Michel Corajoud
Architecte paysagiste et enseignant
Son parcours – Ses réalisations et études – Son enseignement – Ses publications – Ses distinctions – Ses idées
Michel Corajoud est né le 14 juillet 1937 à Annecy et décédé en 2014 à Paris. Son père était commerçant.
« À Thônes, il prépare son baccalauréat en philosophie. C’est à cette période qu’il développe son attrait pour le dessin, comme refuge d’abord, puis comme passion. Il s’agit du premier jalon lancé, inconsciemment, sur le tracé de son parcours professionnel. En 1957, Michel Corajoud obtient son bac au lycée de Valence et dès l’année suivante, soit 1958, il quitte sa ville natale pour venir à Paris où il réussit le concours d’entrée à l’école des Arts Décoratifs »1.
Il suit d’abord cette formation (atelier Baudry) pendant quatre ans en cours du soir et commence sa carrière en travaillant chez Bernard Rousseau, architecte d’intérieur, proche de Le Corbusier.
Il s’initie ensuite au paysage avec le paysagiste Jacques Simon de 1964 à 1966.
« Son tout premier travail, il l’obtient à l’âge de 25 ans, en 1962, en tant que salarié de Valentin Fabre à l’A.U.A. (Atelier d’Urbanisme et d’Architecture) où il est remarqué pour ses talents de dessinateur. C’est là que, de 1964 à 1966, Michel Corajoud va connaître son premier apprentissage et surtout la collaboration avec Jacques Simon, paysagiste en vue à cette époque. C’est Monsieur Simon (fils de forestier ayant une forte sensibilité pour le milieu naturel) qui va ouvrir les horizons au jeune Corajoud en l’initiant au monde vivant ». Idem
Puis, après un passage chez l’architecte Gomis pendant 3 ans, il devient membre associé de l’Atelier d’urbanisme et d’architecture (AUA) à Paris où il forme, avec les architectes Henri Ciriani et Borja Huidobro, une équipe de « paysagistes urbains : CCH, Ciriani, Corajoud, Huidobro » de 1969 à 1975.
De 1975 à 2014, Michel Corajoud est associé comme paysagiste à Claire Corajoud son épouse, paysagiste DPLG diplômée de la Section du paysage et de l’art des jardins de l’École nationale supérieure d’horticulturede Versailles.
Il enseigne à la Section du paysage et de l’art des jardins de l’Ecole nationale supérieure d’horticulture de Versailles de 1971 à 1974, puis à l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles de 1976 à 2003.
Ses principales réalisations et études
M. Corajoud s’est fait connaitre autant par des réalisations d’espaces publics urbains que par des études d’assistance à des maitres d’ouvrage publics.
Aménagements d’espaces publics
2012 : Aménagement paysager de la place de la Mairie de Troyes avec le scénographe de l’eau Pierre Luu,
2008-2011 : Aménagement paysager des espaces de la colline de Bourlémont et végétalisation des bâtiments de la porterie et du couvent autour de la Chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp avec Renzo Piano,
2007 : Le jardin d’Eole (Paris, XVIIIe), avec Georges Descombes,
2005-2006 : Quais de Loire à Orléans avec Pierre Gangnet,
2005-2006 : Place Antonin Perrin à Lyon avec Pierre Gangnet,
2001 : Cité internationale Zones Amont et Aval à Lyon avec Renzo Piano,
2000-2008 : Quais rive gauche de Bordeaux et le miroir d’eau,
1998-2006 : Boulevard des États-Unis à Lyon avec Pierre Gangnet,
1998 : Couverture de l’autoroute A1 à Saint-Denis,
1998 : Avenue d’Italie à Paris avec Pierre Gangnet,
1996 : Quai et Boulevard Charles-de-Gaulle à Lyon avec Renzo Piano,
1992 : Aménagement de l’entrée de Creil et création d’une passerelle piétonne permettant de relier les coteaux boisés du quartier du Moulin au centre-ville.
1980 à 2005 : Réalisation du parc du Sausset (Seine Saint-Denis) avec C. Corajoud, J. Coulon et M. Rumelhart
1970-1974 : Parc des Coudrays à Maurepas (78) avec Enrique Ciriani et Borja Huidobro (AUA),
1968-74 : Parc de l’Arlequin à la Villeneuve de Grenoble avec Enrique Ciriani et Borja Huidobro (AUA).
Études urbaines et assistances à la maîtrise d’ouvrage
2000 : Assistance à la maîtrise d’ouvrage pour la réalisation du tramway sur les quais de la Garonne à Bordeaux,
1998 : Étude de définition d’aménagement du Front de mer de Saint-Denis de La Réunion,
1998 : Étude de paysage et d’urbanisme du secteur des « murs à pêches », à Montreuil avec Souto de Moura,
1995 : Plan de paysage de l’Isle d’Abeau avec les CAUE de l’Ain, de l’Isère et du Rhône,
1991 : Mission d’expertise dans le cadre de la préparation des travaux du schéma industriel du port de Dunkerque,
1991-1999 : Projet urbain de la Plaine Saint-Denis (850 ha) avec Hippodamos 93,
1990–1991 : Etude des espaces publics en agrandissement du bois de Boulogne pour la “ZAC de la Porte Maillot “.
Recherche
1983 : Publication dans Les Annales de la recherche urbaine n°18-19, :”Versailles, lecture d’un jardin”, recherches réalisées avec les paysagistes Jacques Coulon et Marie-Hélène Loze.
Versailles (ENSP)
À la demande des paysagistes et enseignants Pierre Dauvergne et Jacques Simon, il devient enseignant vacataire dans la Section du paysage et de l’art des jardins de l’ENSH de Versailles de 1971 à 1974, puis à l’École nationale supérieure du paysage de Versailles (1976-2003).
