Les paysagistes concepteurs et l’Afrique

Pourquoi n’y a-t-il pas ou peu d’Africains parmi les paysagistes formés à l’ENSP de Versailles ?

 

Après avoir soutenu avec succès son mémoire de fin d’étude devant le jury présidé par le directeur de l’ENSP, Raymond Chaux, Abdoulaye Dieye, étudiant sénégalais,  se tourna vers le public et lui dit : « Pendant quatre ans, j’ai appris comment les Français répondaient aux questions de paysage en concevant des projets appropriés, accordez moi quelques instants pour vous indiquer comment dans mon pays on répond à ces questions ». Il fit alors quelques gestes pour montrer qu’il s’installait sous le baobab séculaire d’un village de brousse, et il entra dans un palabre imaginaire avec les habitants et leur chef pour décider de la meilleure manière de construire un nouveau puits.

C’était en 1981. A. Dieye fut avec Abdouraman Samoura l’avant-dernier des cinq étudiants d’origine sénégalaise qui firent des études de paysagiste à l’ENSP. Chacun d’entre eux rentra dans son pays et y fit une carrière brillante, à l’UNESCO ou dans la fonction publique d’Etat (parcs nationaux, services territoriaux centraux). Après eux, aucun étudiant originaire de l’Afrique francophone – à l’exception des trois pays d’Afrique du nord –  ne suivit des études de paysagiste concepteur à Versailles.

Pourquoi une telle désaffection pendant cinquante ans ? Tenait-elle à une image floue et peu séduisante du métier, à des échecs au concours, à l’absence de candidature, ou encore à un manque d’intérêt des pouvoirs publics nationaux pour ces compétences.

Un recrutement ouvert, mais « homéopathique »

Avant 1974, à l’époque de la Section du paysage et de l’art des jardins de l’ENSH (1946-1974), le concours d’entrée, ouvert aux non français, n’excluait personne. Mais les candidatures, les admissions d’étrangers et l’attribution du diplôme de paysagiste étaient rares. Entre 1946 et 1972, les archives gardent la mémoire de l’admission de quelques étudiant(e)s européen(enne)s ou proches orientaux (israélien, grec, espagnol) au début des années 50 et 60. Mais exceptionnels furent à cette époque, ceux, dans le monde africain, comme le Tunisien Jellal Abdelkefi qui obtinrent le titre de paysagiste DPLG en y ajoutant ensuite un doctorat d’urbanisme.

Après la création de l’ENSP en 1976, le recrutement de l’Ecole s’ouvrit un peu vers l’Europe, l’Asie, l’Afrique, vers le Sénégal pendant quelques années, et surtout vers le Maroc et la Tunisie. Un seul Algérien obtint le diplôme de paysagiste DPLG.

Au Maroc, un contingent annuel de quelques élèves, hors de la sélection du concours (certains furent admis par cette voie), fut recruté après sélection par convention avec l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II. Au vu de l’attestation de fin d’études (après quatre années), le diplôme d’ingénieur agronome, dans la spécialité paysage, leur était attribué au Maroc et celui de paysagiste de l’ENSP par le ministère français. Il en fut de même pour les étudiants tunisiens recrutés à l’Institut d’horticulture et d’élevage de Chott Mariem à Sousse (mais sans l’attribution d’un diplôme tunisien d’ingénieur). Une trentaine d’étudiants fut ainsi recrutée. La plupart sont devenus enseignants, entrepreneurs ou gestionnaires de services publics dans leur pays ou ailleurs.

Une incompatibilité culturelle ?

Alors que l’ENSP accueillait quelques étudiants européens (allemand, norvégien, belge, italien par exemple) ou chinois, aucune candidature issue de l’Afrique intertropicale francophone n’est parvenue à l’école depuis celle de Saliou Niang en 1984. Faut-il y voir un désintérêt dû à l’assimilation fréquente du métier de paysagiste concepteur à celui de technicien ou d’entrepreneur en horticulture ornementale ? Une incompatibilité culturelle entre les modèles de perception des paysages et des jardins en Afrique et ceux des mondes occidental et occidentalisé ? Ou encore la concurrence de métiers voisins comme ceux de l’architecture et de l’ingénierie des travaux publics ?

Les activités de la Section Afrique de l’IFLA (fédération internationale des architectes paysagistes) fournissent des indications précieuses. Le groupe Afrique de l’IFLA, né tardivement en 2005, s’est réuni pour la seconde fois à Nairobi en 2011 avec trois pays leaders (Kenya, Afrique du sud et Nigéria), rejoints ensuite par le Maroc et la Tunisie (2014) qui ont organisé les symposiums de 2017 et 2019. Avec six pays membres le groupe Afrique de l’IFLA est loin de traduire sur ce continent un intérêt manifeste pour l’architecture du paysage comme dans la soixantaine de pays (Europe, Asie, Amériques, Océanie) où ces professions sont plus ou moins organisées et développées.

Les démarches paysagistes occidentales seraient-elles inadaptées aux cultures africaines ? Le paysage, en tant qu’il est produit et qualifié volontairement, serait-il un luxe pour pays développés[1], une importation de modèles paysagers et de règles d’urbanisme issus des pays occidentaux par les pouvoirs politiques nationaux, et destinés à remplacer les modèles vernaculaires (non ou peu visuels)?

Si le projet de paysage est un outil de la construction des territoires (par l’appropriation et le sentiment d’appartenance), il doit associer les parties prenantes (acteurs et habitants), ce qui suppose un minimum de conscience citoyenne, peu répandue dans beaucoup de pays du sud (pas plus que du nord d’ailleurs le plus souvent).

Quelles demandes sociales de qualité de paysage peuvent justifier un intérêt politique et démocratique en Afrique ? Celles des opérateurs touristiques, des agents de protection des patrimoines ? C’est un peu mince, car il s’agit dans ces cas du paysage comme sources de revenus et d’identité nationale et non de milieux de vie pour ses habitants !  Ce qui devient encore plus inextricable quand les cultures locales ne distinguent pas paysages culturels et naturels !

L’évolution des modèles de formation à l’ENSP de Versailles ont dû laisser perplexes de nombreux responsables en Afrique.

Changer de paradigme pour penser le paysage

Tant que l’idée de paysage sera restreinte à la seule relation visuelle au territoire, il y a peu de chances qu’elle inspire les urbanistes et architectes africains pour fonder les identités territoriales. Tant que les modèles paysagers occidentaux, désuets (et appauvris), du pittoresque et du sublime, qui réjouissent l’industrie touristique et les sociétés gentrifiées,  persisteront chez les pouvoirs publics, les paysagistes – sauf s’ils sont jardiniers et décorateurs – ne seront pas écoutés en Afrique.

En revanche, si l’idée de milieu (au sens mésologique et polysensoriel du géographe A. Berque) est retenue par les paysagistes concepteurs pour donner du sens à la pratique paysagiste, il est possible d’imaginer une construction territoriale et démocratique satisfaisante des paysages urbains et ruraux. Car cette construction sera à la fois matérielle et immatérielle (avec des symboles et des valeurs éthiques et esthétiques), individuelle et collective.

Il serait possible alors de lire l’espace public (et publicisé) urbain et rural comme un milieu de vie humaine et non humaine, façonnée par ceux qui en ont l’usage, y provoquent des conflits et y concluent des accords.

Le paysagiste deviendrait alors un accompagnateur des pratiques sociales, un médiateur vigilant, et un observateur impartial. Il percevrait l’exclusion et l’inclusion sociale, raciale, religieuse, économique… dans l’espace et s’emploierait à lui réattribuer les caractères d’une communauté tolérante de pratiques juxtaposées. Il serait moins un designer (producteur de formes) qu’un agent de reconnaissance des pratiques sociales et des solutions à leur compatibilité quand elles sont conflictuelles.

Ce que le paysagiste concevrait relèverait moins d’une hypothétique cohérence des échelles d’organisation spatiale, attendue par les pouvoirs publics planificateurs, que d’une reconnaissance de ce qui serait produit par les intérêts sociaux confrontés.

L’ordre des formes spatiales ne découlent-elles pas de l’ordre social et politique qui les produit, et non l’inverse. Dans cette perspective, les valeurs écologiques seront présentes dans le milieu coproduit à la mesure de la conscience des usagers et des pouvoirs publics, et de leurs aptitudes à se saisir des enjeux urgents du XXIe siècle. Tant que les Etats se limiteront (au mieux) à fournir des moyens (juridiques, financiers) et non à veiller aux résultats attendus de leurs politiques d’aménagement de l’espace, il sera nécessaire aux ONG de leur rappeler les responsabilités auxquelles ils ne font pas face. Dans ce cas il sera nécessaire de les changer.

Pour conclure

J’avais imaginé une explication raciale à l’absence d’étudiants africains à l’ENSP de Versailles. Le monde du paysagisme, au moins à Versailles, serait peu enclin à les accueillir. C’est une hypothèse sans fondement, car les candidats issus de pays africains ont été quasi inexistants.

Peut-être ces étudiants existent-ils dans les autres écoles de paysage en France et en Europe.  Je ne le sais pas.

Il faut plutôt admettre que les politiques publiques africaines d’urbanisme et d’aménagement du territoire n’ont pas ou peu reconnu en général l’utilité des paysagistes concepteurs, contrairement à l’Europe (surtout du nord).

Que les architectes et l’ingénierie des travaux publics restent dans ces pays des concurrents sérieux des paysagistes concepteurs en réduisant la compétence paysagiste aux entreprises d’espaces verts, à la production des pépinières et aux jardinages.

Que les modèles jardiniers et paysagers utilisés restent des importations, utiles pour quelques demandes sociales et politiques à caractère décoratif, mais peu adaptées aux cultures vernaculaires urbaines et rurales de l’Afrique.

Que, de fait, la compétence paysagiste est un luxe des pays développés,

Et que les écoles de paysage restent les lieux nécessaires de production des compétences professionnelles. En leur absence, il se passe peu de choses.

Pierre Donadieu

Avril 2020.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Évelyne Gauché, « Le paysage existe-t-il dans les pays du Sud ? Pistes de recherches sur l’institutionnalisation du paysage », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Volume 15 Numéro 1 | mai 2015, mis en ligne le 15 mai 2015, consulté le 19 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/16009 ; DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.16009

Haut de page

 

 

Jacques Simon

Retour

Jacques Simon

Paysagiste, enseignant et land-artiste

Son parcoursSes réalisationsSes publicationsSes distinctionsSes idées

Jacques Simon est né le 23 décembre 1929 à Dijon et décédé le 29 septembre 2015 à l’âge de 85 ans. Il passe son enfance dans la campagne bourguignonne. Son père est pépiniériste forestier.

Son parcours

Jusqu’à l’âge de 28 ans, il voyage à travers l’Europe, en Suède en particulier, où il travaille dans des exploitations agricoles et horticoles. Il séjourne également au Canada où il suit une formation à l’Ecole des Beaux-arts de Montréal.

De 1957 à 1959, après un premier échec, il est admis à la Section du paysage et de l’art des jardins de l’Ecole nationale supérieure d’Horticulture de Versailles. J. Simon s’y distingue « par des travaux qui sont presque ceux d’un professionnel » précisera le conseil des enseignants. Il est vrai qu’il est le plus âgé de sa promotion et déjà expérimenté. Il travaille en même temps dans des entreprises et des bureaux d’étude, notamment pour les établissements Vilmorin.

À l’issu d’un concours en loge, il reçoit en 1960 le diplôme et le titre de paysagiste DPLG. Il eut comme enseignants l’architecte et paysagiste Théodore Leveau, l’architecte urbaniste René Puget, les ingénieurs en horticulture Albert Audias, Henri Thébaud et Robert Brice, l’historienne des jardins Jeanne Hugueney, entre autres.

Il commence à écrire dès la fin de ses études dans des revues spécialisées : Maison et Jardin, et Urbanisme (rubrique espaces verts). De 1962 à 1982, il devient éditeur de la revue Espaces verts et vulgarise de nombreux travaux de paysagistes français et étrangers pendant une vingtaine d’années (voir ses publications).

De 1961 à 1967, invité par Paul Chemetov qui avait lu ses premiers articles, Jacques Simon collabore avec l’Atelier d’Urbanisme et d’Architecture (AUA). Il travaille avec le jeune Michel Corajoud (il a 27 ans) et l’initie à la pratique de la conception et de la réalisation des « espaces verts ».

En 2003, au moment du Grand prix de l’urbanisme qui lui est remis, Michel Corajoud reconnait le rôle essentiel de son mentor :

«  Peu de temps après mon arrivée dans cette équipe où je travaillais sur des projets de villages de vacances, ma rencontre avec Simon fut fulgurante au point que notre association fut immédiate. Dans l’urgence, j’entre alors dans une nouvelle dimension que je ne quitterai plus : celle du Paysage. Simon est un personnage multiple : Il est un très grand paysagiste dont le travail de cette époque s’apparente à ceux des paysagistes “naturalistes ” allemands dont on voyait les projets dans la revue “Garten und Landschaft”.
Son père étant forestier, il avait acquis très jeune une grande connaissance du milieu vivant, des plantes, des arbres dont il fait des dessins superbes.

Mais il est, aussi et presque également, un photographe-reporter qui voyage beaucoup et rapporte des témoignages précis sur de très grandes villes et leurs banlieues : en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis. Il était, alors, l’éditeur et le rédacteur d’une revue de paysage très éclectique (Espaces Verts), qu’il bricolait lui-même, avec une énergie et une santé considérables. On y voyait, à toutes les pages, des morceaux de ville avec, en situation, des gens qu’il faisait parler en leur dessinant des “bulles”. Il est, encore, un magnifique dessinateur dont les croquis simples mais très précis donnent bien l’idée de la maîtrise qu’il a de l’espace et de sa mesure.

Avec lui, je conforte les expériences acquises sur la question des échelles et des allers et retours qu’il était nécessaire de faire. J’élargis considérablement mon champ : de la minutie des objets, des meubles, des cloisons, de mes premières expériences, aux très grands espaces ouverts qu’il me fait découvrir. Quand nous regardions ensemble un paysage, ses deux mains très expressives et mobiles mettaient, sur l’horizon, chaque chose à sa place.

J’ai appris vite et donc confusément d’abord, l’agencement des divers plans qui organisent les proches et les lointains et qui, de porosités en porosités, en fabriquent les horizons. Simon savait, plus que tous, la mesure qui le sépare de chaque chose, même la plus lointaine. Il tenait ce don de son père qui, du sol, savait évaluer avec précision la taille des plus grands arbres.

Il m’initia au passage qui va de l’espace au temps,… au temps que prennent les choses du milieu pour se constituer, pour se transformer. Je me souviens encore de son excitation au premier débourrement des saules marsault … il y voyait le signe d’un printemps que l’on n’arrêterait plus »1.

Puis, avant la fermeture de la section du Paysage, de 1971 à 1974, il est appelé par le directeur de l’ENSH, E. Le Guelinel, et le paysagiste P. Dauvergne, à enseigner dans les ateliers avec son élève Michel Corajoud. Gilles Vexlard qui était étudiant à cette époque se souvient:

« En prépa ENSH, après un premier trimestre entièrement consacré à suivre des cours avec assiduité et détermination : pédologie, cultures florales, forçage des chrysanthèmes et des lilas, etc. J’étais dans une attente insatisfaite. Les professeurs de l’ENSH étaient tous des sommités dans leur spécialité, on ne pouvait se permettre d’arriver en retard en cours. Or, après Mai 68, nous avions d’autres aspirations. Deux heures d’atelier par semaine étaient trop minces pour me retenir à cette École que j’étais prêt à quitter2  ».

Jacques Simon arrive :

« Un après-midi de janvier, un homme est entré dans les ateliers. Il avait une sacoche en cuir à soufflet comme tous les professeurs de ce temps, et portait une veste américaine d’un vert très lumineux. L’atelier piaillait dans tous les sens comme à chaque retour de vacances : il restait le moment ludique de la semaine. L’homme n’a pas dit un mot. Il a attendu que tout le monde se taise. D’un coup, le silence s’est fait. Alors, il a commencé à parler, plus exactement à chuchoter. Il a juste dit : « Bonjour, je m’appelle Jacques Simon ».

Tout le monde était pendu à ses lèvres. J’ai tout de suite compris – j’avais été éducateur – qu’il savait comment s’y prendre. Il avait des astuces pédagogiques extraordinaires. On l’a pillé d’ailleurs, mais il ne s’en est jamais plaint. Au contraire, il était très partageur. C’était un pédagogue hors pair, dans le sens où il manifestait toujours le désir de tirer le meilleur, sans jugement, sans a priori, de tous ses étudiants. »

J. Simon ne se présentait pas aux étudiants comme un « sachant », mais comme, dirait-on aujourd’hui, un « coach » éclairé :

« En 1972, il avait 43 ans, on lui en donnait 30. Il était d’une fraîcheur redoutable. Il parlait toujours avec ses mains, ça m’a beaucoup marqué. Il ne donnait jamais de leçon : « Le paysage, c’est… » Non ! Il était dans le direct. Il nous engageait à penser et être dans le paysage directement. À nous ensuite de faire notre apprentissage.

Il était dans l’instantané. « Allez, cinq minutes de crobars ! Le plus vite possible ! » Simon est arrivé dans ma vie comme un courant d’air. Il ne donnait jamais de travail précis, jamais d’impératifs. Il nous sollicitait. Il n’était pas dans l’imposition mais dans la suggestion, dans la complicité, dans le non-dit – c’est bien plus efficace ».

Il enseigne également à l’étranger, en particulier à l’université de Pennsylvanie (USA) où il est invité par Ian Mc Harg, professeur de landscape planning, ainsi qu’à la faculté de Montréal.

Il se consacre à la commande des espaces verts des Grands Ensembles immobiliers (ZUP) depuis 1960 jusqu’à la fin des années 1970.Puis il cède ses projets en cours à une jeune coopérative de paysagistes l’API.

Il interviendra de manière irrégulière dans les ateliers de l’ENSP de Versailles créés en 1976 jusqu’au début des années 2000.

 

Ses principales réalisations

1960-1965 : Vigneux-sur-Seine, (avec l’architecte Paul Chemetov)

1965-1966 : ZUP de la Bourgogne (Tourcoing) ; ZUP de Beaulieu (Wattrelos) ; ZUP de la Mare-aux-Curés (Nangis),

1967 : ZUP de la Reyssouze (Bourg-en-Bresse), Bois-Mata, Villeneuve Saint-Georges, ZUP de Provins et des Chatillons,

1967-73 : Le parc Saint-John Perse associé à la ZUP de la Croix-Rouge (DVW architectes) à Reim ; un parc pionnier pour le renouvellement de la pensée paysagiste en France.

Parc Saint John-Perse, collage de J. Simon

1974 : Jeux aux Chatillons et à Croix Rouge (Reims),

1975 : ZUP de Fontenay-sous-Bois et lotissement Saint-Germain-Laval (avec les architectes DVW)

1995-2009 : Le parc de la Deûle à Lille

Maître d’ouvrage : LMCU (Lille Métropole Communauté urbaine),
Conception : architectes-paysagistes : Jacques Simon et JNC International en tant que chef de projet (Jean-Noël Capart et Yves Hubert)
Réalisation, gestion et animation : ENM Espace Naturel Lille Métropole

Le parc de la Deûle3

2002-2004, Le parc Mosaïc à Lille

Maître d’ouvrage : LMCU
Conception : Parcours dessiné par Jacques Simon et JNC International
10 paysagistes et 11 artistes

Réalisation, gestion et animation : Espace Naturel Lille Métropole

Le parc Mosaïc

 

Ses principales publications4

Elles sont concentrées surtout dans les 50 numéros de la revue Espaces verts créés et animés par J. Simon de 1968 à 1982.

Ouvrages et revues

Simon, Jacques.  Allées, escaliers, murets : créations de paysagistes européens.  Paris, La Maison Rustique, 1962.

Simon, Jacques.  L’eau dans le jardin; créations de paysagistes européens.  Paris, Maison Rustique, 1963.
Simon, Jacques. 
 L’art de connaitre les arbres. Paris, Hachette, 1964.
Simon, Jacques. 
 Aménagement des espaces libres.  Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1974-1982.

Simon, Jacques.  300 plans. Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1974.
Simon, Jacques.  
 400 terrains de jeux.  Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1975.
Simon, Jacques. 
 500 croquis.  Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1974.
Simon, Jacques. 
 200 détails.  Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1975.

Simon, Jacques.  Routes plantées.   Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1976.
Simon, Jacques. 
 Arbres pionniers.  Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1976.

Rouard, Marguerite et Jacques Simon.  Espaces de jeux : de la boite à sable au terrain d’aventure. Paris, Editions D. Vincent, 1976.

Simon, Jacques.   Les gens vivent la ville.  Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1976.
Simon, Jacques. 
 Jardins prives et lotissements. Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1977.

Simon, Jacques.  Paysages et loisirs.  Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1978.
Simon, Jacques. 
 Guide technique illustré des chantiers d’espaces verts. Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1979.
Simon, Jacques
 Basic design.  Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1980.

Simon, Jacques.  Croquis perspectifs des architectes paysagistes.  Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1980.

Simon, Jacques.   Murs et sols.  Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1981.
Simon, Jacques. 
 Les parcs actuels. Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts, 1981.

Simon, Jacques.  Pergolas et palissades.  Saint-Michel-sur-Orge, Espaces verts,1982.
Simon, Jacques. 
 Guide des détails d’aménagements extérieurs, 1987.
Simon, Jacques. 
 Jacques Simon, tous azimuts: sur les chemins, de la terre, du ciel, du
paysage.  Paris, Pandora éditions, 1991.


Articles

Canogar, Susana.  “Figuras del paisaje: siete visiones contemporaneas del espacio abierto.” Arquitectura viva1997 Mar.-Apr., n.53, pp.21-31, avec des photos de  Jacques Simon

Attias, Laurie.  “Green thought.”  Metropolis, 1996, v.16, n.1, pp.78-81, 83.  The Festival des Jardins, a landscape exhibition near Paris.
Features gardens by Jacques Simon, Gail Wittwer, and Pierre  Culot Simon, Jacques. ” Die Strasse als Linie, die Landschaft als Schrift/ The road as a line, the landscape as script.”
 Topos: European landscape magazine, 1996, juin, n°15, pp.100-106.

Pousse, Jean-Francois.  “Le paysage, sans cesse:  entretien avec Jacques Simon” [interview].  Techniques et architecture, 1992, n° 403, pp.92-93.   . 

Simon, Jacques.  “Fragmente und Impressionen.” Garten und Landschaft1988, v.98, n°4, pp.43-46.   Drawings by Jacques Simon, of the River Doubs area, between the Rhine and the Rhone

“Jacques Simon, paysagiste.”  Architecture d’aujourd’hui. 1981, déc., n° 218, p.6-7. 

“The surprising, sculptured, quickset terrain of Jacques Simon.” Landscape architecture1977 January, v.67, n.1, p.[47]-55.  

Simon, Jacques.  “Fountains in the landscape.”   Landscape architecture. July 1962, vol. 52:4, pp. 241-243.
 

Ses distinctions

1990 : Premier Grand Prix du Paysage du ministère de l’Environnement

« Le jury a entendu distinguer un paysagiste particulièrement inventif qui a joué un rôle important pour le renouvellement de l’approche des problèmes de paysage et su attirer l’attention de toute une génération de professionnels par ses nombreuses publications. Par ses réalisations, en particulier le parc St-John-Perse à Reims, il a apporté de nouvelles réponses à la conception des espaces urbains et créé un nouveau langage paysager fait de sobriété ». Ministère de l’Environnement.

2006 : Grand prix national du paysage : Le parc de la Deûle à Lille avec JNC INTERNATIONAL SA (Jean-Noël Capart, Yves Hubert).

« Entres autres qualités, le parc est un espace public multifonctionnel : Protection de l’eau grâce aux zones humides reconstituées ; Opportunité d’agriculture périurbaine de qualité (il existait déjà un pôle d’agriculture biologique à Wavrin) ; Réseau de corridors biologiques, trame verte contribuant à diminuer la fragmentation écopaysagère ; Éducation à l’environnement et au développement durable (visites guidées, sentiers de découverte, observatoires..) ; Vitrine architecturale : D’anciennes écuries ont été restaurées selon les standards de la HQE (Haute qualité environnementale) et une ancienne ferme transformée en Centre d’initiation à l’environnement (également HQE). » Wikipedia.

2009 : Prix du Paysage du Conseil de l’Europe pour le parc de la Deûle à Lille.

Ses idées

Expérimenter une nouvelle pédagogie d’ateliers

Pour concevoir les projets, J. Simon mettait en avant l’expérimentation et l’inventivité de chacun. Lors de son premier cours, les étudiants, et G. Vexlard en particulier, n’en revenaient pas :

« Jacques Simon a commencé ce cours en nous disant : « C’est le petit matin, vous êtes dans un sac de couchage, en septembre, dehors. L’herbe croustille, vous hésitez à sortir. Devant vous, il y a des rails de chemin de fer qui luisent dans la brume… Continuez l’histoire… » J’étais stupéfait : c’était exactement ce que j’avais vécu pendant ces vacances dans mon moulin aux premières gelées. Ce prof me racontait ce que j’avais ressenti quelques semaines auparavant en me levant tous les jours à cinq heures du matin pour aller faire mes premières gâchées de béton ou le faucardage de l’étang. Voilà la personne que j’attendais, la personne qui savait me parler du paysage. Je lui dois de ne pas avoir quitté cette école, son premier cours m’a permis de comprendre ce que j’étais venu chercher à Versailles ».GV.

Dans l’atelier, il savait se mettre en scène et s’imposer aux étudiants plus par la parole (ou le silence) que par le dessin :

« Plus que le dessin, l’outil pédagogique de Simon était la parole. Il ne mettait jamais son dessin en avant. Il nous parlait des paysages qu’il avait rencontrés et, par le biais d’un récit, il mettait l’étudiant en situation. C’était toujours comme ça qu’il lançait un projet, avec entrain et enthousiasme. Il aimait mettre en scène la pédagogie. Il arrivait par exemple devant la table d’un étudiant et il arrêtait de parler. Il ne disait plus un mot. L’étudiant perdait ses nerfs. Ainsi il laissait « se planter » le jobard ou mettait en avant le timide ; sans humiliation, avec le talent d’un grand réalisateur. » GV.

Inventer l’autonomie de la pensée paysagiste

J. Simon était un homme modeste et engagé, non dans l’action politique, mais dans l’invention d’un langage propre des paysagistes, inspiré par l’expérience du corps et de l’esprit dans les sites à aménager :

« Si on sent bien ses orientations humaines, je ne sais pas quelles étaient ses orientations politiques, il n’en faisait jamais état. Ce n’était pas un vantard. C’était même un grand timide qui a passé sa vie à essayer de se dépasser. Ce qui est sûr, c’est qu’il était profondément humaniste. Un humaniste contemporain. Il ne s’est jamais comporté comme une star alors qu’il avait une immense culture. Toujours sur la réserve, très pudique, mais en même temps un excellent metteur en scène, un acteur flamboyant.

Son engagement pour l’indépendance du paysage dans le projet avec un vocabulaire et une esthétique propres lui permettait un débat tonique avec les autres disciplines de l’aménagement : architectes, urbanistes ou artistes. Son expertise efficace donnait un sens précurseur dans l’élaboration des projets contemporains (…) Il s’intéressait au cinéma (il avait rencontré Jean Rouch), à la musique, à la littérature où les grands voyageurs avaient bonne place – Joseph Kessel, Jack London. Il disait souvent : « Le paysage se fait avec les pieds ». GV.

Quelques idées de formes, Espace Verts 5

En ce sens J. Simon était un visionnaire qui a inspiré l’évolution de la profession au-delà des métiers de l’architecture des jardins, vers l’urbanisme autant que le land art.

« Le travail de Simon nous entraîne par la séduction du paysage vers une nouvelle vision du monde. Simon est un homme du futur, un visionnaire. Son futur est aujourd’hui devenu réalité. Simon nous rappelle également que du projet de paysage doit surgir de l’émotion, la sensibilité, la liberté de conception. Simon lui-même est un grand émotif, émotion qu’il masque derrière sa vivacité et sa fulgurance. L’écriture du paysage doit prendre le pas sur la lecture… et Simon, c’est des pages et des pages de romans. » G.V.

Inventer un paysagisme avant-gardiste

J. Simon était un provocateur éclairé, critique ironique de la fabrique urbaine des années 60 et 70, que les jeunes générations de paysagistes ont pris au sérieux. Il a imposé une vision globale des territoires et de leurs paysages, qui n’existait pas, et dont les paysagistes ont su tirer parti pour l’imposer à l’architecture et à l’urbanisme réglementaire.

« A l’époque se souvient J. Simon, le discours de l’architecte, c’était demander au paysagiste du gazon et des arbustes afin de laisser voir l’architecture » (…) « (La mutation des pratiques) va se faire avec l’objectif affiché de « faire campagne, de trouver des liens entre le bâti et le milieu champêtre ».6

Aménagement des espaces libres, fascicule 7 : « Les gens vivent la ville », 19767

« Provocateur, dans les photomontages du Détournement des grands paysages il casse les échelles et les distances qui séparent les choses et nous révèle le rythme interne du paysage. Il est le premier à montrer l’esthétique de la catastrophe, à promouvoir l’inattendu et à travailler le contraste comme stimulant à la conception. ». GV.

L’art de la topo-graphie

J. Simon va à l’essentiel pour ouvrir l’espace à proximité des grands ensembles. Il se concentre sur le relief, bannit les fleurs et réduit le choix des arbres à quelques espèces rustiques plantées très denses et très jeunes. Le règne séculaire du pittoresque végétal exotique est aboli.

« Une maîtrise parfaite de l’échelle et des moyens d’action, conjuguée à un sens inné de la topographie lui font travailler le terrain comme une ressource fondamentale dans la construction économique du projet. Récupérer les terres des fouilles des bâtiments, associer les conducteurs de bulldozer à une sensibilité plastique, développée par le sens de la pente, de l’exposition, du jaillissement végétal. Aller à l’essentiel, au minimum pour désencombrer les fioritures de l’aménagement au bénéfice du paysage. « Tu ne plantes que trois espèces d’arbres, et encore il y en a deux de trop ! ». GV

Le land artiste

« Dès 1955, il peint en bleu vif 320 troncs de peupliers trembles à 300 km au nord de Chicoutimi au Québec. Et il récidive en 1964 – en faisant apparaître sur la pelouse du Champ de Mars à Paris un cercle de 35 mètres de diamètre, formé d’herbe haute et drue, obtenu grâce au versement d’azote liquide sur ce cercle.

Ces deux performances in situ servant de préambules à quantité d’interventions paysagistes éphémères. Par exemple le fameux et gigantesque (12000 mètres carrés) Drapeau de l’Europe réalisé à Turny (village bourguignon où habite fréquemment J. Simon) en 1990 en plantant des graines de bleuets et de soucis, puis en luttant pied à pied contre un étouffement possible des seconds par les premiers, avant d’enrayer une “insolente colonisation d’un tapis d’amarantes”.8

Avec les agriculteurs, le paysagiste réalise des installations paysagères éphémères et visibles du ciel principalement dans des champs de céréales ou de prairies. Il invente des paysages agricoles nouveaux, non du point de vue des paysans mais avec son regard et ses outils d’artiste.

Labyrinthe, J. Simon,

 

Pour conclure

Jacques Simon a inventé et fondé la possibilité d’une rénovation durable de la pensée et de la pratique paysagiste en France. Comme concepteur et réalisateur de projets, comme journaliste, enseignant et land artiste, il a contribué avec M. Corajoud à former la première génération des nouveaux paysagistes, celle de la Section du paysage de l’ENSH, puis la seconde, celle de l’ENSP où il est intervenu sporadiquement.

Pour lui, comme pour tous les paysagistes qui se sont inspirés de son œuvre, l’action, le projet de paysage sont des outils de connaissance qui ont été capitalisés par cette profession renouvelée. À ce titre, ils ont rejoint les scientifiques qui cherchent à connaitre pour agir, mais la connaissance pratique des paysagistes n’a pas recours aux méthodes de la science.

Pierre Donadieu

Mars 2020


Bibliographie

B. Blanchon, « Jacques Simon », in Créateurs de jardins et de paysage (M. Racine édit.), Arles Actes Sud/ENSP Versailles, 2002, Vol. 2, 269-271.

B. Blanchon, « Jacques Simon et Michel Corajoud à l’AUA, ou la fondation du paysagisme urbain », in Jean-Louis Cohen, avec V. Grossman, dir., Une architecture de l’engagement : l’ AUA 1960-1985, Paris, Editions Carré, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, 2015, p. 214-225.

G. GIORGI et T. CÔME, Strabic.fr, publié le premier décembre 2015, URL : http://strabic.fr/Jacques-Simon-Gilles-Vexlard

JP. Le Dantec, « Jacques Simon et le retournement de la fin des années 1960 », in Le Sauvage et le Régulier, Paris, le Moniteur, 2002, 199-207.


2 « Bonjour, je m’appelle Jacques Simon. Grand entretien avec Gilles Vexlard », propos recueillis par Giulio GIORGI et Tony CÔME, Strabic.fr, publié le premier décembre 2015, URL : http://strabic.fr/Jacques-Simon-Gilles-Vexlard

4 http://turny.chez.com/A0archives/jacques_simon_architecte.htm, compiled by Desiree Goodwin, Reference Assistant, February 25, 1998.

5 Giorgi, Côme, op cit.

6 J.-P. Le Dantec, op. cit., p. 201

7 Giorgi, Côme, op cit.

8 JP. Le Dantec, « Jacques Simon et le retournement de la fin des années 1960 », in Le Sauvage et le Régulier Paris le Moniteur, 2002, 199-207.

Pierre Donadieu

Retour

Pierre Donadieu

Botaniste, géographe, historien : enseignant et chercheur

Son parcoursses publicationsses distinctionsses idées

Pierre Donadieu est né le 3 février 1945 à Louzy (Deux-Sévres). Il passe son enfance dans la campagne des Marches picto-angevines.

Son parcours

Le lycée (1956-1965)

De 1956 à 1965, il fait ses études au lycée Henri IV à Poitiers et s’oriente vers le métier d’agronome :

« Dans les premières années du lycée, je pensais au métier d’agronome mais sans savoir ce que signifiait exactement ce mot. Peut-être une sorte de super agriculteur sans les travaux des champs que je n’appréciais pas du tout dans la ferme familiale ? »1.

Ayant été admis dans les classes préparatoires aux grandes écoles (en section Agro), l’idée de devenir paysagiste apparait mystérieusement :

« Une idée me trottait derrière la tête depuis le début des classes prépas : devenir paysagiste, sans renoncer à être agronome. Non pour seulement dessiner et réaliser des jardins mais pour m’occuper également des paysages. Comment et pourquoi ? Je n’en savais rien mais cette curieuse intuition se révéla juste. La seule école qui semblait apporter cette compétence était l’École d’horticulture de Versailles qui offrait une spécialité Paysage et Art des jardins. Cette motivation reste pour moi obscure car je ne connaissais aucun paysagiste, mais en revanche je réussissais très bien en géographie. En outre j’adorais la botanique et commençais à savoir mettre des noms sur les arbres, les fleurs et les herbes. En réalisant mon premier herbier avec des récoltes botaniques à Louzy, je préparais sans le savoir ma carrière de botaniste et de phytogéographe. »

L’École nationale supérieure d’horticulture de Versailles (1965-1968)

Après avoir démissionné de l’École d’agronomie de Grignon où il était admis, il entre à l’ENSH pour obtenir son diplôme d’ingénieur horticole et suivre les enseignements de la Section du paysage, comme son voisin de table Gilles Clément :

« Mon premier voisin de table, à ma gauche sur la paillasse, dans la salle de travaux pratiques du bâtiment des Suisses, s’appelle Gilles Clément. Lui aussi a démissionné d’une école d’agronomie, celle de Rennes où il était reçu. Il veut devenir paysagiste et y parviendra avec succès. »

P. Donadieu renonce à suivre la Section et se prépare à l’INRA à une carrière dans les services de Protection des végétaux :

« Le printemps 1968 arriva. C’était ma troisième année d’école. La révolte grondait dans les milieux étudiants. J’étais en stage à l’Institut national de la recherche agronomique de Versailles dans un laboratoire de virologie, car j’avais décidé de ne pas m’inscrire dans la section de paysagiste. J’avais trouvé deux bonnes raisons : l’état de l’enseignement du paysage était, de mon point de vue, assez lamentable (pas ou peu d’enseignants permanents, des enseignants et des étudiants en grève, des ateliers souvent vides…), et surtout il fallait que je trouve un emploi rémunéré dès la sortie. »

La période dijonnaise (1968-1971)

Par concours, il entre à l’École nationale des sciences agronomiques appliquées de Dijon une jeune école de fonctionnaires qui formait les cadres des services agricoles ainsi que les enseignants des établissements d’enseignement secondaire agricole. Il y reste un an en suivant une formation à la faculté de droit, puis s’inscrit l’année suivante à l’université de Montpellier pour obtenir un diplôme d’études approfondies en écologie. Il y fait l’apprentissage de la recherche scientifique auprès des chercheurs du Centre d’études phytosociologiques et écologiques du CNRS.

« L’enseignement, placé sous la direction des botanistes et phytosociologues Louis Emberger et Charles Sauvage, transmet les méthodes informatiques nouvelles mises au point par les chercheurs Michel Godron et Gilbert Long. J’entre dans une grande famille scientifique qui m’ouvre les portes d’un nouveau domaine auquel Jacques Montégut m’avait initié. Elle partage l’idée que la plante spontanée informait sur les propriétés et la dynamique des milieux. Cartographier les formations végétales de pays connus ou inconnus revenait à informer sur les potentialités d’usage des terres : forestières, pastorales, agricoles ».

