Chapitre 8 – Retour – Chapitre 10
Chapitre 9
Le second projet d’Institut du paysage (1982-1985)
ou la réussite d’une désillusion
Version du 10 mars 2019
1982. Dix ans ont passé depuis l’échec du premier et ambitieux projet d’institut du paysage proposé par Paul Harvois au début de 1972 (Chapitre 1). Échec relatif car, au cours de cette période, si la Section du paysage et de l’art des jardins (1946-1974), ainsi que le Centre national d’étude et de recherche du paysage de Trappes, le CNERP (1972-1979) ont fermé, l’École nationale supérieure du paysage de Versailles a été mise en place en 1976. L’enseignement y dure trois ans plus une année de stage au lieu de deux ans dans la Section. Et, en 1982, les premières recherches des enseignants de l’École sont publiées dans les Annales de la recherche urbaine (Chapitre 6). Le progrès est léger, mais perceptible.
En 1982, l’école forme environ 25 paysagistes DPLG chaque année, autant que dans les dernières années de la Section. Son développement souffre pourtant de multiples handicaps : de sa dépendance financière et administrative de l’ENSH (avec un seul conseil d’administration pour les deux écoles), de locaux exigus, de l’absence de postes d’enseignants permanents, de ressources documentaires restreintes, de recherches balbutiantes… Autant de raisons qui vont amener R. Chaux, avec les ministères de l’Urbanisme et du Logement, de l’Agriculture et de la Forêt, et de l’Environnement, à vouloir créer des conditions plus favorables.
Lancement d’une politique du paysage
En décembre 1981, le comité interministériel à la qualité de la vie (CIQV) et la Mission du paysage de la direction de l’urbanisme définissent les grandes lignes d’une politique nationale du paysage. Présentée par le ministre lors de sa visite à l’exposition « Paysages » au centre Beaubourg à Paris, elle prévoit, notamment, de « former de réels spécialistes “du paysage d’aménagement“ en passant d’une vision souvent statique et picturale du paysage qu’il n’y aurait qu’à protéger, à une conception plus dynamique où on accompagne, on guide, on oriente l’évolution » . Il ne s’agit plus seulement pour les paysagistes de réaliser des parcs et des jardins urbains, mais de s’intéresser à l’ensemble des territoires. Les enseignants du CNERP, comme J. Sgard, P. Dauvergne et B. Lassus avaient été pionniers dans ce domaine. Puis l’ENSP avait en principe pris le relais. Mais cette transmission n’était pas vraiment perceptible dans les travaux d’ateliers de projets de l’école.
Financée en partie par le Fond interministériel à la qualité de la vie (FIQV), la politique des paysage prévoit notamment : des interventions sur les grands sites nationaux, dans les aménagement fonciers, hydrauliques et forestiers et sur les réseaux de transport électrique, la diffusion de l’exposition « Paysages » du centre Beaubourg dans six centres commerciaux et le montage d’une exposition nouvelle « Paysages des routes et des canaux » avec la Caisse nationale des Monuments historiques et le SETRA (ministère des Transports). Dans le domaine de la formation, il est demandé au prochain CIQV de 1982 de faire des propositions dans quatre directions : un troisième cycle à l’ENSP de Versailles ouvert aux architectes, un renforcement de son flux de formation, une formation continue et « une sensibilisation au paysage d’aménagement » auprès des élèves des grandes écoles d’ingénieurs maîtres d’œuvre d’aménagement.
La même année, et dans le même esprit, est créé la cellule Paysage et aménagement rural dans le bureau Cadre de vie, Environnement, Paysage de la Direction de l’Aménagement (DIAME) du ministère de l’Agriculture.
C’est en février 1982 que le CIQV réanime le projet d’Institut du paysage abandonné 10 ans plus tôt. Il est à nouveau confié à P. Harvois la mission de constituer un groupe interministériel entre les ministères de l’Agriculture, de l’Environnement et de la Culture. Il se réunira de juin à novembre 1982.
Parallèlement, dès décembre 1981, R. Chaux avait alerté les conseillers techniques du cabinet du ministre de l’Agriculture (M. Sturm) et du ministre de l’Urbanisme et du Logement (M. Simon) sur les problèmes des formations à Versailles. Le 5 janvier 1982, avec les deux responsables d’ateliers de l’école M. Corajoud et B. Lassus, il avait rencontré M. Simon afin qu’un groupe de travail puisse être constitué rapidement.