En 2003, au moment de la remise du grand prix de l’urbanisme, il se souvient :
« En 1971, la section de paysage de l’École d’Horticulture de Versailles annonce sa fermeture prochaine. Alors que tous les enseignants quittaient, par anticipation, cette école, j’y entrais pour enseigner le projet de paysage bien que j’eusse, sur ce domaine précis, seulement quelques années d’avance sur mes étudiants.
Le fait d’enseigner, presque simultanément, le paysage alors que j’étais, moi-même, en train de le découvrir, a sans aucun doute fortifié l’importance qu’a eue ma pédagogie.
J’ai enseigné 32 ans dans cette école qui, après avoir fermé, s’est recomposée en École Nationale Supérieure du Paysage de Versailles. J’ai eu cette chance extraordinaire de pouvoir jouer un rôle prépondérant sur ce qui fut, longtemps, la seule véritable école du paysage en France et donc, d’infléchir notablement le sens que tous ces étudiants allaient donner à la profession de paysagiste. » (M.C., 2003)
Dans la jeune ENSP, il est d’abord enseignant vacataire dans l’atelier de projet « André Le Nôtre » qu’il dirige jusqu’en 1985. Il organise les ateliers de projet avec le paysagiste et ingénieur horticole Allain Provost responsable du département des techniques de projet, et participe activement au projet (sans lendemain) d’Institut français du paysage avec les autres enseignants. En raison de désaccord avec la direction, il démissionne toutefois temporairement de ses charges d’enseignant, missions que le directeur Raymond Chaux confie, momentanément, à la paysagiste Isabelle Auricoste.
« … La moitié de mon temps j’enseigne. En 1986 je suis maître de conférences de “théorie et pratique du projet sur le paysage ” et, à cette occasion, je rédige un assez long document sur la pédagogie de l’enseignement du projet et sur ce qui deviendra le cadre de l’organisation de l’enseignement du paysage à l’E.N.S.P. » (M.C., 2003).
Le texte du concours de maître de conférences, qui s’inspire de la pédagogie de son ancien associé l’architecte Henri Ciriani (d’abord à l’UP7 au Grand Palais, puis à l’école d’architecture de Paris-Belleville), influencera le nouveau programme pédagogique de l’école voté en 1986 : notamment la progression des ateliers de projet sur quatre années, et la place de l’enseignement du département d’ « Ecologie appliquée au projet de paysage » dirigé par M. Rumelhart devenu lui aussi en 1987, maitre de conférences dans cette nouvelle discipline. L’enseignement d’utilisation des végétaux assuré par le paysagiste et ingénieur horticole G. Clément jusqu’en 1983 est intégré dans le département d’écologie qui recrute le paysagiste Gabriel Chauvel, élève de M. Corajoud. Les exercices de « postfaces » (après l’échec des « interfaces ») permettent d’approfondir le traitement végétal des projets des étudiants. Mais les départements de sciences humaines (dirigé par A. Mazas, puis P. Donadieu) et d’arts plastiques (direction D. Mohen) conservent leur autonomie pédagogique.
De 1987 à 1990, Michel Corajoud, qui souhaite s’impliquer dans sa pratique de concepteur au sein de son agence, laisse la direction du département à Alexandre Chemetoff – également chargé du département des techniques du projet
Les paysagistes Christophe Girot, Gilles Clément et Gilles Vexlard lui succèderont comme chefs d’ateliers.
Genève (IAUG)
Il est professeur invité à l’Institut d’architecture de l’université de Genève (IAUG) de 1999 à 2002 avec les philosophes Sébastien Marot, Gilles Tiberghien et Jean-Marc Besse. En 2003, au moment où il quittait l’ENSP, il en faisait le bilan :
« J’ai participé à un enseignement de 3ème cycle “Architecture et Paysage” à l’Institut d’Architecture de l’université de Genève.
Si je donne avec précision les grandes lignes de cet enseignement, c’est parce qu’elles pourraient à elles seules suffire à situer mon travail et mes réflexions aux limites des territoires de la ville et de la campagne ou plus largement du paysage. À la mitoyenneté, aujourd’hui conflictuelle, entre ces deux mondes qui s’ignorent et se repoussent, alors que c’est là, précisément, où se joueront, demain, les projets de réconciliation que je souhaite.
Genève (pour garantir son autonomie alimentaire) a su, depuis 1952, aux limites de la ville, protéger son territoire agricole. À deux ou trois kilomètres du centre on est dans une véritable proximité, une interpénétration “paysagère ” entre la ville qui se développe et la campagne active (la Suisse comme “hyperville “).
À l’horizon Ouest le Jura, à l’horizon Est le Salève et, au-delà, les Alpes, viennent parfaire ce cadre. Ce rapport intense ville-campagne pose, actuellement, divers problèmes :
-
le développement de la ville, de la “zone villas ” notamment, qui suscite des conflits territoriaux, des conflits d’usage entre deux mondes qui se tournent le dos,
-
le maintien, à proximité des nouveaux urbains, d’une agriculture intensive,
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la gestion du domaine agricole où des subventions sont données aux agriculteurs pour soustraire dix pour cent de leurs terres de culture et créer, en substitution, des aires de “compensations écologiques”,
-
la renaturation des cours d’eau dont la pratique est très avancée en Suisse Allemande et commence sur le Canton de Genève (…)
À l’origine de cet “atelier” de troisième cycle, une longue pratique de recherche et d’enseignement à l’I.A.U.G; avec des collaborations importantes dont celles de Bernardo Secchi pendant plusieurs années. En 1999, s’est constituée une équipe d’enseignants pour concevoir un atelier de projet et des séminaires de cours théoriques : un atelier de projet que j’anime avec trois architectes (Georges Descombes, Alain Léveillé et Marcellin Barthassat), un biologiste, un botaniste, un agriculteur. Des séminaires de cours théoriques animés par trois philosophes (Jean-Marc Besse, Gilles Tiberghien, Sébastien Marot fondateur et rédacteur de la revue “le Visiteur”). Sébastien Marot est l’auteur de deux articles importants : “L’alternative du paysage” “L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture”. En arrière-plan, André Corboz, professeur d’histoire de l’urbanisme à l’école Polytechnique de Zurich.