En 1970, il est admis à un poste de chef de travaux en écologie prairiale qui s’ouvre à l’École des ingénieurs des travaux agricoles de Dijon-Quetigny. Il ne rencontre pas J. Sgard et B. Lassus qui travaillent dans la ville nouvelle… Puis il part en coopération militaire en Algérie.

Les moment algériens (1971-73) et marocains (1973-1977)

Il est affecté à l’Institut agronomique d’El Harrach à Alger pour enseigner la botanique et l’écologie végétale. Avec D. Chessel de l’Université de Lyon, il commence et publie ses premières recherches sur la structure des végétations steppiques des hauts plateaux algériens en même temps qu’il se consacre avec une équipe de la FAO à la cartographie de la végétation dans la région des Aurès.

« Quelles que soient les saisons, nous parcourons les steppes glaciales ou torrides, en land rover en général, les montagnes hérissées de genévriers ou de chênes verts, les lacs salés, les pâturages d’armoise, les nappes alfatières, les maigres cultures d’orge parsemées de mechtas… Je m’associe à eux pour réaliser une superbe carte de la végétation de la région des monts du Hodna, entre Biskra, Bou Saada et Batna dans les Aurès, ainsi que le rapport descriptif qui l’accompagne. On évaluait la valeur fourragère des parcours sur des bases très empiriques. Les expériences tunisiennes et soviétiques nous servaient de référence. ».

Puis il est recruté comme pastoraliste, écologue et bioclimatologue à l’Institut national agronomique et vétérinaire Hassan II de Rabat en tant que coopérant civil.

« J’entreprends des travaux de bioclimatologie et de phytogéographie qui précisent la répartition de la flore et de la végétation au Maroc, puis sur l’ensemble du Maghreb. J’en tirerai une belle carte synthétique de la végétation marocaine, trop empirique pour être validée par les scientifiques, mais qui sera publiée en 1978 par les services de cartographie de Rabat. Après la conquête pacifique du Sahara espagnol par la monarchie marocaine, la Marche verte de 1977, il me sera demandé de l’étendre jusqu’à la Mauritanie, régions que je ne connaissais pas. Je le fis, sans trop de scrupules, à partir des travaux du botaniste Pierre Quézel. »

Avec l’agronome A. Bourbouze et l’éthnologue A. Hammoudi, il participe à un nouveau type de recherche-action sur le développement de la vallée de l’Azzaden dans le Haut-Atlas au sud de Marrakech2.

« Nous avions la conviction de participer à des pratiques innovantes. L’étude de la vallée de l’Azzaden était pour moi semblable à une étude d’écologie systémique dont j’avais lu un exemple en Tunisie aride. Je traduisis cette interprétation par une étude des valeurs des parcours et un grand tableau écosystémique qui tenait davantage du schéma de câblage électrique ! J’en étais très fier puisqu’il fut publié et que je le montrerai quelques années plus tard au géographe Olivier Dollfus qui allait devenir mon directeur de thèse de doctorat à Paris. »

L’enseignement d’écologie à l’École nationale supérieure du paysage de Versailles (1977-1986)

De la même façon que M. Rumelhart un an auparavant en Algérie, P. Donadieu est recruté à l’ENSP par J. Montégut qu’il avait invité à des excursions botaniques au Maroc. Ils sont chargés de la mise en place du département d’écologie et du laboratoire du même nom. Dans ce cadre, ils enseignent la botanique en première année, la phytoécologie et l’écologie urbaine en 2ème et 3ème année.

Participant avec les paysagistes aux grands concours de parcs publics de cette période (Le Sausset, Les Tuileries, La Villette …), ils partagent leurs services entre l’agence de M. et C. Corajoud (pour M. Rumelhart), et celle de Bernard Lassus (pour Pierre Donadieu).

Parallèlement, P. Donadieu poursuit ses activités de pastoraliste pour la FAO et des sociétés d’étude, et enseigne au Maroc jusqu’en 1990.

En 1986, il cède la direction du département d’écologie à M. Rumelhart devenu maitre de conférences en « écologie appliquée au projet de paysage ». Il passe alors un an au Centre International des Hautes études méditerranéennes de Montpellier, puis revient en 1988 à l’ENSP où l’École lui confie l’organisation des Ateliers régionaux de quatrième année qu’il assure avec B. Follea jusqu’en 1996.

«  R. Chaux me confie la mise en place de deux nouvelles structures de l’école : les ateliers pédagogiques régionaux de quatrième année, et le département de sciences humaines et sociales. J’ai quarante-deux ans et vais me tourner vers une nouvelle activité pédagogique et de recherche à laquelle je me prépare depuis quelques années. À cela s’ajoute ma contribution à la revue de l’école, Paysage et Aménagement, en tant que membre du comité de rédaction. Je vais quitter progressivement le monde scientifique de l’écologie et du pastoralisme pour entrer dans le champ des Landscape studies comme disent les chercheurs américains et anglais que je lis beaucoup. ».

La « Mouvance » (1989- 2008)

De retour à l’ENSP, P. Donadieu est associé en 1989 à la création du DEA « Jardins, Paysages, Territoires » à l’École nationale d’architecture de Paris-la-Villette avec B. Lassus et A. Berque. Il y crée des enseignements différents de ceux du département d’écologie de l’ENSP, fondés sur les nombreuses publications universitaires de cette période. Elles concernent à la fois les idées de paysage chez les géographes (R. et P. Brunet, Y. Lacoste … ), et chez les agronomes (J.-P. Deffontaines et l’INRA-SAD), autant que les travaux de recherche en cours (le paysagisme montagnard de B. Fischesser et H. Lambert au CTGREF de Grenoble par exemple).

« Après son départ de l’ENSP, B. Lassus, qui est professeur titulaire à l’École d’architecture de Paris-la-Villette, rassemble un cercle international d’universitaires et de praticiens qui ont déjà acquis une notoriété dans le domaine du paysage et des jardins : l’historien des jardins John Dixon Hunt (USA), le critique d’art anglais Stephen Bann, l’esthéticien du paysage Alain Roger, le géographe, spécialiste du Japon, Augustin Berque, le haut fonctionnaire du ministère de l’Environnement Alain Chabason, le polytechnicien, sociologue et historien des jardins, Michel Conan, … et moi. ».

Avec Hypothèses pour une troisième nature en 1987 (B. Lassus édit.), Cinq hypothèses pour une théorie du paysage en 1995 (A. Berque édit.), La Théorie du paysage (A. Roger édit.) en 1998, Mouvance II, soixante-dix mots pour le paysage (A. Berque édit.) en 2006, il découvre l’intérêt des manifestes : des proclamations d’idées nouvelles qui engagent un collectif ou une personne. Il se retrouve engagé dans une aventure intellectuelle que A. Berque appellera plus tard La Mouvance. Autrement dit un domaine d’idées et de pratiques changeant ou non au gré des influences subies, une auberge espagnole où chacun apporte son savoir et ses intérêts. Et les défend avec ou sans concession.

Grâce à cette formation doctorale, qui sera dirigée à partir du départ de B. Lassus en retraite en 1999 par Y. Luginbühl, agrogéographe, directeur de recherche au CNRS, il s’oriente vers l’encadrement de thèses de doctorat en « sciences et architecture du paysage » avec l’école doctorale ABIES d’AgroParisTech.

« Le DEA cesse son activité en 2008. Nous avons formé environ 600 étudiants aux concepts et méthodes de la recherche en paysage. Une centaine, français et étrangers, ont pu ensuite préparer une thèse de doctorat et accéder aux métiers de l’enseignement et de la recherche. À cette formation pionnière succèdent plusieurs cursus identiques dans les écoles d’architectes et de concepteurs paysagistes en France et à l’étranger. »

La recherche et la formation doctorale à Versailles (1993-2018)

En 1993 et 1997, il soutient une thèse de doctorat en géographie sous la direction de Olivier Dollfus, puis une habilitation à diriger des recherches à l’université Paris VII. Il devient professeur titulaire affecté à l’ENSP en 1995.

Après la délocalisation de l’ENSH à Angers en 1993, l’ENSP a besoin d’enseignants titulaires et d’un laboratoire de recherches. Celui-ci est créé la même année par P. Donadieu et l’agronome A. Fleury (professeur titulaire issu de l’ENSH), qui deviendra enseignant d’agriculture urbaine à l’ENSP.

« La création du laboratoire de recherches se fit difficilement. Une partie des enseignants paysagistes de l’école, qui avaient leurs propres agences et bureaux d’études n’était pas favorable à la mise en place d’un laboratoire de recherche et d’une formation doctorale. La tutelle l’exigeait dans toutes ses écoles. Mes collègues craignaient d’être évincés de leur enseignement par de jeunes docteurs. Ils n’avaient pas envisagé que certains de leurs élèves paysagistes deviendraient plus tard enseignants avec un doctorat … »

En 2006, il crée le master Théories et démarches du projet de paysage avec l’Université Paris 1, Panthéon Sorbonne et AgroParisTech. L’essentiel de ses doctorants seront inscrits dans l’école doctorale ABIES.

Il enseigne également en Tunisie (Institut national agronomique de Chott Mariem), au Liban et donne de nombreuses conférences dans les écoles d’architecture en Europe (Italie, Suisse, Portugal), en Russie, en Amérique du sud (Argentine, Brésil) et en Asie (Chine, Viet-Nam).

En 2008, avec Catherine Chomarat, philosophe et historienne des jardins, qui lui a succédé à la direction du LAREP, il créé la revue électronique Projets de paysage destiné aux jeunes chercheurs.

En 2011, il fait valoir ses droits à la retraite, et poursuit son activité comme professeur émérite et chercheur associé au sein du LAREP.

Distinctions

Prix de l’Académie des sciences morales et politiques pour l’ouvrage collectif Paysages de Marais (1996), éd. J.-P. de Monza.

Professeur invité à l’Université de Sousse (Tunisie) (2005-2008)

Officier des Palmes académiques (2008)

Membre titulaire de l’Académie d’Agriculture de France, section environnement et territoire, (2015).

Professeur émérite à l’ENSP de Versailles-Marseille (2011-2017)

Ses principales publications

1970-1980

Le Houerou, J. Claudin, Donadieu P., Etude phytoécologique et pastoraliste du Bassin du Hodna (Algérie), FAO, Rome, 1971-72

Jacquard P., Poissonet P., P. Donadieu, A. Trouvat, A. Gallais, “Relations between diversity and stability in experimental plants system”, Communication Proc. 1st Congress of ecology, 1974.

Donadieu P., D. Chessel et al.,1. « Introduction à l’étude de la structure végétale en milieu steppique, Echantillonnage systématique », Oecologia Plantarum, 1975-77

Donadieu P. et al. La vallée de l’Azzaden (étude de la végétation des parcours), Institut agronomique et vétérinaire Hassan II, Rabat, 1975,

Donadieu P., D. Chessel et al, 2. « Introduction à l’étude de la structure végétale en milieu steppique, Traitement systématique », Oecologia Plantarum, 1975-77,

Donadieu P., Chessel D. et al 3., « Introduction à l’étude de la structure végétale en milieu steppique, dispersion locale », Oecologia Plantarum, 1975-77

Donadieu P., L’écosystème montagnard de la Vallée de l’Azzaden (Haut Atlas de Marrakech), plan de l’écosystème, IAV Hassan II, Rabat, 1977.

Donadieu P., Bioclimatologie et phytogéographie de la région méditerranéenne française, 1979, ENSP, Versailles.

1980-1990

Donadieu P, « L’itinéraire paysager de B. Lassus », P& A, n°3, 1985,

Donadieu P. « Gérer le paysage littoral », P&A, n°5, 1985,

Donadieu P. 1/Géographie et écologie des végétations pastorales 2/Méthode d’étude des végétations pastorales, 3/ La production fourragère des parcours méditerranéens, 3 tomes, ENSP/IAV Hassan II, Rabat, 1985,

Donadieu P. « Repérage géographique de la rusticité thermique », Revue horticole, n° 272 1986,

Donadieu P. « Paysage et aménagement de l’espace », in Lectures du paysage, INRAP, 1986,

Donadieu P. Dossier B. Fischesser, « Quinze ans de paysagisme au service de la montagne et de la forêt, A travers les mots, le pouvoir des mots », P&A, n°11, 1987,

Donadieu P. et A. Bourbouze, « L’élevage sur parcours en régions méditerranéennes », Options Méditerranéennes, novembre 1987, 104 p.

Donadieu P. Dossier : « Des paysages sans paysans », P& A n° 107 (dans Paysages-Actualités), 1989,

Donadieu P., Bourbouze A. et Herzenni A., « La gestion de l’espace rural dans le Haut atlas marocain », in P&A , n° 128, 1990,

1991-2000

Donadieu P. et Bertin J., « Les sanctuaires de nature (le spectacle de la nature dans le golfe du Morbihan), P&A n ° 19, 1991,

Donadieu P., « Le projet de paysage , un outil de négociation », Cahier de l’IAURIF n° 106, 1996,

Donadieu P., « Paysages européens protégés, zones naturelles et sites historiques », P&A n° 23, 1993,

Donadieu P. Du désir de patrimoine aux territoires de projets, paysage et gestion conservatoire des milieux humides protégés : le cas des réserves naturelles du plateau de Versailles-Rambouillet et de quelques marais de l’Ouest, thèse de doctorat en géographie, Université Paris 7, 1993,

Donadieu P., « La paludiculture au pays des grenouilles bleues », in Bull. de l’association des géographes français, 3, 1994.

Donadieu P., « Experts et expertise sociale, le cas des autoroutes », in Autoroutes et paysages, C. Leyrit et B. Lassus (édit.), Paris, Demi-Cercle, 1994,

Donadieu, « Pour une conservation inventive des paysages », in La théorie du paysage, A.Roger dir., 1995, et Cinq propositions pour une théorie du paysage A. Berque dir., 1994,

 

 

 

 

 

Donadieu P., « L’espace agricole et les limites de la ville », in CR de l’Académie d’Agriculture de France, V. 82, n°4, 1996,

 

Donadieu P., (dir.), Paysages de marais, Paris, De Monza, 1996

 

 

 

 

Donadieu P. et Fraval A., «Des agronomes devant le paysage », P&A n° 33, 1996

Donadieu P., et G. Dalla Santa, Campagnes urbaines, Actes sud/ENSP, 1998

 

 

 

 

Donadieu P., « Du désir de campagne à l’art du paysagiste », in L’Espace géographique, 3, 1998.

Donadieu P., «Beyrouth ou la mémoire des pins », Les Carnets du paysage, n° 4, 1999.

2000-2010

Donadieu P., « Nature jardinée, nature sauvage », in Nature vive, Muséum national d’histoire naturelle, Paris, 2000,

Donadieu P., La société paysagiste, Actes sud/ENSP, 2000,

 

 

 

 

 

 

Donadieu P. avec J. Mahaud, « les paysages du Morbihan vus par les artistes », Revue forestière française,n°3, 2000,

Donadieu P., « Les campagnes européennes, tendance début de siècle, de l’agraire au paysage », in Danger d’Europe, Europe en danger (G. Bossuat édit.,), 2001

Donadieu P. et E. de Boissieu, Des mots de paysage et de jardin, Educagri, Dijon, 2002

 

 

 

 

Donadieu P. « Les références en écologie de la restauration », Rev. Ecologie, supp. 9, 2002,

Donadieu P. et Bouraoui M., La formation des cadres paysagistes en France par le ministère de l’Agriculture (1874-2000), Rapport de recherche ENSP/LAREP, 2003,

Donadieu P. et Fleury A., « Les jardiniers restaurent notre monde », Les Carnets du paysage n°9-10, 2003,

Donadieu P. et M. Périgord, Clés pour le paysage, Ophrys, 2005

 

 

 

 

 

Donadieu P., Campagne urbane, Donzelli, introduction de M. V. Minini, 2006.

Donadieu P, In Mouvance, soixante-dix mots pour le paysage, A. Berque et al. édit, Ed. La Villette, 2006

 

 

 

 

 

 

Donadieu P., « Les Bois parisiens », in Paris, Atlas de la nature, APUR, 2006

Donadieu P., « Le paysage, les paysagistes et le développement durable, quelles perspectives ?, » in Economie rurale, n° 297-298, 2007,

Donadieu P. et M. Périgord, Le paysage, entre nature et culture, Armand Colin, 2007,

 

 

 

 

 

Donadieu P, Küster B., Milani R. (dir), La cultura del paesaggio in Europa, tra storia, arte et natura ; Manuele di teoria e pratica, Olschki, 2008,

Donadieu P., Abrégé de géomédiation paysagiste, Tunis, Imprimerie nationale, 2009,

Donadieu, Les paysagistes ou les métamorphoses du jardinier, Actes sud, 2009.

 

 

 

 

 

 

 

2011 …

Donadieu P., avec Sonia Fradi et Hichem Rejeb, L’avenir du vieux village de Takrouna (Tunisie) : ruines ou emblème de la nouvelle villégiature du Sahel ?
publié dans Projets de paysage le 18/07/2010

Donadieu, P. et J. Chroniques paysagistes de deux rives de la Méditerranée, 2011, Tunis, (anglais/français)

Donadieu P., Sciences du paysage, Paris, Lavoisier, 2012

 

 

 

 

 

 

Donadieu P., Le village inventé, fable réaliste, éditions Persée, 2013,

Donadieu P. avec D. Labat, « Le paysage levier d’action dans la planification territoriale » L’espace géographique, n° 1, tome 42, 2013,

Donadieu P., Paysages en commun, Presses universitaires de Valenciennes, 2014,

 

 

 

 

 

Donadieu P., « Contribution à une science de la conception des projets de paysage », in Paysage en projets, (Chomarat-Ruiz C. dir.), Presses Universitaires de Valenciennes, 2016,

Donadieu P., « Les biosols, une condition de la résilience urbaine », in Ressources urbaines latentes, (D. Arienzo et al. dir.), 2016,

Donadieu, P., Girard, Rémy, E., « Les sols peuvent-ils devenir des biens communs ? ». Natures Sciences Sociétés, 2016, 24, p. 261-279.

Donadieu P., « Le paysage à l’Académie d’agriculture de France, de l’esthétique à la biodiversité », in Questions d’environnement et d’agriculture, L’Harmattan, 2017,

Donadieu P., « Les sols en tant que communs territoriaux, un point de vue paysagiste », (chap 7) in Les sols au cœur de la zone critique, enjeux de société (Dhérissard dir), V. 6, Académie d’agriculture de France, 2018 ,

Donadieu P., « Un point de vue mésologique », Les sols au cœur de la zone critique (Berthelin et al, dir), Vol 2, Académie d’agriculture de France, 2018,

P. Donadieu et al, Le paysage en douze questions, et Qu’est-ce que le paysage ? Académie d’Agriculture de France, www.topia.fr, 2018,

Donadieu P., « Les paysages du Genevois français », CAUE Haute Savoie, in Prises de vue Métis Press, 2019.

Donadieu P. Histoire de l’enseignement à l’ENSP de Versailles, depuis 2018. https://topia.fr/2018/03/27/histoire-de-lensp-2/

Ses idées

La carrière de P. Donadieu n’est pas celle d’un formateur de paysagistes concepteurs à la manière de M. Rumelhart avec lequel il a enseigné pendant une dizaine d’années. Elle est plutôt celle d’un chercheur enseignant qui a transmis à ses étudiants de DEA, de master et de doctorat, un métier (des méthodes de chercheur) appris précocement. Il a exploré des domaines apparemment très différents, mais avec un dénominateur commun, l’intérêt porté à la connaissance de l’espace, tant du point de vue de ses potentialités écologiques et de ses usages sociaux que de son aptitude à être modifiée par des projets de paysage ou de jardin.

Deux questions ont été pour lui constantes, sans réponses définitives : quelles connaissances doit-on transmettre aux étudiants (agronomes, paysagistes, architectes) et pour quels usages ? Comment les créer ?

Deux polarités épistémiques se sont succédées et superposées sans vraiment interférer. L’une de 1970 à 1990, est dominée par la connaissance botanique et écologique des végétations naturelles, cultivées et jardinées, notamment méditerranéennes, savoirs scientifiques qu’il enseigne pour former des ingénieurs agricoles à Dijon, et des ingénieurs agronomes à Alger et à Rabat. Cette pratique d’enseignant est doublée par une compétence d’agrostologue pastoraliste et de phytogéographe qui cherche à établir sous forme cartographique des synthèses bioclimatiques et phytoécologiques pour l’Afrique du nord.

« En tant que botaniste, j’ai mis mes connaissances biologiques au service de la formation des ingénieurs agronomes. Qu’il s’agisse de la flore des pâturages, des forêts, des mauvaises herbes des cultures ou des jardins. J’étais à l’aise partout. Je savais mettre un nom latin sur n’importe quel végétal ou presque. Et si je ne savais pas, les flores m’aidaient car j’avais appris à les manipuler très tôt. C’était une compétence peu répandue mais aussi une passion très envahissante que m’avait transmise Jacques Montégut à l’ENSH de Versailles. J’en ai gardé des milliers de diapositives »

L’autre polarité, de 1977 jusqu’à aujourd’hui, a été construite en fonction des différentes missions qui lui ont été confiées dans la mise en place des services de l’École de paysage de Versailles ; cette formation étant proche de la culture de projet des architectes et de celle des Beaux-Arts. Il a pris en charge la création et la gestion des départements d’écologie, de sciences humaines et sociales, et de la quatrième année, puis la responsabilité scientifique d’un laboratoire de recherches et d’une formation doctorale reliée à celle dispensée à l’École d’architecture de Paris la Villette.

Pour cela il a modifié ses centres d’intérêt :

« Je voulais conclure ma période nord africaine par une belle thèse de doctorat qui aurait prolongé les travaux phytoécologiques de Charles Sauvage et de Louis Emberger, autant que ceux de mes mentors en pastoralisme H.-N. Le Houerou et Jacques Claudin. Mais cette idée était devenue anachronique au début des années 1980. Alors j’ai soutenu dix ans plus tard une thèse en géographie de l’environnement consacré aux zones humides, un sujet qui allait devenir quelque temps très politique, puis tomba dans l’oubli ».

Le botaniste

Pierre Donadieu a acquis la compétence de botaniste d’abord à l’ENSH de Versailles, puis sur les steppes algériennes. Ce savoir encyclopédique n’était pas dissociable de la capacité à lire et à comprendre les paysages comme il le raconte au moment de son passage de l’Algérie au Maroc en 1972 :

« En juillet, mes nouveaux employeurs me proposent un exercice inattendu : accompagner un voyage d’études des élèves ingénieurs marocains sur les plateaux de l’Oriental, de Missour à Midelt. Je prends le train d’Alger jusqu’à Oujda et Taza pour rejoindre le bus qui m’attend. Je n’ai jamais parcouru la vallée de la Moulouya, mais les paysages que je découvre me sont immédiatement familiers, des steppes à alfa et à armoise blanche à perte de vue comme sur les hauts plateaux algériens. Sur les contreforts du Moyen-Atlas, des boisements clairsemés de genévriers montent à l’assaut des cimes encore enneigées. Je commente le parcours comme si j’en étais le guide attitré. Examen réussi ! On se donne rendez-vous en septembre à Rabat pour la rentrée. »

Il ne faisait pas de doute pour lui qu’un nom de plante, spontanée ou pas, était associable à de multiples propriétés du milieu où on la trouvait. Les végétaux parlaient de l’histoire climatique, édaphique et humaine des paysages ruraux, de leurs usages (forestiers, pastoraux, agricoles, alimentaires…). Encore fallait-il les faire parler !

La Plante indicatrice

Fondée sur des méthodes phytoécologiques et phytosociologiques, cette doctrine était étrangère aux points de vue sociologique et agronomique de l’époque, lesquels remettaient en cause des ambitions un peu hégémoniques. Pourtant, elle savait intégrer les causes économiques ou culturelles des évolutions constatées.

« Les économistes, les agronomes et les sociologues nous ignoraient. Et on ne se privait pas d’en faire autant. Si nous recommandions les mises en défens des parcours abimés par le surpâturage, c’est après avoir observé les cimetières préservés des troupeaux. Si nous affirmions la dégradation généralisée des anciennes forêts semi-arides, c’est en étant capable de reconnaitre les vestiges du cortège floristique forestier. Dans ce grand livre ouvert de la nature, nous lisions le destin des territoires …Nos alliés c’était les forestiers. ».

De retour à Versailles, P. Donadieu ne travaille plus avec des agronomes ou des forestiers (des scientifiques), mais avec des paysagistes (qui ne le sont pas). Ces derniers attendent des écologues enseignants une connaissance experte du « milieu » (au sens des paysagistes) pour inspirer leur parti de projet et pour planter les bonnes plantes au bon endroit. Pas beaucoup plus.

«M. Rumelhart enseignait déjà quand je suis arrivé. Je n’ai pas posé la question : que devons nous enseigner, et pourquoi ? J’aurais dû la poser. Il était évident que nous nous sentions les héritiers de J. Montégut et que notre chemin pédagogique était tracé. Personne ne semblait souhaiter autre chose. Personne n’évoquait l’émergence de la conscience écologique et des alternatives à la croissance économique que la France venait de connaitre. Les idées étaient conservatrices en dépit de l’apparition d’une commande publique nouvelle de parcs urbains, et de réponses de projets qui allaient fonder un “paysagisme urbain“. C’était frustrant. »

Réguler les paysages agricoles : une utopie

Constatant que la connaissance phytoécologique des paysages n’intéresse en général les étudiants qu’en tant qu’éléments vite oubliés de culture générale, et que la botanique reste un savoir scientifique d’expertise qui n’est pas revendiqué par les paysagistes, Pierre Donadieu revient à son expérience précédente : les paysages ruraux.

En tant qu’agronome, et fils d’agriculteur, il commente dans de nombreux articles publiés dans Paysage et Aménagement, l’évolution des paysages agricoles. En s’appuyant sur son expérience marocaine et sur les travaux de J.-P. Deffontaine à l’INRA, il réaffirme l’idée que les paysages agricoles sont d’abord des productions des propriétaires fonciers et des exploitants agricoles. Et qu’il n’est possible d’agir sur eux qu’avec les agriculteurs.

«Je voyais bien, et je le comprenais par atavisme, que les mondes paysagiste et agricole en France n’avaient rien de commun. Il était illusoire de vouloir édicter « top down » des règles paysagères applicables par les entreprises agricoles, sauf dans des situations patrimoniales partagées par tous localement. Cette ambition défendue par les paysagistes me paraissait exorbitante, et politiquement utopique. Seules les démarches patrimoniales enseignées par H. Ollagnon à l’AGRO ont été vraiment efficaces, avant celles de la médiation paysagère»  

Le géographe

Quand il s’associe à l’agronome A. Fleury, il trouve un partenaire qui partage sa culture agronomique issue de l’AGRO de Paris et des enseignements de M. Sébillotte que lui ont transmis ses collègues agronomes au Maroc. Dans ce partenariat, il est ainsi amené à avoir recours aux travaux de recherche du géographe orientaliste A. Berque (le paysage comme médiance) et du philosophe A. Roger (le paysage comme artialisation du pays) avec lesquels il travaille. Il modélise le processus de projet de paysage en s’inspirant des travaux du sociologue M. Conan et de l’écrivain Umberto Eco (le projet comme logique abductive). Il tente de les appliquer à trois domaines émergeants de l’action publique gouvernementale : l’agriculture urbaines, les zones humides et les pratiques paysagistes.

L’agriculture urbaine

André Fleury, qui est nommé professeur d’agriculture urbaine à l’ENSP, est le principal promoteur, avec Roland Vidal, et jusqu’à sa retraite, de l’idée de l’agriurbanisme. Pierre Donadieu l’accompagne dans cette démarche qui analyse en termes agronomiques les mécanismes d’adaptation des exploitations agricoles à la demande alimentaire urbaine.

« J’avais vite compris que dans ce milieu (paysagiste, architecte, artiste, écrivain …), on ne pouvait convaincre que par des manifestes, et non par des publications scientifiques. C’est pourquoi, après quelques années d’enquêtes avec André et ses étudiants, j’ai écrit Campagnes urbaines, ouvrage publié avec l’aide de J. Cabanel de la Mission du paysage. C’était une application un peu simpliste du concept de conservation inventive que j’avais développé dans Cinq propositions … Je plaidais pour la conservation d’une agriculture réinterprétée dans la région urbaine, par la ville et pour la ville.  Les paysagistes enseignants auraient pu s’en emparer, mais il n’en a rien été.»

Les zones humides

Deux années avant la parution de Campagnes urbaines, Pierre Donadieu dirige l’édition de l’ouvrage Paysages de Marais toujours avec l’aide de la Mission du paysage. Le thème des Zones humides est à l’agenda du gouvernement. L’idée semble la même que dans Campagnes urbaines, sous une forme polyphonique et plus savante : comment et pourquoi les marais, les marécages, les zones inondables, en voie de disparition, pourraient-ils « faire paysage » tout en conservant leurs espaces propres et les services écosystémiques qui y sont associés ?

« Je venais de soutenir ma thèse sur les zones humides, et souhaitaient la publier. J. Cabanel me convainc facilement d’en faire un « beau livre » tout public. Je propose une première version réunissant les textes des chercheurs français sur ce sujet. Puis une seconde, beaucoup plus simple avec les images d’Arnaud Legrain (Agence VU), auxquelles s’ajouteront les images de l’éditeur J.-P. de Monza. Le livre a obtenu un prix de l’Académie des sciences morales et politiques. J’en étais très fier ».

Les paysagistes

Au début des années 2000, le corpus théorique de la Mouvance devint de plus en plus évident et convaincant. Il dessinait un périmètre original de pensée et de pratiques propre au paradigme paysager/paysagiste de « milieu » au sens de la mésologie développée par A. Berque. Il était devenu possible de penser le projet de paysage avec une épistémologie propre qui l’ancrait assez loin du naturalisme des scientifiques, mais sans l’exclure. Les approches néo-heideggérienne de A. Berque, plasticienne de B. Lassus et esthétique de A. Roger inspiraient cependant des critiques vives chez les géographes, les agronomes et les anthropologues. Débats qui furent clos par l’ouvrage de l’anthropologue P. Descola Au-delà de nature et culture en 2005. L’idée de paysage relevait de la catégorie des cultures dites naturalistes et ne pouvait se soustraire à ce déterminisme sociohistorique.

P. Donadieu pris acte de ce débat d’abord en publiant La Société paysagiste, qui rassemblait et développait ses cours au DEA de l’École d’architecture de la Villette, puis les Paysagistes, figures produites par cette société amateure de paysages, de jardins et de lieux aimables, qui décrivait l’état de la profession de paysagiste en pleine croissance à cette époque.

« J’ai pensé à cette époque (2009) qu’un cycle se terminait. J’avais vu disparaitre l’idée, pourtant convaincante, de la « Plante indicatrice des milieux », il me semblait que la Mouvance, non moins séduisante, allait connaitre le même sort. C’est pour cette raison que j’avais créé, pour lui succéder, avec l’aide du directeur R. Mondy et de la direction d’AgroParisTech, le master « Théories et démarches du projet de paysage » et sa formation doctorale, seule possibilité pour les chercheurs du LAREP de susciter des vocations de jeunes chercheurs et de développer des programmes de recherches, sur le projet de paysage. »

Dans tout cela j’ai été un géographe peu orthodoxe, intéressé en dernier ressort par ce que les pratiques paysagistes, médiatrices, apportaient à la vieille idée du commun. Et pour cela je me suis beaucoup inspiré de la philosophie pragmatiste du philosophe américain John Dewey. ».

L’historien

Pierre Donadieu n’est pas historien, mais il a été convaincu par sa collègue, Chiara Santini, historienne professionnelle, de l’intérêt de la consultation des archives. Il est devenu historien amateur.

« J’ai fait une première tentative d’exploration du passé avec la recherche sur la formation des cadres paysagistes en France en 2003. Dans les archives poussiéreuses de l’ENSP, j’avais découvert des petites merveilles évoquant la mémoire oubliée de l’École d’horticulture. J’ai entrevu, de loin, les zizanies avec l’école d’Angers pendant presque 20 ans : qui était légitime pour accueillir les archives des écoles et des paysagistes : Angers ou Versailles ? ».

Il se rend compte que cette histoire est méconnue par les élèves et les enseignants, et surtout qu’elle est tronquée et comporte beaucoup de trous.

« Je me suis lancé dans une entreprise un peu folle : raconter l’histoire de l’enseignement des écoles du Potager du roi. Pour cela j’ai fait appel aux travaux existants et en cours. J’ai repéré avec l’aide de Chiara où étaient les archives, j’ai interrogé les plus vieux enseignants. J’écris au fil des semaines un récit qui, pour partie (l’histoire la plus récente) est aussi le mien ».

Pour conclure

Pendant une cinquantaine d’années, la carrière d’enseignant chercheur de P. Donadieu dessine un « destin paysager » qui ne prend pas les mêmes chemins que celui de B. Lassus décrit par S. Bann3.

Formé très tôt à la recherche scientifique au CNRS, il fait un vaste détour par l’enseignement et la recherche agronomique et forestière en Algérie et au Maroc, avant de revenir au Potager du roi où il a appris son métier de botaniste.

Dans ce site prestigieux, il devient, parmi d’autres, l’artisan de la construction lente et riche de péripéties de l’enseignement de l’École nationale supérieure de paysage de Versailles-Marseille. Elle a été faite sur le modèle des projets versaillais d’Institut du paysage qui avaient échoué.

Parallèlement, associé aux manifestes culturalistes des acteurs de La Mouvance, il poursuit une analyse des processus de « mise en paysage » des territoires ruraux. Cette connaissance avait commencé avec les pâturages collectifs des éleveurs marocains. Elle se termine dans la quête d’un bien commun paysager apporté par la gouvernance démocratique des territoires en France.

La boucle est ainsi refermée sur une vocation qui trouve peut-être ainsi son origine restée énigmatique : une conscience précoce d’un destin humain solidaire. Idée que résume le philosophe J. Rancière :« L’apparence (du monde) n’est pas le contraire ou le masque de la réalité. N’est-elle pas ce qui ouvre ou ferme l’accès à la réalité d’un monde commun ? »4 ?

Pierre Donadieu

Mars 2020


Notes

1 La plupart des citations sont extraites de l’autobiographie de Pierre Donadieu, Ici et ailleurs, mémoire des deux rives, non publié, 2017.

2 Un film de A. Bourbouze et de A. El Aich, « La vallée est tombée dans les pommes » a montré 40 ans après l’efficacité de la démarche. Désenclavée par une piste carrossable, la vallée s’est ouverte à une économie arboricole spectaculaire qui a transformé le mode de vie de ses habitants.

3 S. Bann, Le destin paysager de B. Lassus, Orléans, HYX, 2014.

4 Jacques Rancière, Jardins subversifs, le Temps du paysage. Aux origines de la révolution esthétique. La Fabrique éditions, 2020.

Marc Rumelhart

Retour

Marc Rumelhart

Botaniste, écologue paysagiste et pédagogue

Son parcours Ses idées de pédagoguesUne épistémologie du vivant1

Marc Rumelhart est né à Lyon en 1951 et a passé son enfance dans le Bugey jusqu’à l’âge de 20 ans.

Son parcours

Après les classes préparatoires dans un lycée lyonnais, il se présente au concours d’entrée à l’Ecole nationale supérieure dhorticulture de Versailles où il est reçu en 1971. La même année sont inscrits en première année de la Section du paysage et de lart des jardins : Alexandre Chemetoff, Alain Marguerit et Gilles Vexlard. Cette même année, M. Corajoud et Jacques Simon commencent à enseigner dans les ateliers à la rentrée de l’année scolaire 1971-72.

Puis, il choisit une spécialité de malherbologie avec le professeur de botanique et d’écologie végétale, Jacques Montégut, qui deviendra son mentor et un modèle admiré.

« La perspective d’une année avec Montégut suffisait à mes ambitions. Je n’ai jamais regretté ce choix car je lui dois ma vocation de botaniste écologue, et bien des partis pris pédagogiques. Hormis une laborieuse initiation à la recherche, et quelques cours suivis à l’Agro, je passais beaucoup de temps à accompagner les pérégrinations du maître ».

« Comme nous n’étions, hélas, pas toujours dehors, j’ai beaucoup appris en mettant de l’ordre dans l’herbier, en manipulant les échantillons rapportés des sorties, et en indexant la littérature botanique et malherbologique. Mais aussi en préparant avec les techniciens du matériel didactique vivant, car Montégut faisait beaucoup manipuler. Semis, rempotage, repiquage, arrosage, étiquetage : de ces précieux gestes jardiniers, j’ai plus appris là qu’en deux ans d’horticulture. Des équipées délocalisées en région, je rapportai grand butin : l’exploration partagée de territoires et de leurs usages donnait une clé pour entrer dans la conversation généreuse et cultivée du patron, ce grand savant. »

Son diplôme dingénieur horticole en poche en 1974, il part en coopération militaire à Djelfa sur les hauts plateaux algériens, où il fait venir J. Montégut. Celui-ci le recrute pour lui succéder dans les enseignements de la nouvelle ENSP qui vient douvrir ses portes.

En 1976, il est affecté, comme maitre auxiliaire, à l’ENSH et mis à disposition de lENSP. Pour parfaire sa formation, J. Montégut loriente vers un DEA d’écologie végétale à l’Université d’Orsay quil suit en 1977 :

« Je trouvais à Orsay (université de Paris-Sud) un bel enseignement d’écologie végétale, adapté à mes besoins. Autour de Marcel Guinochet se concentrait un renouveau de la phytosociologie. En appui à un cours de phytoécologie générale de haut niveau, Georges Lemée nous faisait bénéficier de ses résultats sur les écosystèmes des réserves biologiques de Fontainebleau. L’encadrement serré de leurs collaborateurs (Solange Blaise, Jean-Paul Briane, Jean Guittet, Jean Lacourt, Aimé Schmitt) avait installé parmi les étudiants un esprit d’équipe stimulant. M. Guinochet par sa hauteur de vues et sa posture de systématicien, Lemée par la tonicité et la transversalité de ses apports, y compris in situ, ont élargi mon approche de l’écologie scientifique. J’ai acquis rapidement une gamme étendue de références méthodologiques et de terrain. En outre, je pris pied cette année-là dans l’Amicale de phytosociologie, que j’allais accompagner une quinzaine d’années ».