Le second projet Harvois
En décembre 1982, P. Harvois, professeur d’enseignement supérieur à Dijon, remet son rapport au ministre de l’Agriculture. Dans une note du 27 décembre, le chargé de mission « pour les problèmes du paysage » auprès de la DGER insiste d’abord sur les « trente ans de retard » des formations françaises au paysage par rapport aux pays voisins : « 8 écoles en Allemagne, 10 écoles en Angleterre », et sur l’inadaptation de l’École de Versailles. Se souvenant de ses déboires passés, il s’en remet à « une prise en compte par le premier ministre et la Présidence ». D’autant plus qu’un remaniement ministériel modifie le paysage politique en cette fin d’année.
Il propose la création au Potager du roi d’un « Institut français du paysage (IFP) », ayant l’autonomie administrative et financière, à la place de l’ENSP. L’IFP serait un centre d’enseignement supérieur (en six ans après le bac), un centre de recherches (avec un centre de documentation et six laboratoires) et un centre de promotion. « Tous les départements ministériels intéressés participeraient à son financement ». Projet directement inspiré de celui de 1972, mais dont on connaissait les limites avec l’arrêt du CNERP en 1979.
Il prévoit que « le président de la République pourrait annoncer officiellement, en avril ou mai 1983, cette mise en place à l’occasion d’une cérémonie internationale à Versailles célébrant le centenaire du magnifique Potager du Roi ».
Le projet de décret en 18 articles est rédigé et le financement semble assuré en partie par la DIAME (20 millions de Francs).
Le transfert de l’ENSH à Angers auprès de l’ENITAH qui lui serait rattachée est envisagé. Car il semble rationnel pour le ministère de tutelle de constituer à Angers un centre national d’horticulture regroupant des formations scientifiques (ENSH) et techniques (ENITAH). Mais les « problèmes humains et pédagogiques » de ce déménagement semblent difficilement surmontables si des moyens financiers n’accompagnent pas ce projet.
La coexistence et le développement des deux écoles semblent donc difficiles et un problème sans solution autre qu’un projet d’IFP hors du Potager du roi.
Deux ateliers en conflit
Non seulement, depuis la création de la Section en 1945, les enseignants des deux écoles s’ignoraient, mais au sein de l’ENSP un conflit s’aggravait entre les responsables d’atelier de projet Michel Corajoud et Bernard Lassus. Ils avaient tous les deux enseigné dans la Section, le premier à partir de 1972 et le second depuis 1963.
Dès la création de l’ENSP, ils avaient retrouvé leurs ateliers où ils enseignaient avec quelques anciens élèves : P. Aubry avec B. Lassus et J. Coulon avec M. Corajoud. Puis leurs travaux de concepteurs paysagistes, à partir de 1978, pour le parc du Sausset au nord de Paris et pour celui de la Corderie royale à Rochefort, avaient montré des démarches très différentes.
Deux écoles nouvelles de pensée paysagiste (dite plus tard « école française de paysage » par la Fédération française du paysage) commençaient à se juxtaposer avant de s’affronter. Elles indiquaient leurs postulats, celui d’une matérialité à gérer par la maitrise formelle, dessinée, globale et de détail, du projet dans le cas de M. Corajoud, qui s’inscrivait dans les pas du jardinier géomètre André le Nôtre ; celui d’un imaginaire du paysage à susciter par « apport sur un support » en s’appuyant, notamment sur les théories du jardin pittoresque de W. Chambers et de l’abbé Delisle (1776). Cet atelier avait pris le nom de Charles-Rivière Dufresny (1624-1724). Louis XIV avait nommé ce musicien et écrivain, dessinateur des jardins royaux où il avait introduit la mode des jardins anglais.
Les modèles de pensée des projets étaient aussi différents que les pratiques pédagogiques. Celle de l’atelier Le Nôtre reposait sur la formalisation graphique (le dessin, la maquette) du site à aménager, celle de l’atelier Dufresny sur une imprégnation sensible acquise par la marche dans le site. Il était demandé aux étudiants de « faire l’éponge » afin d’inventer un concept de projet et son mode de communication (démarche dite d’analyse inventive).