Ces cours traitent, entre autres : de la cartographie, de l’anthropologie du paysage, des relations entre l’art contemporain et le territoire, le paysage, du “Suburbanisme” et du “Superubanisme”, des formes naissantes de la ville.
Nous avons entrepris de revisiter les ouvrages d’un grand nombre de théoriciens du XXème par exemple : Kevin LYNCH, Garett ECKBO, J.B. JACKSON, Collin ROWE, Vittorio GREGOTTI, Aldo ROSSI, Rem KOOLASS, Bernardo SECCHI.
Les thèmes abordés furent ces dernières années :
- “Habiter la campagne “: projeter un groupe de logements dont la densité et l’organisation seraient en accord avec la paysage du Pays de Gex, au pied du Jura sur la partie française de ce territoire frontalier.
- “Améliorer le domaine agricole d’Alexis Corthay” au Nord Est de Genève sur la commune de Choulex, à partir des thèmes : “compensations écologiques “, renaturation de la Seymaz (cours d’eau qui traverse ses terres), usage de plus en plus intense de la campagne par les nouveaux urbains, mutation probable de l’agriculture intensive vers une part d’agriculture de proximité.
- “Faire des propositions pour l’extension urbaine” du Sud de Genève sur la commune de Troinex, entre Carouge et le piémont du Salève, extension provoquée par le déclassement d’une partie de la zone agricole dans le Nouveau Plan Directeur.
- Valorisation et “renaturation” du territoire de l’Eau Morte sur les communes de Soral et de Laconex, au Sud-Ouest de Genève. Imaginer la mixité des usages entre des agriculteurs et des urbains ».
M. Corajoud, Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent, Actes Sud/ENSP, 2009. Recueil d’une vingtaine d’articles publiés depuis 1975.
M. Corajoud, « Le projet de paysage, Lettre aux étudiants », in Le Jardinier, l’Artiste, l’Ingénieur, J.-L. Brisson (dir.), Les éditions de l’Imprimeur, 2000.
Il y développe une méthode empirique de projet en dix étapes : « se mettre en état d’effervescence, parcourir en tout sens, explorer les limites, les outrepasser, quitter pour revenir, traverser les échelles, anticiper, défendre l’espace ouvert, ouvrir son projet en cours, rester le gardien de son projet »
2017 : La Ville de Bordeaux nomme la promenade des quais rive droite et rive gauche de la Garonne « Promenade Michel Corajoud »
2003 : Grand Prix de l’urbanisme
1999 : Ruban d’argent pour la réalisation de la couverture de l’autoroute du Nord à Saint-Denis
1999 : Chevalier de l’Ordre national du Mérite
1993 : Prix du Courrier du maire, catégorie Projet urbain « Ville de Montreuil »
1992 : Grand Prix du paysage
1985 : Médaille d’argent de l’Académie d’architecture, « Architecture d’accompagnement » avec Claire Corajoud.
Ses idées et son parcours (d’après un texte donné au jury pour le Grand prix de l’urbanisme en 2003)
Son initiation :
L’École des Arts Décoratifs de Paris (1956-60)
Dans cet établissement, en même temps qu’il apprend à dessiner et à projeter, il travaille chez Bernard Rousseau, architecte d’intérieur, ancien collaborateur de Le Corbusier. Il se familiarise avec la conception du logement, et à la nécessité d’élargir le projet à son contexte social et spatial.
« J’ai appris la pratique et le goût du dessin, la pratique et le goût du “projet”.
Cette école était, alors, l’une des meilleures au sens où elle ne formait pas exclusivement à la décoration. Elle ouvrait très largement sur toutes les dimensions de l’activité de projet.
Pour aider au financement de mes études (je suivais les cours du soir à l’École des Arts Déco), j’ai travaillé deux ou trois ans chez un architecte d’intérieur : Bernard Rousseau qui avait collaboré avec Le Corbusier. Les commandes que nous devions satisfaire étaient assez particulières : Bernard Rousseau avait des amis proches qui lui demandaient de faire le projet des appartements qu’ils avaient acquis, en ne gardant que l’enveloppe des murs et les structures porteuses. Ce travail de conception et de réalisation d’une cellule d’habitation pouvait durer très longtemps, plusieurs années parfois !
J’ai donc, à cette occasion, abordé la question du logement, de son organisation et de son usage. J’ai développé une exigence sur l’agencement, la mesure, la proportion, sur la référence au corps, car nous étions sous l’emprise formidable et stricte du “modulor” de le Corbusier.
C’est dans ce travail précis, qui visait à augmenter la capacité d’usage d’une enveloppe bâtie donnée, à expérimenter tout le volume disponible, que j’ai élaboré les premiers outils nécessaires à la traversée des échelles qui me seront utiles, plus tard, dans le projet sur le paysage.
À ce moment, j’ai compris que nous étions plus dans le domaine de la transformation que dans celui de l’invention et que la conception à partir du contexte était décisive (…)
Nous savions aussi que les « grandes échelles » devaient être rapportées à des données plus vastes et avec Bernard Rousseau, nous partagions la passion de collectionner des images de toute nature, prises au hasard de toutes les revues. Nous estimions que cette collecte devait nous situer et nous ancrer dans l’actualité du monde (…) J’ai plus tard repris la collection d’images dans ma méthode d’enseignement du projet à l’École du Paysage de Versailles ».
Le rôle de Jacques Simon à l’AUA (1964-67)
À l’AUA où M. Corajoud entre en 1964, dans la cellule des architectes d’intérieur, Jacques Simon devient son principal mentor. Il est fasciné par ce paysagiste formé dans la Section du paysage de l’ENSH. Grand connaisseur des arbres, dessinateur, photographe, journaliste, amoureux des villes américaines, il initie M. Corajoud aux grands espaces et à la conception des projets de paysage et de jardin. Il lui fait comprendre la relation entre le temps et l’espace du projet, les temps des saisons comme ceux de la maturation d’un milieu aménagé.