À l’ENSP, il rencontre à la rentrée suivante Pierre Donadieu, lui aussi ingénieur horticole (entré à l’ENSH en 1965) et titulaire dun DEA d’écologie en 1970 (à l’Université de Montpellier). J. Montégut lavait recruté au Maroc à l’occasion là aussi d’inépuisables excursions botaniques dans le Moyen Atlas et le Haouz de Marrakech. Il dirigeait le département d’écologie végétale, de bioclimatologie et de pastoralisme à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II de Rabat.

De 1977 à 1986, ils créent et gèrent ensemble le département d’écologie et le laboratoire d’écologie. Dans le cadre du département ils prennent en charge avec Roland Vidal les enseignements de botanique et d’écologie végétale des trois premières années de lENSP. Ils reconduisent, au moins au début, une grande partie de lenseignement de J. Montégut dont ils avaient été les élèves, et tout particulièrement les excursions, les travaux pratiques, les polycopiés et les herbiers. Dans le cadre du laboratoire, ils répondentà des demandes d’études écologiques issues le plus souvent de paysagistes et de bureaux d’études.

Ils participent au concours du parc départemental du Sausset (93) et M. Rumelhart assiste M. et C. Corajoud pendant les vingt ans de réalisation du parc.

Le parc du Sausset, stratégies bocagères, 1980

Après une période de crise, labandon du projet d’Institut français du paysage en 1985, les départs, momentanés ou définitifs, de nombreux enseignants dont Pierre Donadieu, Gilles Clément, B. Lassus et A. Provost, et après la nomination de Michel Corajoud comme maitre de conférences titulaire en « théories et pratiques du projet de paysage », en 1987, M. Rumelhart est nommé maitre de conférences titulaire en« écologie appliquée au projet de paysage ».

Dans son département, il met en place une nouvelle équipe denseignants. Dabord en sassociant avec le paysagiste Gabriel Chauvel (qui s’était inscrit à la Section en 1970) afin de reprendre lenseignement dutilisation des végétaux que ne dispensait plus Gilles Clément.

G. Chauvel

M. Rumelhart revient sur cette période de mutation de lENSP :

« Michel Corajoud (avait reçu) une lettre d’un ancien étudiant de la section du paysage, qui exprimait le désir de renouer avec l’univers d’échanges d’expériences et de débat que représentait pour lui l’école, après une douzaine d’années de pratique professionnelle trop isolée. Connaissant mon inquiétude (relative à l’enseignement d’utilisation des végétaux), Michel Corajoud organisa une rencontre avec Gabriel Chauvel dans son village introuvable des bords de Vilaine, près de Redon. Mais il laissa ce soir-là si peu de place à la parole de son élève que je n’eus d’autre choix que de faire confiance à l’intuition du maître bavard, longuement argumentée pendant le voyage de retour. Bien m’en prit. Gabriel Chauvel est un expérimentateur de première catégorie, un inventif détonnant et un bricoleur génial. En outre, quoiqu’il s’en défende, il aime et sait écrire, et possède l’art de résumer une pensée ou une découverte par une formule concise d’une efficacité didactique redoutable. Nous avons presque immédiatement accordé nos violons. »

Ils mettent en place de nouveaux exercices pédagogiques pour inventer un enseignement du jardinage au Potager du roi :

« Je ne sais même plus qui a proposé le premier d’offrir aux élèves une pratique jardinière, mais le fait est que, dès le printemps 1986, celle-ci se mettait en place dans un coin déshérité du Potager du roi, sur un épandage de vases de curage ».

Puis il recrute un ancien élève, Alain Freytet, diplômé en 1984.

A. Freytet

«Il mettait au service de notre enseignement ses talents variés : dessinateur, cartographe, naturaliste et… pédagogue. Ils ont superbement dynamisé et diversifié nos activités de lecture de l’espace et de diagnostic paysager. J’ai déjà évoqué ailleurs quelques-unes de ses qualités professionnelles. Promoteur convaincant de la spécificité des paysagistes, mais familier du travail interdisciplinaire, il en tire un enthousiasme, une aptitude à l’encouragement qui font accepter par les élèves l’exigence forte de ses attentes de production. Avec lui, je n’ai pas peur de prétendre que nous avons érigé au rang d’un art savant la conception des excursions et des voyages pédagogiques, et l’apprivoisement de la géologie et du relief par les futurs paysagistes ».

Avec la création par P. Donadieu et A. Fleury du laboratoire de recherches de l’ENSP en 1993, il s’oriente un temps vers la recherche scientifique et dirige un programme pluridisciplinaire de recherches du Ministère de l’Environnement Recréer la nature (1999-2000)2. Puis il se consacre totalement à l’enseignement et infléchit l’activité pédagogique et de recherche de son département vers les ethnosciences. En 2007, il recrute la jeune ethnoécologue Pauline Frileux3 comme maitresse de conférences appelée à lui succéder. Il prend sa retraite d’enseignant en 2013, sans cesser son activité jardinière au Potager du roi avec ses collègues et anciens élèves, mais en froid avec la direction de l’école du fait d’un litige sur sa succession.

S’étant totalement dévoué à l’enseignement, sans faire une place suffisante à la recherche académique comme le souhaitait la tutelle ministérielle, il a entretenu avec la Direction générale de l’enseignement et de la recherche du ministère de l’Agriculture, et surtout avec la CNECA (commission nationale des enseignants chercheurs) qui avait bloqué son avancement de carrière, un dialogue de sourds4.

« Mais la vexation, je dirais même l’injustice, la plus forte c’était, à mes yeux, la déconsidération des enseignants non ou peu chercheurs dont je comprenais bien que je « jouirais » à vie.

S’est alors ancrée dans mon crâne une conviction qu’on a le droit de juger libertaire et soixante-huitarde, mais que j’ai emmenée jusqu’à ma retraite. « Vous ne voulez pas reconnaître mes qualités d’enseignant ou plus exactement les traduire dans ma progression de carrière ? Surtout, vous ne voulez pas considérer le cas particulier de cet enseignement-là, qu’il a fallu monter de toutes pièces, à partir de presque rien (sinon un glorieux passé riche d’enseignements, mais pas directement resservable ? Alors, vous n’aurez plus d’autre rapport d’activité venant de moi. Même pas l’obligatoire quadri-annuel. Surtout demandé à la période de l’année où un vrai enseignant de « matières du dehors » est le moins disponible. »5.

Ses distinctions6

Membre de la commission supérieure des monuments historiques,

Membre de la commission nationale des enseignants chercheurs du Ministère de lAgriculture, section 2, Milieux, organismes, populations.

Ses idées de pédagogue 

Il y a eu deux périodes principales dans la carrière de Marc Rumelhart : avant et après 1986.

Avant 1986

Jusqu’à la crise étudiante et enseignante qui fut marquée par l’abandon du projet d’institut français du paysage en 1985, son enseignement reste fidèle à l’héritage scientifique de Jacques Montégut. Les sciences écologiques, phytogéographique et phytosociologiques sont pour lui comme pour Pierre Donadieu des fondamentaux incontournables. Même s’ils savent qu’il leur faut adapter cette connaissance académique et abstraite à l’exigence d’action du métier de paysagiste concepteur.

« Notre préoccupation commune était d’adapter notre offre à ce que nous comprenions des compétences attendues des paysagistes DPLG. Problème : nous étions en même temps, à notre place, en train de les profiler ! ».

Colloque de phytosociologie, 1988

Avec R. Vidal, ils vont beaucoup s’intéresser à la botanique ornementale. À la phénologie des végétaux, notamment, convaincus à l’époque que le choix d’une palette végétale pour un projet dépendait, entre autres critères (taille, port, feuillage persistant ou caduque …) d’une bonne connaissance des dates et des périodes de floraison ou de fructification. Domaine qu’enseignait également Gilles Clément, mais du point de vue du praticien. En fait ils parlaient de la même chose mais à la manière des botanistes. La coordination pédagogique n’était pas encore au point.

Les arbres feuillus, M. Rumelhart et R. Vidal, 1991.

« Une demi-douzaine de séances saisissait les optimas phénologiques successifs de l’année scolaire pour introduire des points de systématique ou de biologie en rebond dune excursion appropriée :
– morphologie foliaire, feuillus au stade feuillé ;

– végétaux inférieurs et Éricacées ;
– reconnaissance hivernale des feuillus, larbre et larborescence ;
– Gymnospermes ;
– flore vernale, formes biologiques et indicateurs écologiques ;
– TD de floristique, Graminées.
Avec Roland Vidal, nous arpentions le terrain pour préparer les expositions d’échantillons suivies de tests de reconnaissance qui prolongeaient les sorties. Nous avons constitué rapidement un herbier de rérence, enrichi les polycopiés existants (notices géologiques, listes floristiques) et amendé certaines des clés didentification trop concises quavait rédigé Montégut »

Marc Rumelhart avait compris comme J. Montégut quil fallait introduire lespace géographique concret dans les cours, alors que le modèle de l’écosystème fonctionnel des frères Odum7 sur lequel était fondé l’écologie générale restait très abstrait :

« Estimant devoir offrir aux élèves de deuxième année un savoir écologique plus construit, je puisai dans mes acquis en gestation pour bâtir un cours d’écologie générale et écosystémique. Aux classiques facteurs et agents climatiques, édaphiques, biotiques et anthropiques, j’ajoutai, à l’instar de Montégut, le tiroir commode du topographique qui permet d’évoquer les groupements pionniers : dunes, éboulis, tourbières, adventices des cultures ».

Il faut apprendre, disaient les paysagistes, à lire un paysage. Mais, en dehors de l’analyse phytoécologique (ce qu’apprenaient les plantes indicatrices) qu’ils connaissent bien, ils s’aperçoivent qu’il existe d’autres savoirs à transmettre, tout aussi pertinents. Ils vont chercher ailleurs, à l’Agro, des compétences qu’ils n’ont pas en géomorphologie et en sciences des sols :

« L’enseignement actuel de “lecture de l’espace”, par exemple, doit une fière chandelle au coup de main que nous ont donné Yves Peyre et Bernard Fournier, de l’INA-PG, pendant deux ou trois ans, pour monter un enseignement actif de lecture des caractères physiques d’un territoire. C’est avec eux que j’ai compris quels bénéfices on peut espérer du commentaire de travaux menés par des élèves aux niveaux d’information disparates ».

Peut être influencé par la théorie de la forme (la Gestalt Theorie) : le tout est différent de la somme des parties, P. Donadieu se demande comment renouveler l’analyse des paysages, non par les listes de plantes de l’Ecole phytosociologique zuricho-montpellieraine qui restait leur méthode de recherche préférée, mais par la description des structures végétales d’un site :

« C’est sur une sienne idée que nous avons initié l’exercice de “Levés de structures végétales”, aujourd’hui valeur sûre de notre enseignement d’utilisation des plantes. Initialement, chaque élève devait étudier, sur vingt motifs d’assemblages végétaux, en situation urbaine ou para-urbaine, les relations entre leur organisation spatiale et leurs ambiances, usages et fonctions ».

Quand un nouveau programme pédagogique est voté en 1986, est affirmé en même temps le principe d’une relation plus complémentaire qu’avant entre les ateliers et les autres départements : arts plastiques et techniques de représentation, techniques de projet, sciences humaines et sociales. Changement qui fut concrétisé par l’évolution du nom du département : « Écologie appliquée au projet de paysage ». En pratique l’enseignement s’éloigna du paradigme des fonctionnalités écosystémiques et des équilibres écologiques, pour retrouver, en tâtonnant, un référent un peu oublié : la réalité matérielle des paysages et des lieux telle qu’elle se présentait à la sensibilité des étudiants paysagistes. L’équipe enseignante fut modifiée avec l’arrivée de deux paysagistes G. Chauvel et A. Freytet.

Au même moment la direction des départements commençait également à changer au profit de jeunes paysagistes : O. Marty en arts plastiques succédait à Daniel Mohen et quelques années plus tard M. Audouy prenait en main le département des techniques.

Après 1986

Jusqu’à la fin des années 1990. M. Rumelhart ajouta aux exercices pédagogiques issus de l’héritage de J. Montégut, ceux qu’avec G. Chauvel ils menaient dans le Potager du roi dans des placettes de jardinage confiées pendant trois ans aux étudiants. En 1999, ils en tirèrent une philosophie originale qui faisait un large écho à la pensée « pratique » des projets des paysagistes8.

Ils adoptent un point de vue qui privilégie la subjectivité de l’observateur, aux dépens des concepts de connaissance, et le savoir propre du paysagiste projeteur qui écoute ses propres intuitions et expériences.

« Une écologie du projet devrait tendre à privilégier l’intérêt pour le el aux dépens du virtuel, le raisonnement inductif plutôt que la démonstration déductive, la phénoménologie plutôt que la modélisation, le fait local avant la règle gérale. Mieux que le long cours et le vol direct, le cabotage et la pégrination sont complices des tendances didactiques qui irriguent majoritairement les pensées et les pratiques paysagères. Mais, comme la démarche de projet, cette attitude impose une contrainte spécifique : elle doit être expérimentée.

En incitant à une pratique, nous divergeons dautres institutions qui, plus disposées à diffuser des méthodes et des règles, donnent bien vite au quidam le sentiment d’être promu spécialiste… au risque dengendrer la réponse toute faite, la recette ou la géralisation – mères de bien des vices paysagers.

Constatant que le concours d’entrée à l’école sattachait à l’hétérogénéité des profils d’étudiants recrutés, et non à leur nivellement par des savoirs abstraits, ils donnent la priorité à l’appropriation personnalisée de savoirs utilisables dans les projets :

« Certains arrivent avec des réponses (à leurs questions) : d’abord surpris qu’il en existe d’autres, ils peuvent découvrir le plaisir et l’efficacité de la reformulation des questions. Nous les invitons à observer et à décrire fidèlement le réel, sur une palette restreinte de cas concrets bien choisis. Moins confortable qu’un catalogue d’énoncés magistraux, ce pari vise à fonder plus durablement savoirs et savoir-faire. Sitôt quitté le mode univoque qui, à une question, souffle une réponse, s’ouvre la soif inextinguible de reconstruire son propre bagage, garante d’une adaptabilité salutaire (si l’on place le niveau d’ambition professionnelle au-delà du copier-coller) (…)

Alors ils découvrent avec quelles petites satisfactions peut samorcer progressivement leur bagage, et donner place périodiquement aux engrangements nouveaux. Nous voici envers eux le devoir de lethnologue : respecter chaque taxonomie vernaculaire ».

Ils sengagent fermement dans la construction collective des savoirs individuels (le compagnonnage) :

« Cette somme de regards différents sur un même objet devient un bien commun, à partir duquel nous pouvons alors, en salle, du côté de la pratique, offrir une approche plus confortable, à d’autres échelles de perception, et de plus amples possibilités de recherches documentaires ; ou encore susciter, après un bref travail de mise en forme, le partage entre les étudiants par la restitution collective des observations de terrain ; du côté de la théorie, exposer un point de vue élargi, un éclairage différent, ou présenter des résolutions différentes de questions analogues. ».

Réfutant l’idée commune que des bases scientifiques de connaissance biologique sont indispensables à ce niveau d’études paysagistes, M. Rumelhart plaide pour un savoir et un savoir-faire finalisés par lexpérience de la conception du projet de paysage.

« Sortir dans la rue ou dans la campagne livre mille exemples d’installations végétales, parfois riches en espèces, conçues par des créateurs “connaissant” bien les plantes, et qui se révèlent médiocres quant à l’espace ou aux effets produits, ou peu adaptés au contexte écologique ou gestionnaire. Symétriquement, nous avons parfois été très heureusement surpris, visitant les réalisations de nos anciens élèves, d’y trouver la manifestation de réflexions très fines sur l’usage des plantes ou sur la création d’écosystèmes artificiels aimables et durables. Ce n’est sans doute pas à l’école qu’ils en avaient acquis tous les mécanismes, mais nous voulons croire que nous avons contribué à leur en donner le désir ; ce n’est pas si simple qu’il paraît et, en tout cas, ce n’est pas mineur.

Depuis que nous avons abandonné l’enseignement spécifique de la biologie végétale, au profit d’un développement de la formation à l’utilisation des plantes, on nous reproche chroniquement son “absence” – formulation excessive de sa réduction-dispersion. Au point que les permanents corvéables exorcisent parfois cette culpabilisation en dispensant des cours facultatifs, acrobatiques et matutinaux, de biologie et de botanique au succès variable, mais émouvant. Quand les collègues insistent, je leur demande de donner du “temps-élève” pour étancher plus officiellement cette soif de culture biologique. Cela relativise immédiatement les reproches. »

 

« Le Transformateur ne perd rien et créé en transformant tout »

Le site du Transformateur à Saint-Nicolas de Redon (44), un projet de recherche action initié par M. Rumelhart avec G. Chauvel et leurs étudiants9, en 2004.

Les innovations pédagogiques et de recherches de M. Rumelhart et de ses collaborateurs nont pas été reconnues par ses pairs de la section 2 (Milieux, organismes, populations) de la CNECA. Pourtant, elles étaient et restent fondées sur une critique empirique de la production des savoirs du vivant parfaitement recevable.

Une épistémologie du vivant

Contrairement à ses pairs scientifiques en écologie du paysage et autres sciences de l’environnement, M. Rumelhart et ses associés paysagistes sont les héritiers de l’art des jardins et du paysage. Leur mission est de former des professionnels du paysage, des paysagistes concepteurs, et non des écologues. Il leur faut donc trouver un équilibre entre sciences cognitives, biotechniques et arts du projet de paysage et de jardins. Et être attentifs à « nouer des relations entre les regards cognitif et sensible, objectif et poétique ».

L’enjeu est de taille, puisque leurs expérimentations pédagogiques audacieuses visent à réunir ce que la culture des sociétés « naturalistes » (selon l’anthropologue P. Descola, 2005 ) dissocie depuis deux siècles : la nature et la culture, autant que le sujet et l’objet, la sensibilité et la raison10. Au profit de l’efficacité de l’action et du progrès économique et social, mais aux dépens des relations affectives et symboliques à l’espace et à la nature qui deviennent un souci marginal de l’aménagement de l’espace.

« Si l’on veut un instant explorer l’épistémologie de cette “discipline”, projeter avec des plantes mobilise évidemment des sciences comme la botanique, la biologie, l’écologie végétale, mais aussi des ingénieries et techniques variées comme l’horticulture, l’arboristerie, la foresterie, l’agronomie, le pastoralisme, etc. Quand on a cité tous ces emprunts, on n’a toujours pas parlé de ce qui fait paysage dans le vivant et qui doit pouvoir se ranger du côté de l’esthétique. En réalité, il est bien question de revendiquer une part de l’héritage de l’art des jardins, ce champ vaste et inclassable qui résume à lui seul tout le reste. Plus sagement, on peut admettre que l’art de créer, avec des végétaux et des animaux, des espaces, des usages, des fonctions, des ambiances, etc., s’étudie et s’enseigne efficacement, aujourd’hui, en adoptant le point de vue interdisciplinaire de l’ethnoécologie, science des relations entre les hommes et leur environnement. A condition d’y inclure implicitement la dimension créative de ces relations. ».

Ce point de vue signifie que la compétence spécifique du paysagiste concepteur est de savoir « faire paysage ou jardin ». Une habilité hybride qui ne peut se transmettre que par une pédagogie originale s’attachant à la personne apprenante autant qu’à son inventivité. Elle s’appuie sur l’héritage des peintres impressionnistes (peindre sur le motif) autant que sur l’aptitude à « changer les regards », à voir et faire voir le non vu, et à accompagner la transformation matérielle des sites. L’intention ambitieuse du projeteur y est essentielle, qui a appris comment inscrire son action à des échelles territoriales et des temporalités différentes (du juridique à la création jardinière, de l’éphémère au siècle).

« Nous avons commencé à explorer, pour chacun des trois grands dispositifs spatiaux que sont le couvert, le découvert et la lisière, comment les motifs d’assemblages spatiaux préconisés (et les conduites associées) servent des intentions : jalonner, border, garnir, guider, montrer, protéger, clore, abriter, ombrager, produire (du bois, des fruits, du foin…), etc. Le corpus est énorme, et l’on trouve à chaque plongée de nouveaux éléments d’éclairage ».

M. Rumelhart a formé des paysagistes aptes à « créer des espaces vivants » qui « font paysage », c’est-à-dire qui provoquent les affects et portent les messages correspondant en principe aux intentions du paysagiste, mais pas seulement. Celui-ci s’appuie sur une subjectivité partageable11 qu’il suppose commune aux partis-prenantes du projet.

Selon qu’il est créateur ou gestionnaire d’espace, les intentions peuvent différer. L’ENSP a choisi de former surtout des créateurs, et non en priorité des gestionnaires comme aujourd’hui à Agrocampus ouest centre d’Angers. C’est pourquoi la connaissance utile doit être créée par l’observation des créations des projets réalisés. Autant en principe que par les études scientifiques menées par l’institut professionnel Plantes & Cités d’Angers.

« Décrivant la structure horizontale et verticale d’un assemblage végétal, sans se priver d’enquêter et de se documenter, on peut comprendre les processus expliquant sa forme et son fonctionnement actuels, mais aussi l’histoire des interactions entre les végétaux constitutifs, et celle de leur conduite par l’homme. On devient alors capable de mieux faire le chemin inverse : anticiper au prix de quelles actions telle plantation pourrait produire tel motif de paysage dans dix, vingt ou cinquante ans. Nous avons abandonné, et pas encore su reconstruire, l’approche systématique par “milieux” du jardin, enseignée dans les années 1980 et 1990. Quoique nettement plus écologique, par le recours à la notion de groupement végétal adapté, elle finissait par trop ressembler aux catalogues botaniques si peu stimulants de nos parcours horticoles. ».

Pour trouver le moment pédagogique approprié à l’étude précise du milieu vivant envisagé, végétal en général, les enseignants du département d’écologie ont fini par faire admettre aux ateliers de projet (très autonomes) les dispositifs pédagogiques dinterfaces puis de postfaces. Plus récemment un atelier de première année a été consacré à ce sujet.

« Jusqu’en 2007-2008, une sorte de pratique simulée s’obtenait en isolant artificiellement, dans la pratique de projet, la part qui concerne les végétaux et, plus largement, la constitution de milieux accueillants pour le vivant. Nous appelons postfaces et interfaces ces exercices de “projet végétal” de trois jours, greffés en cours d’avancement sur des ateliers de projet propices. Depuis lors, nous animons en première année le nouveau troisième atelier, intitulé selon les contextes “conduire le vivant” ou “inviter le vivant” avec pour sous-titre “le droit à l’erreur”. Etat des lieux, visites de références, esquisses rapides, ».

La pensée de M. Rumelhart et de son équipe sest positionné entre sciences écologiques et art des jardins et du paysage, non loin de celle du paysagiste G. Clément (argumentant le « génie de la nature »). Tenir compte du « déjà là » appartient à la doxa de lart des jardins, sinscrire dans les transitions écologiques et climatiques du XXIe siècle relève de la conscience citoyenne de chacun, élève ou enseignant. De tous points de vue, la démarche mise au point est le résultat d’une recherche persévérante d’intérêt général. Elle aurait mérité une reconnaissance plus appuyée de la part de la puissance publique.

« Apprendre à agir, pour nous, veut dire d’abord tirer un parti optimal des ressources existantes. C’est dans ce sens que le partage entre analyse et projet est lui aussi artificiel.

Quand nous aidons les élèves à savoir lire l’espace, ce n’est presque jamais sans les inviter à qualifier les dynamiques en route, les enjeux, les évolutions possibles et à s’interroger sur les formes qu’elles peuvent prendre, c’est-à-dire sur les projets en gestation. Quand, à l’inverse, nous aiguisons leurs outils de création et de construction, ce n’est presque jamais sans exiger qu’ils disent en même temps précisément de quoi l’on part et comment on le fait bouger.

Malgré l’écologisme ambiant, ou peut-être à cause de ses idéaux trop exclusivement conservateurs, nos sociétés n’ont pas fini de se débarrasser du formalisme en matière d’aménagement et de gestion de l’espace. A travers les choix techniques que nous enseignons, notre mission première consiste, sans brider la créativité, à éveiller l’amour de la transformation complice, de la récupération maligne, de l’installation durable (car rajeunissable), de l’économie d’énergie. L’écologie n’est pas loin… mais le jardinage non plus ! ».

En 2019, M. Rumelhart a aidé les enseignants à installer des haies plessées, des frênes voués à un destin de « trognes » et un troupeau de moutons au Potager du roi. La lutte continue

Une dernière dégustation littéraire :

« Lors nous pourrons expérimenter, puis décrire, formuler, et finalement (pour commencer !) ranger sur l’étagère nos bocaux de perceptions pédestres en les classant bien comme il faut. 
– Auriez-vous un échantillon de crissant ? 
– Vous pensez au crissant graveleux, ou sableux ? 
– Non, je songeais plutôt au crissant agréable, voyez quand il y a des brindilles … 
– Vous voulez dire du crissant organique, peut-être ? Le dernier congrès de pédopédie a rangé cela aux côté de l’émietté, considérant les liens phylogéniques avec le craquant.
– Ah ! … [Elle réfléchi, dubitative.] Dites, j’aurais bien pris aussi un peu de pitrougne …
– [Il rit.] On ne dit plus “pitrougne” depuis belle lurette. mais je vois ce que c’est : vous aimez cette boue claire qui s’inflitre entre les orteils, hein ? 
– [Elle rougit.] Oui, on ne sait jamais bien quand ça va s’arrêter, mais ça ne craint pas grand chose – sauf à rencontrer une de ces grosses moules d’eau douce. Non, le seul truc qui me gêne, ce sont les herbes. 
– Quoi, les herbes ? 
– Oui, les herbes du bord : quand elles dépassent, ça va, on voit ce qu’on touche, mais les espèces de nénuphars sans feuilles, là, tout gluant, et les algues, beuh … 
– On fait des muddy footcakes déglués, vous savez ! 
– ?? 
– Oui, sans le toucher végétal. Garantis ‘boue minérale’. C’est un label bio.
– Ah ? Je veux bien essayer, tiens. Alors … donnez-moi une pitrougnette sans gluant, bien affiné ; et deux crissants », Les Carnets du paysage, n° 13 & 14, p. 148.

Pierre Donadieu avec le concours de M. Rumelhart

Mars 2020

Publications :

Gabriel Chauvel et Barbara Monbureau, « Eloge du flou végétal : quen pensent les vaches du Transformateur ? »Les Carnets du paysage, n°19, 2010, 135-159.

Alain Freytet, « Carte et paysage, linvention dun monde sensible de représentation des pays, des sites et des lieux », Paysage et aménagement, n° 32, 1995, 27-37

Alain Freytet et Marc Rumelhart, « Une tranche de persuasion massive : le bloc diagramme », Les Carnets du paysage n° 20, 2010-11, 31-42.

Marc Rumelhart, Préface de L’année du jardinier de Karel Čhapek (1890-1938), Berlin, Cramer, 1991,

Marc Rumelhart, « Mouvoir le jardin (gestes pour jardiner), plate-bande annonce d’une hortochorégraphie en gestation », Les Carnets du paysage n° 9-10, 2003, 69-101,

Marc Rumelhart et Alain Freytet,  «Cairns en marche» : « Mise en jambes pour sortir des sentiers battus », Les Carnets du paysage, 2004, 109-111,

Marc Rumelhart, « Oh ! les plantes avec les pieds ! » Les Carnets du paysage, n° 13-14, 2007, 131-149,

Marc Rumelhart, J. Baudry, P. Blandin, F. Burel, M. Toublanc, « Comment rapprocher l’écologie du paysage et le projet de paysage ? », Les Carnets du paysage n° 19, 2010, 29-56,

Marc Rumelhart, Une vie denseignants au service des paysagistes, Expériences de paysage, conférence FFP, Paris, http://www.paysage.tv/609_p_40448/marc-rumelhart-conference-du-28-janvier-2012.html,

Marc Rumelhart, Sueurs froides au Salève en 1775. Morceaux choisis du Journal de Voyages de T. Blaikie”, Les Carnets du paysage, n° 22, 2012,

Marc Rumelhart, Eugénie Denarnaud et Sarah Sellam, « La vie sous presse, recrudescence de lherbier paysagiste », Les Carnets du paysage n° 26, 2014, 63-68.


Notes

1 L’essentiel de ce texte est tiré de l’article biographique publié par M. Rumelhart dans les Carnets du paysage n° 20 en 2010 : http://www.ecole-paysage.fr/media/ensp_fr/UPL8273023605893900080_Article_Carnets_du_paysage.pdf

2RUMELHART (Marc) ; GIRARD (Colette) ; MOISAN (Hervé) ; GILIBERT (Jacques) ; RAICHON (Camille) ; THIEBAUT (Luc) ; GUITTET (Jean) : Quelle nature aujourd’hui pour les anciens paysages pastoraux ? Patrimoine écologique et paysage, moteurs de création de nouvelles natures rurales périurbaines. Rapport final. Versailles : ENSP, 2000.- 184 p.http://isidoredd.documentation.developpement-durable.gouv.fr/document.xsp?id=Temis-0086334&q=%28%2Bdate_creat%3A%5B2016-04-02+TO+2017-04-02%5D%29&n=147&sort=&order=

3 P. Frileux avait préparé son doctorat avec l’ethnologue Bernadette Lizet, professeure au Muséum national d’histoire naturelle. La collaboration avec M. Rumelhart à l’ENSP était ancienne.

4 Le livre d’or et la fête « Chaulhart » organisée au Potager du roi au moment de la retraite de G. Chauvel et M. Rumelhart ont été une marque de reconnaissance très appréciée. Des centaines d’anciens étudiants sont venus lui témoigner leur dette.

5 Lettre à P. Donadieu du 14 mars 2020.

6 Hors médailles.

7 H.T. Odum, 1953, Fundamentals of Ecology, with Eugene P. Odum, (first edition).

8 Texte repris dans l’article des Carnets déjà cité.

10 Analyse qu’a faite également le géographe et philosophe Augustin Berque depuis 1987.

11 Ce concept a été développé par P. Aubry, in Mouvance, 70 mots pour le paysage, (Berque A., édit.) éditions de la Villette, 2003.

Bernard Lassus

Retour

Bernard Lassus

Plasticien & architecte paysagiste, enseignant & chercheur

La Section du paysage et de l’art des jardins (ENSH Versailles), 1963-1967Le CNERP de Paris et Trappes (1972-1976)L’École nationale d’architecture de Paris-La-Villette (1977-1998)L’ENSP de Versailles (1976-1986) Le Centre d’études d’ambiances (depuis 1962)Les DistinctionsLes Publications Les Idées

Bernard Lassus est né en 1929 à Chamalières (Puy-de-Dôme). Archéologue, son père était professeur d’université.

Ancien élève de l’historien et critique d’art Pierre Francastel, des peintres Léon Gischia et François Desnoyer, de l’Ecole Nationale des Beaux Arts et de l’atelier Fernand Léger, Bernard Lassus, peintre, abandonne rapidement la peinture de chevalet pour des recherches d’environnement cinétique et souhaite participer à l’élaboration de nouveaux lieux de vie pour ses contemporains. Il se consacre d’abord à l’aménagement des paquebots de croisière, à des opérations d’urbanisme, puis il est amené à s’intéresser aux pratiques paysagères.

LA SECTION DU PAYSAGE ET DE L’ART DES JARDINS (1963-1967)

À 33 ans, le 2 janvier 1962, après plusieurs expositions en France et l’étranger, il crée le Centre de Recherches d’Ambiances consacrés à des problématiques d’architecture et d’urbanisme. Il a déjà travaillé sur  la coloration de logements des cités ouvrières, d’installations industrielles, d’usines pour les houillères du Bassin de Lorraine, puis pour l’acier et la couleur des constructions dans les villages corses pour le ministère du Logement, quand, avec la construction d’un grand ensemble de 740 logements à la Maurelette dans la banlieue de Marseille où il intervient de 1962 à 1965, il retrouve le paysagiste et urbaniste Jacques Sgard qu’il avait appelé à Quétigny et faisait partie du centre d’études d’ambiances. Ils ont le même âge. Le paysagiste linvite à enseigner en 1963 à la Section du paysage et de lart des jardins à l’ENSH de Versailles. Bernard Lassus proposera un cours et des exercices d’ «Études visuelles » Car, dira plus tard J. Sgard, nos compétences d’aménageur despaces étaient complémentaires.

Lunité de voisinage de La Maurelette, Marseille nord. Paysagiste : Jacques Sgard, coloriste : Bernard Lassus.4

Appelé en 1962 par le directeur de lENSH Etienne Le Guélinel, J. Sgard a marqué avec J.-C. Saint-Maurice, P. Roulet et G. Samel le renouveau du personnel enseignant de la Section du Paysage au moment où l’ENH devient Ecole nationale et supérieure d’horticulture, et où le titre de paysagiste DPLG (diplômé par le gouvernement) est homologué.

B. Lassus associe J. Sgard à des projets urbains dans la commune de Quétigny près de Dijon. Le plasticien intervient sur les façades (2600 logements) et J. Sgard sur les plantations. Ils y font la connaissance de l’ingénieur agronome Rémi Pérelman qui deviendra quelques années plus tard directeur du CNERP, institution interministérielle de formation post diplôme – notamment de paysagiste, d’architecte et d’ingénieur – qu’ils vont créer ensemble à Paris puis à Trappes (78) en 1972.

Jusquen 1967, B. Lassus est chargé d’enseignement à la Section et participe aux débats sur la réforme de lENSH et de la Section. Au sein du conseil des enseignants de la Section, il est à l’origine de la première proposition de création dune « École nationale supérieure de paysage », qui verra le jour neuf ans plus tard en 1976.

Le 1er janvier 1968, il est nommé professeur à l’École des Beaux-Arts, section « Architecture » par le ministre de la Culture André Malraux, puis après le Groupe C, à la suite de la réforme de cette institution, il est affecté à la nouvelle Unité pédagogique darchitecture de Paris-La Villette (UPA 6).

De 1970 à 1972, il participe activement, comme représentant du ministère des Affaires Culturelles au projet (inabouti) de création d’un « Institut du paysage » à Versailles animé par Paul Harvois.

LE CNERP DE PARIS ET TRAPPES (1971-1979)

En 1971, ayant convaincu Serge Antoine de la création d’un enseignement spécifique pour le paysage,il rencontre avec J. Sgard, Robert Poujade, maire de Dijon et ministre délégué auprès du premier ministre (J. Chaban-Delmas), chargé de la protection de la nature et de l’environnement. Lassociation « Paysage » sous la présidence de Jacques Sgard et avec le concours, entre autres, du paysagiste P. Dauvergne vient d’être créée en 1968. Elle met en place à Paris à la rentrée 1972 la structure denseignement post diplôme qui préfigurera le Centre d’étude et de recherche du (ou sur le) paysage (CNERP). Celui-ci sera installé en 1974 dabord rue de Lisbonne à Paris, puis à Trappes dans les locaux provisoires dune unité pédagogique darchitecture avec lappui politique et financier du haut fonctionnaire Serge Antoine au ministère de lEnvironnement.

Les locaux du CNERP à Trappes (78) 1974-79, archives ENSP.

Jusquen 1976, date à laquelle il démissionne de ses responsabilités au CNERP qui connait des difficultés financières de fonctionnement, B. Lassus continuera à enseigner dans cette institution interministérielle. Il rejoindra la même année lENSP nouvellement créée au Potager du roi à Versailles après la disparition de la Section du paysage. Sous tutelle de lENSH et du ministère de lAgriculture, cet établissement développera la formation paysagiste de la Section du paysage (de deux à quatre années d’études) et prendra en charge les missions du CNERP qui sera supprimé en 1979. Elles concernent la formation au «Paysagisme d’aménagement, au Grand Paysage ». 

Dans les séminaires du CNERP, Bernard Lassus insiste sur la dimension sensible du paysage avec ses principes de coloriste, notamment de ceux de « contraste retardé » et de « dénominateur commun ». Il fait venir des musiciens, des anthropologues … dont le compositeur Pierre Mariétan, auteur d’œuvres contemporaines. Ceci afin douvrir les sensibilités des stagiaires à la question des ambiances sonores.

L’ECOLE NATIONALE D’ARCHITECTURE DE PARIS LA VILLETTE (1968-1998)

À la demande du directeur de l’Enseignement Supérieur du ministère de l’Education Nationale et après sa nomination comme professeur à l’École des Beaux-Arts, il est chargé avec Bernard Teyssèdre de créer en 1969 l’Unité d’Etudes et de Recherches d’Arts Plastiques et des Sciences de l’Art à l’université de Paris I (devenue l’UFR04 : centre Saint-Charles). Il y sera professeur et directeur adjoint jusqu’à sa dissolution par décision gouvernementale en 1973.

Parallèlement, de 1960 à 1977, ses recherches pour la Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique (D.G.R.S.T.), sous la direction des professeurs Aigrain puis Curien, lui permettent de mettre en évidence ce que lethnologue Claude Lévi-Strauss, au cours de la présentation de ses résultats de recherches au Collège de France en 1974, a désigné comme un nouveau domaine, celui de lart des jardins dans lhabitat pavillonnaire que B. Lassus avait dénommé « les Habitants-Paysagistes ».

De 1980 à 1986, il devient professeur et directeur d’études de la formation doctorale (DEA 108) à l’Université de Paris Dauphine où il a été habilité à la direction de recherche (HDR).

Après son départ de lENSP de Versailles en 1986, il enseigne le paysage à l’Ecole dArchitecture de Paris la Villette où, en 1989, il crée avec Augustin Berque, Lucien Chabason, Alain Roger, Michel Conan et Pierre Donadieu une nouvelle formation doctorale : le DEA « Jardins, Paysages, Territoires » et le laboratoire homonyme, cohabilités avec lEcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).