Ces deux types d’atelier étaient successifs en deuxième année et à option en troisième année. Ils ont permis de former les paysagistes à deux manières différentes de concevoir des projets. L’une partait de la morphologie et de l’histoire du site physique pour dessiner le projet, l’autre des imaginaires possibles des lieux et de leurs ambiances pour penser une intervention parfois minimaliste ; d’un côté un art de la mise en forme contextualisée, de l’autre un art conceptuel et poétique de la reconnaissance des lieux.
Les relations entre les deux hommes ont commencé à se dégrader à partir du moment où les deux pédagogies ont commencé à être incompatibles en devenant des idéologies, voire des doctrines exclusives qui ne se toléraient plus. Tension vive qui a obligé R. Bellec, le secrétaire général et de la pédagogie, à demander un choix d’atelier aux étudiants au cours de la troisième année d’études. Le groupe d’enseignants, déjà hétérogène, commença à se fissurer de 1983 (année du départ des enseignants de l’ENSH) jusqu’au sortir de la grève étudiante de juillet 1985.
L’année précédente (?), M. Corajoud avait démissionné de ses fonctions de chef d’atelier et avait été remplacé par Isabelle Auricoste. Alors que G. Clément avait quitté l’école dès l’automne 1981.
L’Institut français du paysage
Pendant toute l’année 1983, les enseignants de l’école vont travailler la faisabilité du projet d’IFP. Ils sont répartis en groupes de travail : sur les locaux, la formation, le centre de documentation, la promotion du paysage et la recherche. Le rapport de P. Harvois, un peu expéditif et superficiel, leur est peu connu.
Dès la fin du mois de mai, les premières conclusions sont résumées. Faut-il adopter le modèle de l’université ou des grandes écoles d’ingénieurs ? La transdisciplinarité des ateliers de conception apparait comme une nécessité avec une logique de pensée transversale (le projet) et verticale (les disciplines de connaissance). C’est donc le modèle des écoles d’architecture, avec une formation en 5 ans qui prévaudra. Il prévoit un premier cycle de « préparation intégrée et d’orientation » en deux ans après le bac avec un maximum de 180 étudiants. Cette formation définit ses objectifs autour de quatre mots clés partagés par les différentes disciplines (analyse du paysage, interrelation entre ses éléments, travail de mise en forme et démarches spécifiques). Cinq champs thématiques sont prévus : approche plastique, perception et communication de l’espace, écologie et sciences du milieu, espaces humains et sociétés, techniques et pratiques, avec des enseignements obligatoires et à options.
Le cycle de diplôme (deux années de deuxième cycle et une année de 3ème cycle) concernerait 45 étudiants par promotion et serait couronné par le DPLG. Il serait organisé autour des exercices courts et longs de projets d’ateliers à partir des champs thématiques approfondis du premier cycle. S’y ajouteraient des enseignements post-diplômes spécialisés en deux ans dans le cadre des laboratoires de recherches (jardins historiques par exemple), des formations universitaires à la recherche et des « certificats d’études supérieures de paysage en… » ouverts aux ingénieurs et aux architectes, entre autres. Sans compter la formation permanente en trois ans, les écoles d’amateurs, la formation continue et la sensibilisation au paysage.
Le programme est ambitieux et préfigure une grande partie de l’organisation future de l’ENSP, à l’exception du premier cycle.
Pourtant quelques nuages commencent à obscurcir l’horizon du projet.
La formation initiale dans le projet d’institut français du paysage, 31 mai 1983
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Réticences et concessions
Dès juillet 1983, Jean-Pierre Duport, directeur de l’Architecture au ministère de l’Urbanisme et du Logement avertit : « En ce qui concerne la mission d’enseignement de l’Institut, je souhaiterais qu’elle ne soit pas conçue comme un monopole absolu… », mais que des sessions de formation (de type certificat) soient ouvertes aux diplômés d’architecture, ainsi que des passerelles permettant à des titulaires du 1er cycle d’entrer dans le second cycle de l’institut. Il précise « en outre le doctorat d’enseignant chercheur me parait d’une destination insuffisamment large car il sanctionne la seule formation d’enseignants ».