« Peu de temps après mon arrivée dans cette équipe où je travaillais sur des projets de villages de vacances, ma rencontre avec Simon fut fulgurante au point que notre association fut immédiate. Dans l’urgence, j’entre alors dans une nouvelle dimension que je ne quitterai plus : celle du Paysage. Simon est un personnage multiple : Il est un très grand paysagiste dont le travail de cette époque s’apparente à ceux des paysagistes “naturalistes” allemands dont on voyait les projets dans la revue “Garten und Landschaft”.
Son père étant forestier, il avait acquis très jeune une grande connaissance du milieu vivant, des plantes, des arbres dont il fait des dessins superbes.
Mais il est, aussi et presque également, un photographe-reporter qui voyage beaucoup et rapporte des témoignages précis sur de très grandes villes et leurs banlieues : en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis. Il était, alors, l’éditeur et le rédacteur d’une revue de paysage très éclectique, qu’il bricolait lui-même, avec une énergie et une santé considérables. On y voyait, à toutes les pages, des morceaux de ville avec, en situation, des gens qu’il faisait parler en leur dessinant des “bulles”. Il est, encore, un magnifique dessinateur dont les croquis simples mais très précis donnent bien l’idée de la maîtrise qu’il a de l’espace et de sa mesure.
Avec lui, je conforte les expériences acquises sur la question des échelles et des allers et retours qu’il était nécessaire de faire. J’élargis considérablement mon champ : de la minutie des objets, des meubles, des cloisons, de mes premières expériences, aux très grands espaces ouverts qu’il me fait découvrir. Quand nous regardions ensemble un paysage, ses deux mains très expressives et mobiles mettaient, sur l’horizon, chaque chose à sa place.
J’ai appris vite et donc confusément d’abord, l’agencement des divers plans qui organisent les proches et les lointains et qui, de porosités en porosités, en fabriquent les horizons. Simon savait, plus que tous, la mesure qui le sépare de chaque chose, même la plus lointaine. Il tenait ce don de son père qui, du sol, savait évaluer avec précision la taille des plus grands arbres.
Il m’initia au passage qui va de l’espace au temps,… au temps que prennent les choses du milieu pour se constituer, pour se transformer. Je me souviens encore de son excitation au premier débourrement des saules marsault … il y voyait le signe d’un printemps que l’on n’arrêterait plus ».
L’Atelier d’architecture et d’urbanisme (AUA), 1967-1970
M. Corajoud réintègre l’AUA à Paris en 1967, après le départ de J. Simon. Dans ce collectif, fondée en 1959 par l’urbaniste Jacques Allégret, sont réunis architectes, urbanistes, ingénieurs et décorateurs, soucieux de collaborer à la production de la ville et du logement social. Ancrés dans la gauche politique, ils plaident pour la pluridisciplinarité et ne sont pas tendres avec l’Académie des Beaux-Arts qui sera réformée en 1968. M. Corajoud prend position contre l’idéologie des espaces verts et du pittoresque paysager qui régnait en maitre depuis un siècle dans le milieu professionnel des rares paysagistes formés à l’ENSH.
« J’ai réalisé avec eux les projets d’aménagement de nombreux espaces extérieurs, mais à la différence de ceux que nous faisions avec Simon, je ne travaillais plus sur des plans masses achevés, je collaborais à leur établissement.
Les esquisses que je dessinais pour aménager le “dehors “, alimentaient à leur tour les architectes et les urbanistes de l’A.U.A. sur la question du “dedans “, celle de l’habiter.
Le point de vue que j’avais alors sur le paysagisme, après Bernard Rousseau, l’A.U.A. et Jacques Simon, est évidemment très différent de celui de mes confrères issus des écoles de paysage et, notamment, celle de Versailles.
Je leur reprochais leur manque d’intérêt et de culture pour la ville où ils introduisaient tous les signes du démenti. Ils puisaient leur inspiration et leurs références dans l’idée qu’ils se faisaient de la “Nature”. Ils collaboraient sans peine, à l’idéologie des espaces “verts”. Je pensais qu’en voulant compenser les effets d’une urbanité, évidemment très dure à cette époque, ils en barbouillaient le sol avec tout un petit fatras de circonvolutions molles, prétendument “naturelles “, qui, à mon sens, ne faisaient qu’introduire une violence supplémentaire. Ma critique était injuste, je le sais, mais je la réactive, aujourd’hui, pour bien montrer ce qui me distinguait alors et ce que je vais apporter de nouveau dans l’enseignement que je donnerai ensuite, à l’École de Versailles. »2
Le parc de l’Arlequin dans le quartier de la Villeneuve à Grenoble (1968-74)
Dès 1967, les enseignants vacataires de la Section du paysage commencent à quitter la Section du paysage dont la fin est annoncée avec la réforme de l’ENSH. Une partie d’entre eux (B. Lassus, J. Sgard, P. Dauvergne) crée en 1968 l’association « Paysages » qui préfigure le futur CNERP de Paris, puis de Trappes. Privé d’enseignants de projet, le directeur E. Le Guélinel, conseillé par M. Viollet et P. Dauvergne, fait appel à un jeune professionnel M. Corajoud et à J. Simon plus expérimenté. Leur enseignement, tourné vers l’urbanisme et l’architecture, marque une rupture brutale avec l’enseignement d’inspiration horticole de la Section.
Au même moment, M. Corajoud prend en charge dans le cadre de l’AUA, le parc de l’Arlequin à la Villeneuve de Grenoble. À la recherche de principes de conception, il tente de croiser géométrie et géographie. Il en reconnaissait en 2003 l’intérêt autant que les limites.