L’affiche du DEA publiée en 1989, B. Lassus, Archives P. Donadieu, cl. S. Bonin


Le DEA est en effet une nouveauté dans le domaine de lenseignement du paysage au niveau Bac + 5 ans. Le DEA « Jardins, Paysages, Territoires » recrute des étudiants de toutes origines dont de nombreux Asiatiques. Lenseignement permet aux étudiants de suivre des cours sur les diverses théories du paysage, surtout culturalistes, puis d’élaborer des mémoires sous la direction de lun des enseignants. Ces mémoires ont pour objectif, ce qui est nouveau, de rendre compte de lassimilation par les étudiants des connaissances apportées afin de répondre à des questions d’aménagement formulées en termes de paysage et de jardin. Cette formation débouche pour une petite partie dentre eux  sur la préparation d’un doctorat.

Surtout théoriques, les enseignements apportent cependant des méthodologies adaptées à la question d’une recherche sur le paysage, en des tentatives de rapprochement Théorie-Pratique. En 1998, Bernard Lassus qui prend sa retraite pressent pour lui succéder Yves Luginbühl, alors directeur du laboratoire LADYSS du CNRS et des Universités de Paris1 Panthéon Sorbonne, de Paris 8 St-Denis et de Paris 10 Nanterre.  Nommé par les directeur de la recherche du Ministère de l’Éducation Nationale, Yves Luginbühl introduira les méthodologies de la recherche en développant les démarches des sciences sociales. Le DEA disparaitra en 2008.

Puis il prend sa retraite de professeur en 1998, mais poursuit son activité libérale darchitecte paysagiste et de plasticien.

L’ENSP DE VERSAILLES (1976-1986)

En 1976, au moment de la création de lENSP qui succède à la Section du paysage de lENSH, B. Lassus revient au Potager du roi, appelé par le directeur Raymond Chaux. Il créé et dirige avec le paysagiste Pascal Aubry latelier « Charles-Rivière-Dufresny » jusquen 1986. Son atelier est dabord suivi en alternance avec dautres ateliers de projets notamment latelier « André-Le-Nôtre » créé par le paysagiste Michel Corajoud avec ses anciens élèves de la fin de la Section (Jacques Coulon, Alexandre Chemetoff en particulier).

Dès le début des années 1980, une forte rivalité nait entre les deux systèmes pédagogiques qui reposent sur des principes de conception de projets différents, plus tournés vers larchitecture et lurbanisme chez M. Corajoud, plus transversaux, conceptuels et plasticiens chez B. Lassus. De 1984 jusqu’au départ de B. Lassus, pendant deux ans, les étudiants de troisième année se verront offrir un choix entre les ateliers concurrents Le Nôtre et Dufresny.

Le Potager du roi à Versailles

Parallèlement, émerge dès 1982 un projet de création d’un « Institut français du paysage » qui n’aboutit pas et provoque une grève des étudiants en 1985. La sortie de grève s’accompagne en septembre de la même année de la création du premier poste de maitre de conférences titulaire en « Théories et pratiques du projet de paysage », qui est confié après concours à Michel Corajoud (B. Lassus déjà professeur titulaire à l’Ecole d’architecture de Paris-La-Villette, n’était pas candidat).

Parallèlement, le titre professionnel de paysagiste diplômé par le ministère de lAgriculture est attribué par arrêté ministériel en 1985 à M. Corajoud et B. Lassus ainsi qu’à d’autres professionnels du paysage expérimentés ne s’étant jamais présenté au concours en loge pour devenir paysagiste DPLG.

En désaccord avec le Conseil des Enseignants de l’Ecole, et le responsable de l’enseignement au Ministère de l’Agriculture, B. Lassus et son équipe quittent lENSP en 1986. Plusieurs motifs ont pu expliquer ce départ (la rivalité persistante des deux chefs dateliers, la réforme pédagogique des ateliers de projet, un litige sur des rémunérations de vacation jugées insuffisantes, lopposition de certains enseignants paysagistes à la création dun laboratoire de recherches souhaité par B. Lassus depuis 1971 …).

LE CENTRE DE RECHERCHE DAMBIANCES ET LATELIER BERNARD LASSUS (depuis 1962…)

Parallèlement à son activité d’enseignant et de chercheur, Bernard Lassus poursuit sa participation à « l’inflexion du processus »5 d’aménagement de jardins et de paysages.

En 1982, B. Lassus et son équipe sont lauréats du concours pour le parc de la Corderie Royale à Rochefort. Il présente son projet à François Mitterrand qui linscrit dans les Grands Travaux de la Présidence de la République.

Bien que sfaisant partie des 10 premiers lors de la première phase pour le concours du parc de la Villette, il ne gagne pas cette compétition dont le lauréat est en 1983 l’architecte Bernard Tschumi. Après le 2ème tour, il sera troisième.

De 1990 à 2012, il devient conseiller auprès du directeur des routes (Christian Leyrit et ses successeurs Patrick Gandil et Patrice Parisé)  pour une politique paysagère, en particulier le 1% Paysage et Développement et les traces routiers nationaux au Ministère de l’Équipement, des Transports et du Tourisme, et coordinateur du collège d’experts Paysage et environnement (A. Roger, B. Rappin, P. Donadieu ). Parallèlement, il fera évoluer conception et réalisation des aires de repos et aménagera des sections courantes pour les sociétés ASF et Cofiroute (aujourd’hui Groupe Vinci). Commence alors pour lui une longue activité de paysagiste consacrée à la conception des aires de repos des sociétés autoroutières (notamment Nimes Caissargues, Crazannes …).

HORS DE FRANCE (1984-2006)

Professeur invité de 1984 à 1985 à l’Université de Kassel, puis de 1990 à 1991 à l’Université de Montréal, il est nommé professeur associé à l’Université de Philadelphie où il enseigne de 1995 à 2000.

Puis, il a successivement enseigné aux universités de Cambridge en 2002-2003, de Bologne et de Venise en 2004-2005 et, à l’Université Leibniz de Hanovre en 2005-2006.

Il a ainsi obtenu de nombreuses distinctions en France et à l’étranger.

DISTINCTIONS

Chevalier de la Légion d’Honneur, Ministère de l’Ecologie, 1989 

Prix de réhabilitation des logements sociaux, CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier), 1972,

Ruban d’or” de la Direction des Routes du Ministère de l’Equipement pour la réalisation de deux aires de repos de 65 hectares à Nimes-Caissargues, 1993,

Grand Prix du Patrimoine, « Le Jardin des Retours et l’aménagement du parc de la Corderie Royale » à Rochefort-sur-Mer, en 1995,

Grand Prix du Paysage en 1996,

Ruban d’or” de la Direction des Routes du Ministère de l’Equipement pour la réalisation dune aire de repos de 7 hectares « les Carrières de Crazannes » et de 2,5 km de carrières, en 1997.

Chevalier des Arts et Lettres, Ministère de la Culture, 1998

Officier de la Légion dHonneur, Ministère de l’Équipement, en 2005.

Hors de France

Docteur Honoris Causa de l’Université de Montréal, en 2002, pour « discipline davant-garde au carrefour des sciences, des sciences humaines et du paysage »

Docteur Honoris Causa de la Leibniz Universität Hannover, « en remerciement de lexceptionnalité de ses recherches, de son enseignement et de sa pratique », en 2006. Il sera membre du Conseil Consultatif Scientifique du Zentrum fur Gartenkunst+Landschaftarchitektur de cette même université de 2007 à 2015.

Docteur Honoris Causa de l’Université de Venezia en 2007, pour « son extraordinaire contribution à l’œuvre du Landscape Design et son constant engagement civil 

Médaille d’Or Sir Geoffrey Jellicoe, I.F.L.A. (International Federation of Landscape Architects)-UNESCO, en 2009. Voir sur le site de l’IFLA.

Médaille pour la Science, Istituto di Studi Avanzati, Università di Bologna, Italie, en 2010, pour ses études et applications de stratégie paysagère dans le respect de la biodiversité, de lhistoire, du multiculturalisme et des logiques sensibles

Il représente la France à l’ONU pour la conférence « Habitat 1 » à Vancouver, et fait de très nombreuses conférences organisées par l’Ambassade de France aux Etats-Unis, en de nombreuses universités au Liban, en Syrie, en Chine, en Russie, en Suède…….

 

PUBLICATIONS

Publications de Bernard Lassus

2012 –   Il restauro impossibile – Un progetto di Bernard Lassus per il Cilento – Paola Capone

 

 

 

2010 Paesaggio : unesperienza multiculturale Scritti di Bernard Lassus 
a cura da Francesca Bagliani
Editions Kappa, Rome, Italie

 

 

 

2007 Les Jardins Suspendus de Colas
Edit
é par Bernard Lassus, Paris

 

 

 

2004 Petit Patrimoine Péri-Urbain
Recherche effectuée par Bernard Lassus pour le compte de la Direction de la Nature et des Paysages au ministère de l’Ecologie et du Développement Durable

2004 Couleur, lumière … paysage – Instants d’une pédagogie
Introductions de François Barré, Florence Contenay, Peter Jacobs, Philippe Poullaouec-Gonidec,
Stephen Bann
 – Monum, Editions du Patrimoine, Paris

1999 La Mouvance, cinquante mots pour le paysage
A. Berque, M. Conan, P. Donadieu, B. Lassus, A. Roger, Dessins de B. Lassus. Editions de La Villette, Paris

1998  The Landscape Approach
Introduced by Stephen Bann, Peter Jacobs, Robert B. Riley
University of Pennsylvania Press, Philadelphia, U.S.A.

1995 The Landscape Approach of Bernard Lassus 
Texts translated and introduced by Stephen Bann, off-print from Journal of Garden History,
vol. 15, n° 2, p. 67 à 106, publisher Taylor & Francis,
Coracle Press, Londres et Bernard Lassus, Paris

1995 Bernard Lassus in Eden
By John Dixon Hunt, off print from Eden, n° 3, p 67 à 93
Edited by Benedetto Camerana, Turin et Bernard Lassus, Paris

1994 Autoroute et Paysages 
Publié à l’initiative de la Direction des Routes du Ministère de l’Equipement, sous la direction de
Christian Leyrit et Bernard Lassus, préface de Michel Tournier, avant-propos de Bernard Bosson avec la participation de Jacques Beauchard, Pierre Donadieu, John Dixon Hunt, Yoshio Nakamura, Jean-Marie Rapin, Alain Roger et Bernard Thuaud
ISBN : 978-2-907757-49-2
Editions du Demi-Cercle : 29 rue Jean-Jacques Rousseau 75001, Paris tél : 01 42 33 06 85 

1992 Hypothèses pour une Troisième Nature
Séminaire réuni à l’initiative de Bernard Lassus avec Stephen Bann, Christophe Bayle, Lucius Burckhardt, Anne Cauquelin, Lucien Chabason, Michel Conan, John Dixon Hunt, Lucien Kroll, Jean Pierre Le Dantec, Philippe Poullaouec-Gonidec, Franco Zagari, Préface de Pierre Mayet
Cercle Charles-Rivière-Dufresny, Coracle Press, Londres et Bernard Lassus, Paris

 

1991 Le Jardin des Tuileries de Bernard Lassus 
Avant-propos de Simon Cutts, commentaires de Stephen Bann, Christophe Bayle, Philippe Boudon, Lucius Burckhardt, Michel Conan, John Dixon Hunt, Philippe Poullaouec-Gonidec, Peter Jacobs, Robert B.Riley, Alain Roger
Edité par Coracle Press, Londres et Bernard Lassus, Paris

 

1990 Villes-Paysages, Couleurs en Lorraine 
Préface de Robert Schoenberger ; postfaces de Lucius Burckhardt, Stephen Bann et Michel Conan,
Editions Pierre Mardaga / Batigère, Paris

 

 

1983 The Landscape Approach of Bernard Lassus 
Texts translated and introduced by Stephen Bann, off-print from Journal of Garden History,
vol. 3, n° 2, p. 79 à 107, publisher Taylor & Francis,
Coracle Press, Londres et Bernard Lassus, Paris 

 

1977 Jeux
Préface de Michel Conan et Léo Scher, Paris
Editions Galilée, Paris 

 

 

1977 Jardins Imaginaires 
Collection “Les Habitants-Paysagistes”
Editions Presses de la Connaissance Weber, Paris

 


1976
Une Poétique du Paysage : le Démesurable
Paris-Vancouver, Ministère de la Qualité de la Vie, Habitat I conférence de lONU, Paris
Réédité en 1991. Bernard Lassus, Paris

1975 Le Jardin de l’Antérieur 
Avant-propos de Michel Conan, tirage limité à 300 exemplaires, 34 x 51,5, grand in-4, papier d’Arches, 16 pages, trois dessins sur calque
Bernard Lassus, Paris


Publications à propos de Bernard Lassus

2015, Massimo Venturi Ferriolo, Le Démesurable, une démarche de paysage, Presses Universitaires de Valenciennes.

2014 Le destin paysager de Bernard Lassus – Stephen Bann
Edition bilingue: Anglais, Français
ISBN : 978-2-910385-85-9
Lien – Link

 

2010 Die Kunst, Landschaft neu zu erfinden – Werk und Wirken von Bernard Lassus
Andrea Koenecke, Udo Weilacher, Joachim Wolschke-Bulmahn (Hg)
CGL-Studies 8, Leibniz Universität Hannover, Martin Meidenbauer Verlag (München), Allemagne

2006 Paesaggi Rivelati Passeggiare con Bernard Lassus
Massimo Venturi Ferriolo
Editions Guerini e Associati, Milano, Italie

2006 The Crazannes Quarries by Bernard Lassus
édition en Chinois ISBN7-5357-4481-8, Eds Hunan Publishing Group, Chine

2004
The Crazannes Quarries by Bernard Lassus
An essay analyzing the creation of a landscape by Michel Conan
Dumbarton Oaks Contemporary Landscape Design, Series I
Spacemaker Press, Washington DC., U.S.A.

LES IDÉES DE BERNARD LASSUS

Pendant presque 60 ans, la démarche de B. Lassus a exprimé une pensée nouvelle de l’environnement et de l’aménagement de l’espace, traduite en projets et souvent en actions concrètes exemplaires.

À l’occasion de la remise du Grand prix du paysage à B. Lassus en 1996, ses commentateurs résumaient son œuvre. J’en extrais quelques citations :

« En quarante ans, le principe de son travail est resté le même, celui d’élaborer et de structurer un code qui nous permet de voir, de reformuler un paysage dans toute son étendue () Il créait des espaces non pas en annexant de grandes étendues mais en élargissant de manière poétique leurs propres domaines restreints »(S. Bann, critique d’art).

« B. Lassus conçoit lartiste comme un chercheur au service de la société ou plutôt de chaque homme en société (…) et lart comme un dévoilement, une manière de donner à chacun une manière de sortir de nous, de savoir ce que voit un autre de cet univers qui nest pas le même que le nôtre, mais surtout pour être à même de poursuivre lexploration imaginaire du monde … » (M. Conan, sociologue et historien des jardins).

« Les conceptions de B. Lassus remettent en question de manière efficace le paysage conventionnel de la pratique professionnelle …en réinventant le banal et le quotidien en montrant aux architectes paysagistes la nécessité de créer des territoires mythiques ou métaphoriques » (J.-D. Hunt, historien des jardins).

1960- 1979

Il participe à de nombreuses expositions (la série des « Ambiances » de 1 à 14). Parallèlement, il élabore « le schéma directeur dapparences du centre directionnel de Marseille », proposition où il définit les principes plasticiens de la démarche quil utilise et enseigne : échelle tactile/visuelle ; contraste retardé/dénominateur commun ; miniaturisation/redondance6.

De 1967 à 1971, il applique ces concepts à l’étude des ambiances dune friche industrielle de 70 ha le site de la Coudoulière à quelques kilomètres de Toulon. « Les sensations tactiles y sont largement utilisées à l’échelle tactile et largement suggérées à l’échelle visuelle »7 L’étude propose d’établir les liaisons entre des micropaysages contrastés et de trouver les formes darchitecture correspondant à ces typologies.

À cette époque, il enseigne au CNERP ces notions nouvelles quil enrichit progressivement. Dans Une poétique du paysage : le démesurable publié en 1976, il développe le « démesurable » comme concept « opposable aux pseudo rationalités qui ont nié l’approche sensible et par la même ont étouffé le paysage »8. Pour ce faire, il expose son étude sur « Les habitants paysagistes »9 et quelques hypothèses de travail sur limaginaire poétique. Il explique le double concept d’ « apport » (d’un nouveau paysage) et de « support » (de « substrat paysager ») dont l’hétérogénéité est souhaitable, ainsi que le projet (gagné mais non réalisé) du Jardin de l’Antérieur.

C’est avec ces études quil arrive à l’ENSP en 1976 en suscitant chez les paysagistes enseignants beaucoup plus dincrédulité que d’intérêt. Il nest pas compris, mais persévère.

Blanche-Neige dans le jardin de Charles Pecqueur, Les habitants paysagistes, 1977, atelier Bernard Lassus. © Archives P. Donadieu

Les habitants-paysagistes, atelier Bernard Lassus. ©

Pourtant, de multiples questions d’aménagement formulées en termes de paysage nont à cette époque pas de réponses convaincantes chez les paysagistes ; comme celle par exemple de l’intégration paysagère des nouvelles constructions et des équipements routiers. B. Lassus y répond avec les concepts des arts visuels quil explique aux étudiants paysagistes. Mais leurs compétences restent centrées sur la conception et la maitrise d’œuvre de projets d’aménagements paysagers et assez peu sur les réponses en termes de régulation10 des paysages et de leurs apparences.

À cette époque, la Mission du paysage du ministère de lEnvironnement nest pas encore créée (elle le sera en 1979), et la politique gouvernementale de paysage est réduite à la protection des sites et des monuments historiques classés et inscrits, ainsi quaux études dimpact prévues par la récente loi de protection de la nature de 1976.

1980-1990

Pour convaincre la profession des paysagistes concepteurs, B. Lassus doit présenter des réalisations sinscrivant dans leurs compétences historiques de maitres d’œuvre. Car aucun dentre eux nest coloriste ou plasticien. Aucun naurait prétendu à la réhabilitation des façades dimmeubles de logements sociaux en Lorraine en utilisant la couleur comme « éléments du paysage »11.

En 1982, lopportunité lui est donnée de « faire ses preuves » avec le concours pour le parc de la Corderie royale à Rochefort. Il en est le lauréat face notamment à J. Sgard. Il utilise de nouveaux concepts : l’ « analyse inventive » et l’ « attention flottante » pour relier connaissance du site et processus de projet, ainsi que « l’entité paysagère » distincte par sa définition subjective de lunité paysagère objective des géographes12.

Dans ce projet, B. Lassus et son équipe inventent à Rochefort le Jardin des Retours comme théâtre de limaginaire de la relation retrouvée de la Corderie Royale et de son port historique à l’au-delà des mers. Vingt ans seront nécessaires à son achèvement, mais consacreront B. Lassus comme un architecte paysagiste reconnu.

Le Jardin des Retours de la Corderie royale à Rochefort, 1996, extrait de « Grand Prix du paysage », Ministère de lEnvironnement. Archives ENSP.

Trois autres concours (perdus) lui donnent loccasion daffiner la démarche de projet et dinventer de nouveaux concepts. En 1984, le concours du parc de la vallée du Molenbek près de Bruxelles, se traduit par la proposition du Jardin de l’Hétérodite où des éléments ruraux hétérogènes sont mis en relation par le projet. En 1990, celui du jardin des Tuileries à Paris est fondé sur un palimpseste de strates évoquant lhistoire du site et permettant de nouveaux usages en relation avec les bords de la Seine. La même année, celui de lEmscher Park à Duisbourg fonde le devenir dune friche industrielle (une ancienne cookerie) sur la re-naissance de la rivière Emscher oubliée.

Toutefois, de 1983 à 1989, la réalisation d’une passerelle « poétique », Le Serpent et les Papillons à Istres, près de Marseille, lui permet d’illustrer concrètement sa démarche en reliant deux quartiers coupés par une voie rapide.

1990-2000

En créant en 1989 à l‘École darchitecture de Paris la Villette, le Diplôme d’études approfondies (DEA) « Jardins, Paysages, territoires », B. Lassus réalise le projet de laboratoire de recherches quil avait introduit, sans succès, dans les deux projets inaboutis dInstitut du paysage à Versailles (1972 et 1985).

Il y enseigne lapplication des concepts élaborés pour ses projets et surtout développe la distinction paysage et environnement à partir du projet de la Ceinture verte de Francfort13. Il existe, dit-il, une « continuité » entre nature, paysage et environnement, mais le paysage relève du registre subjectif, alors que la qualité de lenvironnement (leau propre par exemple) appartient à celui, écologique, des pollutions et des nuisances à supprimer. Beaucoup reste alors à faire car, écrit-il, : « Un lieu non pollué n’est pas nécessairement beau »14.

En prenant cette position, B. Lassus rejoignait celle du géographe Georges Bertrand qui avançait dans les années 1970 le triptyque « Géosystème, Territoire, Paysage » où la notion de paysage exprimait la dimension sensible de la relation humaine à l’espace et à la nature.

B. Lassus mobilise cet « arsenal » de concepts dans le collège dexperts quil anime pour la Direction des routes au début des années 1990. Car à cette époque, quelques autoroutes peinent à « passer » là où les riverains et les associations sy opposent. Les succès obtenus ouvrent à B. Lassus le marché autoroutier, notamment celui des aires de repos dont il renouvelle totalement la conception en mobilisant ses concepts de projet à Nimes-Caissargues et dans les carrières de Crazannes près de Rochefort-sur-Mer.

L’autoroute A 837 dans les carrières de Crazannes, cl. B. Lassus et associés, 1996

C’est également au cours de cette décennie que sont publiés plusieurs ouvrages de « l’équipe de base » du DEA « Jardins, paysages, territoires ».15 A la suite de B. Lassus, chacun montre son souci de définir des concepts de connaissance et daction dans son champ propre. Le philosophe Alain Roger avec ceux depays/paysage, et d’artialisation in visu et in situ, le géographe Augustin Berque avec la médiance, l’écologue P. Donadieu avec la conservation inventive, l’historien et sociologue M. Conan, avec les identités paysagères, etc.

En 1999, B. Lassus, jeune retraité, cède sa fonction de directeur du DEA au géographe et agronome Yves Luginbühl, directeur de recherche au CNRS, et enseignant à l’ENSP de Versailles et à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Et cest Jean-Pierre Le Dantec, alors directeur de l’École darchitecture de Paris-La-Villette, qui prend la direction du laboratoire de recherches associée au DEA « Jardins, Paysages, Territoires » qui deviendra plus tard « Architecture, Milieu, Paysage ».

Pour conclure

La carrière de B. Lassus a laissé probablement plus de traces dans les écoles darchitecture du monde entier que dans les écoles de paysage. En France, où il fait désormais partie de lhistoire contemporaine de la profession de paysagiste, il est à la fois connu et méconnu. Connu par ses travaux et publications nombreuses comme artiste, coloriste et paysagiste concepteur, méconnu pour ses idées novatrices qui ont été diffusées mais peu retenues par la profession.

On trouve des marques de son influence dans les projets, atlas et plans de paysage réalisés par ceux de ses élèves qui se sont inspirés de sa démarche (A. Mazas, P. Aubry, M. Collin, A. Freytet, M. Péna C. Chazelle, P. Poullaouec-Gonidec au Canada…).

B. Lassus est beaucoup lu car il a beaucoup écrit. Sa production est sans doute lune des plus importantes parmi les paysagistes du XXe siècle. Pourtant les projets des paysagistes contemporains ny font pas allusion. En dautres termes il na pas engendré une école de pensée et de pratiques comme ont pu le faire en leur temps en France A. Le Nôtre, J.-P. Barillet-Deschamps, E. André ou Michel Corajoud. Peut-on lexpliquer ?

D’abord, il est probable que sa démarche n’est pas dissociable de son itinéraire personnel qui l’a conduit des arts visuels à l’architecture du paysage. Son langage conceptuel de plasticien comme ses réalisations sont singuliers. Ses projets sont les produits d’une méthode et de concepts originaux (analyse inventive, entité paysagère, apport/substrat, intervention minimale, contraste retardé par exemple). Ils ne préjugent pas des résultats de la démarche qui ne se prêtent à aucune imitation formelle. Cette méthode rationnelle aurait donc pu être reprise par les paysagistes concepteurs, mais elle ne l’a pas été.

On peut lexpliquer de différentes façons. Dabord le contexte politique, social et juridique des pratiques paysagistes qui a changé depuis 20 ans privilégie aujourdhui les approches scientifiques (écologiques et sociogéographiques notamment) et non les démarches artistiques et poétiques. Confrontés aux propositions des recherches sur lenvironnement cinétique et les jardins de B. Lassus ainsi que du land art en particulier, les paysagistes concepteurs ny ont peut-être pas trouvé les sources dinspiration leur permettant de concevoir leurs projets et de convaincre leurs clients. Enfin, le développement dans lenseignement paysagiste des démarches philosophiques dinspiration phénoménologique a privilégié les approches analytiques dites sensibles, et moins celles qui mettaient en avant la primauté des idées et des concepts de projet.

Les enseignants des écoles de paysage, paysagistes ou non, nignorent pas les travaux de B. Lassus. Quils soient historiens des jardins et du paysagisme, ou chef dateliers, ils ne peuvent éviter den parler au même titre que les autres professionnels qui ont marqué le métier (en France, E. André, J.-C.-N. Forestier, Les Duchêne, J. Simon, J. Sgard, M. Corajoud, G. Clément). Tout en laissant chaque étudiant mettre au point sa propre démarche de projet en fonction de ses propres références16. Peu, sans doute, ont de bonnes raisons de sinspirer des innovations conceptuelles de B. Lassus, nées dans un contexte qui nest pas celui du début du XXIe siècle.

Toujours avec la même rigueur dexplication, B. Lassus a exposé ses travaux aux étudiants architectes ou paysagistes concepteurs. Mais il na pas caché que sa démarche pouvait intéresser et concerner surtout des étudiants en fin d’études ou des jeunes diplômés déjà familiers des pratiques d’aménagement de lespace. Le succès remporté par le DEA Jardins, paysages, territoires en a témoigné. Pour cette raison la figure de B. Lassus est devenue pionnière dans lhistoire de la fondation de la recherche en architecture de paysage.

Plus reconnue à l’étranger quen France, distinguée par lUNESCO et lIFLA, la carrière de Bernard Lassus mérite d’être revisitée autant pour la cohérence, laudace et la pertinence des idées défendues que pour la persévérance avec laquelle lauteur du Jardin des Retours poursuit leur explication.

Pierre Donadieu

avec le concours de Y. Luginbüh, P. Aubry et B. Blanchon.

Avril 2020, remanié en février 2021 avec B. Lassus


Bibliographie

B. Blanchon, « Les paysagistes français de 1945 à 1975, l’ouverture des espaces urbains », Annales de la recherche urbaine, n° 85, 1999.

M. Conan, « Bernard Lassus (né en 1929) », Créateurs de jardins et de paysage en France du XIXe au XXe siècles, (M. Racine édit.), Actes Sud/ENSP, 2002.

J.-P. Le Dantec, Le sauvage et le régulier, arts des jardins et paysagisme, Paris, Le Moniteur, 2002, réédition en 2019.

B. Lassus, Biographie, https://www.bernard-lassus.com


Notes

1« Plafond : Matière visuelle » C.E.S de St. Avold, 1966-1967, mentionné par Stephen BANN, dans « Bernard LASSUS, paysages quotidiens, de l’ambiance au démesurable, catalogue de l’exposition au Musée des arts décoratifs de 1975.

2« Une sorte de bureau d’étude destiné à concentrer l’intérêt de spécialistes de divers disciplines -technologie, sociologie, psychologie – sur les problèmes complexes posés par la création de l’environnement. Parmi les membres les plus importants, le paysagiste J. Sgard, les ingénieurs Jacques Dreyfus et Jean Dourgnon, spécialiste de la lumière attaché au centre scientifique et technique du bâtiment », S. Bann, op. cit., p. 77.

3B. Blanchon, Pratiques paysagères en France de 1945 à 1975 dans les grands ensembles d’habitations, rapport final de recherche, volume 1, Plan Construction et Architecture, ministère de l’Equipement, des Transports et du Logement, 1998, pp. 52-54.

4B. Blanchon, « Les paysagistes français de 1945 à 1975, l’ouverture des espaces urbains », Annales de la recherche urbaine, n° 85, 1999.

5 « L’inflexus ou l’inflexion d’un processus », B. Lassus, dans « La Mouvance », (sous la Direction d’A. Berque), éditions de La Villette, Paris, 1999

6CREE, sept.-octobre 1973.

7La Coudoulière, une étude d’ambiance au bord de la Méditerranée par B. Lassus, Min. Equipement, DAFU, GRE, 1974.

8Une poétique du paysage : le démesurable par B. Lassus, Paris-Vancouver, 1976,

9B. Lassus, Jardins Imaginaires, Les habitants paysagistes, Editions Presses de la Connaissance Weber, Paris, 1977

10B. Lassus et P. Aubry auraient dit d’ « inflexion » …

11C. Bayle, « Uckange, restructuration urbaine », Urbanisme, n° 220, 1988

12B. Lassus, « L’analyse inventive et l’entité paysagère », Trames, revue de l’aménagement, vol. 2, printemps 1989, Montréal.

13B. Lassus (exposé de ), La ceinture verte de Francfort, 1990, doc. ronéo. Archives Donadieu/ENSP.

14B. Lassus, « Les continuités du paysage », Urbanisme et architecture, n° 250, 1991.

15A. Berque (dir.), Cinq propositions pour une théorie du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1994, 125 p.

B. Lassus et A. Berque (dir.), La Mouvance : du jardin au territoire, cinquante mots pour le paysage, Paris, Éditions de la Villette, 1999, 100 p.

A. Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997.

16Ce que confirmait en 1995 Michel Corajoud  à Barcelone,: « Je n’ai jamais cessé de penser que le rôle de l’enseignant n’est pas celui de se substituer à l’étudiant pour lui imposer ses propres modes d’agencement mais de l’accompagner pas à pas au cours de sa démarche ». Colloque sur lenseignement et les pratiques paysagistes, http://corajoudmichel.nerim.net/10-textes/01b-colloque-de-barcelone.html

24 – De l’horticulture au paysage

Chapitre 23 Retour

Chapitre 24

De l’horticulture au paysage

De l’ENSH à l’ENSP au Potager du roi de Versailles (1874-2000)

Continuités et ruptures

Les deux modèles de formationDeux écoles au Potager du roiContinuités de l’enseignement à VersaillesRuptures, continuités et innovations de Versailles à AngersConclusion

Texte d’une conférence donnée à l’Institut National du Patrimoine à Paris le 5 février 2020

Il était une fois, au Potager du roi de Versailles, une vieille école, une très vieille école, l’Ecole nationale supérieure d’Horticulture. Fondée en 1873, elle forma durant trois, puis deux années, d’abord des maitres jardiniers, puis des ingénieurs en horticulture et des paysagistes DPLG. Elle eut « trois filles » que légitima sa tutelle paternelle le ministère de l’Agriculture et de la Forêt:

  • En 1945 la Section du paysage et de l’art des jardins suivie en 1976 de l’École nationale supérieure du paysage

  • En 1971 l’École nationale des ingénieurs des travaux agricoles et horticoles d’Angers

  • En 1976, l’ENSH, école de spécialisation des écoles d’agronomie en deux ans.

Elle disparut du Potager du roi en 1993 en rejoignant son autre « fille » qui l’avait précédée dans la ville d’Angers.

Pendant 120 ans, l’enseignement de l’horticulture et de la conception des jardins et des paysages a marqué l’histoire du Potager du roi. Aujourd’hui, la formation des paysagistes concepteurs1 à l’École nationale supérieure de paysage de Versailles-Marseille a succédé à celle des ingénieurs de l’ENSH. Comment peut-on décrire cette succession de formations ? Ont-elles encore des points communs ? Quelles connaissances et compétences ont été transmises d’une école à l’autre ? Des discontinuités, voire des ruptures brutales, ont-elles existé et certaines marquent-elles encore les esprits ?

Les deux modèles de formation

L’histoire de ces deux écoles n’a pas été encore écrite. Les archives commençant à être réunies au Potager du roi comme aux archives départementales des Yvelines et ailleurs, les premières publications sont aujourd’hui disponibles2.

Elles couvrent de manière très imparfaite la période considérée, si bien qu’il est difficile d’en faire une synthèse suffisamment documentée. C’est pourquoi j’aurai recours à la méthode des modèles qui schématise l’évolution des enseignements entre 1874 et aujourd’hui. Deux modèles vont se succéder au Potager du roi, que j’appellerai le modèle de l’ingénieur et le modèle des Beaux-Arts (ou de l’architecte).

Le modèle de l’ingénieur horticole – c’est le nom du diplôme délivré par l’ENSH de 1927 à 1974 – a privilégié d’abord les savoirs pratiques, puis techniques et enfin scientifiques. Au début (1874)3, l’enseignement de l’école s’appuyait sur quatre modes pédagogiques, la leçon « théorique » d’une heure trente donnée en amphithéâtre, l’application de la leçon (des travaux dirigés ou pratiques au sein du Potager du roi et en salle), des voyages et visites surtout en région parisienne, et les travaux exigés par les cultures du Potager (vergers, cultures potagères, ornementales de plein air et sous serres et bâches). Ce dernier apprentissage, très pratique, pourrait être estimé à au moins 2/ 3 du temps de présence des élèves sur le site entre 1874 et 19274.

Réunissant les disciplines (arboriculture fruitière, cultures potagères et ornementales, biologie végétale, botanique, arithmétique, géométrie…) l’enseignement comportait 15 matières en 1899, qui se sont ajoutées successivement : l’anglais en 1884, l’horticulture industrielle et commerciale (1897), l’agriculture coloniale (1899), la pathologie végétale et le génie rural en 1907.

À partir du moment où le diplôme d’ingénieur horticole5 a été décerné aux élèves (1927), l’enseignement est devenu de plus en plus scientifique (savant) et de moins en moins pratique. Aux tabliers bleus des élèves et aux casquettes galonnées des chefs de pratique ont succédé après 1960 les blouses blanches des chercheurs dans les laboratoires de chimie, de physiologie végétale et de génétique de l’école.

Lorsque, en 1976, la réforme de l’enseignement supérieure agronomique transforme l’ENSH en école de spécialisation des écoles d’agronomie en deux ans, le nouvel établissement adopte une structuration pédagogique d’abord en deux secteurs Horticulture et Défense des cultures6, puis à partir du début des années 1980 en trois secteurs d’enseignement et de recherche : Horticulture, Défense des cultures et Sciences et techniques appliquées aux aménagements paysagers. La formation pratique des étudiants dans le potager-verger a disparu. L’entretien des lieux et la production sont pris en charge par une dizaine de jardiniers, de maitres-jardiniers et des stagiaires.

Le modèle de l’École des Beaux-Arts

J’appelle « modèle de l’École des Beaux-Arts », un système d’enseignement artistique hérité de l’Ecole nationale des Beaux-Arts fondé à partir de 1807, rue Bonaparte à Paris7. Organisée, jusqu’en 1968, en plusieurs sections (peinture, sculpture et architecture), l’enseignement était fondé surtout sur la pratique des ateliers conduits par des professionnels prestigieux, et notamment des architectes.

Ce modèle, très simplifié et réduit, a été introduit en 1874 à l’école d’horticulture sous la forme d’une chaire d’architecture des jardins et des serres. Son enseignement, très modeste en dernière année (une vingtaine de leçons et deux applications au début), a été confié d’abord à des ingénieurs des Ponts et Chaussées (Jean Darcel et Auguste Choisy), puis à un architecte paysagiste et botaniste : Edouard André (1840-1911) et à son fils René, ingénieur, jusqu’en 1934 ; et ensuite à l’architecte de jardins Ferdinand Duprat jusqu’en 1952.

Cette formation d’histoire de l’art des jardins et de dessin des projets était accompagnée par des enseignements artistiques, scientifiques (biologie, botanique, pathologie végétale …) et techniques (levée de plans, nivellement …). Les compétences de l’architecte paysagiste faisaient partie de celles de l’ingénieur horticole.

À partir de 1934, année d’arrivée de F. Duprat à la nouvelle chaire d’architecture des jardins et d’urbanisme, cet enseignement se révéla insuffisant pour rivaliser avec les pratiques des architectes qui se consacraient à la conception des jardins publics et privés ; pour accéder aux postes de cadres du service des jardins et plantations de Paris, et pour prendre en compte les savoirs de l’urbanisme naissant.

C’est pourquoi, au lendemain de la guerre et en raison des besoins de la reconstruction, est créée en décembre 1945 au sein de l’ENH, une Section du paysage et de l’art des jardins pour compléter la formation des ingénieurs horticoles et leur attribuer le titre de paysagiste DPLG, au terme d’un concours en loge organisé sur le modèle de celui de l’école des Beaux-Arts et des écoles régionales d’architecture.

L’atelier de projet devient alors au cours de deux années d’étude le centre majeur de la formation des futurs paysagistes. Il est encadré par des paysagistes DPLG parfois architectes (A. Riousse, A. Audias T. Leveau au début), J. Sgard et G. Samel (entre autres), puis M. Corajoud et J. Simon à la fin, ainsi que par un architecte urbaniste (R. Puget). Il est accompagné par les mêmes enseignements techniques (A. Brice, L. Sabourin, H. Thébaud …) et artistiques (R. Énard, J. Cordeau, F. Blin) qu’à l’ENH et par un cours d’histoire de l’art et de l’histoire des jardins (M. Charageat, J. Hugueney …).