Trois mois plus tard, en septembre, une note de P. Harvois au directeur de cabinet du ministre de l’agriculture est plus préoccupante. Il lui indique que « le silence de l’Agriculture au regard de ses engagements pour la création de l’Institut du paysage risque de décourager les autres partenaires qui avaient manifesté leur intention de s’associer concrètement au projet ».
Un des points de blocage concerne la nécessité d’un premier cycle spécifique, couteux en espace et en personnel. R. Chaux le justifie avec des arguments pédagogiques et, ressentant une réticence de fond du conseiller, n’en fait pas une condition de la création de l’IFP. Le système de l’ENSP, écrit-il, malgré ses inconvénients, donne une formation reconnue comme satisfaisante ». Le diplôme de paysagiste DPLG n’a-t-il pas été classé au même niveau que celui d’architecte DPLG? Il propose que, si cette création « était remise à plus tard », l’annonce de la création de l’IFP sur la commune de Guyancourt et des mesures transitoires (notamment la création de postes d’enseignants) soit faite dans le cadre du tricentenaire du Potager du roi en décembre.
Il semble cependant se faire peu d’illusions : « si aucun département ministériel n’a les moyens d’assumer les missions de l’IFP, (il prévoit) des conséquences graves, un gâchis d’énergie et de moyens, et la mise en place d’expédients de mauvaise qualité dans les UP d’architecture ».
De leur côté les praticiens paysagistes insistent : Il faut en finir, disent-ils, avec un aménagement paysager « réduit à une opération (surcoût) de maquillage après coup » et porter l’effectif de praticiens de 300 à « 1200 à 1500 paysagistes ».
L’annonce ministérielle
Le 16 décembre, trois cents ans après la fin des travaux de création du Potager du roi, R. Chaux, en tant que « 17éme successeur du fondateur Jean-Baptiste de la Quintinye », retrace l’histoire mouvementée des lieux où cohabitent, (encore pour 10 ans, ce qu’il ne sait pas) l’ENSH et l’ENSP. Que vont devenir ces lieux en fonction du projet incertain d’IFP ? Que va annoncer Michel Rocard, ministre de l’Agriculture et de la Forêt ? Sachant que la DGER s’estime démunie des moyens nécessaires à son montage et à son fonctionnement.
Le Potager doit son histoire prestigieuse à la persévérance de l’État et, suggère le ministre, il en sera de même demain. Aussi commence-t-il par rassurer l’ENSH « J’ai donné mon feu vert et décidé d’appuyer le projet d’une installation complémentaire, non loin de Versailles, sur un espace de 5 à 10 hectares mitoyen du centre INRA de Guyancourt, le domaine de la Minière, qui permettra à l’ENSH de disposer de moyens d’expérimentation et de recherche qui lui font actuellement défaut ». Puis il fait l’éloge du renouvellement des compétences paysagistes et confirme que : « le ministère de l’Agriculture en accord avec le ministre de l’Urbanisme et du Logement et le secrétariat d’État auprès du premier Ministre chargé de l’Environnement et de la qualité de la vie, a décidé de créer, à partir de l’ENSP un Institut français du paysage, établissement public doté de la personnalité civile et de l’autonomie financière. Il sera implanté sur la commune de Guyancourt et le site du Potager du roi, avec dans le cadre de la décentralisation, des antennes pédagogiques diversifiées. ».
Il insiste sur la participation des autres ministères et annonce à l’automne 1984 les premières assises nationales du paysage à Aix-les-Bains.
Rassérénés, les enseignants, les étudiants et les paysagistes praticiens attendent désormais la signature du décret fondateur et l’application des mesures transitoires, en particulier la création de quatre postes d’enseignants permanents.
Vers la signature des décrets
Pendant toute l’année 1984, deux groupes de travail de la DGER et de l’ENSP vont travailler à approfondir le projet. L’un est chargé de la mise au point du décret de création de l’IFP et l’autre de l’implantation à Guyancourt. Dès mars, écrit R. Chaux, il apparait que la DGER ne prendra pas l’initiative de faire des propositions, si elle n’y est pas invitée expressément par le cabinet. La DGER (MM. Soyeux et Carcassonne) n’affirme en effet toujours pas de position claire sur son engagement.