« C’est le projet du quartier de l’Arlequin à la Villeneuve de Grenoble qui nous occupe le plus. George Loiseau et Jean Tribel, architectes à l’A.U.A., conduisaient cette opération. Nous devions en étudier la “rue” et le parc au centre du quartier.
Le projet de ce quartier revendiquait une forte densité, une grande continuité formelle du bâti, qui devait accueillir de la diversité (c’est le plan de Toulouse le Mirail qui fut alors transposé), une volonté d’établir de véritables espaces publics : la rue, le parc, une distribution qui favorisait la mixité. Il n’est pas utile de rappeler, dans le détail, l’ensemble des expériences menées : l’intégration des équipements à partir de la rue, la mise en place dans les écoles de nouvelles pédagogies, la tentative de réduire la ségrégation sociale dans le logement, la télédistribution, l’animation…etc.
Cette utopie a, pour partie, fonctionné quelques années et s’est progressivement défaite pour plusieurs raisons. Le départ de la “classe moyenne ” et celui des intellectuels, qui retournaient au centre-ville, furent à cet égard, décisifs.
On peut critiquer, aujourd’hui, les formes prises par cette utopie, l’échec relatif de la rue désactivée par l’arrivée du grand centre commercial, l’enfermement sur elle-même de cette forme urbaine singulière coupée des quartiers voisins et qui, de ce fait, renforce aujourd’hui, les effets de ghetto que l’homogénéité sociale a progressivement initiée.
Mais je n’ai plus jamais connu une telle intensité, une telle complémentarité de réflexions. Voici, ce que j’écrivais, à l’époque, pour expliquer mon travail de conception :
“Le choc entre géométrie et géographie préside bien à la conception du parc de la Villeneuve mais dans un ordre inversé des efforts qui ont façonné la campagne.
La géométrie n’est pas, ici, la figure qui se déploie sur un fond, elle est le fond lui-même, le substrat, le site d’origine.
Sur ces terrains, rigoureusement plans, enclos par l’architecture, dans l’espace de cette sorte de clairière se tissaient déjà les lignes qui vont et viennent de l’ombre épaisse des bâtiments. L’espace est chargé des traits de la ville et il n’y a eu, pour moi, qu’à les graver sur le sol.
Je devais laisser s’exprimer l’architecture bien au-delà des pans qui la ferment. La façade n’est pas la tranche initiée où s’affrontent deux mondes hostiles (dedans – dehors, espace- pierre – espace-vert). C’est un lieu où se règlent, dans l’épaisseur, les subtiles entrées de l’ombre et de la lumière.
Le paysage naît de la tension de tous ces mondes d’évocation ».
Le parc du Sausset (1980-2000…)
Après avoir réalisé le parc des Coudrays à Maurepas dans la ville nouvelle de Saint-Quentin en Yvelines (1974) et celui de Grenoble, en 1980, M. et C. Corajoud sont lauréats avec le paysagiste J. Coulon, du concours du parc forestier du Sausset en Seine-Saint-Denis en 1980. Ce projet dont la mise en place durera plus de vingt ans leur permettent de définir la conception d’un projet de paysage comme une méthode de connaissance de la genèse d’un site en convoquant la géométrie, l’histoire et la géographie ; mais également en s’associant avec d’autres experts, forestiers et écologues. Ce projet restera, avec les quais de Bordeaux, emblématique pour M. Corajoud et ses élèves.
« Au milieu de l’année 1980, nous gagnons Claire et moi (nous sommes désormais associés) le concours de ce très grand parc de deux cents hectares, au Nord-Est de Paris, en limite d’Aulnay et de Villepinte, en Seine-Saint-Denis.
Pour rééquilibrer le Nord de l’agglomération parisienne en massifs boisés, pour réactualiser l’imaginaire des grandes forêts de Bondy et de Sevran, en partie disparues, le concours portait sur la création d’un parc forestier.
Le programme n’ignorait pas l’extrême lenteur de la croissance d’une forêt et il destinait donc à des populations futures, un parc pour lequel il était prématuré d’imaginer la nature des usages. Il nous demandait la conception d’un enchaînement d’espaces capables, très divers en tailles, en configurations et en qualités … une sorte de campagne bocagère et boisée qui serait équipée très progressivement et à la demande.
Le parc du Sausset, cl. Agence M. et C. Corajoud, archives
Les travaux du parc commencent en 1982 par la plantation de 400 000 très jeunes arbres. Ils ne sont toujours pas terminés, plus de vingt ans après, en raison de l’inégalité et de la modicité des budgets annuels.
Il me faut rendre compte de cette expérience qui a, évidemment, joué un rôle considérable dans l’évolution de mon point de vue sur la nature des paysages. Pour cette note, précisément, je m’attacherai à ne garder, des qualités mises à jour au cours du travail de conception et de chantier du parc, que celles ayant trouvé plus tard, des correspondances directes ou transposées au cours de l’élaboration des projets urbains de la Plaine Saint-Denis, de Montreuil, de la Cité Internationale.
Que se passe-t-il aux premiers moments du projet ?
Nous sommes immédiatement privés de nos moyens ordinaires de conception, de constitution par l’immensité du site. Je ne peux plus, comme je l’ai fait à Grenoble ou à Maurepas, tenir toute l’étendue.
Jusque-là, je pensais que l’on pourrait agir de manière définitive sur l’espace et que la réalisation se maintiendrait en tous points conforme à son projet.
Le contexte, le site ne s’étaient pas encore imposés. Je considérais, à tort, que les terrains des grands ensembles, des villes nouvelles sur lesquels j’avais réalisé des parcs étaient, le plus souvent, des espaces résiduels, assez amorphes et de faible sollicitation.
Mes projets ne s’alimentaient donc que de leurs propres raisons.