La continuité de la formation paysagiste de l’ENH a donc été assurée en donnant une place beaucoup plus importante aux ateliers de projet, comme à l’Ecole des Beaux-Arts puis dans les écoles d’architecture créées à partir de 1968. Ce modèle sera repris, confirmé et développé avec la création de l’ENSP qui succède à la Section en 1976.

Deux écoles au Potager du Roi (1976-1993)

Deux formations aux compétences paysagistes vont coexister au Potager du Roi pendant cette période qui se termine avec le départ de l’ENSH à Angers.

À l’ENSH, la spécialisation Sciences et techniques appliquées aux aménagements paysagers est ouverte à partir du début des années 1980. Elle répond à une offre d’emplois importante et historique de la part des services de parcs et jardins publics des grandes agglomérations françaises. À cet effet, les enseignants choisissent en deux ans de formation les disciplines scientifiques et techniques nécessaires à la gestion technique et économique des espaces publics, sans approfondir l’apprentissage de conception de projet. Des conférences régulières sur ce sujet sont cependant assurées par deux paysagistes DPLG et ingénieurs horticoles : Laurent Saccardy et Gilles Clément entre autres.

Les étudiants sont issus surtout du premier cycle de l’université (sciences de la vie et de la nature) et beaucoup moins des écoles d’agronomie auxquelles l’ENSH offre des spécialisations : horticole, de protection des plantes et paysagère.

En pratique, ils reconduisent, en l’adaptant, le modèle ancien de l’ingénieur horticole, mais en réduisant sa compétence paysagiste au savoir-faire gestionnaire d’espaces publics et de conduite d’entreprises exigeant des connaissances scientifiques et technologiques : l’ingénierie paysagiste (P. Bordes et J.-M. Lemoyne de Forges), la science des sols artificiels (A. Anstett, P. Pasquier), les cultures ornementales (R. Bossard, P. Lemattre, C. Preneux), la législation et le droit (J. Carrel), l’économie (P. Mainié et C. Cook), la protection des plantes (R. Coutin, A. Faivre), l’écologie et la physiologie végétale, la malherbologie (J. Montégut, C. Bigot, P. Jauzein).

Pendant ces 17 années, l’ENSP de son côté prend en charge quatre années de formation dans l’ancien foyer des élèves, et quelques salles (amphithéâtres, ateliers, salle de travaux pratiques) communes avec l’ENSH. Elle dispose d’une autonomie administrative, pédagogique et financière, mais dépend d’un seul conseil d’administration avec l’ENSH, et presque uniquement d’enseignants vacataires, notamment paysagistes.

De 1975 à 1983, les enseignants de l’ENSH, cités précédemment, vont assurer des cours, des travaux pratiques et des visites aux élèves paysagistes principalement dans les domaines biotechnique et économique.

Mais le contexte de l’école, très instable en raison d’un projet de mise en place d’un Institut français du paysage (IFP), entrainant une séparation de l’ENSH et de l’ENSP, va mettre fin à cette collaboration à la suite d’une grève des élèves.

En 1985, le projet d’IFP est abandonné et le paysagiste Michel Corajoud, premier enseignant titulaire de son poste en « Théories et pratiques du projet de paysage », est recruté comme maitre de conférences.

En 1993, conséquence d’un projet de regroupement des sept écoles d’enseignement supérieur d’Ile-de-France du ministère de l’Agriculture, et simultanément d’un projet gouvernemental de délocalisation de l’ENSH et de l’ENSP à Bergerac et Blois, la décision de transfert de l’ENSH à Angers, auprès de l’ENITHP est prise par Hervé Bichat directeur général de l’enseignement et de la recherche.

À Angers les deux établissements fusionnent en 1997 dans un Institut national d’horticulture et de paysage (INHP) où le modèle ancien de l’ingénieur en horticulture et paysage est reconduit et adapté aux marchés professionnels de l’époque.

À Versailles, l’ENSP prend en charge la gestion et les productions du Potager du roi, continue ses recrutements d’enseignants titulaires, crée un laboratoire de recherche en 1993 et double ses effectifs du fait de la demande croissante des services publics mettant en œuvre les nouvelles politiques gouvernementales de paysage (Loi « paysage » de 1993 notamment).

Continuités de l’enseignement à Versailles

Avec le départ de l’ENSH à Angers, l’enseignement des quinze disciplines historiques n’a pas cessé en totalité au Potager du roi. Loin de là. Seules les matières liées à l’économie, aux sciences de la vie et à la technologie horticole ont disparu. Ont en revanche subsisté dans la Section et à l’ENSP, remodelées par l’évolution des connaissances universitaires et des pratiques professionnelles, la plupart des matières qui construisaient la compétence historique de l’ingénieur/concepteur en horticulture et paysage.

Six enseignants titulaires, d’E. Mussat nommé en 1874 à l’ENH à P. Frileux (ENSP, 2008) se sont succédé à la chaire de Botanique chargée de la transmission des disciplines (éco)biologiques (aujourd’hui les sciences du vivant dans le département d’écologie appliquée au projet de paysage),

Sept enseignants d’arts plastiques et techniques de représentation (dessin, perspectives …), d’E. Mangeant (ENH, 1886) à O. Marty (ENSP, 2009),

Treize enseignant(e)s d’histoire de l’art et des jardins, de J. Darcel (1876) à C. Santini (2011),

Six enseignants d’utilisation des végétaux dans les projets, de E. André en 1892 à F. Roumet en 2015.

Treize encadrants principaux d’ateliers de projet, en général paysagistes DPLG, de J. Darcel à G. Vexlard (1988) et G. Clément (2004).

Mais, nous le verrons plus loin, sous cette continuité de façade, se cachent des ruptures pédagogiques et des attendus professionnels différents.

Ruptures, continuités et innovations de Versailles à Angers

La rupture majeure des enseignements au Potager du roi concerne les disciplines biotechniques et économiques, qui ont été transmises de 1993 à 1997 à l’INHP d’Angers où elles existaient depuis 1971. Elle marque la séparation de deux modèles qui coexistaient à Versailles, celui (scientifique) d’ingénieur migrant vers la cité angevine et celui des Beaux-Arts (d’inspiration artistique) restant au Potager du roi.

Les débuts de l’ENSH correspondent à la période d’installation de l’établissement d’enseignement de 1873 à 1914 sous la direction d’Auguste Hardy (1824-1891) puis de Jules Nanot (1855-1924). Le site devint un vaste laboratoire d’horticulture expérimentale et les connaissances d’arboriculture, de cultures potagères et ornementales qui y étaient produites en firent un haut lieu de formation. L’école fut d’ailleurs récompensée par un Grand prix de l’enseignement agricole lors de l’exposition universelle de 1900.

Malheureusement, cinquante ans après, les techniques horticoles évoluèrent vers l’intensification et la spécialisation des productions végétales, la rationalisation des formes fruitières, la diminution du coût de la main d’œuvre et l’utilisation intensive de nouveaux pesticides pour faire face aux concurrences intérieures et extérieures. L’héritage des formes et variétés fruitières de cette époque fut de fait disqualifié, mais requalifié en collections patrimoniales de l’école.

Transférées à l’ENITHP, sept chaires et leur titulaire (cultures ornementales, cultures légumières et de plein champ, physiologie végétale, génétique et amélioration des plantes, sciences du sol, économie et droit, génie horticole…) fusionnèrent avec leurs homologues angevines. Le modèle de l’ingénieur persista mais les contenus de l’enseignement changèrent.

Si, avant 1945, l’on enseignait à l’ENH les rudiments des sciences de la vie et de la nature (biologie, anatomie, physiologie, botanique, zoologie, pathologie) comme de l’arithmétique et de la géométrie …, la raison en était le faible niveau des élèves dont beaucoup n’avait pas le niveau du baccalauréat. Avec l’élévation du niveau de recrutement et les classes préparatoires au concours commun aux grandes écoles d’agronomie, ces enseignement fondamentaux disparurent à Versailles puis à Angers.

Dans la nouvelle ENSP, l’enseignement de la botanique et de l’écologie végétale évolua d’une connaissance érudite de la flore et de la phytosociologie (chez les ingénieurs) vers un enseignement inspiré des ethnosciences. Les sciences humaines et sociales érigées en département à partir de 1980 conservèrent l’histoire des jardins (mais pas l’histoire de l’art).

En trente ans, la plupart des enseignements des départements « disciplinaires ou théoriques » furent mis en place à partir de la réforme pédagogique de 1986 avec des paysagistes issus des écoles de Versailles ou d’Angers. O. Marty en arts plastiques, A. Freytet, G. Chauvel et F. Roumet en écologie, M. Audouy en techniques de projet, M. Toublanc, puis A. Pernet et S. Keravel en sciences humaines.

Parallèlement à la transmission des héritages de connaissances théoriques et pratiques, de nombreuses innovations pédagogiques ont marqué l’histoire de la jeune ENSP.

Avec par exemple l’atelier dit C.-R. Dufresny conduit par B. Lassus et P. Aubry de 1978 à 1987, une approche plasticienne et poétique des projets a renouvelé les méthodes de conception fondées notamment sur la topographie du site et la maquette8. De leur côté les enseignants d’écologie et d’arts plastiques ont refondé les initiations au jardinage et à la prise en compte des dynamiques végétales naturelles. Les expériences de jardinage « Chaubrides » au Potager du roi (depuis 1987) et du « Transformateur » (une friche industrielle) à Redon (35) en 2003-2010 ont renouvelé la pédagogie de « l’écologie appliquée au projet de paysage ».

Conclusion 

À l’ENSH, sur le modèle des écoles d’ingénieurs, la continuité de la figure « patrimoniale » de l’ingénieur en horticulture et paysage à Angers (aujourd’hui Agrocampus ouest, centre d’Angers) a permis l’accès au titre professionnel de paysagiste concepteur (2016). Cette continuité pédagogique s’est accompagnée d’une rupture subie : l’abandon du Potager du roi, berceau historique de l’école.

À l’ENSP, sur le modèle des écoles d’architecture, la continuité de la présence de l’école au Potager du roi a permis de développer de nombreuses disciplines « patrimoniales » (histoire des jardins, botanique, dessin, techniques de travaux, conception des projets) avec l’accès au titre de paysagiste concepteur (2016). Cette continuité s’est accompagnée d’une rupture souhaitée : la disparition des disciplines scientifiques et biotechniques horticoles. S’ y est ajoutée la production de nouvelles connaissances pratiques et scientifiques ayant souvent recours à la pluridisciplinarité.

Dans ce contexte la figure historique méconnue du (maitre) jardinier n’est-elle pas en cours de renouvellement ?

Cette histoire de famille n’est pas terminée. Au sein du pôle universitaire national d’enseignement et de recherche d’Angers consacré au végétal (Vegepolys Valley), les deux « filles » réunies perpétuent et renouvellent le patrimoine versaillais de connaissances horticoles et paysagistes. À Versailles, pôle national du paysage depuis 1993, l’histoire paysagiste du Potager du roi se poursuit en cherchant à réunir harmonieusement dans un site réinventé, les quatre missions que l’ENSP s’est donnée : la conservation du patrimoine historique horticole, les formations de paysagistes concepteurs, l’ouverture du site aux visiteurs, et l’expérimentation agroécologique dans les jardins de production.

Pierre Donadieu

14 janvier 2020


Bibliographie

E. André, Le Potager de Versailles, L’École nationale d’horticulture de Versailles, Paris, La Maison Rustique, 1890, 59 p. Archives ENH/ENSP.

J. Nanot et C. Deloncle, Le Potager du roi et l’École nationale d’Horticulture de Versailles, Bulletin de l’association des anciens élèves de l’ENH, 1895-1898, pp. 183-282 et pp. 391-459. Archives ENSH/ENSP.

P. Donadieu, Histoire de l’ENSP de Versailles : https://topia.fr/2018/03/27/histoire-de-lensp-2/


Notes

1 Le diplôme-titre de paysagiste DPLG leur a été attribué de 1960 à 2018. Puis le diplôme d’Etat de paysagiste (DEP) a été distingué du titre professionnel de paysagiste concepteur par la loi de 2016.

2 Notamment les travaux de Alain Durnerin, B. Blanchon, Stéphanie de Courtois, Luisa Limido, Chiara Santini et Pierre Donadieu.

3 La vocation initiale du Potager du roi pour son créateur Jean-Baptiste de la Quintinie n’était pas seulement de nourrir la Cour royale, mais également de former les jardiniers qui y travaillaient.

4 Les élèves, âgés de 17 à 27 ans (environ 40 par an) travaillaient en moyenne 6 jours sur 7, 15 à 16 heures par jour selon la saison, avec 5 à 7 h de pratiques par jour dans le cadre de 6 sections (M. Mitteau, 2019).

5 Deux diplômes ont été délivrés auparavant : un certificat au début, puis le diplôme de l’ENH en 1897.

6 Note de la direction de l’Institut technique de l’horticulture d’Angers, 10 12 1974, Archives Nationales.

8 Enseigné dans l’atelier dit « André Le Nôtre » dirigé par M. Corajoud jusqu’en 2003.

23 – Plaisirs des fêtes au Potager du Roi

Chapitre 22 Retour – Chapitre 24

Chapitre 23

Plaisirs des fêtes au Potager du Roi (1960-67)

Le bizuthageLes bals – la Garden Horti – La Nuit de l’HortiLes « surbooms » du caveauL’horticulture, une culture versaillaise

Le Potager du roi ne fut pas seulement un lieu de productions fruitières et légumières destinées aux cours royales et impériales. À partir du moment où il devint un jardin école en 1874, on s’y amusa, avec sans doute moins d’éclats que dans les bosquets du parc du château voisin avant la Révolution.

À partir de 1927, une centaine d’élèves ingénieurs habitèrent en permanence la nouvelle « coopérative » qui devint ensuite le foyer des élèves jusqu’en 1974. Ils ne consacraient pas tout leur temps à l’étude et aux travaux dans le Potager. Ils faisaient la fête régulièrement dans le Potager et ailleurs. Mais de ces festivités étudiantes, la mémoire a été presque effacée. Pourtant, il en persiste quelques traces dans les archives de l’ENSH et les souvenirs des anciens élèves. Elles concernent surtout les années 1950 et 1960.

Le bizuthage

Un Ancien (un Poto) témoigne :

« C’était la rentrée. Les cours venaient de commencer en ce début du mois d’octobre. L’air était doux et la terre des carrés, humide de récentes pluies, collait aux chaussures. La récolte des pommes et des poires dans le Potager battait son plein. Jardiniers et élèves de première année mobilisés faisaient connaissance en cueillant les fruits mûrs sur les arbres taillés en espalier du Grand Carré. Un « travail » facile et plutôt agréable. Les cagettes de fruits étaient remplies avec précaution puis transportées par un chariot usé au moteur fatigué jusqu’aux chambres froides où elles allaient passer l’hiver. Je découvrais l’univers clos de l’école d’horticulture du Potager du roi, un Graal enfin conquis après deux ans de bachotage dans les classes préparatoires aux Grandes Écoles.

La veille, ils nous avaient réuni dans le vaste réfectoire après le diner. On était une quarantaine, garçons et filles, y compris les « cuscutes », celles et ceux qui préparaient le concours de la Section du paysage et de l’art des jardins. « Ils » c’était nos anciens (les « Potos »), les élèves de deuxième et troisième années. Le président du cercle des élèves et celui des deux promotions nous avaient averti : « Demain commencera le bizuthage, vous (les « Bleus ») êtes à notre disposition pendant une semaine. Après votre baptême, vous ferez vraiment partie de la communauté du Potager ». Nous n’avions pas le choix …

Pour en avoir fait l’expérience en classes préparatoires je savais ce qu’étaient ces brimades plutôt drôles quand il s’agissait de choquer les passants dans les rues en braillant des chansons paillardes et en faisant sonner le cor de chasse sur la place publique. Au Potager du roi je ne savais pas ce qui allait nous arriver. J’avais tenté de me renseigner auprès des plus anciens : « Vous verrez bien, c’est plutôt marrant », répondaient-ils mi-figue, mi-raisin. L’omerta régnait. Pas moyen de savoir ce qui nous attendait.

Ils commencèrent par nous apprendre quelques chansons « potagiques » écrites sur des papiers ronéotés. Puis on passa aux brimades gentilles : astiquer les passages cloutés de la rue de Satory, qui n’avaient pas encore été remplacés par des bandes blanches ; déclamer des textes sans queue ni tête, ou un peu lestes, devant la statue du général Hoche sur la place homonyme, et faire entendre sur la place d’Armes, devant le château, fermement encadrés par nos anciens, les hymnes potagiques. Rien de bien méchant.

À l’intérieur du foyer des élèves, c’était un peu différent. La rigolade extérieure était remplacée par des épreuves très « éprouvantes ». Chaque nuit ou presque, le fracas des boules de pétanque qui roulaient dans le long couloir du premier étage, nous réveillait d’un sommeil agité. On essayait de se rendormir, puis ça recommençait … On se consolait en se disant qu’eux aussi ne pouvaient pas dormir. C’était épuisant et le lendemain pendant le cours de chimie tout aussi éprouvant d’Alfred Anstett, les paupières se fermaient. Mais on ne disait rien, soumis et abrutis.

Un soir, je crus à un répit salutaire. Mais, vers 22 heures, quatre énergumènes, excités et un peu ivres, nous firent sortir de nos chambres avec l’idée saugrenue d’ « entasser » trente d’entre nous dans une chambre prévue pour quatre. Pour le plaisir et pour voir… Au bout d’une demi-heure, on suffoquait, mais sans aucun signe de révolte. La porte avait été fermée à clé. Que ne devait-on pas endurer ! Il fallut l’évanouissement de l’un d’entre nous pour mettre fin à cette torture née dans des cerveaux fêlés.

Nous n’étions pas au bout de nos peines. Heureusement les plus sages de nos tortionnaires nous laissaient penser, à demi-mot, que la fin de nos malheurs était proche. Un autre soir, on nous fit descendre à la nuit tombée, un par un dans le sous-sol. Et, étalé sur une table, fermement tenu par des mains complices, chacun dut absorber avec un entonnoir un liquide infect que lui administrait jusqu’à l’étouffement un sinistre bourreau invisible.

C’était trop, j’envisageais une rébellion violente et solitaire. On me raccompagna au rez-de-chaussée, titubant et furieux. Je me retrouvais dans la bibliothèque où je découvris, stupéfait, un groupe d’anciens réjouis et amicaux qui m’accueillirent avec des sourires réconfortants inattendus. J’avais surmonté les épreuves initiatiques. Bravo. J’étais des leurs. Vive l’Horti.

Le bizutage se termina par une fête mémorable à l’intérieur de la grotte du parc Balbi éclairée par des torches comme au XVIIIe siècle. Le vin et la bière coulèrent à flot. On chanta et on écouta, soulagés, des discours de bienvenus. La nouvelle promotion était enfin admise dans la communauté étudiante potagique.

Procession des « bizuths » vers la grotte du parc Balbi pour leur « baptême », années 1930. Archives ENSH/P.

Cérémonie du « baptême » par les anciens cagoulés en présence de la marraine de la promotion. Au premier plan les bizuths « prosternés », années 1930. Archives ENSH/P.

Baptême de la nouvelle promotion dans la grotte du parc Balbi, au centre le « bourreau » et, avec le chapeau, peut être le directeur Joseph Pinelle, début des années 1930. Archives ENSH/ENSP

Pourtant la violence de cette initiation laissa des traces. Excédée, une promotion mit fin à la transmission du rite du bizuthage dans les années 1960. Elle décida de ne pas le reconduire l’année suivante. Mais, tenace, il réapparut quelques années plus tard sous une forme plus soft. » (Jacques de Monceau)

Les bals – la Garden Horti – La Nuit de l’Horti

Dans les années 1950, des bals fréquents étaient organisés par le Cercle des élèves, au Palais d’Orsay à Paris en 1954 : « À partir de 22 h les couples dont l’élégance contribuait à l’éclat de la soirée purent évoluer au son de l’orchestre Valentin (…), la soirée était animée par la verve et l’humour du chansonnier Edmond Meunier ; puis à 23 h 30 réception des personnalités »1.

En 1956, le Bal des « Potos » le 18 février, et le 21 avril le « Bal des fleurs » à l’hôtel de ville de Versailles sous le haut patronage du Président de la république2. En 1957, le 16 novembre, le « Bal des Bleus » à la suite du baptême de la 83e promotion. Le Cercle des élèves et son comité des fêtes ne chômaient pas.

Affiche de la Garden Horti, (1962). Fonds Allain Provost, archives ENSP/ENSH

En mai 1962, fut organisée une gigantesque « Garden Horti » au Potager du roi. Cette Garden Party réunissait une exposition de bouquets (la IIéme du nom) dans la bibliothèque, un spectacle de variétés (avec Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, Anne Sylvestre, Jean Ferrat, entre autres) dans le Parc Balbi, un bal avec l’orchestre « Jazz » de Claude Luter, puis un cabaret sous les voutes, une tombola permettant de gagner une Simca 1000, un buffet, « un éclairage artistique »  du potager et des voutes…. Renouvelées pendant quelques années avec de jeunes artistes (Jacques Brel, Barbara, Georges Brassens …), elles restèrent inégalées dans les mémoires.

Extrait de « Garden Horti ENSH », 1962. Fonds A. Provost, Archives ENSP/ENSH Versailles.

Puis fut inaugurée la Nuit de l’Horti. Les préparatifs commençaient dès la rentrée, car la « Nuit de l’Horti » était prévue en décembre chaque année. Le comité des fêtes, renouvelé chaque année, et réunissant les énergies de quelques élèves de deuxième année, avait fait son apprentissage l’année précédente. En pratique pendant trois mois, le président du cercle et celui du comité des fêtes brillaient par leurs absences aux cours et aux travaux pratiques. Mais l’indulgence du directeur adjoint Jean Pasquier leur était acquise.

Affiche de la nuit de l’Horti (1965 ou 1966). Fonds A. Provost, archives ENSP/ENSH.

La Nuit de l’Horti, c’était d’abord un bal populaire sous un vaste chapiteau installé dans la cour du foyer aux multiples salles décorées pour l’occasion. Sans compter les voutes illuminées du Potager qui étaient ouvertes au public.

Il fallait donc, dès l’année scolaire précédente, retenir les orchestres et les artistes qui allaient attirer le public. On accueillit des artistes de cabaret, et l’orchestre de Stéphane Grappelly.

La logistique était importante. Pour éclairer et chauffer le chapiteau et le Potager, on avait recours aux générateurs électriques des militaires des casernes de Satory et des Mortemets, qui se prêtaient volontiers à un échange de services (entretenir leurs massifs de rosiers). Puis il fallait louer le chapiteau avec un parquet de danse grâce à l’entremise de l’éleveur de moutons qui louait les prairies du château à la Porte Saint-Antoine.

L’essentiel c’était la décoration du sous-sol du foyer et des voutes des terrasses, expérimentée et reconduite depuis la Garden party de 1962. Les élèves s’y prenaient très tard mais avec passion. Depuis l’entrée de la cour était ménagé sous les terrasses un parcours pittoresque agrémenté de fruits, de citrouilles, poireaux, carottes et autres légumes d’hiver superbement mis en valeur sous les voutes éclairées au même titre que l’ensemble du grand Carré. Ici on avait reconstitué une ambiance de grottes baroques, là organisé une exposition des travaux d’élèves et des collections d’insectes, d’herbiers, de fruits et de légumes dans un décor exubérant de fougères arborescentes, d’orchidées et de palmiers.

La Nuit de l’Horti était très connue grâce à ses affiches qui inondaient à la fin de l’automne les murs de la région ouest de Paris. Elle devait tenir la comparaison avec la Garden Party de l’École d’agronomie de Grignon qui en était la réplique en juin dans un cadre tout aussi prestigieux que celui du Potager du roi. L’honneur de l’ENSH était en jeu …

Le jour J la vie scolaire s’arrêtait à l’école. Chacun rejoignait son poste pour achever fébrilement les ultimes préparatifs : réceptions des livraisons de boissons et de fleurs venues de la Côte d’azur, installation des buffets et de la billeterie, mise au point des éclairages du plateau d’orchestre, montage des expositions, signalétique pour le public, réglage du chauffage de la tente, accueil des artistes … Puis le soir, le public affluait et se diluait dans les parcours à travers les voutes et les salles décorées et illuminées. L’orchestre et les artistes mobilisaient l’attention. Puis le bal devenait le centre d’intérêt. La Nuit de l’Horti s’achevait au petit matin glacé libérant enfin les élèves épuisés mais ravis.

Ensuite, en quelques jours, il fallait démonter, ranger, nettoyer et reprendre le rythme scolaire. Et dès le début de l’année suivante, le programme des festivités se poursuivait. Le comité des fêtes ne pouvait se reposer sur ses lauriers.

Les « surbooms » du caveau

Témoignage

« Quand le week-end arrivait, il fallait se détendre, se dépayser, se distraire surtout en hiver. Copier des cours sous la dictée fastidieuse des enseignants, suivre les manips des travaux pratiques de chimie, de génétique ou de botanique, ou participer aux visites de serres, de pépinières ou de vergers manquaient un peu d’attrait. Parfois c’était franchement rébarbatif. Mais nous étions là pour ça et nous l’avions en général choisi. C’était l’ordinaire de notre séjour au Potager du roi.

Confinés dans le foyer des élèves pendant la semaine, quelques-uns s’échappaient vers Paris dès le vendredi. Mais la majorité restait à Versailles, loin de leurs familles, avec pour seules perspectives le sport d’équipe dans les stades de la ville ou les cinémas. L’entretien des jardins privés versaillais offrait également un loisir laborieux apprécié de quelques privilégiés.

C’est pourquoi le comité des fêtes prenait en charge l’organisation de réjouissances régulières dans le sous-sol du foyer, le « caveau ». Dans ces « surprises-parties » du samedi soir, rien n’était vraiment surprenant. Tous ceux qui descendaient depuis leurs chambres savaient y trouver ce qu’ils en attendaient. En priorité des boissons alcoolisées en quantité non limitée, mais également des partenaires pour danser. Et puis peut être la convivialité et le débordement que ne leur apportait pas la vie d’élève ingénieur ou paysagiste, un peu trop policée et hiérarchisée à leur goût.

Les jeunes filles, qui habitaient dans un foyer de la rue Borgnis-Debordes, n’étaient pas très nombreuses à l’école. Si bien que pour remédier à un déséquilibre regrettable sur la piste de danse, le comité des fêtes avait recours à une invitation permanente des élèves de l’école d’infirmières du boulevard Saint-Antoine. Elles venaient régulièrement aux soirées, sans se faire prier, sauf quand la concurrence (déloyale) des invitations des élèves de l’école de Grignon se faisait sentir.

On dansait le twist, le tcha-tcha-tcha, le jerk et le rock, le slow également … jusque tard dans la nuit. On buvait beaucoup, sans doute un peu trop, en se couchant et en se levant très tard. Certaines années, la consommation nécessita même le recours permanent à des barriques de vin entreposées dans le caveau…Ces soirées étaient souvent bruyantes surtout pour les voisins de la rue Hardy, car on laissait ouvert les soupiraux pour renouveler l’air, même l’hiver. Et régulièrement, le gérant du foyer nous faisait connaitre avec résignation les plaintes impuissantes adressées au commissariat de quartier. Comble d’infortune, ce local occupait une partie du foyer des élèves sur le pignon donnant sur la rue de Satory. » (Jacques de Monceau)

L’horticulture : une culture versaillaise

À cette époque, l’ENSH était le seul établissement d’enseignement supérieur de la ville. Elle en était fière et organisait régulièrement avec les élèves de l’ENSH des manifestations publiques sur le thème du végétal horticole. Car les établissements horticoles et paysagistes étaient nombreux depuis le XIXe siècle dans toute la Seine-et-Oise et soutenaient financièrement ces fêtes : les entreprises Georges Truffaut et Moser à Versailles, Croux à Chatenay-Malabry, Monnier à Orgeval, Roussel à Chatou, Moreux à Noisy-le-Roi, Vilmorin à la Verrière, Thuilleaux à La Celle Saint-Cloud, Allavoine à Jouy-en-Josas …

En 1967, fut organisé un « Gala de la Rose » à Versailles. Il s’agissait de célébrer la beauté des fleurs et de leurs arrangements dans un concours international de bouquets qui se tenait dans les salons de l’hôtel de ville. En présence, dans le jury, des meilleures représentantes du bottin mondain versaillais et parisien : la Duchesse de Brissac, l’ambassadrice du Japon … succédaient, cinq ans après la « Garden Horti » de 1962, à Jean Cocteau et Louise de Vilmorin (entre autres).

Puis, dans la salle du cinéma Le Cyrano, devant le Tout Versailles réuni pour l’occasion, un défilé de mannequins « habillés » de différentes variétés de roses fut mis en scène avec les commentaires des élèves, bref une haute couture horticole sans comparaison possible. Bien que déjà âgé, le peintre japonais Fujita avait prêté son talent pour illustrer la couverture du programme.

Le Potager devint grâce à ces fêtes célèbres le théâtre versaillais permanent des activités des étudiants, des enseignants et des jardiniers. Cette communauté transmettait ses traditions et ses rites mais renouvelait également ses règles et innovations d’une promotion à une autre3. Les étudiants comme les enseignants, qui étaient souvent d’anciens élèves, partageaient un langage professionnel et des valeurs propres. Ils furent, au moins jusque dans les années 1990, réunis par une connaissance scientifique, technique et artistique du végétal et de ses usages alimentaires, industriels et décoratifs.

Les « Hortis », ainsi appelait-on les ingénieurs horticoles, aimaient les plantes, la botanique, la biologie végétale, la technique horticole et l’art des jardins et du paysage. Ils se considéraient comme différents de leurs cousins agronomes et forestiers. L’horticulture était devenue pour eux une « mécanique de précision » qui exigeait des talents et une formation particulière. Ils en étaient les cadres légitimes tant dans le domaine de la production horticole, de la protection des végétaux que des aménagements paysagers.

Puis, en 1993, par la volonté gouvernementale, furent créés deux pôles distincts nationaux d’enseignement et de recherche d’excellence, l’un consacré au végétal (à l’Horticulture et au Paysage) à Angers (Végépolys en 2020), l’autre au Paysage et à l’Art des jardins au Potager du roi à Versailles avec l’ENSP.

Le centre d’Angers d’ Agrocampus ouest a actualisé l’ancienne formation versaillaise d’ingénieur horticole (1873-1974). Et à Versailles la durée de la formation de l’ancienne Section du paysage et de l’Art des jardins de l’ENSH (1945-1974) a été portée de 2 à 4 ans, puis récemment à trois ans.

Les deux diplômes au niveau du bac+ 5 ans (d’ingénieur -spécialité paysage- à Angers et du diplôme d’Etat de paysagiste à Versailles) donnent accès depuis 2016 au titre professionnel de paysagiste concepteur.

Les deux écoles n’ont-elles pas compris qu’il existait deux chemins un peu différents pour répondre à une question posée depuis le XVIIIe siècle : « L’apparence (du monde) n’est pas le contraire ou le masque de la réalité. N’est-elle pas ce qui ouvre ou ferme l’accès à la réalité d’un monde commun ? »4 ?

P. Donadieu

17 février 2020


Bibliographie

Pierre Donadieu, Histoire de l’ENSP, https://topia.fr/2018/03/27/histoire-de-lensp-2/


Notes

1 Jacques Dubost, 78e, président du cercle des élèves. Bulletin de l’association amicale des IH et des anciens élèves de l’ENH, n°23, 1954.

2 Bulletin, …, N° 27, 1956.

3 La Garden Horti de 1962 marquait le passage de l’ENH à l’ENSH en 1961, ainsi que l’agrément du titre de paysagiste DPLG la même année.

4 Jacques Rancière, Jardins subversifs, le Temps du paysage. Aux origines de la révolution esthétique. La Fabrique éditions, 2020.

22 – Le concours en loge

Chapitre 21 Retour – Chapitre 23

Chapitre 22

Le concours en loge de la Section du Paysage et de l’Art des Jardins de l’EN(S)H de Versailles

1951-1984

Pierre Donadieu et Pierre Dauvergne racontent le concours pour le diplôme de paysagiste DPLG des élèves de la Section.

Le concours en logeLes règles du concours en loge des paysagistes – Les dossiers de diplôme de paysagiste DPLG de P. Dauvergne et A. Levavasseur1966-1984 : deux dossiers très différents, le métier changeConclusion

Comment les élèves de la Section du paysage et de l’art des jardins (1946-1974) obtenaient-ils le titre professionnel de paysagiste diplômé par le gouvernement (paysagiste DPLG) ?

À l’issue d’une puis de deux années d’études, le certificat d’études de la Section leur était attribué s’ils avaient obtenu les notes suffisantes1. Commençait alors le parcours du concours en loge qui leur permettait d’accéder au titre professionnel (appelé diplôme) de paysagiste DPLG, après avoir effectué une année de stage au minimum.

Le concours en loge

Au XIXe siècle une loge était un petit atelier fermé où les élèves de l’Académie puis de l’École des Beaux-Arts2 préparaient le concours annuel du Grand Prix de Rome (peinture, sculpture, musique, architecture …). Sélection qui permettait, à partir de 1663, aux lauréats de résider à l’Académie de France à Rome pendant quatre à cinq ans.

Entrer en loge : renfermés dans des ateliers séparés, qu’on nomme loges, ils [les concurrentsexécutent, sans communication avec le dehors, dans un temps fixé, une composition sur ce programme (Mérimée, Mél. hist. et littér.,1855, p. 330).

Réservé jusqu’en 1903 aux jeunes élèves célibataires, le concours pour les peintres se déroulait en quelques semaines et en trois étapes : l’esquisse peinte à l’huile sur un sujet biblique ou mythologique, puis « À l’issue de cette épreuve, les sélectionnés doivent faire une étude de nu, peinte à l’huile en quatre sessions de sept heures. Enfin, pour les candidats restants, la troisième épreuve consiste à exécuter une esquisse et une grande toile sur un sujet historique imposé, isolés durant soixante-douze jours dans une loge »<3.

En architecture, de 1863 à 1968 à l’Ecole des Beaux-Arts et dans les écoles régionales d’architecture, « Le projet d’élève architecte s’effectuait de la façon suivante : dans un premier temps « montée en loge (à l’École des Beaux-Arts, cela se passait dans le bâtiment des loges). L’élève recevait un programme imprimé et élaboré par le professeur de théorie en titre, et devait rendre une esquisse au bout de huit à douze heures. Ensuite l’élève disposait d’un délai de trois semaines à un mois pour développer l’esquisse dont il devait garder les grandes lignes (le parti) et qu’il transformait en projet corrigé par le Patron et ses assistants, puis rendu à l’Ecole pour être jugé par un jury réuni à huis clos la semaine suivante »4 

Dans le domaine de l’architecture des jardins et du paysage, le même type de concours en loge fut organisé et adapté d’abord par la Société Nationale d’Horticulture de France (SNHF), puis par l’EN(S)H de Versailles à partir de 1950.

Les règles du concours en loge des paysagistes

De 1951 jusqu’en 1984, des sessions régulières furent organisées à l’EN(S)H pour attribuer le titre de paysagiste DPLG aux élèves ayant obtenu le certificat de fin d’études de la Section. Le jury était constitué essentiellement par les enseignants de cette Section. 170 élèves environ ont été distingués sur les 310 inscrits dans cette formation de 1946 à 19725.

À la fin de la Section, et à la suite des grèves des élèves et des enseignants de 1967-68, l’arrêté du 21 juillet 1971 a redéfini les conditions de délivrance du diplôme de paysagiste DPLG (voir Chapitre 19 La saga des diplômes).6

Selon ce texte, au moment de son inscription, le candidat devait déposer « une note d’une à deux pages indiquant le thème qu’il se propose de traiter et les motifs de son choix, les esquisses qu’il envisage de présenter, ainsi que la liste des pièces techniques qu’il se propose de présenter pour le rendu ».7 Ces esquisses devaient être au minimum au nombre de trois, portant sur l’ensemble du projet (plan masse) ou sur une partie du projet.

P. Dauvergne (2020) précise : « Le concours en loge durait une journée au cours de laquelle une esquisse devait être remise. Le jury donnait alors, ou non, le feu vert pour présenter après un an de stage minimum, le DPLG, consistant en un dossier complet comportant une analyse du site, toutes les pièces techniques et écrites, et bien sûr, le projet.

Les membres du jury, durant une journée, se partageaient les diverses pièces à évaluer, puis s’entretenaient avec le candidat ».

Le jury classait alors les thèmes en trois groupes : non retenus (car jugés hors d’une étude de paysage) ; acceptables sous réserve de modifications à présenter ; acceptés directement mais pouvant faire l’objet, à la demande du candidat, d’une audition.

Les candidats retenus devaient alors, à une date fixée par le jury, « exécuter en loge en 12 h, tout ou partie d’une des esquisses indiquées par lui (…), puis présenter au jury l’ensemble de son projet. À l’issue de cette présentation, le jury indiquait à chaque candidat s’il était admis ou non à poursuivre et quelles pièces, il devait remettre au moment du rendu final.

Enfin, les candidats retenus à l’admissibilité étaient avisés au moins un mois à l’avance de la date du rendu final. Les documents produits étaient examinés par le jury dans une réunion au cours de laquelle les candidats présentaient leurs travaux complets. À l’issue de cette réunion, le jury faisait connaitre ceux qui étaient proposés pour obtenir le diplôme de paysagiste DPLG.

Dans la négative, soit le candidat était invité à repasser devant le jury, lors de la session suivante en apportant les compléments demandés à son dossier. Soit le candidat était invité à se présenter à une nouvelle session. Cependant, il ne pouvait pas se présenter à plus de trois sessions.

Ce dispositif de sélection s’étalait sur des durées très variables en général de 6 à 8 mois, mais pouvant s’étendre à plus de trois ans. Quelques-uns s’arrêtaient en cours de route et d’autres plus nombreux oubliaient de s’inscrire, même en exerçant ensuite le métier de paysagiste concepteur8.