De leur côté les enseignants de l’ENSH, la maison mère de l’ENSP, font valoir leurs propres projets. Car leurs effectifs d’étudiants depuis la réforme de 1976 ont doublé. Besoins en locaux d’enseignement pour les filières « Techniques et économie de l’horticulture » et «Sciences et techniques appliquées aux aménagements paysagers », besoins en personnels de recherches pour les laboratoires, extension de la documentation, enseignement des langues… Demandes qui pourraient être satisfaites en partie sur les terrains de la Minière à Guyancourt. Mais à condition de ne pas céder définitivement de l’espace à l’ENSP au Potager du roi. Car le pôle paysagiste de l’IFP au Potager du roi devait-il n’être qu’un « expédient temporaire » en attendant sa relocalisation totale à Guyancourt, comme l’indiquait le groupe de travail « Gestion de la mise en place de l’IFP » ?
En outre le groupe de travail « Potager du roi » et la commission permanente du conseil général demandent à ce que la gestion du Potager du roi ne reste pas à la seule charge de l’ENSH.
Au cours de ce même mois de mai, les services techniques du ministère de l’agriculture chiffrent l’installation de l’IFP à Guyancourt en deux tranches (au moins 5500F/m2 pour 4500 m2 de planchers, soit environ 26 millions de francs avec l’aménagement des abords immédiats). Mais J. Renard, directeur de l’aménagement à la DIAME, sollicité pour le financement, manifeste sa plus grande perplexité sur l’argumentation du projet d’IFP. Doute sur le nombre de paysagistes envisagé, faiblesse de la dimension du paysagisme d’aménagement et de la recherche, flou de la pédagogie… Il ne dispose pas des crédits demandés en 1984, peut-être en 1985.
En juillet, les services de l’inspection du ministère rendent un rapport très critique sur la situation de l’enseignement à l’ENSH/ENSP de Versailles : fonctionnement complexe et peu satisfaisant, gestion confuse sans enseignant titulaire à l’ENSP.
À la rentrée de 1984, d’autres voix se font entendre. B. Lassus diffuse le projet d’un certificat d’études approfondies (CEA) Jardins et paysages à l’UP d’architecture n° 6 de Paris. Il implique deux pôles d’enseignement, un à Paris avec d’autres enseignants d’UP (M. Conan et J. Christiany de l’UP4) et de l’université (A. Cauquelin, J. Duvignaud) et l’autre à Versailles (l’ENSP). D’autres (J. Dreyfus, proche de B. Lassus, notamment) insistent sur les questions sociales que posent les pratiques de jardin et de paysage.
Comme dans le premier projet d’Institut du paysage de 1972, la décision réelle du projet reste sous la tension de points de vue contradictoires. D’un côté, l’hésitation motivée de la DGER entrainant celle de ses partenaires ministériels et du gouvernement, de l’autre des initiatives multiples et l’engagement de R. Chaux et de quelques enseignants montrant l’enjeu politique local et national de ce projet.
Aux assises du Paysage d’Aix-les-Bains (600 participants), le 13 octobre 1984, M. Rocard confirme les objectifs interministériels de l’IFP de Versailles-Guyancourt et la signature prochaine du décret fondateur. « La rentrée 1985 devra se faire à Versailles dans le cadre de l’IFP qui aura reçu sa première dotation en personnel, et en 1987 à Guyancourt ».
En novembre les projets de décrets, précisant sa structure, ses missions, son personnel et ses enseignements sont rédigés. Et les ministères concernés autres que l’Agriculture semblent prêts à participer au financement, à condition que le ministère de l’Agriculture « donne des preuves de sa bonne volonté ».
Du compte-rendu du conseil général de l’ENSH/ENSP, il faut retenir que pour R. Chaux « les décrets, en Conseil d’État, sont à la signature pour parution au cours du premier semestre 1985 ». De son côté l’association des anciens élèves de l’ENSH et de l’ENSP s’inquiète du rapport Mothes visant à intégrer l’horticulture dans des « centres de productions végétales ». Elle pense que la réflexion sur le programme pédagogique de l’IFP est « à peine commencée », et demande des précisions claires sur les articulations entre la filière Sciences et techniques appliquées aux aménagements paysagers et l’IFP.