Je disais, à l’instant, que je voulais rompre avec mes aînés, avec l’idée qu’ils se faisaient de la nature. Je voulais faire cette démonstration et je l’aurais fait, de la même manière, en d’autres lieux.
Le site était, presque parfaitement, prêt pour la pousse des arbres que nous devions planter. Sur ce paysage calme et puissant, nous nous sommes donc déterminés à ne pas introduire le tumulte, à ne pas déranger le sol, à rompre avec la pensée des grands travaux et à ne jamais laisser entrer de gros engins de terrassement.
Nous découvrons le fait que le projet sur l’espace a, évidemment, comme visée l’amélioration et la transformation des lieux; mais il est, avant tout, une méthode qui permet d’interroger l’histoire et la géographie. Il est un outil de connaissance.
La géométrie est (également), à cet égard, un outil intéressant par la possibilité qu’elle donne de rapporter l’indécision des formes paysagères à la règle simple de certains tracés. On ne peut pas appréhender, ni représenter, la complexité morphologique d’un site dans un premier élan. Nous devons la reconstruire patiemment en utilisant les éléments de rationalité et de mesure que nous offre la géométrie.
Au parc du Sausset, nous considérions qu’elle était utile pour réconcilier les fragments chaotiques d’un territoire de banlieue. Le parc devait devenir le lieu où seraient restaurées certaines règles de composition de la ville sédimentaire. Nous nous sommes donc imposé un travail sur la géométrie, sur le tracé extrêmement élaboré. En effet, nous avons mêlé, intimement, les lignes que nous jugions nécessaires pour distribuer les lieux à partir d’un quadrillage initié par la Ville d’Aulnay, avec les anciens chemins et les limites de champs.
En effet, nous devenions, dès lors, des concepteurs assez particuliers puisqu’une bonne part des éléments que nous allions mettre en œuvre prenaient forme et se développaient d’eux-mêmes. Notre rôle se limitait donc à préparer les meilleures conditions pour qu’une situation paysagère génère son propre avènement.».
Les autres travaux
En 1985, M. Corajoud est lauréat du concours de maitre de conférences en théories et pratiques du projet de paysage à l’ENSP de Versailles. Il est le premier enseignant à être titularisé à l’ENSP. L’année suivante, il anime une réforme de la pédagogie et voit le départ de B. Lassus et de son équipe avec lesquels il était en conflit sur les principes et les finalités de l’enseignement d’atelier de projet.
Parallèlement, il mène de nombreux projets et études qui lui servent de supports d’enseignement, entre autres :
À Dunkerque :
« En juin 1991, l’agence d’urbanisme de la région Flandre-Dukerque me confie une mission d’expertise dans le cadre de la préparation des travaux du schéma industriel : 5 000 hectares d’espaces portuaires entre Gravelines et le port “Freyssinet ” à Dunkerque. Pour répondre dans l’urgence à cette étude, la méthode utilisée fut celle d’un travail précis de comparaison entre des cartes, des photographies aériennes et l’état des projets réalisés ou non. J’ai fait de fréquents survols en hélicoptère, que je confirmais par des points de vue au sol.
On a pu mettre en évidence la dynamique de développement du port vers l’Ouest (le long du rivage), qui s’accompagnait d’une avancée vers le Sud (à l’intérieur des terres), de plus en plus profonde, de la zone industrielle et des divers bassins qui devront suppléer à l’estuaire manquant. Ce mouvement perceptible du repli du paysage urbain vers le Sud, sur la nouvelle ligne d’appui de la rocade, les pressions exercées sur la RN1 dont on prévoyait la coupure pour agrandir le bassin de l’Atlantique, augurent de la perte possible de la mer comme référent de l’agglomération. »
À Paris avec l’aménagement de l’avenue d’Italie (1997)
« Je retiens de ce projet le mode de conception en “seconde œuvre”, que j’affectionne désormais.
Nous voulions, en effet, réintroduire ce grand axe dans le patrimoine des avenues parisiennes. Nous avons repris à notre compte tous les matériaux, tous les savoir-faire acquis depuis longtemps par les services de la voirie. L’accumulation de leurs expériences était la “première œuvre”. En deuxième œuvre, nous nous sommes intéressés à parfaire l’ensemble des distributions, l’ensemble des usages ; tous les détails de sols, de plantations, avec une attention plus particulière pour l’éclairage (Laurent Fachard) ».
À Saint-Denis avec la couverture de l’autoroute A1 (1997)
« L’ancienne route royale « avenue de Paris », puis avenue du « Président Wilson », fut éventrée en 1960 pour le passage en tranchée de l’autoroute A1. La Plaine Saint Denis est alors coupée en deux, dévastée par le bruit et la pollution.
Archives atelier M. et C. Corajoud
L’État, en 1997, veut implanter le Stade de France à Saint-Denis; les élus de cette ville exigent, avant toute négociation, que l’autoroute soit couverte. Couverte par une dalle, suffisamment lourde pour porter à la fois des hommes et des plantes, une dalle capable de reconstituer le sol de pratique volé ».
À Lyon, avec La première tranche du parc de Gerland (1997)
« Nous avons, avec Claire et Gabriel Chauvel, fait dans de ce parc un grand jardin linéaire de 500 mètres par 50.
Nous voulions, depuis longtemps, concevoir et réaliser un jardin qui, lui, fasse référence à la maîtrise des plantes par le travail de l’homme : agriculteurs, horticulteurs, maraîchers. Un jardin dans la ville qui évoque moins la “nature” que la “campagne”.
Un facteur essentiel d’étonnement de ce jardin est son mode de gestion : la tonte fréquente, la fauche des associations végétales, qui exacerbent les facteurs saisonniers et accélèrent le processus de croissance (vigueur des pousses de l’année). Ce mode de gestion met en scène : labours, semis, bouturages, fauches. C’est lui qui décide de la structure en bandes très simples, très rationnelles sur lesquelles va s’épanouir la diversité des plantes associées.