Quel était le contenu de ce concours ? Quelles compétences professionnelles cherchait-on à vérifier ? Il semble que deux périodes différentes se sont succédées. De 1951 aux environs de 1968, le jury a surtout validé des compétences de paysagiste maitre d’œuvre capable de concevoir et de réaliser des parcs et des jardins publics et privés. Ce qui explique les attendus du jury pour de nombreuses pièces techniques (plans techniques de nivellement, plantation, éclairage …, coupes, profils en long et en travers, devis estimatifs…). Pour l’illustrer, le dossier de concours de Pierre Dauvergne a été choisi. Il a été inscrit à la Section en 1963 et certifié en 1965. Il a présenté sa candidature au concours en loge en 1966 à l’issue de son stage d’un an, puis a participé aux enseignements de la Section (1972-1974), du CNERP (1972-79) et de l’ENSP jusqu’en 1985.

De 1969 à 1984, la naissance de la pensée et des pratiques du paysagisme d’aménagement au CNERP de Paris9 et Trappes a modifié les attendus du diplôme de paysagiste DPLG. Aux compétences traditionnelles de conception et de maitrise d’œuvre, se sont ajoutées celles de conseil de la maitrise d’ouvrage publique à des échelles territoriales variables (les études d’impact, les plans de paysage au niveau des POS et SDAU entre autres). Pour en rendre compte, le dossier de concours de Alain Levavasseur, inscrit à la Section en 1966, puis au CNERP en 1972, et à la session « balai » du diplôme de paysagiste DPLG en 1984 a été retenu. Les contenus et la présentation des deux dossiers sont assez différents.

Les dossiers de diplôme de paysagiste DPLG de Pierre Dauvergne et d’Alain Levavasseur

P. Dauvergne s’inscrit en 1966 au concours de paysagiste DPLG.

Pour cette session du concours en loge, le jury avait réuni : MM. Jussieu, ingénieur général d’agronomie, président ; E. Le Guélinel, Directeur de l’ENSH ; A. Audias, T. Leveau et J. Sgard paysagistes et enseignants ; J.-B. Perrin, chef du service des espaces verts à la direction de l’aménagement de la région parisienne ; D. Collin, ingénieur divisionnaire des services paysagers à la Ville de Paris, D. Cordeau professeur de dessin à la Section ; L.. Sabourin, ingénieur à la Ville de Paris, et R. Puget, urbaniste, inspecteur général au Ministère de la Construction et enseignants à la Section, ainsi que P. Grisvard conservateur des jardins du Luxembourg.

12 candidats étaient inscrits à la première série d’épreuves (esquisse sur un thème proposé par J.-B. Perrin10) et 6 ont été déclarés admissibles. Parmi eux Pierre Dauvergne. À ces derniers se sont ajoutés dans la seconde série d’épreuves (le rendu final) trois candidats classés dans la session de 1965, mais non admis.

Les 3 et 4 mai, comme les autres candidats, il exécute en loge une esquisse sur le thème proposé par le jury, qui est accepté. Avec les 9 autres candidats, le 25 octobre il présente au jury « l’ensemble des documents constituant le « rendu » à l’issue d’un travail libre réalisé d’après l’esquisse retenue précédemment ».11 Répartie en trois sous-commissions : rendu et composition, projet technique, projet de plantation, le jury délibère et attribue les notes finales permettant un classement selon les deux sessions de concours en loge.

Ayant obtenu une moyenne supérieure à 11/20, 4 candidats, dont Pierre Dauvergne, Pierre Pillet, et Caroline Mollie, sont retenus par le jury qui proposera au ministre de l’Agriculture de leur décerner le « diplôme de paysagiste ».12 À cette date le titre de paysagiste DPLG pouvait cependant depuis 1961 être attribué à l’issue du concours en loge. Celui de paysagiste du ministère de l’Agriculture (DPLMA) en tenait formellement lieu. Quelques mois plus tard, le ministre de l’Agriculture lui a attribué le diplôme de paysagiste DPLG, sous le n° 107, par arrêté du 4 janvier 1967.13

Le concours en loge a été très combattu par les anciens élèves candidats au DPLG, par le Groupe d’études et de Recherches du Paysage (GERP). Ce dernier a publié une tribune dans Le Monde du 3 décembre 1970 “Pour un traité de paix avec le Paysage”, signé de Paul CLERC et Denis ROUVE. Le GERP est également intervenu vigoureusement lors d’une Assemblée générale de la Société des Paysagistes Français (SPF, alors présidée par Daniel COLLIN). Pierre Dauvergne était porteur d’une pétition signée d’une trentaine de jeunes paysagistes, afin d’obtenir le soutien de la SPF auprès de la tutelle pour la réforme du DPLG. Il s’agissait également d’obtenir la possibilité aux non encore diplômés, souvent déjà engagés dans la vie professionnelle, d’en être membre, dans l’attente de la reprise des DPLG sur une autre base14.

Alain Levavasseur a été inscrit à la Section à la rentrée de l’année scolaire 1966-67. Il obtient en 1968 son certificat d’études à la Section au bout de deux ans avec, comme enseignants, la presque totalité des membres du jury du concours en loge de Pierre Dauvergne. Mais il ne peut se présenter au concours en loge15.

De 1968 à 1972 il travaille pour des entreprises d’espace verts et des bureaux d’étude (SCT-BETURE), puis en agence d’architecture. En 1972, il s’inscrit dans la formation du CNERP à Paris puis l’année suivante il devient chef de l’atelier régional des sites et paysages de la région Auvergne. En 1975, il est de retour au CNERP de Trappes comme chargé d’études dans l’équipe permanente (avec R. Pérelman, P. Dauvergne et Y. Luginbühl entre autres) jusqu’à l’arrêt de cette institution interministérielle en 1979. Il travaille ensuite au ministère de l’Équipement (STU) jusqu’en 1981, année où il devient chargé d’études principal (responsable de la cellule aménagement foncier et paysage) à la DDE de Charente-Maritime.

Son parcours professionnel s’organise autour des compétences du « paysagisme ordinaire » comme il l’indique dans son dossier pour l’attribution du diplôme de paysagiste DPLG déposé en mars 198416. Les questions qu’il traite de 1973 à 1981 visent plus particulièrement « la prise en compte du paysage dans les SDAU et les POS », ainsi que les politiques publiques d’espaces verts, régionales et métropolitaines. À la DDE, il revient au « paysagisme ordinaire » (lotissements, permis de construire, certificat d’urbanisme), aux programmes d’équipement des communes, à l’aménagement du littoral et aux programmes routiers.

Il s’inscrit au début de l’année 1984 à la dernière session d’attribution du diplôme de paysagiste DPLG pour les anciens élèves de la Section, dont il a été informé par la direction de l’ENSP-ENSH à Versailles. Ce dossier d’inscription n’a plus rien de commun avec le concours en loge de 1966. L’esquisse et le rendu final ont disparu. Trois fascicules distincts sont désormais demandés : 1/ Un CV comportant les activités principales de la carrière et leurs commentaires 2/Un extrait des travaux représentatifs et 3/ un bilan critique de l’expérience professionnelle.

Depuis le dernier arrêté de 1971 concernant le concours en loge, en dix ans les compétences recherchées chez les paysagistes ont évolué avec la création des associations « Paysages » et « CNERP », et avec celle du ministère de l’Environnement en 1971. Les pratiques des paysagistes d’aménagement, notamment avec l’équipe du CTGREF de Grenoble, ont commencé à répondre aux besoins ministériels (Equipement, Agriculture, Environnement, Culture). En outre l’ENSP de Versailles a pris en 1976 la suite de la Section sans reconduire le concours en loge. Pour ces raisons, la dernière session d’attribution du diplôme de paysagiste DPLG (ancienne formule) a modifié ses règles en les adaptant à des candidats dont la plupart avait plus de 10 ans d’expériences à la fois dans la conception de projets, de programmation et de politiques publiques, dans la maitrise d’œuvre et dans le conseil des maîtres d’ouvrages publics.

1966-1984 : Deux dossiers très différents, le métier change

Pierre Dauvergne et Alain Levavasseur ont presque le même âge, le premier a 23 ans quand il se présente au concours en loge de 1966 et le second 40 ans quand il candidate à la session de 1984. Les deux concours sont très différents, même si le parcours professionnel des deux paysagistes est très comparable sur le fond. Ils ont été aussi proches l’un que l’autre de la maitrise d’ouvrage publique et de la réalisation matérielle, de la pratique du paysagisme d’aménagement et de l’architecture des parcs et des jardins. Avec des nuances certes. Comme fonctionnaire territorial, le premier a fait l’essentiel de sa carrière dans les services techniques publics du département du Val-de-Marne et le second à la DDE de Charente-Maritime.

P. Dauvergne a présenté, pour le concours donnant accès au diplôme de paysagiste DPLG, un dossier correspondant au sujet unique et imposé à tous les candidats, d’ ” un Parc urbain d’activités de plein air”. Son dossier comporte de nombreuses pièces techniques écrites et des devis estimatifs sous la forme d’un « Rapport de présentation », accompagné d’une esquisse (voir figure 1), un rendu final (Fig. 2), et une trentaine de planches techniques.

Comme dans les concours en loge de l’Ecole des Beaux-Arts et des écoles d’architecture, il devait montrer, avant d’entrer dans la vie active, une compétence d’excellence dans un contexte d’émulation individuelle. Mais sans rêver comme les architectes aux perspectives du Grand Prix de Rome !

Fig. 1 Esquisse pour un parc public d’activités de plein air,1/500e, concours en loge, 1966, Fonds P. Dauvergne, ENSP.

Fig. 2 Rendu final, Concours en loge, 1966, 1/500e, Fonds Dauvergne, Archives ENSP.

L’esquisse et le plan masse du rendu final représentent deux étapes de la conception du projet que résume le rapport de présentation. L’esquisse au 1/500e positionne les différents éléments de programme du parc dans le relief du site : le sentier fleuri, le belvédère, la salle de repos, l’aire de jeux, le théâtre de verdure, le patronage municipal, l’auberge de jeunesse. Ils prennent place, à titre d’hypothèses à justifier, dans un écrin d’espaces boisés et gazonnés, traversés par des allées piétonnières de taille variable.

Dans le rendu final, la distribution spatiale des équipements a été modifiée et les circulations simplifiées.

Fig. 3 P. Dauvergne, Extraits du rapport de présentation, description du projet, 1966

Le rapport accompagnant le rendu final précise tous les éléments techniques et financiers du projet, par exemple, la nature et le prix des végétaux plantés, ainsi que le coût des terrassements.

Fig. 4 P. Dauvergne, Extraits du rapport de présentation, coûts des terrassements et des végétaux plantés, 1966.

Le rendu final témoigne ainsi de la capacité de Pierre Dauvergne à concevoir, puis à évaluer, les coûts d’un projet d’aménagement paysager. Compétences indispensables à l’exercice de la profession de paysagiste concepteur et maitre d’œuvre. Compétences transmises par les enseignants de l’école en atelier de projet et par les nombreuses visites de chantiers et de réalisations.

Dans le fascicule 2 : « Travaux représentatifs » d’Alain Levavasseur, paysagiste déjà expérimenté, les principes de présentation sont différents. Sont montrées des réalisations d’espace verts (2), des études de paysage liées à des documents de planification (6), des études de programmation d’espaces verts (6), des recherches sur les espaces verts et le paysage (8) et des missions de paysagiste en DDE (10). La plupart de ces travaux ont été réalisés avec d’autres paysagistes, notamment J.P. Saurin, C. Bassin-Carlier et P. Dauvergne.

L’essentiel des documents indique les pratiques de « l’exercice quotidien du paysagiste en DDE » (gérer les arbres le long des routes, les parkings, les carrefours, les plages littorales). Il montre l’investissement du paysagiste dans l’aménagement de la Corderie royale de Rochefort, de la rocade et de la plage de Chef de Baie de la Rochelle. Ses compétences ne sont plus seulement celles d’un concepteur d’espaces publics verts. Elles s’étendent à tout espace visible par tous, public ou privé. Le paysagiste est devenu gestionnaire de paysages pour l’agrément des publics.

Fig. 5, A. Levavasseur, I969, Aménagement du plan d’eau de la Maine à Angers, Diplôme de paysagiste DPLG, 1984 Archives ENSP

Fig. 6, gauche : A. Levavasseur, Aménagements routiers et carrefour de la Palmyre (Royan), diplôme de paysagiste DPLG, 1984, Archives ENSP
Droite : A. Levavasseur, Aménagements de la plage de Chef de Baie, La Rochelle, diplôme de paysagiste DPLG, 1984, Archives ENSP

Le fascicule de 45 pages « Bilan critique de l’expérience professionnelle » s’intitule « le retour des paysages ». Le propos est réaliste : « Insuffisamment préparés, peu nombreux, les paysagistes n’ont pas encore su intégrer leur savoir-faire « de base » dans une plus grande dynamique : celle de l’économie et de la société » (p. 3). La critique s’adosse à une évocation de l’art pictural du paysage et des jardins, aux deux ateliers de l’ENSP (Le Notre et C.-R. Dufresny), à la sociologie de l’art de P. Francastel et aux travaux de B. Lassus. Alain Levavasseur raconte sa formation au CNERP, distingue après le colloque de Cabourg de 1975 parmi les praticiens : « les globalistes, les naturalistes et les visualistes », déplore les limites de la loi de protection de la nature de 1976, s’inquiète d’une politique de paysage limitée à la protection des sites classés, se réjouit de la décentralisation de 1984, compare les concours du parc du Sausset au nord de Paris, avec ceux de la Corderie Royale à Rochefort et du parc de la Villette à Paris et fait confiance aux habitants pour accompagner l’art du paysagiste.

« Faire du paysage, écrit-il, c’est gérer le vu et le non vu, c’est gérer le sensible dont nul n’a le privilège ».

À lire ce dossier, on mesure le chemin parcouru de 1966 à 1984 par la pensée et la pratique paysagiste. En 18 ans, les paradigmes de la pensée paysagiste ont changé sans renier les pratiques traditionnelles de l’art des jardins. Ils ont commencé à sortir de l’hygiénisme urbain et de l’esthétisme jardinier codé de la fin du XIXe siècle pour s’intéresser aux besoins immédiats des habitants et aux usagers, mais en ayant peu recours aux sciences analytiques. Le laboratoire qu’a été le CNERP de Paris et Trappes, accompagné par les ministères, a joué un rôle déterminant dans la mutation de ce métier avant qu’il ne devienne, 45 ans après, une profession réglementée d’intérêt public.

Conclusion

Ces deux exemples montrent comment les anciens élèves de la Section ont accédé au diplôme de paysagiste DPLG avant 1985, soit immédiatement après les deux ans d’étude, suivies d’un an de stage minimum (la majorité comme P. Dauvergne), soit beaucoup plus tard (18 ans comme dans le cas de A. Levavasseur).

Le premier s’inscrit dans la tradition du concours en loge de l’École des Beaux-Arts, en montrant ses compétences de concepteur maître d’œuvre selon un « cérémonial académique » qui sera remis en cause à la fin des années 1960. Le second témoigne plus librement des étapes d’un début de carrière où il est à la fois maitre d’œuvre d’aménagement paysager et conseiller de la politique foncière des collectivités locales.

En 1979, le ministère de l’Agriculture a attribué par arrêté aux dix-neuf premiers diplômés de l’ENSP (4 années d’études), le diplôme de paysagiste DPLG. Pour y parvenir chaque étudiant(e) devait avoir réalisé de manière satisfaisante, au cours de la quatrième année, un stage de 6 mois dans une agence de paysagiste, un bureau d’étude ou une institution publique, et avoir présenté un travail personnel de fin d’étude (TPFE). Ce travail était composé d’un projet et d’un mémoire, soutenus devant un jury composé d’enseignants et de personnalités extérieures. Cette nouvelle méthode sera utilisée pendant 39 ans jusqu’en 2018 et la réforme de la durée d’enseignement réduite de 4 à 3 ans.

Pierre Donadieu 17 février 2020

Merci à Pierre Dauvergne pour sa contribution


Bibliographie

Pierre Donadieu, Histoire de l’ENSP, https://topia.fr/2018/03/27/histoire-de-lensp-2/


Notes

1 Un peu plus de la moitié des inscrits y sont parvenus.

2 Créée en 1816 par la réunion de l’Académie de peinture et de sculpture, fondée en 1648, de l’Académie de musique, fondée en 1669 et de l’Académie d’architecture, fondée en 1671, l’Académie des Beaux-Arts est une institution qui rassemble les artistes distingués par une assemblée de pairs et travaillant le plus souvent pour la Couronne. Elle définit les règles de l’art et du bon goût, forme les artistes, organise des expositions (C. Denoël, op. cit.).

3 Charlotte DENOËL, « Le concours du Prix de Rome », Histoire par l’image[en ligne], consulté le 07 février 2020. URL : http://www.histoire-image.org/fr/etudes/concours-prix-rome

4 https://www.grandemasse.org/?c=actu&p=ENSBA-ENSA_genese_evolution_enseignement_et_lieux_enseignement

5 Les archives de l’ENSP en ont conservé environ 70 dossiers. La plupart sont ceux déposés lors de la dernière session de 1983-84.

6 Note à l’attention des candidats au diplôme de paysagiste DPLG, 2 p. ronéo., 10.11.1976

7 Op. cit., p1.

8 Le dossier des archives administratives du concours en loge des élèves de la Section n’a pas encore été identifié. Il est difficile d’être plus précis.

9 À Paris c’était l’Association PAYSAGE qui préfigurait le CNERP installé ensuite à Trappes.

10 Le sujet de la session a été donné par Jean-Bernard PERRIN : l’aménagement d’un parc sur le versant du Mont Valérien, sous l’esplanade du Mémorial de la France Combattante (Rueil-Malmaison, Nanterre, Suresnes). Ce lieu fait partie aujourd’hui du Parc-Promenade Départemental Jacques BAUMEL (1979) et du Cimetière-Parc de Nanterre (1969-1979) – (J. DARRAS, architecte, Michel CASSIN et Pierre ROULET paysagistes). P. Dauvergne, 2020.

11 Selon le certificat établi le 20 février 1979 par Jean Pasquier directeur adjoint de l’ENSH

12 PV de la deuxième série d’épreuves, en date du 25 octobre 1966, du concours en loge ouvert les 4 et 5 mai 1966 pour l’attribution du diplôme de paysagiste du ministère de l’Agriculture.

13 Certificat du 20 février 1979. Fonds Dauvergne, ENSP.

14 Pierre Dauvergne, complément du 10 02 2020.

15 Remis en cause par les étudiants en grève.

16 A. Levavasseur, Dossier d’inscription à la session d’attribution du diplôme de paysagiste DPLG, 3 fascicules, 14 mars 1984.

21 – Conversation avec le paysagiste et urbaniste Jacques Sgard

Chapitre 20 Retour – Chapitre 22

Chapitre 21

Conversation avec le paysagiste et urbaniste Jacques Sgard

Ses expériences hors de France – Son enseignement à Versailles

Entretien réalisé par Yves Luginbühl et Pierre Donadieu, le 9 mai 2019, de 10h30 à 12h, rue Valette, UMR LADYSS, CNRS, 75005 – Paris. Ce texte fait suite au chapitre 20.

Yves Luginbühl : « Je souhaiterais savoir ce que tu as retiré de tes expériences à l’étranger ? »

Jacques Sgard : « Je sortais d’un enseignement qui était un peu léger à la section des jardins de Versailles, j’avais quand même par correspondance appris l’urbanisme, j’avais un diplôme et je suis parti en Suède, c’était un peu à la mode, (…) donc, j’avais l’idée de faire une thèse, je suis allé à l’office des Universités Boulevard Raspail, pour voir ce qu’ils pouvaient me proposer et ils m’ont dit, il reste une bourse pour la Hollande, j’ai dit « d’accord ». Et je suis parti en Hollande, et j’ai fait un stage formidable, je l’ai déjà écrit, d’abord j’ai été accueilli très agréablement, et en particulier par le professeur Jan This Peter Bijouhwer l’un des piliers de l’institut agronomique à Wageningen, il m’a pratiquement piloté, et il a balisé un parcours, j’ai été accueilli partout, par des gens qui pratiquaient le français ou l’allemand, (…) c’était en 1954, et j’ai beaucoup aimé ceux qui me recevaient ; ils ont pu me diriger vers des gens qui m’ont appris des choses que je ne connaissais pas ; surtout, les lieux de la reconstruction, il faut dire que les Pays-Bas avaient beaucoup souffert de la Seconde Guerre Mondiale, et toutes les villes avaient leur plan de reconstruction, et ça, c’était intéressant, j’ai rencontré des architectes, des entreprises, des géomètres ; ça montrait la façon très hollandaise de pratiquer l’aménagement du territoire, ils se flattaient d’avoir réaménagé les quais d’Amsterdam, d’une façon assez libre, encore que très raisonné, et c’était leur grain de folie, et j’ai découvert tout ça et, en même temps, leur rapport au domaine rural, alors, car c’était sous-jacent dans leur manière de traiter le domaine urbain et évidemment, c’est surtout le professeur Jan This Peter Bijouhwer qui était, à sa façon à lui un précurseur, c’est ça qui était formidable, surtout lié à ce que l’on peut appeler l’aménagement du paysage et je l’ai rencontré ; il était en train de travailler sur le polder nord-est, le polder nord-est du Zuyder Zee, c’est-à-dire la mer du sud, il y avait une rivière qui se jetait dans cette mer qui était en fait un grand lac, où ils ont taillé, dégagé un polder maritime ; alors, je suis arrivé, l’eau était partout, il y avait des animaux et des cultures, et ils étaient en train d’aménager, d’aménager l’espace de vie, les fermes, donc toute une organisation absolument rationnelle, un espace de vie pour de l’agriculture, ils savaient très bien à ce moment-là que ça ne permettait pas de faire face au manque de terres, car le Randstatt, extrêmement réduit, le poumon vert, était une zone de la Hollande où il y a Amsterdam, Rotterdam, Utrecht, etc., hé bien, c’était trop à l’étroit, mais mentalement, psychologiquement, c’était un moyen de conquérir sur la mer un espace de vie et c’était passionnant, pour moi en tout cas. Je m’étends longuement sur la Hollande, mais c’était un cas très important, j’ai donc fait ma thèse sous la direction de J. Royer urbaniste, en 1958, sur le monde rural et agricole avec un directeur de thèse qui s’intéressait de très loin à mon travail, j’espère qu’il (rires) a appris quelque chose, en tout cas, j’ai passé ma thèse, et ensuite, j’ai commencé à travailler, je me suis installé avec mes amis (Roulet, Samel, Saint-Maurice …) et là, s’est présentée ma seconde expérience à l’étranger, qui était l’Allemagne, à la suite d’un concours, pour y organiser une grande exposition de jardins que les Allemands faisaient tous les deux ans, pour y laisser ensuite un espace de loisirs. Et là, je m’étais inscrit pour ce concours à Sarrebruck, on était tout à fait débutants avec Samel, et notre ami s’était inscrit, Bernard, Jean-Pierre Bernard, je crois et on a obtenu le second prix. On était aux anges et je dirais que c’était pour une toute petite profession de paysagistes, et on avait une certaine fierté, et surtout on nous confiait la surveillance des travaux, ça s’appelait la Blumental, la vallée des fleurs, et j’ai beaucoup appris, en particulier en plantes, les Allemands connaissaient par cœur les plantes, j’étais très avide d’en connaître davantage et en plus sous la houlette d’un spécialiste ; donc à l’étranger, en Hollande, pour l’aménagement de l’espace et en Allemagne, vraiment pour l’art des jardins, et puis ça s’est très bien passé et on a réitéré plus tard, à Karlsruhe, on a eu un autre concours. »

Jacques Sgard : « C’était en 1967 et là, ce n’était pas pour traiter une vallée des fleurs, mais pour traiter un espace classique devant le château. C’est une tradition française et c’était pour aménager l’espace classique devant le château ; alors voilà, c’est ma troisième expérience à l’étranger, c’était peut-être moins important pour ma formation, mais très important pour mon agence, ça a duré quand même 3 ans, ça a alimenté notre agence de paysagistes et donc, c’était très important ; alors après, j’espérais, je voulais mettre en application ce que j’avais découvert aux Pays-Bas. Et c’était avec les OREAM, les organisations régionales d’aménagement d’aires métropolitaines, que j’ai pu travailler comme certains de mes amis qui connaissaient ces organisations ; il y avait Challet, mais Challet, normalement, devait aller à Marseille et puis, il a dit « Non, pas Marseille », il était rapatrié du Maroc, il était très considéré, parce que Rabat, c’était un foyer de paysagistes, notamment avec Michel Ecochard et donc il a préféré Lille. Et donc il m’a laissé Marseille, et j’ai commencé avec les OREAM, de l’OREAM de Marseille à l’OREAM de Lorraine, et ça a été un secteur d’études et de recherches intéressant. Mais mes rapports avec l’étranger, c’était essentiel, j’ai fait des voyages d’étude, je suis allé en Angleterre, en Espagne, je me suis cantonné à l’Europe et puis après, toujours par le biais des concours, j’ai travaillé à Beyrouth, mais c’est beaucoup plus tard, ça, mais ça montre à quel point les concours, ça pouvait être intéressant. Mais c’est vrai, et surtout le concours à Beyrouth, il était organisé par la région d’Ile-de-France, il y avait quelques paysagistes français, dont Michel Corajoud, il a été terriblement peiné de ne pas le gagner. Vous connaissez Corajoud, il n’a pas apprécié. Mais pour moi, c’était très intéressant. »

Yves Luginbühl : « Pour revenir sur Beyrouth, qu’est-ce que tu en retiens aujourd’hui ? Tu y es allé souvent ? »

Jacques Sgard : « Oui, j’y suis allé souvent, j’avais un collègue beyrouthin, un architecte qui a mis à ma disposition son infrastructure pour la surveillance du chantier. Donc, sur ce plan là, ce que j’en ai tiré, c’est que c’était très différent, ne serait-ce que les gens, donc, j’ai essayé de comprendre et de m’adapter à ce que je pouvais imaginer, il n’y avait pas de traditions de jardin. Donc, j’ai essayé de comprendre un espace de 30 hectares, c’était énorme, dans un triangle, je leur ai proposé des choses, ils n’avaient pas un sou à dépenser, c’était vraiment un cadeau de l’Île-de-France. Ce qui nous laissait une certaine indépendance, mais peut-être qu’ils n’avaient pas de véritable demande. »

Pierre Donadieu : « Mais il y avait une vraie dimension politique. »

Jacques Sgard : « Ah, tout à fait, on était en plus sur la ligne verte, mais on a eu de très bons rapports avec eux et finalement, ça aurait pu être un parc très apprécié, mais seulement, est arrivée la crise de l’eau ; et comme j’avais basé pas mal d’études sur des bassins, c’est l’absence d’eau qui a été le facteur le plus important. »

Yves Luginbühl : « Surtout en Méditerranée ! »

Jacques Sgard : « Eh bien oui, mais il s’est trouvé que tous ces bassins, ils étaient sur le plan et que pour l’arrosage, ça posait quand même quelques problèmes. »

Pierre Donadieu : « La dimension politique avec plusieurs religions, ça a joué un rôle ? »

Jacques Sgard : « Ça a forcément joué, parce qu’il y avait d’une part toute la communauté grecque orthodoxe, française, de tradition française qui m’a très bien accueilli, et là, Pierre ( X) était parti, et puis il y avait tous les quartiers musulmans, arabes, pour lesquels j’avais très peu de contacts et pour lesquels j’imaginais qu’ils n’avaient pas du tout le même rapport au jardin, à l’espace et à la nature et j’ai essayé d’imaginer des choses, en particulier, sur un côté du triangle, ça donnait sur les quartiers populaires arabes ; et je me disais que ce qu’il faudrait, c’est un grand espace, un grand mail à l’ombre, pour qu’eux-mêmes puissent installer des échoppes, j’imaginais ça, j’ai tout planté de Ficus, 4 rangées de 500 mètres de long, donc, c’était vraiment en pensant à eux, et également un espace pour les femmes parce que dans cette communauté, les femmes ont un statut un peu spécial, et je me suis dit que les femmes pourraient accéder par le biais des enfants ; donc, j’ai fait une grande place de jeux, avec un espace pour les femmes ; alors, je crois que ça marche un petit peu. »

Pierre Donadieu : « Oui, ça marche un peu, un petit peu, mais en fait, l’espace pour les femmes, il a été grillagé et cet espace est une sorte d’excroissance du quartier musulman et il n’y a aucune communication pour les musulmans avec le reste du parc qui, lui, est resté filtré, y compris pour les Maronites, c’est-à-dire qu’il y a un droit d’entrée, c’est une sorte de péage et pour entrer, il faut être autorisé par l’ambassade de France. Il y a un certain nombre de personnes qui sont persona grata et qui peuvent aller faire du jogging, pique-niquer, mais lorsque j’y suis allé, c’était en très bon état. »

Jacques Sgard : « (…) Et alors, avec la guerre, les incendies, la pinède d’origine, c’était plus grand-chose, quelques pauvres pins parasols, les pins avaient disparu, bien sûr, et en plus c’était un champ de mines, quand on est arrivé, il n’y avait pas d’aéroport, c’était assez chouette, on avait un hôtel où il y avait tous les correspondants de guerre qui se rassemblaient, mais j’étais tranquille parce qu’il y avait Pierre qui savait ce qu’il fallait faire ou ne pas faire ; et donc, c’était quand même une atmosphère très spéciale, et l’aérogare, il n’y avait presque rien, une piste, et c’était assez chouette, enfin bref, ça c’est un détail (…) »

Yves Luginbühl : « Tu disais que tu avais fait, pour les populations arabes, un grand mail avec des ficus, est-ce qu’il y avait de la pelouse ? Parce que j’ai voyagé un peu au Moyen-Orient, notamment en Iran, je sais que les gens adorent pique-niquer sur les pelouses. »

Jacques Sgard : « Alors, ce que j’ai fait le long du mail, c’est un accompagnement de pelouse et d’arbustes à fleurs, le long des Ficus nigra, et le reste, c’était pour les Chrétiens, c’était la pinède, mais en vallonnements parce que la pinède était entourée de rues avec une circulation avec beaucoup de voitures, une circulation qui existe toujours d’ailleurs et je voulais donner un isolement au parc, il fallait faire une pinède et des vallonnements, (…) et j’ai eu la chance de voir à côté de l’aéroport, la création d’une nouvelle piste pour les avions et qui me donnait la possibilité d’avoir du remblais, mais du remblais de même nature que le sol du parc, c’était un remblais sableux qui correspondait parfaitement aux exigences du pin qui était là. Alors, j’ai donc, selon ma prédilection naturelle qui est de travailler sur des remblais, bien sûr, et j’ai fait ça et c’est cette partie qui a été un petit peu, comment dire, je ne dirais pas réservée, je l’imaginais plutôt pour la population avec des racines de culture européenne, et c’est même pour ça que j’avais prévu une roseraie ; et puis ça ne s’est pas fait ; j’avais un point de rencontre entre des populations, c’était un grand bassin avec des terrasses, parce qu’il y a une tradition de jeux de cartes, et j’imaginais que les gens, pas tous, surtout pour les populations arabes, sous des treilles, ça pouvait être formidable ; donc, ce parc que j’ai fait, c’est une ébauche de parc, dans lequel la restitution d’une pinède a marché, la zone de restitution de la pinède a marché, et puis peut-être ce que j’appelais une zone de nature fréquentée par les écoles, et l’idée de nature a bien fonctionné, j’ai piloté des classes de gosses et je crois que c’était bien avec ces gosses qui parlaient français, mais j’étais quand même très loin de l’ambition que j’avais au départ pour ce parc. Je doute que ce parc aura un bel avenir, surtout qu’il y avait le problème de l’eau, il y avait une nappe d’eau qui a été asséchée, et je pense à la rivière de Beyrouth qui passait pas très loin mais ils l’ont bétonnée»

Pierre Donadieu : « Oui, la rivière a été bétonnée, c’est un exutoire, pratiquement un égout, (…) il y a de l’eau quand il pleut, mais le reste du temps, il est à sec. »

Jacques Sgard : « Il me semble que d’après mes souvenirs, il y avait un petit peu d’eau, mais il y a longtemps, et donc, en tout cas, ils ont bétonné le fleuve, les nappes ont disparu et donc, c’était une déception, mais bon, une déception corrigée par le plaisir et l’intérêt que j’aie eus avec cette aventure, naturellement, il y avait quelques restes, quelques traces, alors voilà l’expérience libanaise. »

Pierre Donadieu : « Il y a eu un autre parc qui a été fait à côté de la nouvelle marina, en bord de mer, là où tous les déchets arrivaient, là où la ville et les gravats étaient empilés moitié sur la mer, moitié sur la plage, là, sur 15 hectares, tout a été remblayé, un parc a été réalisé et c’est le paysagiste Thierry Huau, qui l’a fait, j’ai vu le parc en train d’être planté. Il y a en fait deux zones de gravats, celle-ci pour le parc et puis un peu plus loin, une autre vers l’ancien port. Et là, il y a une énorme montagne de gravats, qui a été végétalisée, (…) en fait, tous les intérêts économiques et politiques tiraient parti de ces zones de gravats, ils ont été très différents, là où il y avait de l’argent des grands hôtels se sont installés, des hôtels magnifiques ont été restaurés, le Saint-Georges par exemple, et la zone industrielle a été repoussée plus loin vers le nord.

Jacques Sgard : « Drôle de pays, hein ? »

Pierre Donadieu : « Oui, c’est un drôle de pays, »

Jacques Sgard : « Mais dans le Proche Orient, c’est quand même un curieux espace, il y a des échanges encore, je ne sais pas comment ça se passe maintenant. »

Pierre Donadieu : « A la suite de toutes ces initiatives urbaines, aujourd’hui, on a mis en place des formations de paysagistes, je me rappelle qu’il y a cinq formations de paysagistes, à Beyrouth, il y a l’Université américaine, l’Université Saint-Joseph, puis il y a l’université libanaise et deux autres privées ».

« Il y a des compétences au Liban, et ce qui est étonnant, dans un pays avec cinq millions d’habitants, à Beyrouth, il y a cinq formations de paysagistes de niveau master ; alors j’ai demandé pourquoi et on m’a dit : « Nous les Libanais, on est censés travailler ailleurs, et donc nos agences fonctionnent avec le Moyen-Orient, avec l’Afrique, etc., en fait leurs compétences sont exportées. Ce sont des formations privées, sauf l’Université libanaise, il y a des relations avec la France, assez étroites, entre l’Université Saint-Joseph et l’Ecole d’Angers, et entre l’Université de Tours et l’Université libanaise »

Jacques Sgard : « Donc il se passe des trucs ? »

Pierre Donadieu : « Oui, comme en ce moment, c’est relativement calme, la population continue à vivre normalement. »

Yves Luginbühl : « Il y a quand même les camps de réfugiés syriens. »

Pierre Donadieu : « Oui, mais ils ont une résistance, une résilience comme on dit aujourd’hui, à pouvoir accueillir un million de réfugiés, qui arrivent par la frontière syrienne. J’étais présent au moment où la situation était critique avec Israël, les deux parcs du quartier musulman et du quartier maronite ont été réinvestis par des tentes, par des réfugiés, qui attendent finalement d’être logés dans je ne sais combien de tours d’immeubles avec des locations, c’est tout un business autour du logement et en fait, il n’y a pas vraiment de camps de réfugiés, car ils ont toujours un parc de logements assez impressionnant, et on se demande pourquoi tous ces immeubles sont en train de se construire ; quand ça va se calmer, tout ça va se remplir et en fait l’argent des Libanais à l’étranger est investi là, dans l’immobilier »

Jacques Sgard : « Mais avec les Syriens, il y a eu toujours des rapports depuis longtemps. »

Pierre Donadieu : « Oui, mais politiquement, c’était un peu tendu, ils sont culturellement très, très proches, mais les équilibres politiques tiennent à des minorités religieuses qui contrôlent la majorité musulmane sunnite, et c’est la condition de l’équilibre interconfessionnel et social ; c’est totalement incompréhensible pour le monde entier, un ensemble de minorités qui puissent contrôler une majorité de sunnites, parce que ce sont essentiellement des sunnites du côté musulman, en fait, quand on discute avec eux, pour revenir à nos affaires de paysage, la question de l’espace public devient une question centrale, pour nous, c’est la qualité, la propreté, etc., la thèse de doctorat que j’ai encadrée portait là-dessus et on se rend compte que finalement, l’espace public beyrouthin ou de n’importe quel village ou autre, est normalement et potentiellement une poubelle, mais alors, à l’intérieur des maisons, c’est absolument nickel, alors on leur dit : « Mais vous vous rendez compte de l’image que vous donnez pour les étrangers ? » et ils nous disent : « Pour nous l’image c’est celle de l’intérieur. » ; quand on est dans le quartier maronite, ça reste assez occidentalisé, mais quand on est dans le quartier musulman, les intégristes chiites, le Hezbollah, alors là, c’est encore plus caricatural, dans les immeubles, tous les balcons sont occultés, des immeubles de cinq à six étages, tous les balcons sont voilés parce qu’on n’a pas à regarder à l’extérieur ; l’extérieur n’a pas d’importance. Alors pour arriver à faire comprendre aux paysagistes cette situation, que c’est l’espace privé qui est plus important que l’espace public selon les traditions culturelles, évidemment, c’est pas facile. Et ils le comprennent parfaitement, dès qu’ils sont à l’étranger, lorsqu’ils vont dans une université américaine par exemple, ils exportent des compétences qui ne correspondent pas à leur culture. »

Jacques Sgard : « Bon voilà quelques expériences à l’étranger. »

Yves Luginbühl : « Il y a une deuxième question que je trouvais intéressante, c’est le passage du parc et du jardin à l’aménagement du territoire ; alors évidemment il y a le CNERP, mais indépendamment du CNERP, je sais que tu as travaillé sur le massif vosgien, c’était un genre de plan de paysage. »

Jacques Sgard : « Oui, oui, le massif vosgien. »

Yves Luginbühl : « Ou alors, tu avais d’autres expériences avant le massif vosgien ? »

Jacques Sgard : « Mais c’était le massif vosgien qui était le premier, parce que c’est venu en cours de route, quand j’ai travaillé pour l’OREAM Lorraine… »

Pierre Donadieu : « J’ai lu le travail de l’OREAM Lorraine, c’était en 1971. »

Yves Luginbühl : « Alors c’était juste avant le CNERP. Je me rappelle très bien de tes cartes faites avec les photos aériennes pour montrer l’évolution du paysage, je m’en rappelle très bien. »

Jacques Sgard : « Oui, oui, c’est ça, les grandes études sur le paysage, c’était en Lorraine, parce que, à Marseille, j’ai travaillé un peu pour décrire l’espace autour de la ville, mais il n’y a pas eu de plan d’aménagement, c’était surtout pour sauvegarder les grands espaces vides, et surtout les Calanques, je me suis agité pour les préserver ; mais c’est surtout en Lorraine que j’ai réalisé des études sur le grand paysage. Et en particulier pour l’approche du massif vosgien, et aussi approcher tout l’espace alsacien, et faire des préconisations pour chaque commune, préconisations pour essayer, parce que pour eux, c’était très important l’image culturelle, comme disaient les acteurs, « Notre image de marque »

Pierre Donadieu : « Est-ce que tu as travaillé avec le paysagiste Hugues Lambert ? »

Jacques Sgard : « J’ai travaillé avec Hugues Lambert, ah non, pas avec lui sur les Vosges, mais j’avais eu des contacts avec lui, et Bernard Fischesser du CTGREF de Grenoble. »

Pierre Donadieu : « Vous vous êtes rencontrés ? »

Jacques Sgard : « On s’est rencontrés, mais pas sur les Vosges, il m’avait dit : « tu vois, ce que tu fais sur les Vosges, on est totalement d’accord, on travaille un peu comme toi », donc on avait de bons rapports et même avec B. Fischesser. »

Pierre Donadieu : « Fischesser était élève du CNERP ? »

Yves Luginbühl : « Oui, Fischesser était passé par le CNERP. On a même une photo où on le voit avec nous, j’ai beaucoup bossé avec lui sur la forêt et la montagne, on a fait des montages diapos sur la montagne et la forêt. »

L’équipe du CNERP en 1974, B. Fichesser est le sixième à partir de la droite, Y. Luginbühl le troisième à partir de la gauche. Archives ENSP.