La désillusion
Une longue attente commence, surtout après le départ de Michel Rocard du ministère de l’Agriculture le 4 avril 1985 et son remplacement par Henri Nallet.
Le 22 (ou le 19) mars les étudiants lassés d’autant d’atermoiements, se mettent en grève. Ils viennent d’apprendre que l’ENSP n’est pas sur la liste des établissements accédant à l’autonomie financière et administrative en 1985. Puis les enseignants font de même le 25 mars. Dès le 26 mars, R. Chaux demande à Bernard Vial, nouveau directeur de cabinet, à rencontrer le ministre. Les engagements pris seront-ils respectés ?
Une semaine après, il propose à la DGER l’ouverture en juin d’un concours de maitre de conférences en « Théorie et pratique du projet de paysage », un moyen parmi d’autres de calmer la colère et la déception des étudiants et des enseignants. Et surtout de pouvoir faire la rentrée avec un enseignant titulaire responsable des ateliers de projet. Car, dès le 4 mars, il a reçu l’assurance, par M. Carcassonne, de l’attribution d’un poste de maître de conférence à l’ENSH pour l’ENSP et d’un poste d’attaché d’administration et d’intendance en 1985.
Au même moment l’assemblée générale des étudiants de l’ENSP demande à rencontrer le ministre et son conseiller technique M. Carcassonne. Ils souhaitent s’informer sur la mise en œuvre du projet d’IFP et des mesures transitoires (autonomie, dotation en personnel enseignant : 2 postes en 1985, 3 en 1986, décret de création). Les enseignants font de même et sont reçus le 24 avril. On leur répond, dans la version étudiante « que les promesses ne seraient pas tenues, mais renvoyées à plus tard » ; dans la version enseignante que « les raisons sont administratives, sans explication de fond ».
Le 6 mai, la DGER ne répond toujours pas à l’incertitude générale, le nouveau ministre -apprendra-t-on plus tard- n’ayant toujours pas pris connaissance du dossier. R. Chaux demande à nouveau un rendez-vous à son conseiller. Simultanément le nouveau DGER, Michel Gervais avec son sous-directeur M. Soyeux reçoit un groupe d’étudiants.
De leur côté, comme en 1972, les paysagistes enseignants et les élèves tentent de contacter des personnalités politiques ou professionnelles pour éviter un échec probable. Jack Lang, en visite gastronomique à Versailles, est invité au Potager du roi. Des paysagistes d’écoles de paysage anglaise et yougoslave, le président de l’IFLA Zvi Miller, les députés de Versailles (Etienne Pinte), d’Hazebroucke, des Côtes-du-Nord et de l’Allier, ainsi que des parents d’élèves écrivent au ministre.
Le 21 mai, après une entrevue avec MM. Jactel et Soyeux, R. Chaux fait connaitre à la commission permanente du Conseil général la position de la DGER. La décision de création de l’IFP n’est pas remise en cause ; les solutions financières devront être trouvées et un conseil d’administration propre à l’ENSP avec de nouveaux moyens sera créé à la rentrée 1985. Il ne rappelle pas, car cela est connu de tous, que le 26 juin 1985 devrait avoir lieu le premier concours de recrutement d’un maître de conférences dans la discipline Théories et pratiques du projet de paysage.
Comme la grève dure toujours, accompagnée de manifestations étudiantes spectaculaires à Paris (des projections sur les murs du Louvre), MM. Raffi, Gervais, Soyeux et Carcassonne rencontrent, le 5 juillet, les représentants des étudiants (M. Claramunt, C. Dard et P. Jacotot) et des enseignants (M. Rumelhart et A. Provost). La tension a en effet monté, y compris avec des altercations sur le perron du ministère. M. Raffi demande l’arrêt des désordres et précise la position du ministère : 1/Le ministère ne sera ni leader, ni seul acteur du projet d’IFP. 2/Un premier chargé de mission, B. Fischesser, ingénieur en chef du génie rural et des eaux et forêts au CEMAGREF de Grenoble sera nommé pour répondre à la question : « Un institut du paysage, pourquoi, comment et avec qui ? ». 3/ si un IFP est créé, cela se fera d’abord dans les faits et ensuite dans les textes. Aussi un second chargé de mission sera chargé, dans ce cas, en tant que futur directeur probable, de mettre en place une « structure IFP préparatoire ».