Mais c’est surtout l’importance de la dimension donnée à ce jardin, sa longueur, qui semble nécessaire pour que l’imaginaire du public quitte l’échelle de la plate-bande pour retrouver la dimension d’un champ cultivé et l’outillage adapté pour ce type de parcelle.
En ce sens, notre jardin est le contrepoint du “jardin en mouvement ” de Gilles Clément au parc Citroën Cévennes qui fait référence aux cycles et associations naturelles des plantes ».
Le parc de Gerland à Lyon
À Montreuil avec le site des murs à pêches
« Une première étude est faite en 1993 pour le centre-ville. L’équipe dirigée par Alvaro Siza réunit : Emmanuelle et Laurent Beaudoin, Christian Devillers et moi. J’apporte, à l’équipe et à Siza, qui l’adopte sans hésitation, une notion moins fermée du concept de centre.
Un croquis sur les “horizons”, les interrelations du centre avec les quartiers, montrait, en effet, la nécessité de garder, dans son champ visuel, dans son aire d’influence, les effets de la pente des coteaux Est. C’est par l’intermédiaire exprimé de cette part de la géographie de Montreuil que les quartiers populaires du plateau Saint- Antoine pourront être, demain, solidaires de cette nouvelle centralité. Une seconde et une troisième études portaient sur le quartier Saint-Antoine (plateau Est de Montreuil) où, sur une trentaine d’hectares d’un seul tenant, des parcelles fermées par des “murs à pêches ” perdurent.
En sauvant, en valorisant les quelques hectares de pans de murs restant, la ville de Montreuil peut se constituer une source, une mémoire à partir de laquelle, elle pourra, à nouveau, transposer et singulariser sa forme urbaine.
Dès mon étude de 1993, je pensais qu’un bon moyen de prolonger l’histoire de ce territoire, serait de maintenir et d’attirer, entre ces murs, des activités du type horticole ou agricole: production de fruits, de légumes, de fleurs, production de plantes pour les jardins.
En continuant de travailler le sol pour en maintenir la fertilité, ces activités collaboreraient à la sauvegarde des murs, mais aussi, à la préservation des espaces “naturels” du quartier. Mais l’Etat jugea que la seule protection juridique pourrait suffire … »
Les murs à pêches de Montreuil
À Paris avec les jardins d’Éole (2007)
La création de ce parc est le fruit d’une mobilisation des citoyens, des associations et des élus. Il a été réalisé par l’agence de M.et C. Corajoud et l’architecte suisse Georges Descombes.. Sur plus de 42 000 m2, les jardins d’Éole illustrent la volonté de la mairie de Paris de procurer un nouvel espace vert au quotidien pour les habitants d’un quartier longtemps dépourvu de ce type d’équipement collectif.
Avec le concours de sociologues, le parc a été aménagé sur une ancienne friche ferroviaire, la cour du Maroc, ex gare de marchandises, désaffectée depuis les années 1990.
Jardins d’Eole, Cl. P. Donadieu
«Quel était votre idée en dessinant ce jardin, et cela fonctionne-t-il ?
J’avais pensé un jardin ouvert, tout en longueur, pour rappeler l’ancienne friche et ses hangars qui accueillaient des trains, et aussi pour ouvrir un grand ciel, une vue large sur Paris. Mon idée était que les habitants, qui se sont battus pour préserver cet espace retrouvent le jardin dont ils avaient rêvé, un lieu de réunion, de fêtes. Il y a eu des modifications, des ronds avec des pensées plantées par les jardiniers que je n’aime pas trop personnellement. Le jardin de graviers ne se développe pas non plus comme nous l’avions vu lors de tests [les visiteurs étaient censés y semer des graines, en fait cet espace est resté très minéral]. Mais sinon, ça marchait très bien, les riverains l’avaient très vite occupé, toute une population à l’image du quartier, mélangée, venait y pique-niquer, faire la sieste sur les bancs. Et à présent, c’est déserté, et c’est regrettable ».
Marie Anne Klébert (propos recueilli auprès de M. Corajoud par), 2013, Le Journal du Dimanche.
À Bordeaux avec l’aménagement des quais de la Garonne,
« Pour le projet des quais de Bordeaux, la première réflexion de Michel Corajoud fut de se dire que « tout est là ». Les hangars étaient alors encore présents mais la beauté se faisait sentir. Pour un paysagiste, comme pour tout autre créateur, un lieu aussi proche d’un fleuve de cette importance, ainsi que les façades historiques représentent une grande attractivité. Michel Corajoud est fasciné par l’idée de réconcilier la ville avec le fleuve. Ce grand projet de 40 hectares n’en est que plus stimulant.
Le front du fleuve à Bordeaux, cl. Atelier Corajoud.
Les quais étaient autrefois assimilés à un grand vide sidéral, très dur à vivre l’été à cause de la chaleur mais aussi l’hiver à cause du vent. Il fallait donc transformer les quais afin d’améliorer leur attractivité et donner de nouveaux plaisirs urbains aux bordelais, avec des espaces accueillants.
Michel Corajoud va apporter des éléments supplémentaires aux quais. Des éléments permettant de nouvelles perceptions, de nouveaux usages, qui intègre la ville aux quais. Des éléments permettant de jouer avec des alternances d’ombres et de lumières. Bordeaux est une ville qui distribue parfaitement l’ombre et la lumière au travers de ses rues plus ou moins étroites, ses cours, ses places. Ce que la ville fait avec ses verticales de pierres, le paysagiste va le faire avec la végétation afin d’apporter de la tempérance aux quais.
Dans ce projet il n’y a pas de grands gestes. Il suffisait de donner aux choses leur juste place. Michel Corajoud laissa la diversité et la beauté du site s’exprimer en lui apportant certains compléments utiles au confort et au plaisir.
