuis Jean-Pierre Barillet-Deschamps », in Le Grand Paris(s) d’Alphand, création et transmission d’un paysage urbain, (M. Audouy, J.-P. Le Dantec, Y. Nussaume, C. Santini, édit.), Paris, éditions de la Villette, 413 p., pp. 75-89.

2 Ibid., p. 84

3Ibid., p. 89.

4 Ibid., p. 80.

5 Le nombre de spécialités des métiers des anciens élèves de l’ENH était de l’ordre d’une vingtaine dans les années 1920. En 1927, 27 anciens élèves étaient inscrits comme « architectes paysagistes », une de ces spécialités. Annuaire de l’association des anciens élèves de l’ENH, 1927. En 1961, ce chiffre s’élevait à 65, auquel s’ajoutait une nouvelle catégorie : urbaniste (3 ingénieurs horticoles). Annuaire de l’association amicale des ingénieurs horticoles et anciens élèves, op. cit., 1961, p. 111.

6 S. De Courtois, « D’Adolphe Alphand à l’école française de paysagisme, l’agence André face aux mutations sociales et urbaines, in Le Grand Paris(s) d’Alphand, création et transmission d’un paysage urbain, (M. Audouy, J.-P. Le Dantec, Y. Nussaume, C. Santini, édit.), Paris, éditions de la Villette, 413 p., pp. 117-130.

7 A. Durnerin, « Architectes-paysagistes, horticulteurs et jardiniers à l’ENH de Versailles de 1874 à 1914 », in Créateurs de jardins et de paysage, (M. Racine édit.) Actes sud/ENSP, Versailles, pp. 92-99.

8 Archives ENSP, Fonds ancien, non classé.

9 En 1914, l’association demande que le diplôme de l’ENH soit équivalent au Baccalauréat… Bulletin de l’association des anciens élèves du 25 mai 1914.

10 A. Durnerin, op. cit.

11 Bulletin de l’association, n° 140, pp. 103-104. Henri Thébaud deviendra enseignant d’utilisation des végétaux et de plans de plantation dans la section du paysage de l’ENH de 1946 à 1960.

12 Bull. de l’association …, 1931, pp. 100-101.

13 S. de Courtois, … in J’ai descendu dans mon jardin, parcs et jardins des Yvelines au XIXe siècle, Conseil Général des Yvelines, 2011.

14 Bulletin de l’association des anciens élèves de l’ENH, février 1914, pp. 119-120.

15 S. de Courtois, 2002, « Edouard André (1840-1911), René-Edouard André (1867-1942) », in Créateurs de jardins et de paysages, (M. Racine) édit.), Actes Sud/ENSP, Tome 2, 2002, pp. 52-56. En 1930, le bulletin de l’association précise que le cours d’architecture des jardins et urbanisme est passé de 24 leçons à 34 leçons (d’une heure 30).

16 B. Blanchon, Pratiques paysagères en France de 1945 à 1975 dans les grands ensembles d’habitation, rapport de recherches du Plan construction et architecture, ENSP Versailles, V. 1, 1998, p. 19.

17 B. Blanchon et Olivier Rigaud, « Edouard Redont (1862-1942) », in Créateurs de jardins et de paysages, M. Racine édit, Actes Sud/ENSP, 2002, pp. 154-157.

18 Il s’agissait de préparer l’ingénieur à se présenter au concours pour le grade d’ingénieur architecte de parcs et de jardins de la ville de Paris. Profil qui supposait une compétence affirmée de concepteurs de projet de jardins.

19 Robert Joffet, Conception, réalisation et entretien des jardins et espaces verts, le point de vue du conservateur des jardins de Paris, revue Urbanisme, n° 3-4, 1952, 18 p.

20 Annuaire de l’association amicale des ingénieurs horticoles, 1948, p. 15. En 1953, la formulation est un peu différente : « La Section du paysage et de l’art des jardins a pour but de former des paysagistes diplômés » (p.6) sans spécifier leur origine, en raison de la défection des ingénieurs horticoles.

21 Pour l’association amicale, son successeur en 1953 est Théodore Leveau, architecte, urbaniste et paysagiste, en tant que titulaire de la chaire d’architecture des jardins de l’ENH et enseignant de « théorie de l’art des jardins et composition » à la Section du paysage et de l’art des jardins. Annuaire, op. cit., 1953, p. 4 et 6.

22 E. André, op. cit., 1890

23 Il en fut de même dans la formation entre 1976 et 1995 des ingénieurs diplômés de l’ENSH devenue école de spécialisation des écoles d’agronomie (ENSA). Elle recruta en pratique des maitres es sciences en biologie de l’université, en raison de la défection des diplômés d’agronomie générale des ENSA. La décision du ministère de l’agriculture et la réalité n’ont pas convergé …