Le rapport de B. Fischesser
Le 20 aout 1985, B. Fischesser reçoit sa lettre de mission. Il remettra son rapport en novembre de la même année. La rentrée de l’année scolaire 1985-1986 s’est faite normalement après le recrutement de M. Corajoud comme maître de conférences.
Le chargé de mission suit en fait les orientations données par M. Raffi. Il fait de l’IFP un but à moyen et long terme et énumère les objectifs de développement de l’ENSP actuelle au côté, puis avec l’ENSH au sein du Potager du roi. L’autonomie administrative et financière apparait comme « une obligation sans alternative » avec une nouvelle direction sensible aux questions singulières de paysage. Il en est de même pour la dotation d’«une masse critique d’enseignants permanents», de la construction d’un nouveau projet pédagogique avec une redistribution des volumes horaires entre départements, de l’accueil d’élèves d’autres formations (agronomes, architectes notamment), de l’association de l’enseignement et de la recherche à développer, du développement d’une documentation adaptée et modernisée, et de l’ajout d’ un premier cycle.
Reconnaissant toute la valeur originale de la formation existante, il se prononce néanmoins pour un rééquilibrage entre les formations d’arts plastiques et celles insuffisantes de techniques de représentation et de communication, pour une ouverture scientifique et technique plus grande et pour le développement des projets de « grand paysage » comme ceux explorés par les premiers ateliers pédagogiques régionaux de quatrième année depuis 1983.
Ce rapport confirme des pistes déjà connues pour construire d’abord l’IFP dans les esprits et les faits, avant d’imaginer un cadre juridique nouveau et de nouvelles implantations hors du Potager du roi.
Car dans les faits et les esprits, l’IFP a été construite dans les trente années qui ont suivi. Des services documentaires propres, un laboratoire de recherches actif, une formation doctorale reconnue, un nouveau projet pédagogique, une quatrième année formatrice, une formation continue, des écoles d’amateurs, une revue de qualité et un corps d’enseignants-chercheurs titulaires de 14 personnes permanentes et de nombreux vacataires et contractuels ont vu le jour. Mais l’autonomie financière et administrative n’a pu être obtenue qu’avec le départ (douloureux et programmé) de l’ENSH à Angers dix ans plus tard.
Aujourd’hui, personne ne songe à réclamer un IFP, puisque l’ENSP de Versailles-Marseille en a été la concrétisation.
Conclusion
Cet épisode de la vie de l’ENSP de Versailles est sans doute significatif d’une opposition qui structure la vie politique ordinaire. Entre ceux, surtout des responsables politiques nationaux, qui avancent des projets ambitieux, et les administrateurs des ministères qui en financent la réalisation et la gestion. Dans beaucoup de situations, les législateurs préfèrent entériner par la loi une situation évolutive qui fonctionne bien, mais au cadrage légal discutable, plutôt que de prendre des risques avec une création ambitieuse mais aux résultats incertains. C’est probablement ce qui explique l’échec du premier institut du paysage en 1972, autant que les oppositions des corps d’ingénieurs du ministère.
Il montre aussi que l’engagement de la direction de l’ENSP, et la grève des étudiants et des enseignants ont été la condition de ce développement pragmatique obtenu dans un contexte conflictuel.
En 1972, c’est surtout l’opposition d’Etienne Le Guélinel, le directeur de l’ENSH, qui a fait échouer le projet d’Institut du paysage, sans doute avec l‘appui de la DGER, et a provoqué la création du CNERP. En 1985, c’est le ministère de l’Agriculture lui-même qui a réorienté le processus de projet de l’IFP vers une co-construction longue, mais au final fructueuse. L’ambition politique du paysagisme d’aménagement a fini par s’hybrider avec l’héritage historique de l’art des jardins dans une pensée capable de maîtriser les échelles de temps et d’espace, et les paysagistes concepteurs de devenir des acteurs polyvalents appréciés par les politiques de l’aménagement du territoire.
Le projet utopique de P. Harvois est devenu réalité, mais sous une forme et selon un processus qu’il ne prévoyait pas.
P. Donadieu
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Bibliographie
B. Fischesser, L’avenir de l’école nationale supérieure du paysage de Versailles, rapport au ministre de l’Agriculture, octobre 1985.