Jacques Sgard : « Alors ça, c’est incroyable, alors là, j’ai un trou de mémoire. »

Pierre Donadieu : « Et en même temps qu’il y avait le travail sur les Vosges à l’OREAM de Lorraine, il y avait aussi le travail de l’INRA de l’équipe de Jean-Pierre Deffontaines. Est-ce que vous vous êtes rencontrés ? »

Jacques Sgard : « On s’est rencontrés, mais pas là-dessus. »

Pierre Donadieu : « Et pourtant, c’était en même temps. »

Yves Luginbühl : « Oui, c’était le livre Pays, Paysans dans les Vosges du sud, avec Jean-Pierre Deffontaines (et ses collègues de l’INRA). »

Pierre Donadieu : « C’est ça, il est sorti en 1977, donc les deux années avant, vous y étiez en même temps avec la même question, celle de la dynamique des paysages. »

Jacques Sgard : « Eh bien, non, on ne s’est pas rencontrés à ce moment-là. »

Pierre Donadieu : « Est-ce que ça veut dire que les commanditaires étaient un peu schizophrènes ? »

Jacques Sgard : « Et pourtant le commanditaire, c’était l’OREAM Lorraine, le patron c’était Jacques X , très paysage, mais là, on a loupé quelque chose. »

Pierre Donadieu : « On s’en rend compte 30 ans après, non 50 ans après !!! c’est impressionnant. »

Jacques Sgard : « Alors ça, c’est vrai. »

Yves Luginbühl : « Quand tu es passé à l’échelle du grand territoire, qu’est-ce que tu tirais de tes expériences du jardin pour l’appliquer à cette échelle ? »

Jacques Sgard : « Tu as tout à fait raison, parce que en fait, je me suis toujours intéressé au paysage, c’est-à-dire au grand paysage, je faisais du camping à vélo et ça me plaisait énormément, je me disais à ce moment-là, j’étais encore à l’école, mais comment passe-t-on du jardin au paysage, peut-on faire quelque chose, pourquoi est-ce si brutal ? Je pensais à la protection et je me demandais réellement comment faire. Et c’est par le biais des OREAM, que je me suis aperçu que ce qu’il y avait de commun entre toutes ces démarches, le jardin, le paysage, c’est évidemment le regard, c’est évidemment l’intérêt qu’on porte à l’aménagement de l’espace. Et également le désir que l’on a d’intervenir sur cet ordre ; un jardin, c’est l’ordre créatif, ce qui vaut pour le paysage et en particulier les critiques à lui adresser, ce que je considérais comme des atteintes au paysage, qui me révulsaient, et je me disais, il faut que l’on intervienne sur cet aménagement de l’espace. C’est quand même ce qui plaisait, c’est-à-dire le jugement sur ce que l’on voyait du paysage qui primait. Je réagissais toujours, je m’indignais quand il y avait quelque chose qui ne plaisait pas, et avec l’âge, peut-être, je suis devenu un peu plus indulgent et j’ai écouté beaucoup les gens, je discutais beaucoup et je me disais, ça serait pas mal si on faisait ça, c’est assez facile pour nous qui avons le langage pour ça, en particulier dans les villes…, donc on se rejoint tout à fait là-dessus, et ça, aujourd’hui, on a quand même des gens plus sensibilisés, en tout cas, voilà, le point commun, c’était pour moi, le regard sur cet espace, et ensuite, bien sûr, les outils qu’on mettait en œuvre pour réaliser ce que l’on voulait, parce que les outils du paysagiste « jardiniste », eh bien, on les connait bien, le travail de la terre, les plantes, les terrassements, et puis les outils pour le paysage, c’est autre chose, c’est le plan paysage, voilà, par exemple le plan paysage. »

Pierre Donadieu : « Est-ce que le plan paysage, c’était le bon outil ? »

Jacques Sgard : « Alors là, c’est une vaste question. »

Pierre Donadieu : « Rétrospectivement, c’est une question ou une question qui ne se pose pas ? »

Jacques Sgard : « il faudrait qu’on ait une discussion spéciale là-dessus. »

Pierre Donadieu : « Non, mais justement, ensuite, quand on va parler de l’enseignement, la question c’est comment on acquiert les bases, il y a deux niveaux, il y a le niveau du regard, qui est commun au jardin et au grand paysage, et ensuite la question des outils, est-ce que le passage à la planification qui n’a rien à voir, justement, est-il justifié ou est-ce que ce sont les pays scandinaves, les pays où l’on planifie facilement qui ont été la source du plan de paysage ? Sans compter la question que l’on ne se pose pas et il faut se la poser, je te la pose, est-ce que le plan de paysage, c’est un bon outil ? Tu as dû voir en soixante ans de travail, des situations où un plan de paysage a été fait et où le regard que tu portes lorsque tu es revenu sur le terrain, n’a pas réussi à conserver ceci, à garder cela ou à aménager, en tout cas, le plan de paysage me paraît plutôt un excellent outil, enfin, il y a des cas, très nombreux où le plan de paysage a été mis dans un tiroir, est-ce que ce que tu as pu préconiser a été respecté ? »

Jacques Sgard : « Oui, ça permet de discuter, un plan de paysage, ça réunit des interlocuteurs. »

Pierre Donadieu : « Est-ce que la finalité, ça a été de réunir, de faire partager un moment de perspective, une sorte de rêve qui se concrétisait par des possibilités d’action et après, ton travail se termine, car il y a des actions qui ont duré dix ans, quinze ans, voire vingt ans. »

Yves Luginbühl : « Je pense à Alain Marguerit, qui a réalisé le plan paysage de Saint-Flour, il y est toujours, il a commencé en 1993. »

Jacques Sgard : « Il faudrait faire un bilan. »

Yves Luginbühl : « C’est la question de l’évaluation post projet, ça devrait faire partie des questions d’un séminaire. »

Pierre Donadieu : « Tout à fait, oui, c’est l’évaluation d’une politique publique. »

Yves Luginbühl : « Eh bien oui. »

Pierre Donadieu : « C’est une question qui est récurrente aujourd’hui et qui convoque celui qui a fait le projet, qui a fait le plan, qui a imaginé, soit une stabilisation du paysage, soit une autre dynamique que celle qui existait, et alors on doit se demander : on a tenu compte ou on n’a pas tenu compte, parce que ce n’est pas du tout ça qui était prévu. Je me souviens de Jean Challet, on se racontait des histoires marocaines et il me disait : « tu te souviens, là, sur la plage d’Agadir, il y a un petit bosquet, un petit bois, eh bien, c’est moi qui ai demandé à ce que ce petit bois soit épargné, il a été scrupuleusement conservé, et il reste finalement un repère dans cette immense plage d’Agadir, même chose avec le quartier de l’Hivernage à Marrakech près de l’ancien aéroport, il y a eu la colonisation et quarante ans après la fin du protectorat, le quartier et sa vue sur l’Atlas enneigé étaient encore scrupuleusement conservés, quasiment le plan militaire du protectorat en 1918, il s’est passé presque un siècle ce qui permettait ça, c’était la présence d’un aéroport juste devant ce quartier, la protection était liée aux atterrissages et décollages, puis l’aéroport a été transféré, et pendant un moment, le plan directeur a joué un rôle capital pour les urbanistes, pourtant, c’était l’héritage colonial, on ne pouvait pas conserver, et à un moment donné, les idées ont évolué et ça a basculé dans l’urbanisation. »

Jacques Sgard : « Alors en fait, moi, je n’ai pas fait beaucoup de plans de paysage, j’ai fait des quantités d’études de paysage mais peu de plans de paysage. »

Pierre Donadieu : « La première étude que tu as faite ne s’appelle-t-elle pas : Plan du projet d’aménagement de Lamalou-les-Bains en 1955 ?

Yves Luginbühl : « C’est vrai que l’on donne le nom de plan de paysage à des opérations qui n’en sont pas institutionnellement, personnellement, j’ai fait le plan de paysage de la vallée de la Dordogne avec EPIDOR, ce n’était pas un vrai plan de paysage. »

Jacques Sgard : « Oui, Ça y est, je m’en souviens, Lamalou-les-Bains. »

Pierre Donadieu : « C’est la première étude où l’on parle de plan de paysage. »

Jacques Sgard : « Oui, oui, tout à fait. »

Pierre Donadieu : « Mais le mot plan de paysage est né plus tard ? »

Yves Luginbühl : « Institutionnellement, c’est 1993. »

Jacques Sgard : « Pour moi, ça vient de la Hollande, c’était Landscap Plan J’ai traduit, simplement. »

Pierre Donadieu : « L’expression a été maintenue par la pratique, puis elle a été institutionnalisée. »

Yves Luginbühl : « C’est plutôt marrant. »

Jacques Sgard : « Oui, c’est marrant. »

Yves Luginbühl : « Et puis il y avait aussi l’Angleterre avec Landscape planning. »

Jacques Sgard : « Oui, c’est vrai. »

Yves Luginbühl : « Par exemple à Sheffield, je ne me rappelle plus le nom du prof qui officiait à Sheffield, j’y étais allé, eh bien c’est quand on était au CNERP, on avait fait un voyage à Sheffield et à Glasgow, et on avait parlé de Landscape planning. »

Pierre Donadieu : « Il y a une chose qui est ambiguë, parce qu’en fait le terme de plan de paysage est passé dans la pratique, dans les institutions, dans le code de l’urbanisme, mais pas le terme planification paysagère. Alors que le mot Landscape planning, il était déjà là. »

Yves Luginbühl : « Je pense que planification, ça rebute beaucoup de gens, parce que ça fait lourdingue, ça fait… je me rappelle qu’au CNERP, quand on a commencé les premiers séminaires, je ne sais plus qui nous avait dit qu’il fallait passer aux aménagements légers et plus de ces études quantitatives, lourdes, qui sont les études de planification faites par les géographes, c’était ça qu’on nous avait dit. »

Pierre Donadieu : « C’était peut-être les études du paysagiste Ian McHarg, il jouait un rôle important avec beaucoup de principes d’écologie mais on a vu l’échec de la planification écologique en France, c’était la fin des années 1970, on essayait et ça n’a pas fonctionné. »

Yves Luginbühl : « Et tu sais pourquoi ? Moi, j’ai une interprétation, ils faisaient des cartes de contraintes, les cartes de contraintes, ça ne marchait pas, qu’est-ce que tu veux ! »

Pierre Donadieu : « A l’époque, je commençais à enseigner à l’école, ces cartes de contraintes, c’était une évidence, il y avait, dans les sites, des contraintes de relief, d’hydrologie, de risques naturels, de protection ; c’était tout naturel pour les écologues de faire des cartes de contraintes et les Québécois, à cette époque des années 70, faisaient des atlas qui étaient des successions de cartes thématiques, mais cet outil, cette démarche analytique, elle a fait un flop total, pour les Hollandais c’était peut-être pareil et aussi pour les Allemands. »

Yves Luginbühl : « Pour les Allemands, c’était l’écologie…ils n’ont ni adopté, ni ratifié la Convention Européenne du Paysage, ils sont très naturalistes. La Natur, c’est sacré, j’allais souvent en Allemagne, et j’étais surpris par leur comportement à l’égard de la forêt, c’était incroyable, on allait se balader dans la forêt à la nuit tombée, au clair de lune. C’était la Dunkelheit, la culture de la nature avec Siegfried et Wagner. On s’éloigne un peu de notre sujet. »

Jacques Sgard : « Non, on ne s’en éloigne pas tellement, c’est vrai que les Allemands aiment la forêt. »

Pierre Donadieu : « En tout cas, ça éclaire notre plan de paysage qui est resté une constante, et qui, il faut le reconnaître, est une partie du marché du paysagisme »

Yves Luginbühl : « Les deux gros marchés, ce sont les plans et les atlas de paysages. »

Jacques Sgard : « Oui, bien sûr, c’est exactement ça. »

Pierre Donadieu : « Les plans sont peut-être plus nombreux, je me souviens d’une réunion des urbanistes à Toulouse, c’était en 2003, c’était justement à propos des outils du paysagisme et de l’urbanisme, et quelqu’un a déclaré, je ne me souviens plus de son nom, « nous devons travailler, nous les urbanistes, avec les paysagistes », donc, désormais, disaient-ils, nous allons faire un travail commun, c’est évident, et lorsque la réunion était terminée, il y eut au moins quinze professionnels qui se sont précipités vers des paysagistes pour prendre des rendez-vous. A cette époque, les relations entre urbanistes et paysagistes n’étaient pas les meilleures. La vogue de l’urbanisme paysagiste n’était pas encore là, elle est arrivée après, elle est arrivée des Etats-Unis et du Royaume Uni. »

Yves Luginbühl : « Et alors après, qu’est-ce que tu as tiré de tout cela pour l’enseignement ? Lourde question »

Jacques Sgard : « Oui, mais c’est vrai, alors là, je me replonge dans le passé. »

Pierre Donadieu : « Tu as été enseignant à l’Ecole du Paysage dans la section de 1962 à 1968, au CNERP de 72 à 79, et à l’ENSP à partir de 83, 84 ? »

Jacques Sgard : « Peut-être bien. »

Pierre Donadieu : « En fait, tu as connu l’enseignement à trois périodes très différentes, celle de la Section de l’ENSH et celle de l’ENSP»

Yves Luginbühl : « Oui, mais ça, c’est passionnant ! »

Pierre Donadieu : « Finalement, on te demande d’intervenir dans les ateliers de la Section, il y avait très peu d’élèves. E . Le Guélinel, le directeur, sans doute parce qu’il est arrivé en 1959, toi tu es arrivé en 1962, donc, avec Saint-Maurice, on vous demande de rénover un petit peu l’enseignement, avec des élèves peu nombreux qui sont souvent absents. Il faut expliquer ce qui s’est passé autour de 68, il y a eu une crise, et quand vous êtes partis, des jeunes et des moins jeunes paysagistes, M. Corajoud notamment, sont arrivés avec J. Simon en 1972. Dans cette période-là avant de partir vers le CNERP, qu’est-ce que tu pensais qu’il fallait enseigner à des futurs paysagistes, parce qu’après on comparera avec ce qui s’est passé au CNERP puis à l’ENSP, avec des élèves différents, avec des contextes différents, avec des enseignants et des collègues différents, est-ce qu’on peut revoir soixante ans d’enseignement du paysage ? C’est impressionnant, soixante ans »

Jacques Sgard : « Oui, c’est impressionnant, à la Section, je me souviens, je leur faisais des exposés de sensibilisation, sur le paysage, sur le grand paysage et il y avait Pierre Dauvergne, qui était l’un de mes étudiants et je crois que là, ça l’avait vraiment impressionné. C’était la chance d’ouvrir tout un champ nouveau de réflexion pour la plupart et surtout pour Pierre Dauvergne ; pour le reste, je ne sais pas quelles influences ont eues mes exposés sur les étudiants. »

Pierre Donadieu : « On te demandait de faire des conférences, puis de participer à des ateliers, avec Saint-Maurice ? »

Jacques Sgard : « Oui, c’est ça, enfin, c’est très nébuleux, mais ça, je m’en souviens bien et il fallait changer de perspectives, parce qu’il faut se mettre dans l’ambiance des premières années de la Section, avec les professeurs comme Robert Brice ou Albert Audias qui est resté jusqu’en 1972, André Riousse, il est décédé plus tôt… »

Pierre Donadieu : « Oui, Riousse il est mort en 1958, il a été remplacé par Théodore Leveau,»

Jacques Sgard : « C’est ça, exactement, Leveau n’était pas très ouvert, mais enfin quand même, il était urbaniste. »

Pierre Donadieu : « Comment accueillait-il les jeunes enseignants ? »

Jacques Sgard : « Eh bien, j’étais allé lui présenter ma thèse, alors, je lui ai donné un exemplaire et je m’apprêtais à lui expliquer et il a dit, « Non Mon Dieu, j’ai autre chose à faire ». Il n’a pas écouté mes explications, mais quand même, il m’a offert un contrat et j’ai fait avec lui un projet de paysage, mais tout ça est un peu flou, je ne pense pas que ça serve à quelque chose, quand même. »

Pierre Donadieu : « Quand tu pars de la Section il y a une crise, il y a des grèves d’étudiants, Est-ce que tu pensais que l’on ne pouvait pas enseigner le « grand paysage », est-ce que la crise était liée à ça ? »

Jacques Sgard : « Oui, c’est vrai. »

Pierre Donadieu : « Le CNERP est créé, avec l’association « Paysage », en 1972, est-ce que tu te retrouvais dans ce nouvel enseignement ? »

Jacques Sgard : « Ah, tout à fait, surement, c’est certainement le CNERP qui m’a permis d’exprimer ce que je n’ai pas pu exprimer à l’école de Versailles. »

Pierre Donadieu : « Qu’est-ce que tu enseignais au CNERP, que tu ne pouvais pas enseigner à la Section, quelles étaient tes priorités ? »

Jacques Sgard : « C’était bien évidemment sur l’espace, sur le Grand Paysage. »

Yves Luginbühl : « Je me souviens de la Hollande en particulier, il me semble qu’il y a eu, plus tard, une grande étude prospective sur la Hollande, c’était voir le paysage de la Hollande 20 ans plus tard qui a été réalisée par je ne sais plus trop qui, à Wageningen ou une institution similaire. Est-ce que tu étais du voyage à Marseille, à Fos, Fos-sur-Mer ? »

Jacques Sgard : « Je ne crois pas, non Fos, ça ne me dit rien. »

Pierre Donadieu : « As-tu gardé des documents de cette époque ? »

Jacques Sgard : « Non je n’ai rien gardé de cette époque, je n’ai plus de documentation. »

Yves Luginbühl : « Moi-même, je n’ai pratiquement rien, je n’ai conservé que l’étude de l’OREALM, sur la vallée de la Loire, ce n’est même pas un document du CNERP, le Paysage rural et régional de Pierre Dauvergne. »

Pierre Donadieu : « En revanche, Pierre Dauvergne a énormément d’archives. »

Yves Luginbühl : « Oui et Zsuzsa Cros a aussi conservé beaucoup de documents. »

Jacques Sgard : « Ah bon, ça c’est curieux. »

Pierre Donadieu : « Tu interviens après le CNERP à l’école du paysage, et à ce moment-là, tu interviens tout de suite dans les ateliers pédagogiques régionaux ou bien tu donnes des conférences ? »

Jacques Sgard : « Non, j’ai travaillé essentiellement sur les ateliers, je n’ai pas fait de conférences ou très peu ou de cours, j’ai surtout encadré les ateliers. Et puis les diplômes, j’ai travaillé avec les étudiants, j’ai beaucoup aimé ça, les ateliers pédagogiques, et j’espère que ça a laissé des traces. »

Pierre Donadieu : « Tu avais quelques mémoires à encadrer, quelques travaux personnels de fin d’étude?»

Jacques Sgard : « Alors là, je les ai tous gardés, les mémoires. »

Pierre Donadieu : « Qu’est-ce que l’on peut retenir finalement de cette pédagogie de l’atelier ? Est-ce qu’il était toujours en continuité avec ce que tu avais fait auparavant ? »

Jacques Sgard : « J’ai trouvé ça formidable, la pédagogie d’atelier, c’était intéressant comme principe les ateliers parce que ça permettait aux étudiants de sortir du cadre un peu théorique et de se frotter aux réalités et en particulier aux élus qui finançaient souvent avec le sentiment d’aider, d’être pédagogiques. C’était très intéressant, j’ai eu quelques ateliers, des groupes d’encadrement, qui apportaient beaucoup, ils [les élus] n’étaient pas là pour critiquer un travail, mais plutôt pour les aider, et ça, c’était un aspect très positif. Mais j’en ai eu, des ateliers, qui étaient très irréguliers, mais dans l’ensemble, ça marchait bien et j’espère qu’ils ont pu en retirer quelque chose ; je voudrais bien, de la part de ceux qui ont participé à ces ateliers, voir la vision qu’ils en ont 20 ans après. Ça, ça peut être intéressant. »

Pierre Donadieu : « Est-ce que les ateliers des trois premières années préparaient bien à la quatrième ou est-ce qu’il fallait tout reprendre, est-ce qu’il y avait une compétence d’ expression graphique, ou d’ interprétation géographique ? Est-ce que l’on se posait la question de leurs compétences préalables ? »

Jacques Sgard : « Non, j’ai toujours été assez content, parce qu’ils montraient leurs capacités de voir dans l’espace, de représenter, de dessiner, de faire des dossiers, c’était pas mal et donc, on travaillait avec les gens, ils avaient une bonne base pour la lecture de l’espace. »

Pierre Donadieu : « Et une bonne capacité à projeter, à inventer ? »

Jacques Sgard : « C’était variable, je mélange parfois avec les diplômes. »

Pierre Donadieu : « Souvent, ce n’était pas très différent, mais les ateliers et les diplômes de quatrième année n’avaient pas la même finalité. »

Yves Luginbühl : « Comment tu te positionnais par rapport aux autres enseignants comme Lassus et Corajoud ? »

Jacques Sgard : « Avec Lassus, j’ai travaillé dès le début, assez peu, je l’ai rencontré à Marseille, je faisais partie du groupe de recherches d’ambiances, j’ai bien aimé Lassus finalement, pas marrant parfois, on avait de très bons contacts, c’est quand même moi qui l’ai amené à Versailles, donc, moi, j’ai beaucoup appris de lui parce qu’il avait une façon d’analyser les choses qui apportait une théorie que je n’avais pas, comme lui. On se complétait bien, finalement. ».

Pierre Donadieu : «En dehors de Lassus et de Corajoud, est-ce qu’il y avait d’autres références qui s’imposaient, notamment dans d’autres disciplines comme la géographie, l’urbanisme, la sociologie ? »

Yves Luginbühl : « Oui, puis il y a eu aussi la philosophie, avec le colloque de Saint-Etienne, l’anthropologie avec l’appel d’offres du ministère de la Culture et la Mission du Patrimoine ethnologique, il y a eu beaucoup d’ethnologues qui ont travaillé sur les représentations sociales des paysages. Étant chercheur et enseignant à Versailles, j’étais toujours en porte-à-faux par rapport à l’enseignement des ateliers, je n’ai jamais pu mettre les pieds dans un atelier, je ressentais une très forte opposition et notamment de M. Corajoud qui était en très forte opposition par rapport à moi, il n’avait pas de mots assez durs à mon égard »

Pierre Donadieu : « Dans le domaine du paysage, il y a eu dans les trente dernières années une effervescence intellectuelle impressionnante en France, je pense qu’il n’y a eu que très peu de domaines avec une telle effervescence au niveau européen. Or, dans l’enseignement du paysage en ateliers, il n’y a jamais eu le moindre mot sur les travaux des chercheurs, sauf chez B. Lassus qui appréciait beaucoup les anthropologues. On n’en parlait pas dans les ateliers et toute la formation ne tenait aucun compte des travaux de recherche sur le paysage. Il n’y avait pas ou peu de porosité entre la recherche universitaire et l’atelier de projet de paysage ; je ne dis pas que c’est bien ou mal, mais ça été la réalité. »

Jacques Sgard : « Je crois que M. Corajoud a beaucoup bluffé, mais quand il m’a appelé, car il m’a appelé quand même à Versailles, pour suivre quelques projets avec les étudiants, quelques ateliers, mais je ne le sentais pas ouvert sur le grand espace, sur la ruralité et il s’est découvert ruraliste beaucoup plus tard, (rires de J. Sgard). »

Yves Luginbühl : « Il s’est même découvert géographe, géographe et historien… »

Jacques Sgard : « J’aurais souhaité introduire de manière beaucoup plus systématique un cours sur le grand espace, j’aurais souhaité le faire, mais là, je me suis rendu compte que ça ne marchait pas. J’aurais tellement aimé faire progresser cette question et surtout dans les projets ; Pierre Dauvergne a fait, lui, quelque chose sur le grand paysage. »

Yves Luginbühl : « J’ai fait un cours sur l’histoire du paysage rural à Versailles, j’avais vingt heures de cours au début, ça marchait plus ou moins, il y avait toujours une dizaine d’étudiants qui suivaient et les autres qui étaient au fond de la salle, qui entraient et sortaient, regardaient leur ordinateur ou discutaient ensemble ; cette école était très différente de l’université, ça n’avait rien à voir. »

Pierre Donadieu : « Oui, c’est vrai que le langage du paysagisme ne s’inspirait en rien de celui des anthropologues, un peu comme si la communauté des paysagistes conservaient sa propre identité, séparément de la recherche, les paysagistes se sont forgé une culture propre indépendante des savoirs universitaires,… »

Yves Luginbühl : « Il y a eu cependant un certain nombre de paysagistes qui ont soutenu des thèses de doctorat, grâce au DEA Jardins, Paysages, Territoires, il est vrai que B. Lassus a fait un grand coup avec ce DEA, il a fait un coup formidable et d’une certaine manière, ça a ouvert la communauté des paysagistes à la recherche. »

Jacques Sgard : « Oui, c’est vrai. »

Yves Luginbühl : « J’ai enseigné aussi bien à Versailles qu’à Bordeaux, je trouve que Bordeaux était plus ouvert, beaucoup plus ouvert. »

Pierre Donadieu : « Oui, sans doute, grâce à Serge Briffaud, et à d’autres enseignants. Tout se passe comme si les paysagistes professionnels se singularisaient par leur langage, leurs pratiques, avec une communication basée sur les images, les plans et leurs mots propres. en fait c’est un peu comme dans le monde des agriculteurs qui se distingue de celui des chercheurs en agronomie (mais avec plus de porosité que dans le domaine du paysage). C’est un monde indépendant des universitaires et de la recherche. Dans la dernière génération d’étudiants de la Section, la connaissance nécessaire, ils la construisaient eux-mêmes avec beaucoup de référence aux auteurs américains »

Yves Luginbühl : « Tu connais le rapport du sociologue Jacques Cloarec, eh bien c’est très clair, les paysagistes disent qu’ils n’ont pas besoin de la recherche, nous sommes, disent-ils nos propres chercheurs. »

Jacques Sgard : « Oui, oui, c’est vrai, mais c’est curieux. »

Pierre Donadieu : « Le recours à la recherche pour les paysagistes, c’est seulement possible par le projet. Ils reconnaissent qu’il y a d’autres logiques de production de connaissances, (…), mais ce n’est pas leur métier ».

Yves Luginbühl : « Evidemment, dans les instituts de recherche, le paysage n’était pas toujours à l’honneur, à l’INRA, c’est différent, et à l’INRA SAD, c’était pas trop mal. »

Pierre Donadieu : « Oui, c’était un des lieux où on parlait du paysage rural et de son évolution »

Jacques Sgard : « Forcément, dans les années soixante, j’avais du mal à faire admettre des connaissances géographiques, c’était difficile. Mais il y avait des enseignants beaucoup plus ouverts, et surtout on travaillait sur des espaces vastes, mais ma mémoire me fait parfois défaut et c’est très difficile de m’en souvenir parfaitement. »

Pierre Donadieu : « En regardant les premières années des ateliers pédagogiques régionaux, et les dernières années, quelle différence il y avait ? »

Jacques Sgard : « Les premières années, on travaillait quand même sur l’aménagement d’espaces très localisés, par exemple des carrières, donc c’était plutôt chiant, ce genre d’exercice, ou alors le développement d’un quartier. Il y a eu quelques projets, oui, d’urbanisme et d’aménagement de grands espaces. » .

Yves Luginbühl : « L’expérience du CNERP, est-ce qu’elle a eu une influence sur ton enseignement à Versailles ? »

Jacques Sgard : « Oui, oui, mais il y avait quand même des opérations d’aménagement d’espaces beaucoup plus riches, sûrement. »

Yves Luginbühl : « Tu avais participé aux études que l’on avait faites au CNERP, au Faou ou à Sophia Antipolis ? »

Jacques Sgard : « Oui, mais de loin. »

Yves Luginbühl : « En tout cas, ça m’a marqué, cette étude, c’était une grande découverte, ah, oui, toutes les études que l’on a faites, l’Argonne, Aydius ( ?) avec Dauvergne, on était allés avec Dauvergne dans les Pyrénées centrales, c’était formidable, je vois encore le village, ce sont des moments qui marquent pour la vie. »

Pierre Donadieu : « La semaine dernière, c’était la biennale de l’architecture et du paysage à l’école d’architecture de Versailles en collaboration avec l’ENSP, Dans une conférence le paysagiste J.-P. Clarac a fait un exposé sur Sophia Antipolis, il avait repris la manière dont les leçons de cette étude faite au CNERP avaient percolé dans son enseignement, il avait été étonné par les propos du botaniste et écologue Jacques Montégut, enseignant au CNERP, parlant de la plaine de Sophia Antipolis, et que pour lui, ça avait engendré l’idée qu’il y avait des espaces communs, qui ont joué un rôle important pour l’aménagement de ces espaces. (…) »

Yves Luginbühl : « J’étais retourné à Sophia Antipolis récemment dans le cadre d’un colloque sur les infrastructures, du programme de recherche ITTECOP et je n’ai rien reconnu, tout a été bouleversé, ils ont tout foutu en l’air, c’est impressionnant ; il y avait une très belle maison, ancienne, le genre de bastide en pierres de calcaire, sur des terrasses, c’était magnifique, on voulait en faire un centre culturel, il y avait tout un réseau d’irrigation avec des rigoles qui percolaient dans les murets, c’était vraiment magnifique avec des pins autour, je n’ai jamais pu la retrouver ; je ne sais pas si elle a été conservée ou si elle a été démolie, c’était vraiment une belle bâtisse, méditerranéenne, je ne sais pas ce qu’elle est devenue, j’ai essayé de regarder sur internet, je n’ai rien trouvé. ».

Pierre Donadieu : « Je regardais l’annuaire des paysagistes conseils de l’Etat, ils sont une centaine, ils ont eu la capacité de conseiller les élus, ils sont presque tous les héritiers de la génération qui a commencé à regarder le territoire avec ténacité, persévérance et rigueur, ça fait 25 ans. »

Yves Luginbühl : « D’une certaine manière, les paysagistes conseils de l’Etat, ils sont les héritiers de notre génération, je me rappelle, Alain Levavasseur, il a été l’un des premiers à partir à Clermont-Ferrand, dans le premier ARSP (Atelier régional des Sites et Paysages) à la DRAE… »

Jacques Sgard : « Je crois que les paysagistes conseils, ils jouent un rôle intéressant ; ils font la relation entre les grands espaces et l’espace qui intéresse un maire, qui est l’espace immédiat, le village, son développement, ils introduisent une vision plus large, mais ils sont capables d’intervenir sur des espaces plus petits, qui sont des espaces de vie, proches des habitants et ça c’est intéressant, parce que ça peut être un prolongement lointain de ce que l’on faisait au CNERP, c’est un peu ce que nous avons fait. »

Pierre Donadieu : « Oui, l’encadrement des élus, c’était un peu ce qui s’expérimentait au CNERP. Parce que le dispositif d’encadrement, il s’est progressivement mis en place, et c’est ce que l’on constate dans les formations des paysagistes. »

Jacques Sgard : « Oui, c’est ça. Je vois dans le Charolais, il y a une paysagiste, je ne sais pas si tu la connais, Emmanuelle Guimard, elle fait un travail excellent, et c’est tout à fait dans cette perspective, d’alerter, d’intéresser, d’informer, de mettre le doigt sur des problèmes, elle est paysagiste conseil en Saône-et-Loire. »

Pierre Donadieu : « Chez les professionnels, il y a, sans doute, une forme de capitalisation des savoirs, mais j’ai l’impression que ce travail-là, c’est un travail permanent, ces expériences échappent à la capitalisation réelle, on ne peut pas parler de capital de savoirs formalisés, on a transmis finalement à l’école cette capacité à l’accompagnement des projets des collectivités, mais sans trouver la capacité à construire des théories, et à un moment donné, sans construire formellement les savoirs partageables. »

Jacques Sgard : « Oui, je crois que ça se transmettait, mais oralement, en travaillant ensemble. »

Yves Luginbühl : « Certaines thèses réalisées par des paysagistes n’ont pas toujours permis de garder la mémoire de ces savoir-faire, mais on en a dirigé pas mal tous les deux, des thèses, on peut dire qu’aujourd’hui on a un corpus théorique sur le paysage. »

Pierre Donadieu : « Oui et à chaque fois on éclaire un certain nombre de principes, des thématiques, des hypothèses, mais sous un angle assez pointu lié à une discipline de connaissance. Dans les projets de paysage, il me semble que la transmission de ces savoirs est surtout orale et par observation, elle passe directement des paysagistes expérimentés aux futurs paysagistes »

Yves Luginbühl : « Je suis tout à fait d’accord, j’ai l’impression que les paysagistes n’aiment pas écrire, ils n’aiment pas écrire leurs réflexions théoriques, à part B. Lassus, et c’est pour ça que c’est très important de faire l’histoire qu’on est en train de faire. Je pense qu’il y a un manque de temps et puis peut-être aussi un manque d’envie. »

Jacques Sgard : « Oui, un manque de motivation. »

Yves Luginbühl : « Regarde le mal que l’on a pour attirer des gens dans notre navire (les anciens du CNERP), on est combien à avoir écrit, on n’est pas nombreux, ni Alain Levavasseur, ni Jean-Pierre Saurin n’ont écrit quelque chose, peut-être Levavasseur, mais pas beaucoup, Claude Bassin-Carlier ne veut rien faire, on n’a aucune réponse de Sarah Zarmati, c’est quand même curieux. »

Pierre Donadieu : « Oui, mais quand on a des archives, comme celles de Pierre Dauvergne, on a des matériaux pour écrire. »

Yves Luginbühl : « Oui, j’ai écrit mon texte sur la mémoire du CNERP et je n’ai pas puisé dans les documents. De toutes façons, j’en n’ai pas du CNERP ou très peu».

Pierre Donadieu : « Pour faire une histoire du paysagisme, on a parlé de l’enseignement, en fait, il faut revenir sur les terrains, mais il me semble que les étudiants ne sont pas demandeurs, en réalité, ce qu’il y a eu avant eux ne semble ne pas ou peu leur importer. »

Jacques Sgard : « Oui, c’est vrai. »

Pierre Donadieu : « La question qui se pose c’est de savoir dans quelle mesure ce qui s’est passé éclaire les nouvelles pratiques paysagistes. On devrait interroger les projets anciens, voir comment ces projets apportent de nouvelles méthodes… »

Yves Luginbühl : « Je trouve que ça ne bouge pas beaucoup, ça m’impressionne, le diagnostic, les enjeux, c’est toujours pareil. »

Pierre Donadieu : « En ce qui concerne le projet, à la Biennale d’Architecture et de paysage, il y a eu des choses intéressantes, ce qu’ont fait les paysagistes, c’est parfois proche de ce qu’ont exposé les architectes à l’école d’architecture ; Il serait pourtant intéressant de sortir des archives toutes les photos que Corajoud a faites du monde rural. »

Yves Luginbühl : « Bien, est-ce qu’on a fait le tour ? Il y aurait sans doute bien d’autres questions à nous poser. Je vais transcrire tout ça, vous l’envoyer pour les corrections et vous me le renvoyer. »

Jacques Sgard : « Oui d’accord, en tout cas, c’était très intéressant cet échange. »

Pierre Donadieu : « J’ai fait un texte sur Topia qui raconte la relation des paysagistes à la formation, ce texte évoque la question de la transmission des savoirs à des étudiants. On devrait avoir des avis sur les modalités de cette transmission. Il me semble qu’à partir des expériences des uns et des autres, on doit pouvoir reconstituer cette histoire de l’enseignement du paysagisme. »

Yves Luginbühl : « je pense qu’à partir de la transcription, tu dois pouvoir enrichir ton texte.