L’idée du miroir d’eau est venue au croisement de plusieurs observations. La première survint à la suite d’une pluie. En se promenant, le paysagiste aperçut le reflet du clocheton du toit de la Bourse dans une flaque. L’idée d’un reflet pour ce bâtiment venait de naître. Puis, durant la phase de travail du concours, Michel Corajoud et son équipe dînaient régulièrement le soir dans un restaurant situé en face de la Bourse, sur la rive droite. Les nuits où la Garonne était calme, ils pouvaient voir s’y refléter toute la magnificence du bâtiment. Un reflet qu’ils rêvaient de transporter sur la rive gauche. C’est à partir de ces observations qu’a émergé l’idée d’un miroir d’eau. » Aurélie Dorange, 2013, Architecture/urbanisme 3
Pour conclure
Michel Corajoud est arrivé très jeune (33 ans) sur la scène paysagiste française en 1970 au moment où l’école qui formait les praticiens à Versailles était désertée par ses enseignants. Au moment également où la politique gouvernementale d’environnement avait besoin des paysagistes et où les premières agences libérales s’organisaient.
Comme B. Lassus, M. Corajoud est un paysagiste autodidacte : M. Corajoud avec le concours de J. Simon puis de C. Corajoud, M. Rumelhart et G. Chauvel, et B. Lassus avec celui de P. Aubry notamment. Très différente, leur carrière de paysagiste n’est pas dissociable de leur trajectoire professionnelle qui a comme origine une formation artistique.
M. Corajoud a appris l’architecture du paysage pour, disait-il, mieux faire de l’urbanisme et de l’architecture. Il a mis au point une méthode empirique de projet urbain de paysage formalisé pour ses étudiants en 2000, après 30 ans d’enseignement. Son appui théorique, il le trouve chez les philosophes et quelques théoriciens et praticiens. Chez le philosophe F. Dagognet qui écrit que « le paysage est une méthode, on trouve moins en lui que par lui » et chez le paradoxal Michel Serres : « L’horizon est un confus distinct ». Le maitre jardinier A. Le Nôtre est pour lui une référence indépassable: « (le jardin de) Versailles est un exemple sublime d’emboitement des échelles ».
En pensant et agissant ainsi, il a rétabli avec ses élèves une relation esquissée dans les années 1930 à l’ENSH, en s’appuyant sur les travaux du paysagiste J.-C.-N. Forestier mais rompue après la dernière guerre entre le jardin et le paysage, entre la fabrique urbaine et le territoire. Parmi ses élèves, ceux de la Section du paysage qui deviendront enseignants (G. Vexlard, J. Coulon, A. Chemetoff, A. Marguerit, G. Chauvel, J.-P. Clarac entre autres …), et ceux de l’ENSP (M. Desvigne, T. Laverne, J. Osty, M. et C. Pena, F. Gaillard, P. Hannetel, J.-M. L’Anton, B. Tanant, M. Claramunt, A.-S. Bruel, entre autres … ).
Considéré par la profession avec Jacques Simon, Jacques Sgard, P. Dauvergne et Bernard Lassus comme l’un des rénovateurs du métier et de l’enseignement de paysagiste concepteur, Michel Corajoud a illustré l’idée que la contribution des paysagistes à la fabrique urbaine devait être « une forme introductive de l’architecture, qu’il y avait une continuité d’intentions nécessaire entre les bâtiments et les espaces extérieurs qu’ils déterminent »4.
En rompant avec la culture paysagiste d’inspiration horticole, hygiéniste et décorative, il a renouvelé empiriquement la pratique paysagiste, de manière différente de la démarche conceptuelle et plasticienne de B. Lassus et de celle, naturaliste et jardinière, de G. Clément.
En réinventant la notion de paysagisme urbain (comme dans le landscape urbanism), il a rétabli la possibilité des continuités matérielles entre les natures sauvage et jardinée, et l’architecture. Il a évacué la notion urbanistique de verdissement, qui toutefois n’a pas dit son dernier mot aujourd’hui, transition climatique oblige …
En inscrivant cette rénovation de la pensée de la fabrique urbaine dans les projets politiques de l’Etat et des collectivités, il a contribué, avec d’autres, à métamorphoser un métier et à promouvoir une profession aujourd’hui réglementée.
Pierre Donadieu avec le concours de B. Blanchon
Mars 2020
Bibliographie
B. Blanchon, « Les paysagistes français de 1945 à 1975, l’ouverture des espaces urbains », Annales de la recherche urbaine, n° 85, 1999.
B. Blanchon, « Michel Corajoud (né en 1937) », Créateurs de jardins et de paysage en France du XIXe au XXe siècles, (M. Racine édit.), Actes Sud/ENSP, 2002.
B. Blanchon, « Jacques Simon et Michel Corajoud à l’AUA, ou la fondation du paysagisme urbain », in Jean-Louis Cohen, avec V. Grossman, dir., Une architecture de l’engagement : l’ AUA 1960-1985, Paris, Editions Carré, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, 2015, p. 214-225.
J.-P. Le Dantec, Le sauvage et le régulier, arts des jardins et paysagisme, Paris, Le Moniteur, 2002, réédition en 2019.
M. Corajoud, Texte pour le jury du Grand Prix de l’urbanisme, 2003. http://corajoudmichel.nerim.net/10-textes/texte-grand-prix/texte-grand-prix.pdf
M. Corajoud, https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Corajoud
2 Dans les années 1960, écrit B. Blanchon (1998, op. cit., p. 57) l’enseignement de la Section qui reste ancré dans la tradition horticole versaillaise est unanimement critiqué : « Nous étions plus ou moins autodidactes, dit J. Sgard, car l’enseignement ne nous a formé ni déformé ; il n’y avait pas vraiment d’école ». La plupart des jeunes paysagistes (J. Camand, J. Sgard, J.-C. Saint-Maurice, I. et M. Bourne) recherche des compléments de formation ou d’information à l’Institut d’urbanisme de Paris (R. Auzelle, H. Prost) ou en Europe du nord.
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