Jacques Sgard : « Oui, c’est vrai. »

Yves Luginbühl : « Alors on arrête, merci Jacques, de t’être prêté à l’exercice, je vous envoie le texte de la transcription et vous pourrez l’alimenter avec vos expériences. »

FIN DE L’ENTRETIEN


Bibliographie

P. Donadieu, Histoire de l’ENSP de Versailles : https://topia.fr/2018/03/27/histoire-de-lensp-2/

20 – Transmettre le métier de paysagiste concepteur

Chapitre 19 RetourChapitre 21

Chapitre 20

Transmettre le métier de paysagiste concepteur

(1946-1974)

Comment le métier de paysagiste a-t-il été transmis dans les enseignements de la Section du paysage et de l’art des jardins de l’ENSH de Versailles ? Des paysagistes parlent de ce sujet mal connu.

Trois paysagistes se souviennentL’expérience de Jacques Sgard Conversation avec un paysagiste enseignant

Trois paysagistes se souviennent

4 mai 2019 dans l’amphithéâtre de l’école. Les élèves écoutent Jacques Coulon, Jean-Pierre Clarac et Alexandre Chemetoff parler de leur métier de paysagiste. Ces trois praticiens confirmés ont un point commun. Ils ont suivi la même formation de la Section du paysage et de l’art des jardins de l’ENSH (1946-1974). Les deux premiers sont entrés à l’Ecole en 1969 et le troisième l’année suivante. Ils ont été les élèves de Michel Corajoud et de Jacques Simon à la fin de la formation dispensée dans la Section du paysage et de l’Art des jardins de l’ENSH.

Cinquante ans après leur formation, que disent-ils de l’enseignement et de leur métier qu’ils ont exercé de manière très différente ?1

Né en 1947 à Paris, Jacques Coulon est issu, avant la Section, d’une formation à l’École des Arts décoratifs et à celle des Beaux-Arts. M. Rumelhart qui lui a consacré un long article en 2002 dans Créateurs de jardins et de paysage le décrit comme un créateur empirique de formes, un homme de projet, soucieux d’inventer des chemins parallèles et originaux. Il écrit en le citant : « Le projet, qui « permet de continuer à apprendre sur le tas », est « plus largement compris comme un humus à partir duquel peut se construire une partie de la réflexion sur le paysage » (p. 310). J. Coulon s’intéresse à la forme « surtout dans la mesure où elle parle du temps ou le met en scène» (p. 311).

Parc de la Seille, Jacques Coulon et Laure Planchais, paysagistes concepteurs, 2003. D’après une image de l’ Agence Planchais.

Né en 1948 à Pamiers (Ariège), Jean-Pierre Clarac est issu d’une famille de maraichers et de pépiniéristes installée au pied des Pyrénées ariégeoises depuis cinq générations. Après sa formation au paysagisme d’aménagement au CNERP (Centre national d’étude et de recherche du paysage) en 1973-74, il fonde son agence libérale (avec notamment des réalisations d’espaces publics commanditées par l’EPAREB). Il devient, comme Jacques Coulon, enseignant (à partir de 1988) à l’ENSP et paysagiste conseil de l’État à partir de 2007.

Né en 1950, Alexandre Chemetoff est paysagiste DPLG, architecte et urbaniste. Il est le fils de l’architecte Paul Chemetoff. « Il réalise aujourd’hui des études et des opérations de maîtrise d’œuvre qui illustrent son approche pluridisciplinaire associant parfois dans une même réalisation architecture, construction, urbanisme, espaces publics et paysage dans un souci de compréhension globale des phénomènes de transformation du territoire : du détail à la grande échelle. (…). « Il conçoit la pratique de son métier comme un engagement dans le monde. Le programme est une question posée, le site un lieu de ressources et le projet une façon de changer les règles du jeu » (…). Wikipédia.

Place Napoléon, La Roche-sur-Yon, A. Chemetoff, paysagiste concepteur, d’après une image Wikipedia.

Ces trois paysagistes sont des concepteurs maîtres d’œuvre s’inscrivant dans la tradition professionnelle des « architectes paysagistes », aujourd’hui des « paysagistes concepteurs ». Jean-Pierre Clarac se distingue par le savoir conseiller les maîtres d’ouvrages (les élus) à l’échelle territoriale. J. Coulon revendique le design des formes paysagères et A. Chemetoff s’est inscrit dans les trois chemins de l’architecture, de l‘urbanisme et du paysage.

Avant d’entrer à l’ENSH, leurs chemins personnels sont très différents, mais tous ont connu les soubresauts des mouvements étudiants de mai 1968.

J. Coulon est un Parisien, élève du sculpteur Etienne Martin à l’École des Beaux-Arts. Il passe deux années dans la Section sans s’intéresser vraiment aux enseignements techniques de l’ENSH. J’étais, dit-il, dans le monde de la forme et non de la matière, et pour moi le projet (de paysage) reliait la forme et la matière. « On travaillait sur tout, sans réflexions fondamentales (…) C’est en faisant qu’on voyait ce qu’on avait à faire. L’idée de faire beau, de décorer, d’embellir ne se posait pas. On n’en parlait pas ». La rupture avec le modèle historique du jardin paysager s’imposait à lui, moins comme un refus radical qu’en tant qu’évidence de la recherche d’une alternative à inventer par l’expérience. Sans doute était-il convaincu que les savoirs savants pouvaient être remplacés par des observations de bon sens, que l’écoulement de l’eau sur une pente pouvait se passer des équations de Bernouilli enseignées par l’ingénieur J.-M. Lemoyne de Forges. Ou bien que pour distinguer les poiriers des pommiers en hiver, il suffisait de regarder les fruits sur le sol au lieu d’ausculter l’anatomie des bourgeons enseignée par le botaniste M. Rumelhart.

De son côté, Alexandre Chemetoff se souvient : « On avait des cours communs avec les élèves ingénieurs, d’hydraulique, de botanique, de floriculture, de nivellement ou de pépinières, mais pas d’écologie (au sens d’aujourd’hui). Cette connaissance botanique, des espèces, des variétés, des cultivars, transmise par les professeurs de l’École d’Horticulture : R. Bossard, P. Cuisance et C. Chaux nous paraissait illimitée, infinie. »

Après 1970, des enseignants nouveaux, étrangers ou non au berceau horticole, sont arrivés dans la Section : M. Corajoud et J. Simon. « Ils ont ouvert la formation sur le monde. Ils disaient : le projet c’est ce que vous vendez avec les végétaux (…). Mais les projets étaient limités aux parcs et aux jardins, c’était très conservateur, et même réactionnaire ».

La Section finissante avait été ébranlée par les révoltes étudiantes de mai 1968. Ses élèves comme ses enseignants étaient en grève quasi permanente. J. Sgard avait démissionné et cofondé le Centre national d’étude et de recherche du paysage (CNERP). Un premier projet d’institut du paysage échouait en 1972. L’ENSH fut de fait le théâtre d’un « choc culturel » entre le savoir scientifique et technique horticole, et la réflexion critique des jeunes enseignants de projet. Ces derniers, qui étaient issus de l’Atelier d’architecture et d’urbanisme de Paris (AUA), succédaient aux anciens enseignants de projet (T. Leveau, J. Sgard, J.-C. Saint-Maurice, G. Samel, A. Audias notamment).

Comme ses deux collègues, J.-P. Clarac est un concepteur maître d’œuvre. Il s’en distingue par deux traits : il est familier, par atavisme, du monde horticole et, par sa formation au CNERP, du « Grand Paysage ». D’ailleurs, au cours de leur formation à l’ENSH, il a fait bénéficier J. Coulon de sa compétence botanique, lequel le lui a bien rendu en l’aidant en dessin. Il rappelle le rôle qu’a joué le professeur de botanique et d’écologie de l’ENSH Jacques Montégut : « Il nous a appris le sens des plantes, de l’écologie et de la nature ; il nous montrait l’histoire séculaire des sites grâce au pouvoir indicateur des plantes ». J. Montégut enseignait également la biogéographie au CNERP. J.-P. Clarac en avait retenu les notions de saltus (l’espace pastoral commun des campagnes méditerranéennes distinct de l’ager et de la silva) pour penser l’aménagement des 3000 hectares du site de Sophia-Antipolis. Et aujourd’hui, le « penser les usages en commun » et la préservation des ressources naturelles sont devenus pour lui les fondements des projets de paysage.

Dans les trois cas, la pensée du projet est une « pensée de l’action » qui reformule les questions relatives au devenir du site de projet, quelle qu’en soit l’échelle spatiale. Les discours des trois praticiens ne s’appuient pas ou peu sur des connaissances scientifiques (biologiques, biotechniques ou sociologiques). Parfois ils évoquent des analyses philosophiques et éthiques globalisantes, de la même façon que les architectes qui cherchent à théoriser leurs pratiques. J.-P. Clarac approuve par exemple l’idée de « sub-urbanisme » du philosophe Sébastien Marot qui met en évidence la nécessité du soin des sites et le rôle des paysagistes. Tout autant que, selon les situations, « sont écoutés les points de vue de l’archéologue ou du chasseur, et reconnues les forces de la nature (qui gagnent toujours) ».

Sont-ils d’accord pour admettre comme J. Coulon que le paysage et le jardinage « ce sont d’abord des évènements à regarder » ? Une inondation, dit ce dernier, est autant un événement visuel qu’une catastrophe car « même la vie de tous les jours est un évènement qui mérite d’être regardé ». Le paysagiste, conviennent-ils, se donne la mission d’assembler de manière cohérente les formes à voir qui vont marquer le territoire commun à ses usagers : « Nous, on peut faire avancer les choses, en fabriquant la qualité des choses (des espaces) pour répondre, a minima, aux besoins fondamentaux de la société : de nourriture, d’air et d’eau ». Tous récusent fermement la compétence du paysagiste décorateur que la société et les pouvoirs politiques leur avait assignée au moment de leur formation. Et qu’ils ont su remettre en question et redéfinir tout au long de leur carrière.

L’expérience de Jacques Sgard

Né en 1929, formé dans la Section du paysage et de l’art des jardins de l’EN(S)H, puis enseignant (ENSH et ENSP) jusqu’à aujourd’hui, Jacques Sgard est le plus ancien et le plus expérimenté des paysagistes urbanistes français.

La Section du paysage et de l’art des jardins de l’Ecole nationale d’horticulture (ENH) de Versailles a recruté ses premiers élèves en octobre 1946 : six ingénieurs horticoles diplômés de l’ENH qui feront leurs études en un an. La Section leur était destinée : la demande avait été formulée auprès du ministère de l’Agriculture par plusieurs canaux : au début des années 1930 par le comité d’art des jardins de la SNHF et par la société française d’art des jardins (Achille Duchêne), puis par Ferdinand Duprat (professeur d’architecture des jardins et d’urbanisme à l’ENH de Versailles), et par Robert Joffet, conservateur en chef des jardins et espaces verts de Paris.

À la rentrée de l’année scolaire 1947-48, six autres élèves sont admis dont trois ingénieurs horticoles. Parmi les non ingénieurs, « un bachelier avec de réelles aptitudes au dessin, mais sans connaissances botaniques et horticoles » est sélectionné avec un traitement de faveur. Il s’agit de Jacques Sgard qui avait alors 18 ans. Le directeur Jean Lenfant lui propose une année comme auditeur libre pour acquérir les connaissances horticoles nécessaires après sa sortie de la Section. Faveur (non reproductible décide le conseil des enseignants du 12 juillet 1948) qu’il mettra à profit comme « cuscute2 » après sa formation en un an.

Il bénéficia, en deux ans, des enseignements d’ateliers de l’architecte de jardins et urbaniste André Riousse, de l’architecte et urbaniste Roger Puget, de l’expérience de l’ingénieur horticole (élève de Ferdinand Duprat) Albert Audias, de l’érudition botanique de Henri Thébaud en connaissance et utilisation des végétaux, des cours de l’historienne des jardins Marguerite Charageat, de la formation technique de Robert Brice et Jean-Paul Bernard, ainsi que des cours de dessin de René Enard.

Autant de disciplines (12), qui complétaient la formation de l’ingénieur horticole auquel avaient été déjà enseignées les matières scientifiques (botanique, physique, chimie, mathématiques), biotechniques (arboriculture, floriculture, pépinières, maraichage), et économiques. En développant l’histoire des jardins qui était dispensée par le professeur d’architecture des jardins, et le dessin artistique. En conservant quelques matières techniques (nivellement, levée de plans, utilisation des végétaux dans les projets). Et surtout en créant des ateliers de projets et des cours d’urbanisme, la nouvelle formation de paysagiste était fondée sur un approfondissement de la compétence de concepteur.

À la fin de l’année scolaire, les élèves sortant (dont J. Sgard et J.-B. Perrin) obtiennent brillamment le certificat d’études de la Section. Les travaux remis donnent entière satisfaction à M. Charageat : « Ils ont valeur d’une thèse ».

Néanmoins, « on n’apprenait pas grand-chose, c’était un peu léger » juge J. Sgard, soixante-dix ans après3. Cette formation nouvelle n’avait que deux années d’expériences …

À la fin de l’année 1949, il n’avait pas trouvé le stage qui était nécessaire, suivi du concours en loge, pour obtenir le titre de paysagiste diplômé par le ministère de l’Agriculture. En novembre 1950, il est néanmoins autorisé à s’inscrire aux épreuves de ce concours en loge. Ce dernier comprenait une partie éliminatoire (un projet de composition à présenter sous forme d’esquisses), un projet technique et un projet de plantation entre autres pièces techniques. Il obtient le titre en 1953 (ou 1952).

Puis, après des cours par correspondance auprès de l’Institut d’urbanisme de Paris, et ayant obtenu une bourse universitaire d’étude, il part en vélo aux Pays-Bas en 1954.

Sous la conduite du paysagiste Jan This Peter Bijouhwer (1898-1974), il découvre les projets néerlandais, notamment ceux de la reconstruction, des plans de paysage et de développement rural, et des polders comme celui de l’Isselmeer. En 1958, il soutient sous la direction de l’urbaniste Jean Royer, une « thèse » de fin d’étude, intitulée Récréation et espace vert aux Pays-Bas4 .

Puis il poursuit sa carrière avec les jeunes paysagistes Pierre Roulet et Jean-Claude Saint-Maurice, carrière qu’il avait déjà commencée seul avec le plan de paysage de la station thermale de Lamalou-les-Bains (Hérault) en 1955.

Plan du projet d’aménagement de Lamalou-les-Bains, 1955. Source: Annette Vigny, Jacques Sgard paysagiste et urbaniste, Liège, Mardaga, 1995, d’après S. Keravel, L’approche planificatrice de Jacques Sgard, références et réalisation.

C’est en 1963 qu’il revient dans la Section comme enseignant d’atelier, appelé avec J.-C. Saint-Maurice par le directeur de l’ENSH Etienne Le Guélinel (voir ci dessous le plan du cycle de cours qu’il a proposé), puis les années suivantes avec P. Roulet, G. Samel, B. Lassus et P. Dauvergne. Il démissionne de ses fonctions d’enseignant en 1968 au moment des grèves étudiantes et enseignantes qui affectent la Section. Surtout en raison du manque flagrant de moyens financiers et d’autonomie de la Section qui, de plus, ne dispose pas d’enseignants titulaires comme l’ENSH.

Plan du cycle de conférences : Protection et aménagement du paysage rural, J. Sgard, 29 juin 1966, archives ENSP

La proposition prévoit 1/ Paysage naturel et paysage rural 2/Les types de paysage 3/ La formation du paysage rural 4/ Le paysage rural français 5/La protection de la nature et du paysage 6/ L’aménagement du paysage 7/ La lecture des photos aériennes et des cartes 8/La phytosociologie et l’écologie comme base de l’aménagement 9/Urbanisme et aménagement régional 9/Sociologie des loisirs de plein air 10/Techniques forestières et aménagement

Parc du Bois des pins, Beyrouth, J. Sgard paysagiste et urbaniste, A. Vigny, 1995

De 1969 à 1974, le « schisme » naissant du « paysagisme d’aménagement » au sein de la Section se traduit par la création du GERP (groupe d’étude et de recherche sur le paysage), de l’association « Paysages » en 1972, puis du CNERP (Centre national d’étude et de recherche du paysage) en 1974 où il se réinvestit comme enseignant jusqu’à sa fermeture en 1979. Il contribue ainsi à former l’agronome Y. Luginbühl, les paysagistes A. Levavasseur, J.P. Saurin, H. Lambert et J.-P. Clarac, et l’ingénieur du Génie rural, des eaux et des forêts B. Fischesser, entre autres5.

En 1976, l’ENSP est créée après la disparition de la Section en 1974. J. Sgard revient alors enseigner dans la quatrième et dernière année de formation à partir de 1983. Presque chaque année pendant trente ans, il encadrera un atelier pédagogique régional (une étude paysagère en situation de commande publique réelle) et un ou deux mémoires de fin d’étude.

Conversation avec un paysagiste enseignant

L’architecture de paysage (landscape architecture en anglais), dite parfois paysagisme en français, ou plus simplement pour les paysagistes concepteurs, « le paysage », est à l’origine un métier (dessinateur et réalisateur de jardins) qui s’est professionnalisé à la fin du siècle dernier. À partir de 2016, il est devenu une profession réglementée par l’État, comme les architectes, les médecins ou les notaires.

Comment ses multiples compétences ont-elles été transmises ? Nous n’en avons qu’une idée assez vague, même si l’histoire de l’école de Versailles, la plus ancienne des cinq écoles actuelles de paysagistes concepteurs, commence à être connue6. Que dit un paysagiste enseignant de son enseignement d’atelier ? Nous ne le savons que par les intitulés des programmes pédagogiques des ateliers, les textes introductifs, les projets produits par les ateliers, les notes attribuées aux élèves, quelques textes fondateurs comme ceux de M. Corajoud (Lettre aux étudiants, 20007) et les souvenirs des étudiants et des enseignants. Ce qui est largement insuffisant pour rendre compte de la pratique réelle de transmission des savoirs.

Pour commencer à en parler, j’ai choisi d’imaginer un entretien fictif entre un enseignant paysagiste imaginaire (Jean), inspiré en partie par les figures de Jacques Sgard et de Pierre Dauvergne, et un journaliste curieux (Auguste).

Auguste : Vous êtes l’un des plus expérimentés parmi les paysagistes enseignants d’ateliers en France. Dans l’école de Versailles où vous avez été élève, vous avez enseigné depuis 1963. Comment enseignait-on dans les ateliers de projet avant cette date ?

Jean : Avant la création de l’École d’horticulture de Versailles en 1873, le métier d’architecte paysagiste ou plutôt de maître jardinier s’apprenait « sur le tas », c’est-à-dire en situation professionnelle réelle. C’était un apprentissage auprès de praticiens confirmés. Souvent cela se passait dans le milieu familial. Le père d’André Le Nôtre était jardinier ordinaire du roi Louis XIII chargé de l’entretien du jardin des Tuileries. Il portait le titre de dessinateur des plans et jardins. Son fils apprit le dessin pendant six ans dans l’atelier du peintre Simon Vouet, puis la perspective et l’architecture auprès de François Mansart, (Jules-Hardouin était son petit neveu).

Au XIXe siècle, le paysagiste Jean-Pierre Barillet-Deschamps était fils de jardinier. Grâce à son beau-père, il développa à Bordeaux une entreprise horticole où il multiplia de nombreuses espèces exotiques. Appelé par l’ingénieur A. Alphand, il devint le premier jardinier en chef du service des promenades et plantations de la ville de Paris.

A. : Comment apprenait-on à dessiner un jardin à cette époque ?

J. : Je n’y étais pas… Mais j’imagine que l’on imitait beaucoup des plans existants. On les recopiait en les adaptant aux situations. À l’époque de Le Nôtre, les traités de Claude Mollet et de Jacques Boyceau de la Baraudière étaient bien connus. C’était un peu des catalogues où chacun puisait son inspiration. La vogue européenne des jardins réguliers dits « à la française » au XVIIIe siècle a été facilitée par la circulation des plans, parfois même sans que le site à aménager soit connu de l’auteur. Il en a été de même pour les jardins irréguliers (anglo-chinois, paysagers ou à l’anglaise) à partir du début du XIXe siècle.

Dessiner était l’apanage des jardiniers dessinateurs ; comment apprenaient-ils à réaliser le projet ?

Là encore je n’y étais pas. Mais, comme aujourd’hui, il s’associait, j’imagine, à d’autres compétences. À l’époque de Le Nôtre, les fontainiers, géomètres et topographes savaient maitriser l’écoulement des eaux, les drainages et les terrassements. Les travaux étaient souvent herculéens. Ils se faisaient à bras d’hommes avec des brouettes et des charrettes. Les machines étaient rares. Il leur fallait beaucoup de contremaitres pour encadrer des centaines d’ouvriers et contrôler la conformité des travaux aux projets.

C’est vrai, il n’y avait pas d’école, c’était l’expérience des jardiniers dessinateurs et maitres d’œuvre, leurs succès et leurs échecs, qui leur apprenaient leur métier d’architecte de jardins avec les géomètres et les fontainiers.

En 1874, l’École d’horticulture de Versailles est créée au Potager du roi. Une chaire d’architecture des jardins et des serres est mise en place. Qu’est ce qui change dans la formation de ceux qui s’appelleront ensuite architecte paysagiste ? N’avaient-ils pas un diplôme d’ingénieur en horticulture ?

Les historiens pourraient répondre mieux que moi. Ce que je sais c’est que les premiers enseignants de cette chaire étaient, je crois, tous des ingénieurs des Ponts et Chaussées, ou des Arts et Manufactures, sauf Edouard André. Mais ils avaient une formation artistique, historique, technique et pratique acquise autant à l’école que dans les services des promenades de Paris.

À l’école de Versailles, les étudiants ont bénéficié très tôt, je pense, de toutes les connaissances de l’époque nécessaires à un projet d’architecture de jardin et à sa réalisation. Ils apprenaient la botanique, la comptabilité, les techniques horticoles, le dessin, les levées de plans, le nivellement et l’histoire de l’art et de l’art des jardins. Ils visitaient des expositions, des musées, des chantiers et des pépinières et voyageaient un peu à travers la France et l’Europe. C’était le rôle des professeurs d’architecture des jardins de les accompagner dans le dessin de projets qui se terminaient toujours par un plan masse, un plan de plantation et une évaluation des coûts des travaux (entre autres documents techniques). Le traité d’Edouard André de 1879 est resté la référence essentielle des étudiants de l’école pendant environ un siècle. Il donnait des règles d’organisation de l’espace de projet que les élèves ingénieurs devaient respecter, mais toujours adapter au site à aménager.

Ce qui a changé avec l’école, à mon avis, c’est de réunir dans un même lieu, tous les savoirs et savoir-faire nécessaires aux élèves paysagistes. L’atelier de projet, ou ce qui en tenait lieu, n’était pas cependant un lieu central pour les élèves ingénieurs horticoles. Le nombre d’heures de cours d’architecture de jardin était très réduit (25 leçons) et en fin de formation. Le modèle d’enseignement qui s’est imposé ensuite à l’ENSH, surtout après la deuxième guerre mondiale, était très lié à la culture scientifique des ingénieurs, puis à la recherche académique. Les paysagistes ingénieurs ont été alors beaucoup moins bien formés à la conception des projets, mais beaucoup mieux à la gestion des parcs et des jardins.

Vous suivez pendant deux ans la formation de la Section du paysage et de l’art des jardins de l’ENH. Vous souvenez vous de l’apprentissage des projets en ateliers ?

Un peu, mais c’est très lointain. On était six, installés dans l’actuelle salle du Potager du bâtiment de la Figuerie. Cette formation courte était faite pour les ingénieurs horticoles qui avaient suivi l’enseignement d’architecture des jardins de Ferdinand Duprat, avant et pendant la guerre. Un de ces ingénieurs venait des services municipaux de Robert Joffet à Paris.

Ceux qui enseignaient le projet, c’était des architectes qui avait pratiqué la conception et la réalisation de jardins ou l’urbanisme. André Riousse, élève de Forestier, nous apprenait à composer l’espace du projet à la lumière des modèles de l’art et de l’art des jardins qu’évoquait l’historienne Marguerite Charageat. Robert Puget apportait l’échelle du projet urbain et les principes de l’urbanisme réglementaire. Les apports techniques venaient des ingénieurs horticoles comme Albert Audias, un collaborateur de Ferdinand Duprat, et de Robert Brice.

C’était les bases élémentaires du métier. L’essentiel je l’ai appris après, par la pratique, « sur le tas », au début c’était très formel avec ensuite, après l’école, le concours en loge pour porter le titre de paysagiste.

Au début des années 1960, le directeur de l’ENSH vous appelle pour enseigner dans la Section. Quel a été votre rôle d’enseignant ?

J’ai appris ensuite que j’avais été pressenti dès 1961, mais que le conseil des enseignants m’avait trouvé trop jeune pour enseigner. La Section était en mauvaise posture depuis le milieu des années 1950. Les ingénieurs n’étaient plus candidats et le marché des paysagistes décollait à peine. Mais il décollait. Je venais d’obtenir mes premiers chantiers comme l’aménagement des espaces extérieurs d’une ZUP à La Courneuve.

La formation durait deux ans. Ils étaient une dizaine par année, puis en quelques années, l’effectif a doublé sans moyens supplémentaires. On faisait faire des projets liés surtout à la construction de logements. On essayait de faire mieux que les espaces verts habituels, de tenir compte du site, de son relief, des points de vue. Car une autre commande publique apparaissait de plus en plus : le Grand Paysage, c’est ainsi qu’on l’appelait. Je me souviens de Pierre Dauvergne qui était à mon arrivée passionné par ce sujet. Il n’était pas le seul : Francis Teste, Pierre Pillet, Paul Clerc, Philippe Treyve, Alain Levavasseur, se sont ensuite investis dans ce domaine. Certains sont passés par le CNERP. J’utilisais des types de projets que je mettais en œuvre en même temps : les carrières ou les bases de loisirs par exemple. J’accompagnais les travaux d’élèves en leur montrant les possibilités d’un site, et en leur demandant dans le temps de l’atelier d’approfondir un parti prometteur de projet original. Je leur montrais avec des photos des exemples pris en France et en Europe du Nord. Pour les noter, j’évaluais leur progrès au cours de l’atelier, pas nécessairement leurs compétences techniques.

Mais en 1968, j’ai arrêté. On commençait pourtant à avoir des assistants (P. Dauvergne, M. Viollet). Mais cela ne suffisait pas. Les moyens de la Section étaient trop dérisoires et l’ambiance générale devait beaucoup à la contestation étudiante.

Quelles relations aviez-vous avec les autres enseignants de la Section ?

On se voyait peu, sinon dans le conseil des enseignants. Chacun était dans son atelier, le temps d’un encadrement à la table à dessin ou d’un rendu collectif, puis on rejoignait nos agences. Je me souviens un peu de Leveau, il était très distant. Mais beaucoup plus de l’écologue J. Montégut qui nous a rejoint ensuite au CNERP et dans l’étude de la base de loisirs de Saint-Quentin en Yvelines (1973-75). Je passais peu de temps à l’école.

En 1972, est créée l’association Paysage dont J. Sgard est le président. Elle préfigure le CNERP. Vos élèves sont des diplômés : paysagiste, agronome, forestier, écologue, géographe ou architecte. Quel a été votre rôle d’enseignant du CNERP à Paris puis à Trappes ?

Nous avions effectivement affaire à des stagiaires déjà diplômés. On les recrutait après un entretien. Nous avions formé un groupe d’orientation scientifique et stratégique avec Lassus, Pérelman, Rossetti, Challet et Dauvergne, entre autres. On animait des séminaires réguliers. On échangeait sur des sujets nouveaux : le paysage polysensoriel, le paysage sonore, la planification écologique venue des pays anglo-saxons et reprise par les chercheurs du CNRS à Montpellier, ou l’interaction des échelles géographiques et de temps. On allait visiter les rives de l’étang de Berre où naissaient les raffineries pétrolières. Les stagiaires participaient aux études de paysage dans le jeune parc naturel régional d’Armorique (le Faou) ou à Sophia-Antipolis dans les Alpes-Maritimes. On était libéré de l’héritage horticole et jardinier.

Le CNERP fonctionnait avec des fonds publics comme une vaste agence qui était payée pour répondre à des commandes publiques. On n’était pas dépaysé. Le transfert de nos expériences d’agence vers le CNERP était naturel. Le travail était collectif chacun apportant ce qu’il savait, et apprenant des autres ce qu’il ne savait pas.

C’était au final la même idée qu’avant l’école : apprendre en marchant, capitaliser l’expérience collective, tenir compte du regard de l’autre, et s’adapter aux nouvelles situations et questions.

Comment se faisait la synthèse de ces études paysagères ? Etait-ce un projet ?

Oui, le savoir de l’étude paysagère, et donc du projet d’action, était construit comme une intention collective. Chacun devait y retrouver ses idées d’action. Ce qui nous réunissait, c’était l’idée que le site, son écologie, son histoire, ses habitants, ses formes, inspiraient les stratégies d’action. Ce n’était évident pour personne. L’architecte du mouvement moderne montrait de son côté tout l’intérêt de la tabula rasa. Le plan d’occupation du sol devait donc intégrer ces nouvelles règles de construction de paysages. Bref, les territoires devaient offrir des paysages acceptables par tous. Ce qui nous désignait des adversaires, à commencer parfois par les élus ou le monde agricole en pleine modernisation.

Y avait-il des désaccords entre vous ?

Oui bien sûr. Au début des années 1970, les écologues pensaient que l’analyse minutieuse des ressources et contraintes des sites devait fonder les projets. Les géographes de l’université de Toulouse découpaient la question paysagère en géosystème, territoire et paysage. Le paysage était alors réduit à une approche sensible, subjective. Certains architectes avaient inventé la sitologie pour conformer l’architecture aux formes du relief. C’était trop simpliste. Ceux qui étaient trop radicaux ou trop idéologues était souvent mis en minorité. Les conflits n’étaient pas rares.

C’était une pensée pragmatique ? Est-elle toujours d’actualité ?

Je le pense. La formation professionnelle se fait à l’occasion de pensées de l’action à imiter ou à inventer. Celle qui est retenue par les commanditaires l’est d’abord en tant que projet. Mais rien ne dit que ce projet sera mis en œuvre. Il faut rester très humble.

C’est pour cela que l’atelier est toujours resté le centre de la formation des paysagistes ; un centre d’apprentissage inclusif, sélectif des autres savoirs et non exclusif. Ce qui dépend beaucoup des chefs d’ateliers. Souvent la porosité des pratiques d’ateliers a été très limitée, ce qui est regrettable.

Au début des années 1980, l’ENSP met en place la formation de quatrième année. Elle créé les ateliers pédagogiques régionaux et vous sollicite comme encadrant de projets. Votre pédagogie a-t-elle changé dans ces ateliers ?

Au CNERP, j’avais à faire à des diplômés de nature très diverses. À l’ENSP, c’était le contraire dans l’année professionnalisante de préparation au diplôme, en deux temps, l’atelier pédagogique régional puis le travail personnel de fin d’étude. C’était complémentaire. Dans l’atelier, l’étudiant répondait à une vraie commande publique en général, et le plus souvent à des échelles variables de territoires, sans perspectives de maitrise d’œuvre immédiate. Puis avec le diplôme et avec plus de liberté, il devait faire la preuve qu’il savait articuler grande et petite échelle d’actions en répondant aux questions qu’il posait. L’un des critères des « bons projets », c’était leur cohérence, mais aussi leur justesse par rapport à la dynamique du site.

Leur formation générale au projet au bout de trois ans était en général suffisante pour élaborer les documents graphiques capables de communiquer des intentions d’action à un client. Et avec plus d’indépendance dans le cas du mémoire (sans client en général)

Dans les deux cas, il suffisait de les accompagner comme, dans une agence, un jeune chef de projet. Certains avaient déjà acquis des réflexes professionnels, d’autres étaient plus hésitants, moins imaginatifs, plus lents. Il fallait les aider, les stimuler, les orienter. La plupart avait des potentialités incroyables. C’était à l’enseignant de projet de les faire s’exprimer.

L’essentiel de la formation des paysagistes aujourd’hui resterait-elle « sur le tas » ?

Oui, d’une certaine façon, mais de manière très différente d’autrefois avant la création de l’école. On apprend vraiment un métier qu’en étant confronté à une situation réelle de travail. Ce que font les ateliers. Mais il faut des bases, des réflexes de pensée de projets, appris à l’école. Il faut surtout d’autres enseignants qui apportent des savoirs non paysagistes que nous n’avons pas.

De mon point de vue, aujourd’hui, avec les grandes transitions du XXIe siècle en cours, il ne peut plus y avoir de règles et de modèles tout faits de projets de paysage. Ni à la façon du traité d’Edouard André, ni à celle trop rigide des planificateurs anglo-saxons des années 1970, et encore moins en cherchant la seule synthèse des disciplines scientifiques concernées d’aujourd’hui. Je crois beaucoup à l’invention permanente des méthodes de projet en restant à l’écoute de ce que nous disent les chercheurs universitaires que nous ne sommes pas.

Nous devons aussi entendre les parties prenantes des projets qui en sont les premiers destinataires.

Il n’est pas exclu non plus de s’inspirer, en matière d’urbanisme paysagiste, des pionniers : F.L. Olmsted et J.-C.-N. Forestier par exemple.

Je me suis plu, pendant toute ma carrière, à répondre à des questions souvent mal posées et à des programmes surchargés ou imprécis qu’il fallait reformuler. C’est l’aptitude à ces réponses localisées et singulières qui est le savoir le plus précieux de notre métier.

C’est cela que nous transmettons.

Depuis que l’école existe, les paysagistes ne sont plus des autodidactes. À Versailles, depuis 1976, on a créé des départements d’enseignement autres que les ateliers. Quelles relations aviez-vous avec les enseignants non paysagistes ?

Dans les ateliers, on n’enseigne pas à dessiner, à cartographier, à réaliser des coupes ou des axonométries. On n’apprend pas l’expression graphique. C’est un métier d’enseignant en soi qui est nécessaire à la formation. On n’apprend ni la botanique et l’écologie végétale, ni le jardinage, les techniques de terrassement ou d’éclairage, et encore moins l’histoire des jardins, le droit ou la géographie, voire la philosophie.

A l’ENSH, puis à l’ENSP, nous nous connaissions, parfois très bien, on se rencontrait dans les conseils d’enseignants, mais nous avons rarement enseigné ensemble.

Est-ce que ces enseignements convenaient à ce qu’en attendaient les responsables d’ateliers ?

Je ne savais pas précisément ce qui était enseigné en dehors des ateliers. Je ne pouvais donc pas le mobiliser dans les ateliers. D’ailleurs ce n’était pas le but des projets. Je constatais seulement les niveaux de compétences des élèves en dessin, en savoirs techniques, historiques, écologiques ou géographiques. Pour moi, ce qui était important, c’était ce qui était utile au projet qu’ils travaillaient. Je me suis rendu compte qu’ils avaient appris, surtout aujourd’hui avec internet, à aller chercher ces connaissances là où il le fallait. Je leur faisais confiance.

Selon les situations de commande, en France ou à l’étranger, nous sommes des architectes de jardin, des planificateurs, des designers ou des producteurs de réseaux verts et aquatiques. Dans tous les cas c’est la forme prise par l’espace qui nous est confiée. Le reste, nous savons le sous-traiter à d’autres.

Je pense aujourd’hui que ces savoirs et savoir-faire relèvent plutôt d’une vaste culture générale adaptée à la profession de paysagiste. Certains sont plus utiles que d’autres. Ils sont sans doute nécessaires sinon nos compétences seraient trop liées à l’atelier, sans capacités à s’inscrire dans un contexte de connaissances et un cadre public très variable. En cela, les élèves ne sont pas seulement des apprentis qui apprennent leur métier avec des professionnels. Ce sont des citoyens responsables concernés par la chose publique, sinon politique.

La formation en agence ou bureau d’étude n’est plus celle du XIXe ou du début du XXe siècle. Elle bénéficie aujourd’hui des savoirs existants et de leur transmission dans l’école. Ils sont sans commune mesure avec ceux d’hier. Ce qui oblige les ateliers à se concentrer sur leurs propres compétences : transmettre l’aptitude à projeter avec le maximum d’imagination et de pertinence.

Cet entretien imaginaire a été réalisé à partir des textes publiés par P. Dauvergne et d’un véritable entretien en 2019 avec Jacques Sgard et Yves Luginbühl qui sera publié dans le prochain chapitre.

Pierre Donadieu

18 février 2020


Bibliographie

P. Donadieu, Histoire de l’ENSP de Versailles : https://topia.fr/2018/03/27/histoire-de-lensp-2/


Notes

1 Les propos cités sont extraits de la conférence organisée à l’ENSP de Versailles le 4 mai 2019 par A. Chemetoff à l’occasion de la première Biennale d’architecture et de paysage de l’Ile-de-France à Versailles.

2 Cuscute : petite plante parasite de la luzerne… surnom utilisé à l’ENH pour désigner les élèves en cours préparatoire au concours d’entrée à la Section.

3 Entretien avec Y. Luginbühl et P. Donadieu le 9 mai 2019.

4 A. Vigny, Jacques Sgard, paysagiste et urbaniste, Liège, Mardaga, 1995, p. 11. Voir également S. Keravel.

5 Voir Y. Luginbühl et P. Dauvergne, « Vers une histoire du CNERP », in Histoire et Mémoire, Topia, 2019

6 Voir Histoire et mémoire de l’ENSP, Topia, 2019